Correspondance de Benjamin Constant avec Madame Lindsay

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Adolphe (Extraits de la correspondance)
Texte établi par Jacques-Henry Bornecque, Garnier Frères (p. 153-289).


CORRESPONDANCE DE BENJAMIN CONSTANT ET D’ANNA LINDSAY[1]

(Extraits)

I

Benjamin Constant à Madame Lindsay

Paris, 23 novembre 1800.

What shall I write ? Thar I love you ? You know it. That you love me ? you would maintain that a presumptuous assertion[2], mais pouvais-je après hier soir m’empêcher de sentir que


nous sommes nés l’un pour l’autre, que jamais âme plus sympathique ne ressentira votre charme ? L’élévation de votre esprit, la simplicité de votre caractère, la douceur de votre sourire, joints à la dignité de vos traits, à votre nature pure, forte et sincère, étaient créés pour moi, et moi seul, tout comme votre beauté, vos lèvres, votre belle taille, vous toute enfin et chaque partie de vous !… Me punirez-vous de mon arrogance si nous nous voyons aujourd’hui ? Avec toutes vos grandes et bonnes qualités, vous êtes parfois une femme hautaine et capricieuse ! Mais jamais, après hier, vous ne me convaincrez que nous ne manquions pas notre destinée, que nous ne nous agitions pas dans des liens factices. Cependant, vous le dirai-je ? après cette conviction, je suis plus incertain et tourmenté que jamais. Rien d’ordinaire, rien de passager, ne saurait nous assurer le bonheur, ni à l’un ni à l’autre, ni même l’apparence de la tranquillité. Non, non, ni votre amitié, ni votre amour, pas même votre possession, sinon éternelle et exclusive. Quoi encore ? Je hais la douleur, je crains la douleur de cœur par-dessus tout. Votre inégalité m’effraie. Vous en abusez, vous me ferez du mal. J’aurai bientôt besoin de l’air que vous respirez comme de la seule atmosphère où je puisse vivre. Et la prudence, et votre disposition féminine, et ces deux êtres qui sont en vous, et qui se succèdent tout à coup si bizarrement, ces deux sons de voix… Je sais par cœur mon avenir. Je vous désirerai d’avance comme je vous retrouverai, après vous avoir quittée, tout autre que vous êtes peut-être en me lisant… Vous verrai-je aujourd’hui ? Je ne connais pas tout ce qui pourrait me forcer à réclamer mon indépendance… Il me faut aimer… je ne veux pas souffrir… je ne veux pas, peut-être aux dépens d’une autre, d’une situation incertaine, interrompue, convulsive… et cependant vous seule répondez à mon idéal de bonheur complet, d’une vie entière de sensations identiques de félicité morale, sensuelle, intellectuelle, éternelle enfin…

II. Benjamin Constant à Madame Lindsay Paris, 26th november 1800.[modifier]

Comment vous portez-vous ? How are you for me ? I thought you mightily calm and reasonable last night : the first impression is gone and I am afraid it is no longer necessary for you either to see or to avoid me. The days are passing with horrible rapiditv, and I feel pain and madness coming on with great steps. What shall I do ? Where shall I go ? what shall we do, even if your sentiment subsists, if it be not strong and generous enough to outweigh every other consideration ? I shall not see you this morning. I am not well, I hardly can write, and I know not how I shall be able to go to the tribunate. I’ll be at your door at three or half after three. For God’s sake grant me some more of those evenings you seem to dread so much, and yet that grow every hour more necessary for me. I have not strength to stay long without seeing you. After some hours my heart and my reason fail at once. What shall become of me ? I never felt such agitation ! my blood boils in my veins and I feel a convulsive start when I remember that every moment brings him[3] nearer[4].

III. Benjamin Constant à Madame Lindsay Paris, ce 29 novembre 1800.[modifier]

Je vous verrai demain, mais je veux vous écrire. Je veux arrêter ces moments fugitifs qui se termineront par ma perte. Je veux que cette nuit vous soit consacrée. Dans quelques heures, je vous reverrai, mais en public, mais observée. Je n’avais pas tort ce soir, quelqu’ait pu être le sens des fatales paroles que vous avez prononcées, où vous faisiez allusion à une idée qui m’est en horreur, qui glace mon sang, qui me jette dans le désespoir et sur laquelle rien ne me rassure, où vous disiez du moins qu’aussitôt qu’il serait de retour, vous sacrifieriez ces soirées, ma seule consolation, le dernier plaisir de ma vie. Je vous l’ai toujours dit, que ce sentiment faible, incomplet, interrompu, qui vous entraîne quelquefois vers moi, ne tiendrait pas un instant contre celui dont l’empire est fondé sur l’habitude, et dont vous reconnaissez, dont vous subissez encore les droits. Je ne me suis jamais flatté, même dans ces heures si rapides et si rares, lorsque je vous tenais dans mes bras et que je goûtais sur vos lèvres un bonheur imparfait et disputé. Alors même je prévoyais mon sort. Mais entraîné par une irrésistible puissance, j’ai marché vers ma perte avec les yeux ouverts. L’heure approche, l’heure inévitable et destructive[5]. Elle ne sera pas terrible pour vous. Je ne troublerai point votre vie ; je vous le jure : la mienne est dévorée. Votre présence, votre sourire m’avaient entouré d’une sorte de cercle magique, où le malheur avait peine à pénétrer. Le charme va se rompre : il va tomber sur moi de tout son poids horrible. Je vous aime comme un insensé ; comme ni mon âge[6], ni une longue habitude de la vie, ni mon cœur, froissé depuis longtemps par la douleur et fermé depuis à toute émotion profonde, ne devraient me permettre encore d’aimer. Je vous écris d’une main tremblante, respirant à peine et le front couvert de sueur. Vous avez saisi, enlacé, dévoré mon existence : vous êtes l’unique pensée, l’unique sensation, l’unique souffle qui m’anime encore. Je ne veux point vous effrayer. Je ne veux point employer ces menaces trop profanées par tant d’autres. Je ne sais ce que je deviendrai. Peut-être me consumerai-je sans violences, de douleur sourde et de désespoir concentré. Je regretterai la vie parce que je regretterai votre pensée, les traits que je me retrace, le front, les yeux, le sourire que je vois. Je suis bien aise de vous avoir connue. Je suis heureux d’avoir, à n’importe quel prix, rencontré une femme telle que je l’avais imaginée, telle que j’avais renoncé à la trouver, et sans laquelle j’errais dans ce vaste monde, solitaire, découragé, trompant sans le vouloir des êtres crédules, et m’étourdissant avec effort. Je vous aimerai toujours. Jamais aucune autre pensée ne m’occupera. Que ne rencontré-je pas en vous ? Force, dignité, fierté sublime, beauté céleste, esprit éclatant et généreux, amour peut-être, amour qui eût été tel que le mien, abandonné, dévorant, ardent, immense !… Que ne vous ai-je connue plus tôt ?… J’aurais vu se réaliser toutes les illusions de ma jeunesse, tous les désirs d’une âme aimante et orgueilleuse de vous, et à cause de vous d’elle-même. Seul j’étais fait pour vous. Seul je pouvais concevoir et partager cette généreuse et impétueuse nature, vierge de toute bassesse et de tout égoïsme. Alors vous n’auriez pas dû sacrifier sans cesse la moitié de vos sentiments, et les plus nobles de vos impulsions. Un poids éternel de médiocrité tracassière et de considérations mesquines n’eût pas étouffé votre vie. J’eusse été fort de votre force, et défenseur heureux de l’être le plus pur et le plus adorable qui soit sur la terre. Lirez-vous cette lettre ? Donnerez-vous une minute à ces rêves sur le passé ? Vous repoussez l’avenir. N’importe, je vous remercie d’être une créature angélique. Vous m’avez rendu le sentiment de ma dignité, vous m’avez expliqué l’énigme de mon existence. Je vois qu’il ne m’a manqué sur la terre que de vous avoir plus tôt connue, et que je n’aurai pas existé en vain. Adieu, je suis malheureux profondément… je m’exalte ou je retombe. Je me berce de chimères et la réalité m’oppresse. Il est cinq heures : dans six heures je vous verrai et je vais penser à vous le reste de cette nuit. Il est impossible que vous puissiez ne point venir. Si je vous ai fait de la peine en vous quittant, pardonnez-moi. Je vous aime avec tant de délire ! Je voudrais seul porter toutes les douleurs qui peuvent atteindre votre vie. Je voudrais prendre toutes vos peines et vous léguer tous mes jours heureux, si je pouvais en espérer. Vous viendrez sûrement ? Ne pas venir serait affreux.

IV. Benjamin Constant à Madame Lindsay Paris, le 6 décembre 1800.[modifier]

Comment serez-vous pour moi aujourd’hui ? Je vous aime davantage chaque jour, chaque minute. Mais je suis loin d’être content de votre affection, et je serais bien malheureux si je n’avais pas l’espoir que le temps, le bonheur, et le plaisir l’augmenteront et la compléteront. Je ne sais si je vous verrai ce matin, L’idée de m’en retourner sans vous voir, s’il est là, me révolte… Si je vous disais quand Elle[7] sera ici, que je suis obligé de rester auprès d’elle, vous seriez également révoltée. Oh ! si nous avions un mois de plus ! je suis convaincu que dans un mois vous serez sûre, vous serez à moi sans remords, si remords il y a à céder au sentiment le plus profond, le plus entier que vous ayez jamais inspiré. Ecrivez-moi un mot. Dites-moi que vous m’aimez, que vous êtes heureuse d’être à moi… dites que nous sommes unis pour toujours. De nous séparer maintenant ne serait pas seulement la misère et l’angoisse, mais la perfidie et la honte. Je vous aime au delà de toute expression.

V. Benjamin Constant à Madame Lindsay Paris, le 13 décembre 1800.[modifier]

J’envoie chez Mme Talma pour savoir si nous allons à Thésée[8]. J’en profite pour faire passer par elle une lettre qui seule arriverait d’une manière indue. Que faites-vous à présent ? Qu’avez-vous fait depuis une heure du matin ? Avez-vous pensé à moi ? Et à ces heures ? Les regrettez-vous ? Les désirez-vous ? On n’est jamais sûr avec vous de ce que vous éprouvez une heure après qu’on vous a quittée, et il faut toujours un petit travail pour vous remettre dans une bonne disposition ! Ange, le plus inégal des anges, je vous aime et n’aime que vous. Je n’ai de bonheur que dans l’espoir du vôtre. Je n’ai de plaisir que sûr de votre plaisir ! Dites-moi que vous m’aimez ; dites-moi que vous êtes heureuse, et du plaisir passé et du bonheur à venir, et cessez enfin de repousser l’un et de retarder l’autre. Vous êtes le seul but de mon existence, l’entière occupation de ma pensée. Vivre avec vous, vous sortir du cercle absurde et contre nature dans lequel vous vivez, vous consacrer tout ce que je suis, tout ce que je vaux, est mon unique espérance. Mais jusqu’alors, remplissons de plaisir ces moments d’attente : ignorons ce passage qui ne peut être bien long. Raisonnez-vous quand je n’y suis pas, pour que je vous retrouve toujours convaincue que ce que vous avez de plus sage à faire c’est ce que je désire et ce que vous désirez. Je vous aime si complètement, pourquoi perdre des heures en luttes inutiles et en douleurs qui troublent des jours que vous pourriez rendre si purs et si doux ! je prêche, comme si de prêcher pouvait faire aucun bien, et j’oublie que vos lèvres sont de meilleurs avocats pour ma cause, que toute mon éloquence ! Mon unique aimée, consacrons toute notre existence à tous les plaisirs et à toutes les joies. Comblons-nous l’un l’autre de toute espèce de jouissance et d’union. Nos âmes, nos esprits sont faits l’un pour l’autre. Je n’ai jamais connu l’amour avant de te connaître. Jamais je n’ai éprouvé dans les bras d’une femme une telle félicité, quelque imparfaite soit-elle rendue par tant de résistance de votre part, et de capricieuse pudeur. Les heures que j’ai passées avec toi sont gravées plus profondément dans mon âme, que des années de calme et complet bonheur passées dans les bras d’une autre. Mon amour, mon ange, mon espoir, tout ce que j’apprécie dans la vie, est en toi, chaque goutte de mon sang ne coule que pour toi seule ! Qu’y a-t-il de décidé pour Thésée ? Si nous n’y allons pas, je serai forcé d’aller à sept heures à une réunion pour le Tribunat. J’y manquerai pour Thésée, mais l’ayant arrangée moi-même, je ne voudrais pas y manquer sans prétexte. J’en sortirai à neuf heures. Ecrivez-moi un mot, que je voie cette écriture que je n’ai pas vue de longtemps. Adieu, ange aux lèvres célestes…

VI. Benjamin Constant à Madame Lindsay Paris, 14 décembre 1800.[modifier]

Je voulais vous écrire pour vous dire combien chaque jour ajoute à mon sentiment pour vous. J’avais peur que vous ne sentissiez pas assez combien tout ce que vous m’avez dit hier vous a présentée à moi telle que je vous imaginais, telle que je vous ai reconnue avant de vous connaître : nature généreuse et forte, traversant la vie au milieu d’hommes corrompus, vous conservant pure parmi cette corruption, la repoussant à droite et à gauche par votre seule valeur intrinsèque, froissée quelquefois par elle, mais vous relevant par vous seule, ne devant ce qui vous afflige qu’à l’ordre contre nature qui pèse sur tout ce qui est bon et fier sur la terre, et devant à vous seule de vous être frayée, au milieu de cet ordre étroit et vicieux, une route au bout de laquelle vous vous retrouvez avec votre valeur native, et toute la pureté, l’élévation, la noblesse d’âme dont le ciel vous a douée, et que les hommes n’ont pu flétrir. Vous êtes pour moi plus qu’une maîtresse et plus qu’une amie. Vous êtes le seul être qui réponde à mon cœur et qui remplisse mon imagination. Tout ce qui est vous est pur, noble et bon. Tous les souvenirs qui vous affligent proviennent des autres et non de vous. Ce qui est vous, c’est cette égide qui vous a conservée intacte et pure ; c’est cette flamme céleste que les orages n’ont pu éteindre et qui n’a reçu des circonstances aucune atteinte, parce que rien de moins pur n’a pu s’allier avec elle ; ni en diminuer l’éclat. Vous êtes telle que vous êtes née, vous êtes ce que la nature avait destiné les femmes à être. Le passé n’a de rapports qu’à votre mémoire, mais il n’a rien pu changer dans ce qui est vous. Je vous aime de toutes les puissances de mon âme, parce que je vous comprends, parce que je vous ressemble, parce que moi aussi j’ai fait le voyage de la vie seul par mon caractère, au milieu des luttes que j’ai livrées et des torts qu’on m’a prêtés. Mon amie, nous avons traversé des déserts peuplés d’ombres, que nous avons prises quelquefois pour des réalités ! Enfin nous trouvons cette réalité désirée : qu’importent les ombres qui nous ont trompés ? Qu’importent de mauvais rêves à l’instant d’un heureux réveil ? Non, rien n’a été profané, car rien de ce qui est nous n’a été possédé. Nous sommes fatigués de songes, mais ces songes n’ont rien de réel et l’impression qu’ils laissent sera fugitive et bientôt oubliée. Vous me trouvez insouciant sur l’avenir : c’est que l’avenir lui-même n’est que le résultat de ces songes. Notre véritable avenir est en nous. J’ignore ce qui nous attend en dehors, mais ce qui est nous, ne sera pas plus flétri qu’il ne l’a été. Autour de votre âme est une barrière divine que rien n’a franchi, que rien de ce qui n’est pas digne de vous ne pourra franchir. Vous êtes vierge pour qui vous comprend et vous apprécie. Oui, assurément je vous dirai : aimez-moi, parce qu’il existe en vous une faculté non employée, et c’est cette faculté qui est mon bien. Je ne connais que vous que le plaisir embellisse, que vous qui portez dans les sensations abandon et pureté, que vous dont la valeur native soit toujours la même, que vous enfin qui soyez une femme comme je les concevais, comme je les ai toujours inutilement cherchées. J’aime à vous entendre, à vous voir, à vous posséder, parce que je vous trouve toujours objet d’amour, de respect et de culte. Ce qu’il vous faut, c’est de l’indépendance, le reste est assuré. Encore quelques jours de patience et le but est atteint. Vous ne trouverez repos et sympathie que lorsque des liens contre nature ne vous tiendront plus dans une agitation forcée, avec des êtres indignes de vous. Je ne sais si je pourrai vous aller voir avant quatre heures, mais je passerai avec vous toute la soirée. Je vous consacrerai toute ma vie. Appuyez la vôtre sur moi. Dites-vous bien que rien ne nous séparera, parce que la nature nous a réunis et que tout fléchit tôt ou tard devant elle. Adieu, mon unique amour. Dans quelques heures, je vous verrai, et d’ici là je n’aurai qu’une pensée, je serai entouré d’une seule image.

VII. Benjamin Constant à Madame Lindsay 22 décembre 1800.[modifier]

Je vous remercie, ange d’amour, de m’avoir écrit cette lettre dont j’avais si grand besoin. J’ai passé la nuit dans une telle agitation, dans un tel désespoir de perdre des heures, consacrées avant-hier encore au plus vif bonheur que j’aie éprouvé, que je ne crois pas, si vous n’êtes pas l’ange le meilleur, que je vive longtemps dans cette fièvre qui me dévore. Il me faut vous, autant qu’avant ce changement qu’hier a apporté dans ma situation[9], aussi longtemps, aussi sûrement. Ces courses interrompues, ces moments arrachés au hasard et goûtés avec inquiétude ne calment pas le feu qui me brûle… Je vous aime avec idolâtrie, et plus qu’on aima jamais. Que n’avez-vous été témoin de ma concentration sur une seule idée, vous ! Que n’avez-vous pu voir combien tout ce qui existe autour de moi m’est étranger !… Mon Anna, je n’aime que vous : Rien que le devoir, pour vous comme pour moi, m’empêche de vous arracher par la violence à tout ce qui nous entoure et vous emporter dans quelque endroit où je serais libre de vous contempler et de vous couvrir de baisers jusqu’à la mort. Mais il nous faut être dignes l’un de l’autre. Rien de dur, rien de cruel ne doit résulter du sentiment le plus noble qui fut jamais inspiré ou ressenti. Il faut attendre que nous puissions nous unir sans blesser aucun être qui soit en droit d’attendre que nous lui évitions de la peine. Mais jusque-là, par pitié, au nom de l’amour, permets-moi de te voir constamment. Sois bonne et généreuse. Il y a dans votre vie actuelle ces heures qui ne peuvent être miennes. Il y a celles que je suis condamné à donner à des devoirs passés et à la gratitude et à l’affection dont la justice me fait un devoir sacré. C’est une bien faible barrière si votre courage et votre bonté ne me soutiennent pas. Voilà pourquoi, mon Anna, mon amour, ma seule félicité en ce monde, il faut m’accorder encore quelques heures de bonheur et de sécurité ininterrompue. Je mourrai si je passe huit jours dans le bouleversement que j’éprouve. J’ai besoin de te voir, de te presser sur mon cœur, de mourir sur tes lèvres. Ange à moi, ange adoré, j’ai besoin de verser mon âme dans la tienne, et de retrouver ces sensations qui sont devenues ma vie. Cette vie est en tes mains. Mon sang bout, tous mes sens sont dans une agitation que ton regard et tes baisers seuls calment. Je t’aime avec fureur, soyons toujours unis. Donne-moi de longues heures. L’avenir nous assure le bonheur, mais pour y atteindre, pour franchir l’intervalle, j’ai besoin de plaisir, d’amour et de ce délire que tu éprouves et que tu donnes ; j’ai besoin de cette vie décuple de la vie ordinaire et qui est un océan de bonheur. Je te verrai à deux heures.

VIII. Benjamin Constant à Madame Lindsay 25 décembre 1800, minuit et demi.[modifier]

Les derniers moments de notre conversation ont versé un peu de calme et d’espoir dans mon cœur, et ces sentiments m’ont permis de soutenir un entretien convenable durant une demi-heure et de me retirer pour penser à vous, ma seule amie, ma vie, mon bonheur dans ce monde. Je ne puis dormir. Toutes mes artères sont pleines de vous, mon cœur bat à se rompre, je crois vous voir et respirer la douce atmosphère qui vous entoure, hors de laquelle j’étouffe et ne saurais vivre. Mon Anna, nous sommes unis pour l’éternité, la mort seule peut nous séparer. Mon amour, mon affection, mon estime, chaque sentiment dévoué et raffiné ou de toute nature, grandit et se fortifie à chaque instant. Je t’aime, je t’adore, je n’ai d’autre pensée que toi au monde. Je me sens poussé à parler de toi ou de ce qui t’entoure, de nommer ta rue, ou V… ou B… ou n’importe quoi qui rappelle notre entourage, nos soirées, vous en somme, centre de toutes les émotions de mon âme, source de toute joie, ornement, félicité, orgueil de ma vie. Anna, je t’aime, je ne trouve pas de mots assez forts pour exprimer ce que je ressens. Je t’aime parce que tu es belle et bonne, généreuse et sublime, une femme comme Milton décrit la première des femmes, une femme comme la nature entendait que soient ces compagnes, ces amies, ces meilleures moitiés de l’homme. Je n’ai jamais ressenti pour aucune créature ce que je ressens pour toi. Je ne l’ai pas cru possible. Je n’ai jamais connu de femme avant toi. Toutes celles que j’ai rencontrées étaient, sinon dégradées ou corrompues, faussées ou défigurées par la société. Toi seule tu es le beau idéal de la nature féminine. Seule tu réponds à toutes les aspirations de l’esprit, à tous les désirs du cœur. Ange d’amour et de bonheur, je t’adore… je ne vis qu’en ta présence. Je vous conjure, ange d’amour, de ne pas renoncer à notre partie de campagne. C’est toujours une ou deux heures de gagnées. Nous causerons librement dans mon cabriolet, nous serons sages aux Ternes, et je me résigne à être accompagné par qui vous conviendra ! Mais nous pourrons ensuite, s’il fait beau, prolonger la promenade. Je puis ensuite, après t’avoir accompagnée chez toi, y passer quelques instants. Le déjeuner, la course, la maison, tout cela prendra une partie de la matinée, durant laquelle nous causerons au moins librement. Ce soir je serai libre à huit heures pour tout à fait. Je vous conjure de me conserver ces heureux instants. Si mon espérance était trompée, elle retomberait sur mon cœur comme un poids mortel. Adieu ange, je t’adore, je t’idolâtre, je ne pense, je ne vis, je n’espère qu’en toi. Ne me réponds pas, je craindrais d’être obligé d’attendre la réponse, de manière à n’être pas chez vous à onze heures, et je ne veux pas perdre une seule de ces minutes fortunées. Adieu.

IX. Benjamin Constant à Madame Lindsay 30 décembre 1800.[modifier]

Avec quelle impatience j’ai attendu d’être libre pour pouvoir vous écrire, douce amie et aimée. Avec quelle maladresse j’ai soutenu une conversation étrangère à mon cœur et à mon esprit. Ce sont des sons qui touchent mon oreille sans me communiquer ni sens, ni pensée, ni sentiment… Non que la personne[10] qui parlait manquât d’esprit ou de bonté [pardonnez-moi cette expression, mais la passion ne doit pas altérer la justice]. Mais tout sauf vous m’est étranger. Le monde ne m’est plus rien. La voix d’Anna, le visage d’Anna, les baisers de mon Anna, sont mon univers. Que je vous remercie de sympathiser avec ma situation, de ne pas aggraver par des reproches injustes la position la plus pénible à laquelle un homme fut jamais soumis. Mon cœur déborde d’amour et de gratitude. Vous êtes la meilleure comme la plus aimable des créatures. Je vous aime, je vous admire, je vous remercie. Je ressens pour vous toutes les affections dont un cœur humain soit capable, et chaque jour redouble et renforce ces sentiments et les rend plus essentiels à mon existence. Anna bien-aimée, centre unique de mes espoirs, de mes pensées, de mes joies, je ne vis que pour toi, je n’ai d’autre projet que de passer mes jours sur ton sein et tes lèvres. Ton visage m’enchante, ton esprit me charme, ton caractère, cette impatience de tout ce qui est bas, cette générosité, ce courage, cette élévation de pensées, combinés avec ce doux abandon dans l’amour, avec tous ces dons de femme que la nature a répartis à ses créatures favorisées, cette pureté dans le plaisir même ! Ange adoré, je t’idolâtre. Je ne vis que pour attacher mes regards sur toi et pouvoir répéter ton nom quand je ne puis pas te voir. Douce amie, charme de mon cœur, aime-moi… livre-toi tout entière à l’espérance et à l’amour : crois à l’avenir, embellis le présent et masquons par le plaisir et par son image chacune des heures qu’il faut encore traverser. Je vous verrai après le Tribunat et ce soir. Que je voudrais vous serrer à présent dans mes bras ! Pensez-vous à moi ? Rêvez-vous de votre ami ? Le désirez-vous auprès de vous ? Mon ange, suis-je pour quelque chose dans ta pensée, dans tes songes ? Dors bien, sois heureuse, pense à moi. Puisse le calme et le plaisir se mêler à ton sommeil. Adieu, ange adoré, je te bénis d’être ce que tu es, je te rends grâces du charme inexprimable que tu répands sur ma vie.

X. Benjamin Constant à Madame Lindsay 4 janvier 1801, midi.[modifier]

Je vous verrai aujourd’hui, je dînerai avec vous, je passerai avec vous la plus grande partie de la journée. J’ai bien besoin d’une longue soirée pour me dédommager de ces deux jours perdus pour le bonheur. Au reste, chaque jour me rend plus à moi-même, c’est-à-dire à vous, qui êtes le seul intérêt de ma vie. Ce que j’espérais s’accomplit : ses relations se reforment. Elle[11] rentre dans la société, et comme mes refus, motivés sur mes opinions, me dispensent de l’y suivre, je pourrai, sans offenser son cœur, consacrer à celle que j’aime des heures que m’enlevaient d’anciens égards et des ménagements que vous êtes faite pour comprendre, sans en être blessée de ce que je me réjouis de ce que mon bonheur ne fait de mal à personne. Oh ! vous n’avez pas besoin du malheur d’une autre pour être sûre que vous régnez seule sur toute mon existence ! Anna, je vous aime. Votre pensée me suit partout : elle remplit mon cœur, elle anime ma vie, elle est unie à tout projet, à toute joie, à tout espoir : Je ne souhaite la gloire qu’afin que vous soyez fière de votre ami ; la puissance, afin que votre âme généreuse et bonne puisse trouver le bonheur en faisant des heureux ; la fortune, seulement pour vous rendre plus indépendante et plus libre. Anna aimée, je ne puis concevoir une vie qui serait passée loin de toi. Je ne conçois pas de félicité plus grande que de te contempler, d’entendre ta voix, de te presser sur mon coeur… Avez-vous apaisé lady C… à mon égard ? Vous ne devez pas avoir eu de peine à lui persuader que je ne pensais qu’à vous. Je crois que B… et C… en sont bien convaincus : je ne le suis pas autant que la non-jalousie du dernier ne repose pas sur des bases assez solides. J’ai toujours sur le cœur ces mots dits sans le regarder, et vous ne m’avez pas entièrement persuadé. Il m’est cependant impossible de croire ce qui ternirait une image que j’aime à conserver dans mon cœur intacte et pure. Il m’est impossible d’imaginer un avilissant et déplorable partage. Cette nature fière, impétueuse et sincère ne peut s’abaisser à ce point. Vous êtes à moi, vous ne pouvez donc être à un autre, car vous ne pouvez vous dégrader. J’espère vous voir entre le Tribunat et le dîner, à moins que ce dernier ne se prolonge autant qu’aujourd’hui, ce qui n’est pas probable. En tout cas, je vous verrai à quatre heures et ne vous quitterai qu’un moment à huit heures pour revenir de suite. J’espère que rien ne dérangera nos projets. Une longue habitude m’a appris à toujours redouter quelque infortune lorsque j’ai fait des plans pour le plaisir ou le bonheur ! Mais vous romprez ce malheureux présage. Vous me porterez bonheur. Adieu, ange que j’aime. Réponds-moi. Pense à moi, aime-moi.

XI. Madame Lindsay à Benjamin Constant 6 janvier 1801.[modifier]

Je commençais à croire qu’il fallait me résigner à ne pas entendre parler de vous. La manière dont vous m’aviez quittée hier, ces mots : je ne me laisse jamais entraîner, rien ce matin qui en répare l’effet, et ce soir quelques lignes contraintes, me forceront à sortir de l’égarement où vous m’avez plongée. L’effort est bien douloureux, mais il y aurait folie à me laisser entraîner davantage. Vous savez faire du mal et ne savez pas revenir. Vous agissez sans cesse sur moi ; sans que je puisse vous faire éprouver les mêmes effets. Vous ne m’aimez pas, j’en ai bien peur. Depuis hier tous vos mouvements, toutes vos paroles ont été considérées et pesées. Et je ne donnerai ma vie qu’à l’homme qui ne mettra d’autre limite à son amour ; que celle que j’imposerai moi-même. Commencerai-je une nouvelle et vulgaire intrigue pour des plaisirs éphémères, pour être sacrifiée, peut-être, à des liens plus flatteurs pour la vanité, ou plus utiles aux relations mondaines ? Vous m’avez fait considérer les choses sous un jour nouveau et pénible. En un mot, ma raison est contre vous, et mon cœur profondément blessé par votre conduite. Il vaudrait mieux dans mon état d’esprit actuel ne pas vous voir ce soir. Peut-être en serez-vous heureux ? je suis malade, malheureuse, j’espère de tout mon cœur qu’une haine universelle sera la suite de mes combats.

XII. Benjamin Constant à Madame Lindsay 19 janvier 1801.[modifier]

La bague est sur mon cœur, — elle ne le quittera jamais, — ma toux a diminué, et je crois qu’en me reposant un peu et en me couchant de bonne heure, je me retrouverai bientôt dans l’ordre accoutumé. Je commence par répondre aux questions de fait… Laissezmoi maintenant vous remercier d’avoir pris de mes nouvelles, et te répéter encore et encore qu’aucun amour ne saurait être plus tendre ou plus sincère ou plus passionné que le mien. Ce que vous avez pris pour du changement est au contraire le résultat de l’idée que nous sommes unis pour la vie. Cette idée m’a fait porter mes regards autour de moi. Certain de ce qui fait la base de mon bonheur, j’ai senti le besoin de découvrir la route la plus sûre pour le mettre à l’abri des événements. J’ai vu que dans votre situation tout éclat vous nuirait, et produirait en vous-même, par son effet au dehors, une impression qui vous rendrait peut-être à jamais triste et malheureuse. J’ai vu que dans la mienne, entouré d’ennemis, une rupture[12] qui me couvrirait à juste titre du reproche d’ingratitude et de dureté, attirerait les regards sur moi et attiserait les haines. J’ai vu que l’inaction et le silence, pour un homme qui est entré bien volontairement dans les affaires et qui y a contracté par cela même plus de devoirs qu’un autre, était un mauvais parti ; que n’ayant plus la garantie de l’obscurité, il fallait conquérir celle du courage et du talent. Il est résulté de tout cela un besoin de défendre mes idées, de ménager un genre de lien qui n’a rien de commun avec mes sentiments pour vous, de travailler pour le Tribunat et pour ma réputation, et par conséquent de mettre moins d’entraînement et plus de régularité dans ma vie. Voilà l’histoire de ce que j’ai fait et éprouvé. Mon dernier but, ma véritable espérance, c’est de vivre en vous et avec vous. Votre figure, votre voix, votre esprit, votre cœur, tout, jusqu’aux défauts de votre impétueux caractère, me sont chers et doux à voir. Vous êtes l’idéal d’une femme, je vous l’ai dit souvent, et je ne conçois pas qu’après vous avoir aimée, je puisse en aimer une autre, ou cesser de vous regarder comme le seul intérêt profond de ma vie, et le centre de toutes mes espérances, de toutes les affections de mon cœur. Je vous verrai d’abord après le Tribunat, à moins qu’il ne finisse extrêmement tard. Mais il est certain que je serai libre à quatre heures…

XIII. Benjamin Constant à Madame Lindsay 21 janvier 1801.[modifier]

Ange d’amour, je ne vous verrai pas ce soir. Je veux me débarrasser de mon maudit travail, je veux le faire bien, parce qu’il sera peut-être le dernier et qu’il faut qu’il soit digne de vous et de moi : de vous surtout, dont j’adore tous les jours plus le caractère, et dont j’idolâtre chaque jour davantage la figure. Je vous aime passionnément : je vous verrai demain ; je ne veux pas vous écrire davantage, parce qu’il ne faut pas que mes idées s’écartent du sujet austère que je traite, et qu’au milieu votre image répande dans ma tête un trouble qui me les fait perdre toutes. Adieu, jamais femme ne fut aimée comme je vous aime !

XIV. Note écrite par Mme Lindsay…[modifier]

Note écrite par Mme Lindsay et intercalée par elle entre les lettres des 19 et 21 janvier au moment de sa fugue à Amiens, où elle copiait les lettres de Benjamin Constant. Elle est datée du 5 juin 1801.

The victim was secured and art was no longer necessary. [Sûr de sa victime, il jugea inutile désormais de feindre.] A cette époque (I9 à 20 janvier 180I) finit ma sécurité. Ses sentiments, sans être détruits, changèrent de nature, ou plutôt, sûr de moi, il cessa de feindre, et dans cette lettre, l’accablant avenir fut tracé. Dès ce jour, la méfiance, le soupçon s’emparèrent de moi. Sans altérer l’amour, ils firent le tourment de mon existence. Si les démonstrations les plus passionnées ramenaient parfois le calme et me rendaient ma première ivresse, une marche adroite, invariable, que l’aveuglement de l’amour le plus violent ne pouvait me dérober, me plongeait bientôt dans toutes les angoisses de l’incertitude, me livrait à toutes les douleurs de tant d’espérances trompées. Le cœur le plus froid se jouait du mien, jusqu’au moment où, comblant la mesure, l’amant même me fit un devoir de renoncer à lui. Je ne verrai plus cet objet adoré, alors même qu’il m’est impossible de l’estimer encore, mais dans l’affreux abattement où je suis plongée, m’étant interdit de prononcer jamais son nom, de confier jamais ces maux qui pèseront sans cesse sur mon cœur, je trouve encore un charme qui suspend mes douleurs, à réécrire ce qui a servi à me perdre.

Amiens, ce 16 prairial an IX [5 juin 1801].

XV. Madame Lindsay à Benjamin Constant[13]. Sans date.[modifier]

Le docteur a chargé Adrien de me remettre un billet de loge pour quatre personnes, je n’ai pu refuser à mes enfants de les mener au spectacle. Je souhaite que cela ne vous contrarie pas de venir m’y rejoindre. Vous me trouverez aux loges du rez-de-chaussée, n I, théâtre de la République. Ce n’est pas du plaisir que j’ai eu à vous entendre que vous serez étonné. Oui, je l’avoue, j’ai admiré votre logique ferme et serrée, et le talent avec lequel vous avez développé les vues du projet que vous combattiez. Vos citations ont remué mon cœur et je n’ai regretté que ce que vous avez dit sur un talent que, certes, personne ne sera jamais assez stupide pour vous refuser. Je n’ai pas assez de connaissances pour bien juger si quelquefois vous avez été adroit et même un peu sophistique. Vous avez noblement défendu une bonne cause, et quel que soit le résultat, vous avez certainement remporté la palme d’un raisonnement plein de bon sens. Je voudrais avoir autant de sujet de me louer de votre cœur que de votre esprit, Benjamin. Je suis encore frappée douloureusement de l’impression que j’ai produite lorsque j’ai paru devant vous d’une manière si inattendue : je ne me plaindrais pas que vos yeux, errant dans la salle, ne m’aient pas découverte. J’accuse seulement leur faiblesse. Je vous voyais, moi, et j’étais heureuse, et j’étais fière, et mon cœur battait au moindre de vos mouvements, je me croyais aimée ! Quelle serait son émotion, me disais-je, s’il pouvait m’apercevoir !… Je n’étais donc que vaine ? Vous n’avez été qu’étonné : à peine m’avez-vous regardée. Ce n’est que par réflexion que vous m’avez dit adieu lorsque je m’éloignais. Ecoutez, Benjamin, je suis trop fière pour me plaindre longtemps de n’être pas assez aimée de vous. Plus j’attache de prix à remplir exclusivement votre âme, moins je supporte l’idée de n’être qu’un objet secondaire dans votre affection. Je suis mortellement blessée. Ménagez même ma sensibilité. Je sais que dans ce moment vous tenteriez vainement de vous justifier. Il est des choses qu’on ne juge bien qu’avec le cœur. Le mien a été cruellement froissé, et il n’est que trop vrai peut-être que le vôtre a épuisé tous les sentiments. Adieu, ne me parlez pas de ce que je vous écris. De qui avez-vous reçu une lettre étant au Tribunat ?

XVI. Benjamin Constant à Madame Lindsay 3 février 1801.[modifier]

Je n’ai jamais été plus surpris qu’en recevant votre deuxième lettre. Quelle injustice ! Mais vous êtes injuste par amour ; et je devrais vous en remercier au lieu de vous le reprocher ; je n’ai jamais mieux senti combien je vous aime, combien votre image est profondément gravée dans mon cœur et comme nos vies sont étroitement liées et ne pourront jamais être séparées. Je ne comprends pas pourquoi les paroles que vous avez copiées ont pu vous irriter ? Oui, la douleur que j’ai ressentie était violente ; elle m’a alarmé parce que je ne puis me souvenir d’avoir jamais ressenti une douleur semblable. Tous les sentiments que vous m’inspirez sont nouveaux. Je n’ai jamais éprouvé de pareilles impressions. Je n’ai jamais aimé comme je vous aime. Je n’ai jamais ressenti de jouissances comparables à celles que vous me donnez. La surprise que me causent des émotions inconnues, impossibles à décrire, comparables à aucune autre, n’a rien d’offensant pour votre cœur et pour votre fierté. Anna, j’aime votre visage, votre voix, votre beauté, votre conversation, votre cœur, votre âme… Il n’y a pas une parcelle de vous que je n’adore. Vous êtes folle ou stupide : je ne trouve pas de mots assez forts pour exprimer mon mépris pour votre absence de discernement, en ne voyant pas, ou n’étant pas convaincue, que vous êtes aimée au delà de toute expression, par un homme plus digne de vous aimer, de vous apprécier comme vous méritez de l’être, que nul autre humain sur la terre. Anna, tu es folle. Je saurai mieux te le prouver quand je te tiendrai dans mes bras, en te disant à l’oreille mon amour et mon désir, que par tous les mots que je pourrais tracer sur cette feuille froide. Ce nom d’Anna n’est pas une vaine formule : c’est un mot consacré, qui rappelle à mon cœur tous les souvenirs d’une félicité céleste et sans limites. Anna, c’est le nom de mon amie, de ma maîtresse, de la compagne de ma vie, associée à toutes mes joies. J’ai peut-être tort de ne pas sentir que votre situation exige des ménagements nécessaires. J’ai eu tort. Mais ce n’est pas un tort comme celui que vous me reprochez. C’est l’impatience de l’amour, de l’habitude du bonheur si pur, si doux, si complet que je goûte en fixant les yeux sur toi. Anna, folle Anna, je t’aime ! Je te verrai, je t’embrasserai, je te presserai contre mon cœur dans peu d’heures.

XVII. Madame Lindsay à Benjamin Constant Ce 22 février 1801, dix heures.[modifier]

J’ai passé une nuit presque sans sommeil, mais vous étiez l’objet constant de mes pensées éveillées, et comment pourrais-je me plaindre ? Pourquoi mon imagination va-t-elle sans cesse à la rencontre des joies promises, qui termineront cette journée ? Vous êtes privilégié, mon cher, de m’inspirer des désirs qui ne meurent jamais ! Vous m’avez transformée ! C’est de mon cœur, que tu as réchauffé, de mon imagination, que tu as exaltée, que jaillissent les joies inexprimables que je ressens dans tes bras. Une source plus noble et plus pure que mon corps me pousse à t’aimer et à mélanger mon âme avec la tienne. Oh ! apprends-moi à augmenter toutes tes facultés d’amour, comme tu as doublé les miennes. Apprends-moi à combler de bonheur tous les instants de ta vie. Mon orgueil, ma gloire est en toi. Tu seras ma renommée. Je n’envie personne. Donne-moi ton âme ! Donne-la moi pure de toute autre affection. Parle d’affection si cela te plaît, mais n’en ressens pour nulle autre que ton Anna. Est-ce trop présomptueux d’en demander autant ? Mais n’ai-je pas le droit de demander autant que je donne ? Benjamin, vous pouvez rejeter mon amour, mon cœur peut se briser, mais jamais je n’accepterai de dévouer ma vie à une affection partagée. Chaque jour fortifie mes sentiments. Ils sont devenus l’unique affaire des années qui me restent à donner, qui soient encore désirables. Je désire les terminer par un attachement digne. Voulez-vous me conduire au terme d’un voyage, que je regrette si amèrement de n’avoir pas commencé avec vous ? Plus j’ai vécu, plus j’ai appris à mépriser le monde et à être dégoûtée par ses perpétuelles contradictions. La plupart de ceux qui y vivent ont le même sentiment, et cependant ceux qui ont quelque valeur travaillent dur, et passent leur journée à faire de pénibles sacrifices pour obtenir l’approbation de ceux qu’ils méprisent ! Tel a été mon sort. Déclassée par un sort infortuné, et lancée dans une triste carrière, j’ai lutté désespérément pour conquérir le peu de position que j’étais en droit d’attendre. On aurait pu m’accorder davantage, mais je n’ai jamais rencontré que l’égoïsme et l’étroitesse de l’âme, et à la fin l’ingratitude a tout couronné. Je désire déposer mes armes et devenir une femme normale, et répéter avec Milton : « She for God and He. » (Elle pour Dieu et pour Lui). Oui, tu seras mon Univers… ta gloire couvrira les défauts de la mienne. Ton estime, ton amour, placeront ton Anna assez haut. Mais me les accorderas-tu éternellement ? Je vous verrai avant dîner. J’espère que rien ne viendra bouleverser la parfaite harmonie de mon âme avec toute l’humanité, car je t’ai dit que je t’aime !!… Je tâcherai de me débarrasser de mon mauvais génie qui, comme Satan, présage l’infortune à mon oreille. L’affaire dont Henri t’a parlé hier m’inquiète, quoique je ne la connaisse pas. Je voudrais tant que tu ne fusses pas tourmenté pour ces misérables intérêts qui sont le devoir d’un autre. Pourquoi ne veux-tu pas que je me mêle en rien à toutes ces choses ? Tu me raconteras au moins ce qui en est. Je suis jalouse de ce que Henri a la permission de t’être utile de quelque manière. Je te verrai vers quatre heures, je te verrai ce soir. Je verrai ton image dans tous les instants. Ton sourire est présent à mes regards. Ton sein se presse contre mon cœur : ta voix retentit autour de moi. Je t’aime… Adieu, ange, charme de ma vie, félicité de chacun de mes jours ; adieu, objet d’amour, d’affection, de confiance et d’estime. Adieu, toi, qui es l’objet de toutes mes sensations douces et de toutes mes facultés d’aimer.

XVIII. Benjamin Constant à Madame Lindsay 26 mars 1801.[modifier]

J’espère vous voir ce matin. J’ai laissé s’arriérer beaucoup d’affaires et de comptes et je dois les mettre en règle, mais tout cela sera fini, je pense, avant deux heures. Si je n’étais pas prêt avant dîner, j’irai ce soir sûrement de bonne heure, et si vous voulez faire en sorte que je puisse être seul avec vous, j’attendrai aussi tard qu’il le faudra pour que tous les importuns partent et pour causer librement. Ce n’est qu’en causant que je puis vous répondre, n’ayant aucun moyen de juger de la fidélité du compte rendu. Ce que je puis seulement vous dire d’avance, c’est que si vous n’êtes pas contente de moi, si vous me soupçonnez, vous avez tort. Je n’ai que deux idées dans le monde, et ce cœur si mort d’ailleurs, ne se ranime que pour ces idées : l’une de ces idées est de ne changer en rien votre situation sans la certitude qu’elle serait meilleure. L’autre, de vous donner tout le bonheur qui est compatible avec cette résolution, de ne prendre sur ma responsabilité aucun bouleversement dans votre vie. La pensée d’avoir à me reprocher la moindre diminution de repos, de moyens d’existence et de cette considération que vous avez acquise par tant de nobles qualités, et par une si fatigante lutte, cette pensée me donne un frémissement qui me prouve que, réalisée, elle deviendrait insupportable. Je puis me consoler de vous exposer à quelque ragot, de troubler un peu l’harmonie de votre salon : mais si je vous entraînais dans un pas irréparable, et si je ne versais pas ensuite sur votre existence tout le bonheur que vous méritez, et qu’il n’est peut-être pas en moi de donner, malgré mes efforts, je ne me le pardonnerais jamais. Je ne concevrais pas que vous vissiez dans le sentiment que je vous expose autre chose qu’une profonde moralité. Certes, Anna, si j’étais comme on le dit, perfide ou dur, quel motif me prescrirait ces ménagements ? L’abandon d’une femme, aux yeux d’un monde indifférent et sévère, ne lie jamais un homme, et pour être à l’abri de tous reproches, il me suffirait de ne pas concourir activement à la démarche quelconque qui déciderait de votre sort. Je pourrai agir sur votre imagination, vous exalter la tête, vous faire rompre vos liens, avant que votre existence soit assurée. Vous laisser mettre le monde entier contre vous, et profiter ensuite précisément au degré qu’il me plairait, de vos sacrifices. Qu’est-ce qui m’arrête, si ce n’est le sentiment intime de ce que vous valez, et l’impossibilité de supporter le malheur d’un être que j’aime et que j’apprécie ? Anna, je connais la vie, cette vie dans laquelle les objets ont deux faces et se présentent toujours, lorsqu’on a agi, sous le point de vue opposé à celui sous lequel on les contemplait auparavant. Je connais le tourment des situations irréparables. Je sais combien, avec votre caractère fier, qui comme tous les caractères délicats, a besoin de l’approbation même de ce qu’il méprise, le blâme, la médisance, les propos d’une société qui me hait, influenceraient sur vous. Je connais aussi mon caractère, moral, sensible, quoi qu’on dise, et craignant plus le malheur des autres que le mien propre. Mais affairé, ambitieux peut-être, et ayant tellement agi sur lui-même pour ne pas souffrir, dans une carrière semée de souffrances, qu’il a perdu cette douceur qui certes aide à soigner, à guérir les blessures, même quand je les plains et que j’y prends part. Anna, ne dites pas que je vous joue : quel mot affreux et injuste. Ah ! je le répète, si je ne mettais pas à votre bonheur une importance sans bornes, qui me dicterait cette lettre qui peut tourner contre moi ? Je vous posséderais au jour le jour, et certes il me serait bien plus doux de vous voir dans mes bras, perdue dans une ivresse sans mélange, que de soulever des réflexions qui peuvent vous détacher. Votre ligne de conduite est tracée. Si je ne pensais pas que la dépendance dans laquelle on veut vous tenir, ne peut vous rendre heureuse, je ne vous dirais pas de rompre. Mais ma conviction profonde, indépendante de tout intérêt personnel, est qu’il vous faut une existence assurée, au-dessus des tracasseries d’un esprit aigre et étroit qui vous tyrannise. Cette indépendance, vous ne pouvez, vous ne voulez la tenir que de ce qui vous est dû. C’est donc là que vous devez tendre, et tout ce qui peut y nuire ou la retarder, tout ce qui peut en rendre le motif douteux, doit momentanément disparaître. Tant de raison, direz-vous, n’est pas compatible avec l’amour. Vous avez tort, cette raison est compatible avec un sentiment éclairé par l’expérience, et avec une véritable moralité. Vous méritez d’être heureuse, et libre et indépendante, et vous le serez. Vous ne le seriez pas en bravant le monde, en sacrifiant le fruit d’une lutte difficile, en vous entourant d’une défaveur qui vous serait insupportable, et pour laquelle moi, contre lequel tant de haines s’agitent, tant de chances de proscription sont possibles, et qui ne puis vous offrir ni l’éclat d’une fortune qui achèterait l’approbation, ni celui d’un nom qui la commande, je ne vous donnerais aucune sauvegarde réelle, aucun durable dédommagement. Anna, je vous aime profondément. Ne me jugez pas injustement et demandez-vous, après m’avoir lu, si vous pouvez ne pas m’estimer. Songez que cette lettre est écrite à la hâte, sans être relue, et ne vous arrêtez pas à quelques mots, mais à l’intention. A ce soir.

XIX. Benjamin Constant à Madame Lindsay La Grange, ce 29 floréal an IX [I9 mai 1801].[modifier]

Je ne vous écris que deux mots : je ne sais dans quelles dispositions vous êtes ; mais je voudrais que vous ne fussiez pas injuste, que votre injustice ne vous fît prendre aucune résolution violente ou précipitée, et que vous ne fissiez rien d’irréparable jusqu’à ce que je vous eusse vue, et que nous nous fussions bien expliqués et bien compris. J’ai un sentiment bien profond pour vous. Il se compose de mille affections différentes. Et je ne puis m’empêcher de croire que vous perdriez quelque chose en y renonçant. Je sens que notre première entrevue décidera de nos relations futures : et c’est pour cela que je vous écris. Votre pensée ne m’a pas quitté depuis mon départ. Je ne serai à Paris que le 3 prairial, au plus tôt. Je suis obligé de rester ici demain, et d’aller prendre une diligence assez loin d’ici. Je vous verrai certainement le 4. Faites que je trouve chez moi un mot qui m’annonce une bonne disposition. Serait-ce sans regrets que vous rompriez ce lien qui nous unit, et que vous renonceriez aux souvenirs de tant d’heures délicieuses doucement passées ensemble, de tant de plaisirs délicieux, de tant d’ivresses et d’oubli du monde entier au sein du bonheur le plus complet et le plus vif ? Adieu, quoi que vous fassiez, je vous aimerai toujours, comme la plus noble et la plus attrayante des femmes.

XX. Madame Lindsay à Benjamin Constant Paris, ce 30 floréal à une heure du matin, an IX. [20 mai 1801].[modifier]

La lettre profondément perfide que j’ai devant les yeux, m’est garant que celle-ci ne fera rien éprouver à votre cœur. Réjouissez-vous d’avoir brisé le mien. Dans trois heures je me serai ôté la possibilité de vous revoir. Je pars avec le regret du passé et l’horreur de l’avenir. Voilà le prix de l’amour le plus abandonné, voilà ce que le vôtre m’a légué. Si vous daignez vous rappeler avec quel art vous m’avez rendu quelque tranquillité hier en me quittant, si vous vous rappelez que vous m’avez calmée me disant : Je vous verrai sans doute demain, mais laissez-moi lui faire mes adieux[14], vous rougiriez, j’espère, du rôle que vous avez joué. Cette lettre, lettre si cruellement insouciante, a dérangé les profonds calculs de votre âme si inflexible. Vous n’avez pas prévu les égarements de la douleur, le désespoir de l’amour trompé ; vous avez jugé de moi d’après les êtres brillants et corrompus qui ont des droits si puissants sur votre vanité ! Je n’ai rien avoué, et le bouleversement de mes traits, les sanglots que je n’ai pu retenir, les mouvements convulsifs qui n’ont cessé de m’agiter depuis la réception de votre lettre, ont donné tous les éclaircissements suffisants pour qu’un esclandre en ait été le résultat. Quelles douleurs vous avez accumulées dans mon cœur ! à quels affreux efforts vous m’avez condamnée ! c’est moi qui vous fuis : je n’ai plus d’espérance, et ce qui est horrible, insupportable, je ne peux plus vous estimer. Ceux qui voulaient me défendre contre les inculpations publiques dont on vous chargeait, ont achevé de m’accabler par le genre de preuves qu’ils alléguaient. Vous étiez plus que jamais attaché à Mme de Staël. Votre ami T… dit à qui veut l’entendre que le jour où vous avez dîné chez lui avec elle, vous la regardiez avec une avidité inconcevable, que vous sembliez dévorer de vos yeux tout ce qui l’approchait. Celui qui répète ce propos ne saurait être suspect. Mais, grands Dieux, de quoi vais-je m’occuper ? votre conduite ne m’apprend-elle pas l’affreuse vérité ? Au milieu des emportements, des reproches, des menaces, je n’ai senti, je n’ai pensé qu’à votre inconcevable perfidie. Est-ce vous qui m’osez écrire une pareille lettre, et ne vous souvenez-vous plus de toutes celles que vous m’avez écrites ? Qu’il eût bien mieux valu me dire : « Je vous ai trompée. Je ne vous aimais pas autant que j’ai voulu vous le persuader, peut-être me suis-je trompé moi-même… » Je veux répondre à quelques-unes des phrases artificieuses de votre lettre. « Je n’ai ni le pouvoir ni la fortune qui en impose, et qui réconcilie aux choses bizarres, je n’ai que la considération d’un caractère froid, sévère et indépendant : un coup de tête me l’enlèverait. » Qu’appelez-vous un coup de tête ? est-ce de m’aimer, est-ce d’être aimé de moi ? Que vous demandais-je de plus ? Il y a quelques jours, lorsque je vous écrivis que je vous abandonnais ma vie, que je me résignais, que je faisais le sacrifice du seul genre de vie dans lequel je puisse trouver le bonheur complet, avez-vous pensé que je me soumettrais à l’insulte, et à n’être que l’instrument commode de vos plaisirs ? Je ne voulais pas de coup de tête. Je voulais, avec autant de bonheur que votre amour pouvait m’en donner, attendre que le temps eût en quelque sorte légitimé cette nouvelle union, mais je n’ai pas compris un moment que vous ne relâcheriez pas vos rapports avec une autre. Jusqu’à quel point vous avez cru pouvoir abuser de mon délire ! Comme vous avez bravé ma douleur ! et enfin en la poussant à l’extrême, vous avez bouleversé complètement mon existence !… Vous seriez bien heureux d’avoir à vous faire pardonner ce que vous appelez « des folies de l’amour ». On ne vous juge pas assez favorablement pour vous croire capable d’en faire. Mais je pars, et je m’effraie de l’effort cruel que j’ai fait sur moi-même. Maintenant, quelle que soit ma faiblesse, c’est un devoir que de partir. Je veux bien essayer de vaincre mon amour, mais qui a le droit de m’en imposer la loi ? Il faudrait désormais opter entre vous et un autre. Je ne calcule pas, je n’ai pas de vanité, de considération honteuse qui me retiennent. Je puis vous fuir, j’en avais formé le projet avant qu’on eût éclaté. Mais cesser de vous voir, qu’un homme, quel qu’il soit, puisse me forcer à vous éloigner de moi, cette idée me révolte. En vous aimant, je n’ai trompé personne… je ne dois qu’à moi de taire le secret de notre union, parce que vous l’avez laissée sans excuse. On dit que vous m’avez affichée, que votre amie a parlé de moi comme d’une personne qu’elle vous passait. Je ne croyais pas ces bruits odieux, mais c’est pour vous avoir aimé qu’on cherche à m’avilir ! Il faut finir cette lettre trop longue, qui dit si peu, qui dit si mal, tout ce que j’éprouve. C’est un éternel adieu que je vous fais. Partout je vous éviterai, je demanderai à tout le monde, de ne jamais prononcer ce nom, que j’ai prononcé pendant quelque temps avec tant d’amour et d’orgueil ! Je ne sais quand je reviendrai, je ne sais ce que je vais devenir, je frémis des jours non encore écoulés. Moi, grands Dieux ! qui dévorais les heures qui nous séparaient, je ne vous verrai plus !… Je vous supplie de ne pas m’écrire : laissez se fermer mes profondes, mes douloureuses blessures. Puissiez-vous, Benjamin, ne jamais regretter mon amour !… Vous m’avez fait bien du mal, et moi je vous souhaite tout le bonheur dont je suis pour jamais privée. Je crains, hélas, que vous ne soyez dans une fausse route pour le chercher. Je vous demande pour dernière grâce, si vous rencontrez M. de L…[15], s’il vous demande une explication, d’y mettre de la modération. J’ai mis l’état où il m’a vue sur le compte d’un abattement nerveux. Je l’ai aussi attribué à ce que, voulant lui faire mystère de mon voyage [ce qui était vrai], je n’avais pu résister à la tristesse que ce moment m’inspirait. Au reste, je n’ai rien dit qui fût contraire à la dignité de celui que j’ai tant aimé. J’ai dit que si je vous aimais, vous seul pouviez me guérir. Trahie par vous, je n’ai pu rien souffrir qui vous blessât. Cependant quels détails cruels il m’a fallu entendre ! Adieu pour toujours !… Je suis persuadée que la réflexion aura calmé M. de L… Il est malheureux. Puisse-t-il cesser de vouloir une chose impossible. Je ne puis rien pour lui. Mais mon cœur, quoique déchiré, quoique abattu par tant de souffrances, lui porte encore une tendre affection. Adieu, Benjamin ! Oh ! quel charme je trouvais à tracer ce nom ! Je ne l’écrirai plus, un jour peut-être il me fera horreur. Avec quel art profond vous vous êtes fait aimer. Je ne guérirai jamais, je le sais. Tel qu’un malheureux qui s’est abreuvé d’un mortel poison, il échappe à la mort par les prompts secours qu’on lui donne, mais sa vie s’écoule dans des souffrances aiguës ou dans la langueur. Vous ne vous vanterez plus de n’avoir rien changé à mon existence. Comme si du moment où je vous ai aimé elle n’avait pas été bouleversée ! Je ne me coucherai plus dans ce lit ; je veux que l’on me le change — je voudrais ne jamais revenir ici — peut-être n’y reviendrai-je plus. « Je le sens, me disiez-vous dans une de vos lettres, ma vie est dévorée, et ce qui n’occupera que quelques-uns de vos moments fera le destin de ma vie ! »

XXI. Benjamin Constant à Madame Lindsay. Le 11 prairial an IX. Paris [31 mai 1801].[modifier]

Je vous aurais répondu hier même, à l’instant où j’ai reçu votre lettre, si après vous avoir écrit douze pages, je n’avais senti le besoin de mettre de l’ordre dans mes idées, de ne rien laisser de vague dans mes expressions, et de vous mettre à même, en répondant à tout ce que vous me dites, et à tout ce que vous me proposez, d’une manière claire et positive, de décider vous-même sur vos projets et votre avenir. Vous me demandez de vous déclarer mon plan de vie, de rompre d’une manière authentique, de vous donner des preuves de ma rupture, et ces preuves consisteraient en une lettre que je vous livrerai. A ce prix vous m’offrez de me consacrer votre vie, d’écrire à M. de L… que vous m’aimez, de le sommer de terminer vos intérêts avec lui et d’assurer votre créance. Enfin vous me faites une loi de vous dire avec précision ce que je veux. Jusqu’à présent je ne me l’étais pas déclaré à moi-même. Votre départ m’avait porté un coup dont je ne m’étais pas relevé. J’errai dans l’abattement et la douleur, privé de vous. Votre lettre me rend la raison. Je vois que je vous dois à vous une explication franche. Il est injuste de compromettre votre existence en me laissant plus longtemps moi-même agité çà et là par l’indécision. J’ai donc rassemblé toutes mes forces. Je me suis fait à moi-même les questions que vous me posez. Je vous en envoie la solution. Je vous aime. Dès l’instant que je vous ai vue un sentiment impérieux s’est emparé de moi. Votre figure, votre esprit, votre caractère, votre âme, tout m’a entraîné. Il y a en vous quelque chose de fier, d’indompté, de généreux, de genuine [sincère] qui est à mes yeux l’idéal d’une femme. Vous avez une force, une étendue, une impartialité d’esprit qui est un charme tout-puissant pour moi. Vous m’avez aimé : et de nouveaux plaisirs, des plaisirs jusqu’alors inconnus ont resserré mes liens et vous ont rendue nécessaire à ma vie. Jamais volupté si pure, si enivrante et si profonde n’avait été à grands flots versée sur tout mon être. Jamais femme n’avait réuni tant de sortes de délires avec quelque chose de si pur et de si délicat. Je ne connaissais alors que votre situation ostensible. Je vous croyais maîtresse d’un homme pour lequel vous vous étiez dévouée, envers qui vous aviez développé toutes les vertus du caractère le plus élevé. J’ignorais vos rapports de fortune, et je ne savais pas jusqu’à quel point votre sort et celui de vos enfants dépendaient de lui. Lorsque vous fûtes vaincue par l’amour extrême que vous n’avez pas cessé de m’inspirer, nos cœurs s’étaient entendus, mais nous n’avions encore parlé que d’amour, et le détail de vos affaires ne m’avait point été confié. Lors donc, qu’ivre d’amour, je vous proposais de vous emmener à la campagne, je ne savais point qu’après une séparation d’avec M. de L… il y aurait encore des détails, toujours pénibles et longs à régler, détails affreux pour mon cœur, et par leur origine et par leur genre, puisqu’ils devaient me retracer sans cesse que vous en aviez aimé un autre que moi. Ma situation à moi était très simple. Un tendre amour pour une femme qui avait toujours été parfaite pour moi, s’était changé en une amitié tendre et durable. Rien ne me liait à une fidélité que nos sentiments mutuels n’exigeaient plus. Tout me liait à de la reconnaissance, à de l’attachement, à toutes les espèces de services et de dévouements, hormis l’amour. Mais rien dans ma liaison avec vous ne s’annonçait comme incompatible avec ces devoirs, et je dirai même avec ce besoin de toute âme sensible et délicate. Nos liens ont continué. Ma conduite envers vous a été ce qu’elle devait être, puisque l’amour le plus vif remplissait mon cœur et occupait tous mes moments. Vous m’avez alors parlé de votre situation de fortune. J’ai vu ce qu’une rupture coûterait à vous et à vos enfants, si elle précédait des arrangements auxquels vous avez les droits les plus incontestables, et qui pourront être entravés, défigurés, flétris même, si vos réclamations deviennent l’objet de démêlés publics et de discussions légales. Une fortune bornée, une situation précaire, beaucoup d’ennemis, la chance de la proscription, si probable, au milieu d’une révolution orageuse, lorsqu’on éprouve le besoin et que l’on a accepté la mission de servir la Liberté, enfin votre propre délicatesse, m’enlevaient l’espoir de suppléer à des sacrifices pécuniaires qui seuls auraient, par l’abandon de toutes vos prétentions sur M. de L…., pu couper court tout de suite, à toute relation et discussion ultérieure avec lui… Si M. de L… eût été pour vous ce qu’il devait être, si au lieu de travailler publiquement à un accommodement pompeux avec sa femme, et de vous offrir une situation secondaire, indigne de vous, il eût senti ce que vous valez, et vous assurer [ ? sic], fixer, et aux yeux du monde honorer votre existence, mon devoir eût été de me retirer. Je ne sais si j’aurais pu le remplir. Je vous aimais et je vous aime encore avec une passion qui maîtrise mon cœur et mes sens dans tout ce qui ne met pas votre bonheur en péril. Mais ce devoir ne me fut pas imposé. Je sus que M. de L… méditait une réconciliation flétrissante pour lui, injurieuse pour vous : qu’il vous destinait à tester sa maîtresse, aux dépens et par la fortune de sa femme. Vous me dites ce que j’aurais attendu de tout être doué de quelque fierté, qu’indépendamment de votre sentiment pour moi, vous n’auriez pas consenti à cet humiliant partage. Il vous restait à dénouer vos liens et à terminer avec lui, de la manière la plus amicale possible, des arrangements dont la fortune de vos enfants dépendait. Je ne cessais pas de vous dire qu’il ne fallait avoir que ce but en vue ; qu’il ne fallait ni rompre, ce qui était imprudent, ni renouer, ce qui était honteux, mais en partant d’une situation à laquelle votre attachement pour moi ne changeait rien, qu’il fallait, par vos amis communs, faire sentir à M. de L… l’impossibilité de subir la situation qu’il vous proposait, et la nécessité d’assurer la créance la plus légitime et la plus sacrée. Quelques inquiétudes peu fondées, des rapports d’amis officieux agitèrent, vers les derniers temps, votre imagination ombrageuse. Sans amener aucune crise, sans changer en rien votre situation. Tel était l’état des choses lors de mon départ. Je suis parti pour trois jours. Je ne vous avais jamais promis que je ne partirais pas. Je vous avais même annoncé que peut-être je partirais. Ce départ vous a porté à une résolution violente. Une explication fâcheuse s’en est suivie. M. de L… soupçonne que vous m’aimez. Vous ne pouvez revenir reprendre votre vie antérieure et nous revoir tous deux. Mais encore, ce départ, ces soupçons, cette scène, rien de tout cela n’a produit un changement matériel dans votre position. Une seule personne au monde sait que vous avez été à moi. Deux ou trois soupçonnent que vous êtes partie parce que vous m’aimez, tout le reste voit dans votre conduite du mécontentement contre M. de L… et le désir de sortir d’une situation pénible et de terminer des affaires désagréables. Voilà l’état des choses dans le moment actuel. Maintenant que me proposez-vous ? De rompre avec une femme pour laquelle j’ai eu de l’amour, qui n’en a plus pour moi, et à laquelle il reste sur mon cœur les droits d’une conduite parfaite et d’une véritable amitié. Qu’appelez-vous rompre ? Est-ce que vous ne m’avez pas dit vous-même, qu’elle disait que nous n’avions plus d’amour l’un pour l’autre ? N’êtes-vous pas convaincue que depuis que je suis lié à vous, je n’ai pressé dans mes bras aucune autre femme ? Cette rupture peut-elle être authentique, s’arrêter à l’amour et ne pas blesser l’amitié ? Faut-il que je constate d’abord qu’elle m’a aimé et ensuite que nous ne nous aimons plus ? Comment rompre authentiquement sans se brouiller, et pourquoi me brouillerais-je ? A quel titre ? Qu’a-t-elle fait pour perdre mon amitié ? Car, je le répète, il n’est plus question d’amour. Vous sentez si bien que cette authenticité de rupture est impossible, que vous avez été entraînée à me demander une chose indigne de vous et de moi. Je copie votre phrase « on m’a dit si souvent que vous professiez de l’amour pour elle, pendant que vous vous efforciez de me le prouver, que sous ce rapport aussi je ne me contenterais pas de simples assurances de votre part. En cas que vous, m’aimiez assez pour vouloir me reprendre, rien moins qu’une lettre d’elle ne calmerait mes scrupules ». Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce une rouerie digne des Liaisons dangereuses que vous me proposez ? Avez-vous songé que livrer les lettres d’une femme qui nous a aimé, est une de ces perfidies dignes de l’homme le plus vulgaire, et qui le fait, à juste titre, mépriser de l’objet même de son honteux sacrifice ? J’ai obtenu d’autres femmes, j’ai des lettres d’autres femmes. Aucune puissance de la terre n’obtiendrait de moi une seule de ces lettres. Vous m’avez quelquefois accusé d’être immoral : eh bien, l’idée de livrer une ligne d’un être qui m’a aimé, est une immoralité qui me fait frémir. D’ailleurs, soyons francs et entendons-nous : rupture d’amour, elle existe : je ne suis plus aimé, je ne suis plus amant ! Rupture d’amitié, serait ingratitude que je ne veux pas commettre, et privation d’une amitié à laquelle je ne me sens ni le désir ni le devoir de renoncer. Ce dernier sentiment serait moins fort chez moi, que je réclamerais encore ma parfaite indépendance. Quelle liaison serait-ce, mon Dieu, qui recommencerait par des témoignages de défiance et par d’outrageantes précautions ! Vous n’en seriez pas longtemps tranquille. Vos soupçons renaîtraient. Nous nous consumerions en altercations douloureuses : et qui peut prévoir l’effet du soupçon d’un côté et du besoin d’indépendance de l’autre ? Ah ! je vous rendrais à vous-même un bien funeste service si je consentais à ce que vous me demandez. Ce serait alors que vous auriez lieu de vous plaindre ; car en prenant l’engagement de me plier aux craintes, aux inquiétudes, aux ombrages d’une femme, je prendrais un engagement que je ne pourrais tenir. Enfin, pour épuiser ce sujet, l’amour, mon amie, est-ce une chose qui s’enregistre, qui se constate, pour laquelle on s’engage ? Je serais entraîné aujourd’hui à la trahison vraiment coupable que vous me demandez, que vous n’eussiez pas de raison nouvelle, ou plus forte, de compter sur moi. Au contraire, l’homme faible, indélicat, et perfide est plus facilement infidèle. Celui qui livre sa maîtresse d’hier à celle d’aujourd’hui, a dans le cœur le germe d’une inconstance prochaine. Ce qu’il aime est déjà menacé, dès que ce qu’il aimait n’est plus sacré pour lui. L’amour est dans le sentiment, et non dans les sacrifices qu’on lui impose. Les sacrifices inutiles, les épreuves gratuites sont toujours funestes. Un sentiment involontaire, indépendant de sa nature, ne subsiste pas par des engagements, mais par le charme qui l’a fait naître. Que me proposez-vous encore, d’avouer à M. de L… que vous m’aimez et de partir de cette donnée pour régler vos intérêts avec lui ? Ici, Anna, je vous demande de m’écouter avec calme, j’invoque votre justice. Car la question que je vais traiter est délicate, mais il le faut. M. de L… vous doit de l’argent : c’est une chose incontestable. Mais vos titres ne sont connus que d’un très petit nombre d’amis : ils ne le seront jamais du public, même quand la nécessité vous forcerait, pour assurer la fortune de vos enfants, à recourir à des mesures légales. Si vous vous séparez de M. de L… à cause de son raccommodement avec sa femme, vos demandes auront pour elles toute faveur. Car on verra que vous faites, en refusant de vivre avec lui, un sacrifice de fortune et un acte de désintéressement volontaire. Personne ne pourra vous soupçonner de motifs sordides ni de prétentions exagérées. Mais si vous partez d’un lien nouveau, l’on ne verra plus dans votre séparation avec M. de L… un acte de désintéressement, mais une rupture inévitable, puisque vous ne pouvez pas avoir deux amants à la fois : et dans vos réclamations, quelque fondées qu’elles soient, l’on ne verra que le désir de tirer encore parti d’une liaison ancienne. Sous quel point de vue pensez-vous que je paraîtrai aux yeux du public, moi qui souffrirai qu’une femme dont l’existence serait attachée à la mienne demandât à l’homme dont elle aurait été longtemps la maîtresse… de l’argent ! Peu importe que cet argent vous soit dû… ne sentez-vous pas, que dans la discussion, qui suivrait une rupture avec M. de L… indélicat comme il l’est sous tant de rapports, il lui serait facile de tout confondre ? J’aurais l’air de vous diriger, de vous pousser contre lui, pour ajouter à une fortune dont je pourrais profiter. Il serait favorisé par le public, avide de ce qui peut flétrir un républicain, et circonvenu par la nombreuse clientèle, dans le sens romain, d’une famille considérée. Vous m’écrivez vous-même que si vous me revoyez, la rupture avec M. de L… sera éclatante, qu’il vous accusera devant l’opinion. Le fera-t-il moins, tout étant constaté, et lorsque sa vanité et sa jalousie seront plus que jamais irritées ? et si, comme je n’en doute pas, vous êtes forcée, par ce que vous devez à vos enfants, de recourir à des moyens légaux pour assurer votre créance, pensez-vous que mon nom ne se trouve pas mêlé à ces déplorables débats, dans ces débats que vous pouvez soutenir, avec avantage, gloire et noblesse, en partant de la situation où vous êtes, mais qui deviendraient honteux pour vous et pour moi si j’avais sur vous les droits avoués, qui me feraient un devoir de vous interdire immédiatement toute démarche de ce genre ? Certes, Anna, vous si délicate et si ombrageuse, vous n’avez pas considéré la question sous ce point de vue. Vous ne pouvez vouloir avilir celui que vous aimez, et je le serais inévitablement si l’on me soupçonnait seulement d’approuver des réclamations, fondées sans doute, mais qui seraient entourées de mille circonstances pénibles pour moi. Savez-vous, mon amie, la seule manière qui fût admissible ? Ce serait que vous abjurassiez à l’instant toute prétention sur ce que M. de L… vous doit : que vous lui écriviez que sa conduite envers sa femme vous rend libre, que vous renoncez à tout intérêt commun entre vous, que vous ne lui demandez rien, même de ce qu’il vous doit, et que vous n’en accepteriez rien, dût-il vous l’offrir. Toute autre ligne de conduite couvrirait de honte une liaison seulement soupçonnée entre nous, et tant qu’il pourra s’élever des discussions d’argent entre M. de L… et vous, je me dois, je vous dois à vous, d’éviter tout ce qui vous donnerait l’apparence d’avoir été dirigée par moi. Une femme qui m’appartiendrait ne doit avoir besoin de personne, elle ne doit rien demander à personne ; elle doit vivre pour et par moi seul. J’ai répondu. Il m’en a coûté horriblement de fixer si longtemps vos idées sur un résultat pénible : mais je le devais. Il reste maintenant la dernière question : que voulez-vous, que me demandez-vous ? hélas… votre départ si subit, si irréfléchi a mis bien des difficultés dans mes résolutions, quelles qu’elles soient : dès le premier instant, en arrivant ici, j’ai vu d’un coup d’œil toutes ces difficultés. Je ne vois aucun moyen de les surmonter tout de suite, aucun de satisfaire ce besoin que j’ai de vous voir. Cependant, après tout, l’effet de votre départ n’est pas, à beaucoup près, aussi grand que vous le croyez. On pense trop facilement, mon amie, avec une imagination mobile et effarouchée, que le public entier lit dans votre cœur. Parce que l’on a éprouvé une secousse violente, on croit tous ses alentours témoins et instruits de cette convulsion. L’orage se passe au dedans de nous. S’il finit sans que nous l’ayons constaté par quelque acte irréparable, tout se retrouve comme auparavant, à la douleur près, qui a été cruelle, mais ignorée. Aujourd’hui personne sur la terre, si ce n’est M. de C… et Julie Talma, n’imaginent en me voyant ici, et vous à Amiens, que je sois pour quelque chose dans votre absence. Chaque jour ajouté à la conviction de vos amis que je n’y entre pour rien. Votre secret est entier. Il périrait avec moi plutôt que d’être révélé. Vous pouvez donc partir de ce point, qu’aux yeux du public, votre départ est un événement simple déjà oublié, et que ceux qui vous regrettent attribuent aux chagrins intérieurs que la conduite de M. de L… vous cause. Vous avez deux partis à prendre : Ou d’écrire à M. de L… que vous ne reviendrez que lorsque vos affaires avec lui seront réglées. Que vous devez à vos enfants d’assurer leur subsistance, et de vous adresser en même temps à quelque ami sûr et neutre dans cette affaire, M. de Ségur par exemple, pour qu’il parle à M. de L… et pour que vous ayez dans le public un garant, un témoin, un défenseur de votre conduite. Ou de prendre la chose d’une manière moins grave, mais ce dernier parti est le plus difficile à la fois et le moins solennel, celui qui exige le plus de calme et de fermeté : c’est d’écrire à M. de L… que vous vous êtes éloignée à cause des scènes qu’il vous faisait ; et certes la dernière scène que vous avez essuyée est une excuse assez légitime : que vous allez revenir. Que vous le prévenez que vous voulez terminer vos affaires : que vous en appellerez à ses amis et aux vôtres, s’il s’y refuse : que vous prétendez ne fermer votre porte à personne : I parce que ce serait un aveu que sa jalousie est bien fondée, aveu que vous rie voulez pas avoir l’air de faire ; 2 parce que ce serait vous mettre aux yeux du public, dans une position fausse et humiliante de dépendance [et cela est vrai : songez bien à l’effet que feraient ces deux choses simultanées : la réconciliation tentée par M. de L… avec sa femme et votre soumission à fermer votre porte à quiconque lui ferait ombrage : ce serait véritablement une conduite tout à fait subalterne et dégradante pour vos rapports] ; 3 enfin, parce qu’il n’a pas le droit de l’exiger, et que vous avez celui d’être libre. Ce second parti est peut-être le plus raisonnable. Cependant il a des difficultés : non pas celles de l’emportement de M. de L… dont je vous garantis la conduite modérée à mon égard, mais celles qui viendraient de votre faiblesse, de son empire sur vous, et de votre crainte de lui. Remarquez cependant que parce que M. de L… vous doit de l’argent, ce n’est pas une raison pour que vous en soyez dépendante, et que ce qu’il y aurait de plus naturel, serait peut-être un retour très simple, avec la profession de foi claire et nette que vous n’êtes plus rien à M. de L… que vous êtes indépendante quoique pauvre, que vous comptez qu’il assurera votre créance, et que du reste vous voulez vivre à votre manière et voir telles personnes qu’il vous plaira, et quand il vous plaira. Enfin, mon amie, ce que je veux, ma dernière lettre vous le disait. Je veux que vous soyez libre, que le goût et le sentiment nous unissent, que parvenue à l’indépendance en reconquérant ce qui vous est dû, vous viviez au milieu d’amis qui chérissent votre esprit et apprécient votre caractère ; que vous éleviez vos enfants, mère heureuse et considérée, que vous ne paraissiez la maîtresse de personne, ni soumise à personne. Voilà ce que je veux pour vous. Pour moi, en consacrant à vous une grande partie de ma vie, parce que j’y trouverais le bonheur, je veux l’indépendance que j’ai toujours conservée, je veux ne détruire aucun lien d’amitié, de reconnaissance et d’affection, n’être ni ingrat ni perfide, ni soumis à un joug quelconque. N’avoir à rendre compte d’aucune partie de ma conduite, n’avoir pas à craindre qu’un voyage de trois jours soit un crime, qu’une course dans un département où j’ai des propriétés, soit un événement. Je veux sanctionner mon sentiment pour vous, par ce qui seul rend le sentiment heureux et durable, la liberté. Anna, je veux être avec vous dans les seuls rapports qui me permettraient de vous rendre heureuse, qui n’aigriraient pas mon caractère, comme l’a toujours fait toute espèce de contrainte. Sans doute serais-je toujours heureux de céder à vous, tant que je n’y serais pas forcé. Mais ne méconnaissez pas votre empire. Remettez-vous-en à vous-même, à vos moyens naturels, à votre céleste figure, à votre esprit ferme, vaste, généreux, à cette dignité qui vous entoure et qui garantissent la durée des sentiments que vous inspirez. Je vous aime d’amour. Je vous aime encore d’affection et d’estime profonde, je voudrais voir votre bonheur fondé sur toutes ces bases. J’ai fait violence à mon caractère pour exprimer si positivement mes idées. Je vous perdrai peut-être, mais si j’ai d’éternels regrets, je n’aurai pas de remords. Je ne puis soutenir Paris. Tout m’y retrace des plaisirs passés peut-être à jamais. Je pars pour la campagne. Le monde m’importune. L’isolement, en me livrant à moi-même, rendra peut-être ma douleur plus vive encore. Je ne travaille point. Mes jours s’écoulent sans utilité comme sans gloire. Et vous dites que je ne vous aime pas ! ==XXII. Madame Lindsay à Benjamin Constant Paris, 25 messidor an IX [14 juillet 1801]. ==

Avant de me coucher, je relis votre lettre, et l’effet magique, irrésistible de votre présence, est détruit. Si vous m’aviez dit : « En vous faisant le sacrifice de mon voyage, il m’en coûtera probablement les trois quarts de ma fortune « , je vous aurais dit : partez… Les intérêts de mon amour-propre, de ma délicatesse même, doivent être soumis à une nécessité anonyme, mais cet aveu, de quoi le faites-vous ? — Comme je ne puis pas ne pas vous aimer, je me résigne : il m’en coûte mon repos, mon bonheur, toute la possibilité d’étude et de gloire. — Ainsi donc, ce n’est pas de moi que vous tenez tous ces biens ? Ce n’est plus à la nécessité de vos affaires, mais à votre bonheur qu’il faut que je me sacrifie : car si je persiste à exiger de vous une conduite différente, je vous blesse, indépendamment de votre fortune, dans vos sentiments les plus chers ! Je sors enfin de l’inconcevable délire où j’étais plongée… je vous rends à vous-même. Il ne fallait rien moins qu’un empire absolu sur toutes vos facultés, que l’impossibilité de votre part de vivre sans moi, que la conviction que j’étais l’objet auquel vous rapportiez toutes vos pensées, que j’étais le but de toutes vos espérances, que ma pensée se liait à tous vos plans, se mêlait à tous vos intérêts, pour faire mon bonheur d’une manière complète et durable. D’après ce que je vous cite de votre lettre, vous ne pouvez m’offrir qu’une liaison de plaisir, et ce lien, Benjamin, est avilissant. Celle qui vous aima avec tant d’ivresse, ne peut descendre vis-à-vis d’elle-même, et renoncer à vous au risque d’en mourir, me semble cent fois moins affreux ! Cependant, je ne veux pas vous cacher à quel point vous remplissiez ce cœur malheureux, que vous regretterez sans cesse. Car on ne perd pas sans un éternel regret un sentiment aussi profond, aussi abandonné ! Que je souffrais ce soir ! je souriais, je riais même, et un poids énorme m’accablait : vous étiez là néanmoins… l’air de ma chambre était respiré par vous. C’est sur ce même canapé où je reçus vos premiers serments, que vous me dites que vous ne connaissiez que moi que le plaisir embellit : ce plaisir que je goûtais dans vos bras prenait sa source dans l’amour. Il était pur, et il m’a attachée à vous, et c’est lui qui cause maintenant mes profondes douleurs. Vous étiez calme, tandis que tous mes nerfs étaient en contraction. Benjamin, je ne puis aimer que vous, je ne puis être à vous. Je vous plains de ne pouvoir m’aimer avec la même énergie ; quelles émotions vous sont inconnues !… Grands dieux ! ne vous apercevez-vous pas des effets de la passion funeste que vous m’avez inspirée ? Ne suis-je pas dans un état voisin de l’aliénation d’esprit ? Vainement je veux m’étourdir, une seule idée me possède. Elle asservit, absorbe mon existence entière. Je n’entreprends pas de la détruire. N’être plus à vous, vous laisser bien complètement à vous-même, et vous dispenser par cette liberté de la nécessité d’être perfide, voilà ce qui va m’occuper. Je souffrirai. Ce 25 messidor, à une heure et demie du matin.

XXIII. Benjamin Constant à Madame Lindsay 23 juin 1803.[modifier]

[Deux ans après la rupture.] Malheureux que je suis de ne t’avoir pas entendue, ange, de tous les êtres du monde le seul dont la présence me charme et me rappelle à la vie ? mais quelle lettre tu m’écris ! Que me demandes-tu ? Puis-je penser à autre chose qu’au bonheur d’être aimé de toi ? je ne sais pas si je suis coupable, je ne sais si je devrais sacrifier à ce que tu nommes ton repos, ce qui nous est encore donné de bonheur. Mais le puis-je ? n’ai-je pas fait déjà mille sacrifices surnaturels ? Ne suis-je pas parti sans t’écrire ? n’ai-je pas laissé s’enfuir, inutiles, plusieurs occasions de te voir ? Qu’as-tu gagné à ce que je perdais ? Ange de charme et d’amour, tu es née pour m’aimer, et quelque absurde scrupule que nous écoutions, tous les deux, nous n’échapperons pas à cette destinée. Prends-en donc le bonheur comme le tourment. Moi, je ne suis entraîné que vers toi sur la terre : et certes je ne puis me charger de combattre toujours le besoin du bonheur. Que parles-tu d’impardonnables rechutes : il n’y a d’impardonnable que de me rendre malheureux et de n’être pas heureuse. Oh ! replongeons-nous dans cette mer de délices, qui a si longtemps absorbé notre existence ! reviens au bonheur, au plaisir, au délire ! L’avenir s’arrange toujours. Si tu pouvais, il serait bien facilement arrangé. Tu ne le peux, tes enfants t’imposent des ménagements sévères. Sois juste envers eux, mais ne sois pas cruelle pour toi-même et pour moi. Est-ce mon sentiment qui ne te satisfait pas ? ne vois-tu pas que ce sentiment est exclusif, qu’il survit à tout ? Ne vois-tu pas que je ne renais à la vie que pour toi ? Que la société, la conversation, la politique, le mouvement de l’esprit, tout est fini pour moi hors ta présence ? Ange bien-aimé, je reprends à la vie. Je te verrai ce soir. Ni toi ni moi ne sommes responsables d’un besoin que trop longtemps tu as voulu combattre. Cédons, soyons heureux, que tout ce qui nous entoure reprenne du charme. Nous en vaudrons mieux, même pour les autres. Je te verrai, je te presserai dans mes bras. Ces baisers que toi seule sais donner, disperseront toute crainte, tous ressentiments passés, toutes craintes de l’avenir : aime-moi Anna, sois bonne et sois sage, c’est-à-dire sois mienne… J’irai ce matin à onze heures chez Julie.

XXIV. Madame Lindsay à Benjamin Constant 1er juillet 1805.[modifier]

J’ai vu Rousselin[16] ce soir, mais je savais depuis ce matin par ma femme de chambre que vous étiez arrivé. Si près et cependant si loin !… Comment êtes-vous ? êtes-vous heureux ? ou la vie pèse-t-elle sur vous comme sur moi ? J’ai cessé de vous écrire pour des raisons qui d’abord vous étaient étrangères ; ensuite votre absence prolongée, les tracasseries de mon triste intérieur m’ont jetée dans un tel découragement, que j’ai vécu dans une sorte de torpeur que j’ai prise quelquefois pour du calme et peut-être pour de la raison. Vous ne pouvez entendre prononcer mon nom sans émotion, avez-vous dit à Rousselin. Le vôtre a déjà changé la manière dont j’envisageais les objets. Il a ramené de si tristes souvenirs et de si profonds regrets ! L’amie qui nous réunissait repose en paix dans la tombe[17], elle m’a laissé la douleur éternelle, irrémédiable. L’amour ne vient plus mêler ses tourments à mes chagrins, mais vous dois-je moins regretter, quand votre amitié pourrait répandre tant de bonheur sur chacun des instants de ma vie ? Ce n’est que sous ce dernier rapport que j’aime maintenant me considérer. Tout ce qui me ramène au sentiment qui m’a si longtemps dominée, me jette dans une tristesse affreuse et m’inspire même de l’effroi. Qu’il n’en soit jamais question entre nous. Regardez-moi comme une malade, échappée à une maladie mortelle, dont la convalescence a été longue et qui aura toute sa vie besoin de ménagements. Parlez-moi de vous en détail, et surtout dites-moi que vous êtes plus heureux que moi. Rousselin vous fera passer celle-ci et voudra bien se charger de votre réponse. Je m’occuperai d’un moyen de correspondre sans danger. Il me serait impossible de rester si près de vous sans savoir ce que vous faites et sans avoir l’assurance que vous regrettez au moins de ne pouvoir me rencontrer. J’ai été enfin obligée de rompre avec la seule personne chez laquelle j’aurais pu vous voir habituellement : cette liaison ne convenait plus à mes goûts ni à mon caractère. Comme tous les défauts s’augmentent en vieillissant, mon horreur pour la mauvaise compagnie… (La fin manque) == LETTRE SUR JULIE[18] ==

Vous me demandez de m’entretenir avec vous de l’amie que nous avons perdue, et que nous regretterons toujours. Vous m’imposez une tâche qui me sera douce à remplir. Julie a laissé dans mon cœur des impressions profondes, et je trouve à me les retracer une jouissance mêléede tristesse. Elle n’était plus jeune quand je la rencontrai pour la première fois ; le temps des orages était passé pour elle. Il n’exista, jamais entre nous que de l’amitié. Mais comme il arrive souvent aux femmes que la nature a douées d’une sensibilité véritable et qui ont éprouvé de vives émotions, son amitié avait quelque chose de tendre et de passionné qui lui donnait un charme particulier. Son esprit était juste, étendu, toujours piquant, quelquefois profond. Une raison exquise lui avait indiqué les opinions saines, plutôt que l’examen ne l’y avait conduite ; elle les développait avec force, elle les soutenait avec véhémence. Elle ne disait pas toujours, peut-être, tout ce qu’il y avait à dire en faveur de ce qu’elle voulait démontrer ; mais elle ne se servait jamais d’un raisonnement faux, et son instinct était infaillible contre toutes les espèces de sophismes. La première moitié de sa vie avait été trop agitée pour qu’elle eût pu rassembler une grande masse de connaissances ; mais, par la rectitude de son jugement, elle avait deviné en quelque sorte ce qu’elle n’avait pas appris. Elle avait appliqué à l’histoire la connaissance des hommes, connaissance qu’elle avait acquise en société ; et la lecture d’un très petit nombre d’historiens l’avait mise en état de démêler d’un coup d’œil les motifs secrets des actions publiques et tous les détours du cœur humain. Lorsqu’une révolution mémorable fit naître dans la tête de presque tous les Français des espérances qui furent longtemps trompées, elle embrassa cette révolution avec enthousiasme, et suivit de bonne foi l’impulsion de son âme et la conviction de son esprit. Toutes les pensées nobles et généreuses s’emparèrent d’elle, et elle méconnut, comme bien d’autres, les difficultés et les obstacles, et cette disproportion désespérante entre les idées qu’on voulait établir et la nation qui devait les recevoir, nation affaiblie par l’excès de la civilisation, nation devenue vaniteuse et frivole par l’éducation du pouvoir arbitraire, et chez laquelle les lumières mêmes demeuraient stériles, parce que les lumières ne font qu’éclairer la route, mais ne donnent point aux hommes la force de la parcourir. Julie fut une amie passionnée de la Révolution, ou, pour parler plus exactement, de ce que la Révolution promettait. La justesse de son esprit en faisait nécessairement une ennemie implacable des préjugés de toute espèce, et, dans sa haine contre les préjugés, elle n’était pas exempte d’esprit de parti. Il est presque impossible aux femmes de se préserver de l’esprit de parti ; elles sont toujours dominées par des affections individuelles. Quelquefois, ce sont ces affections individuelles qui leur suggèrent leurs opinions ; d’autres fois, leurs opinions les dirigent dans le choix de leurs alentours. Mais, dans ce dernier cas même, comme elles ont essentiellement besoin d’aimer, elles ressentent bientôt pour leurs alentours une affection vive, et de la sorte l’attachement que l’opinion avait d’abord créé réagit sur elle et la rend plus violente. Mais si Julie eut l’esprit de parti, cet esprit de parti même ne servait qu’à mettre plus en évidence la bonté naturelle et la générosité de son caractère. Elle s’aveuglait sur les hommes qui semblaient partager ses opinions ; mais elle ne fut jamais entraînée à méconnaître le mérite, à justifier la persécution de l’innocence, ou à rester sourde au malheur. Elle haïssait le parti contraire au sien ; mais elle se dévouait avec zèle et avec persévérance à la défense de tout individu qu’elle voyait opprimé : à l’aspect de la souffrance et de l’injustice, les sentiments nobles qui s’élevaient en elle faisaient taire toutes les considérations partiales ou passionnées ; et, au milieu des tempêtes politiques, pendant lesquelles tous ont été successivement victimes, nous l’avons vue souvent prêter à la fois à des hommes persécutés, en sens opposés, tous les secours de son activité et de son courage. Sans doute, quand son cœur ne l’aurait pas ainsi dirigée, elle était trop éclairée pour ne pas prévoir que de mauvais moyens ne conduisaient jamais à un résultat avantageux. Lorsqu’elle voyait l’arbitraire déployé en faveur de ce qu’on appelait la liberté, elle ne savait que trop que la liberté ne peut jamais naître de l’arbitraire. C’était donc avec douleur qu’elle contemplait les défenseurs de ses opinions chéries, les sapant dans leur base, sous prétexte de les faire triompher, et s’efforçant plutôt de se saisir à leur tour du despotisme que de le détruire. Cette manière de voir est un mérite dont il faut savoir d’autant plus de gré à Julie, que certes il n’a pas été commun. Tous les partis, durant nos troubles, se sont regardés comme les héritiers les uns des autres, et, par cette conduite, chacun d’eux, en effet, a hérité de la haine que le parti contraire avait d’abord inspirée. Une autre qualité de Julie, c’est qu’au milieu de sa véhémence d’opinion, l’esprit de parti ne l’a jamais entraînée à l’esprit d’intrigue. Une fierté innée l’en garantissait. Comme on se fait toujours un système d’après ses défauts, beaucoup de femmes imaginent que c’est par un pur amour du bien qu’elles demandent pour leurs amis des places, du crédit, de l’influence. Mais quand il serait vrai que leur motif est aussi noble qu’elles le supposent, il y a dans les sollicitations de ce genre, quelque chose de contraire à la pudeur et à la dignité de leur sexe ; et, lors même qu’elles commencent par ne songer qu’à l’intérêt public, elles se trouvent engagées dans une route qui les dégrade et les pervertit. Il y a dans cette carrière tant de boue à traverser que personne ne peut s’en tirer sans éclaboussures. Julie, violente quelquefois, ne fut jamais intrigante ni rusée. Elle désirait les succès de ses amis, parce qu’elle y voyait un succès pour les principes qu’elle croyait vrais ; mais elle voulait qu’ils dussent ces succès à eux-mêmes, et non pas à des voies détournées, qui les leur eussent rendus moins flatteurs, et, en leur faisant contracter, comme il arrive la plupart du temps, des engagements équivoques, auraient faussé la ligne qu’ils devaient suivre. Elle aurait tout hasardé pour leur liberté, pour leur vie ; mais elle n’aurait pas fait une seule démarche pour leur obtenir du pouvoir. Elle pensait, avec raison, que jamais le salut d’un peuple ne dépend de la place que remplit un individu ; que la nature n’a donné en ce genre à personne des privilèges exclusifs ; que tout individu qui est né pour faire du bien, en fait, quelque rang qu’il occupe et qu’un peuple qui ne pourrait être sauvé que par tel ou tel homme, ne serait pas sauvé pour longtemps, même par cet homme, et, de plus, ne mériterait guère la peine d’être sauvé. Il n’en est pas de la liberté comme d’une bataille. Une bataille, étant l’affaire d’un jour, peut être gagnée par le talent du général ; mais la liberté, pour exister, doit avoir sa base dans la nation même, et non dans les vertus ou dans le caractère d’un chef. Les opinions politiques de Julie, loin de s’amortir par le temps, avaient pris, vers la fin de sa vie, plus de véhémence. Comme elle raisonnait juste, elle n’avait pas conclu, comme tant d’autres, de ce que, sous le nom de liberté, l’on avait établi successivement divers modes de tyrannie, que la tyrannie était un bien et la liberté un mal. Elle n’avait pas cru que la République pût être déshonorée parce qu’il y avait des méchants ou des sots qui s’étaient appelés républicains. Elle n’avait pas adopté cette doctrine bizarre, d’après laquelle on prétend que, parce que les hommes sont corrompus, il faut donner à quelques-uns d’entre eux d’autant plus de pouvoir ; elle avait senti, au contraire, qu’il fallait leur en donner moins c’est-à-dire placer, dans des institutions sagement combinées, des contre-poids contre leurs vices et leurs faiblesses. Son amour pour la liberté s’était identifié avec ses sentiments les plus chers. La perte de l’aîné de ses fils fut un coup dont elle ne se releva jamais ; et cependant, au milieu même de ses larmes, dans une lettre qu’elle adressait à ce fils tant regretté, lettre qui n’était pas destinée à être vue, et que ses amis n’ont découverte que parmi ses papiers, après sa mort ; dans cette lettre, dis-je, elle exprimait une douleur presque égale de la servitude de sa patrie sous le régime impérial ; elle s’entretenait avec celui qui n’était plus de l’avilissement de ceux qui existaient encore, tant il y avait dans cette âme quelque chose de romain ! En lisant ce que je viens d’écrire sur les opinions de Julie en politique, on se figurera peut-être qu’elle avait abdiqué la grâce et le charme de son sexe pour s’occuper de ces objets : c’est ce qui serait arrivé sans doute si elle s’y fût livrée par calcul, dans le but de se faire remarquer et d’obtenir de la considération et de l’influence ; mais, comme je l’ai dit en commençant, elle devait tout à la nature, et de la sorte elle n’avait acquis aucune de ses qualités aux dépens d’une autre. Cette même femme, dont la logique était précise et serrée lorsqu’elle parlait sur les grands sujets qui intéressent les droits et la dignité de l’espèce humaine, avait la gaieté la plus piquante, la plaisanterie la plus légère : elle ne disait pas souvent des mots isolés qu’on pût retenir et citer, et c’était encore là, selon moi, l’un de ses charmes. Les mots de ce genre, frappants en eux-mêmes, ont l’inconvénient de tuer la conversation ; ce sont, pour ainsi dire, des coups de fusil qu’on tire sur les idées des autres, et qui les abattent. Ceux qui parlent par traits ont l’air de se tenir à l’affût, et leur esprit n’est employé qu’à préparer une réponse imprévue, qui, tout en faisant rire, dérange la suite des pensées et produit toujours un moment de silence. Telle n’était pas la manière de Julie. Elle faisait valoir les autres autant qu’elle-même ; c’était pour eux autant que pour elle qu’elle discutait ou plaisantait. Ses expressions n’étaient jamais recherchées ; elle saisissait admirablement le véritable point de toutes les questions, sérieuses ou frivoles. Elle disait toujours ce qu’il fallait dire, et l’on s’apercevait avec elle que la justesse des idées est aussi nécessaire à la plaisanterie qu’elle peut l’être à la raison. Mais ce qui la distinguait encore beaucoup plus que sa conversation, c’étaient ses lettres. Elle écrivait avec une extrême facilité, et se plaisait à écrire. Les anecdotes, les observations fines, les réflexions profondes, les traits heureux se plaçaient sous sa plume sans travail, et cependant toujours dans l’ordre le plus propre à les faire valoir l’un par l’autre. Son style était pur, précis, rapide et léger ; et, quoique le talent épistolaire soit reconnu pour appartenir plus particulièrement aux femmes, j’ose affirmer qu’il n’y en a presque aucune que l’on puisse, à cet égard, comparer à Julie. Madame de Sévigné, dont je ne contesterai point la supériorité dans ce genre, est plus intéressante par son style que par ses pensées ; elle peint avec beaucoup de fidélité, de vie et de grâce ; mais le cercle de ses idées n’est pas très étendu. La cour, la société, les caractères individuels, et, en fait d’opinions, tout au plus les plus reçues, les plus à la mode ; voilà les bornes qu’elle ne franchit jamais. Il y a, dans les lettres de Julie, plus de réflexion ; elle s’élance souvent dans une sphère plus vaste ; ses aperçus sont plus généraux ; et, comme il n’y a jamais en elle ni projet, ni pédanterie, ni emphase, comme tout est naturel, involontaire, imprévu, les observations générales qu’elle exprime en une ligne, parce qu’elles se présentaient à elle et non parce qu’elle les cherchait, donnent certainement à sa correspondance un mérite de plus. Presque toutes les femmes parlent bien sur l’amour : c’est la grande affaire de leur vie ; elles y appliquent tout leur esprit d’analyse et cette finesse d’aperçus dont la nature les a douées pour les dédommager de la force. Mais comme elles ont un intérêt immédiat, elles ne sauraient être impartiales. Plus elles ont de pureté d’âme, plus elles sont portées à mettre aux liaisons de ce genre une importance, je ne dirai pas, pour ne scandaliser personne, exagérée, mais cependant en contraste avec l’état nécessaire de la société. Je crois bien que Julie, lorsqu’il s’agissait d’elle-même, n’était guère plus désintéressée qu’une autre ; mais elle reconnaissait au moins qu’elle était injuste, et elle en convenait. Elle savait que ce penchant impérieux, l’état naturel d’un sexe, n’est que la fièvre de l’autre ; elle comprenait et avouait que les femmes qui se sont données et les hommes qui ont obtenu sont dans une position précisément inverse. Ce n’est qu’à l’époque de ce qu’on a nommé leur défaite, que les femmes commencent à avoir un but précis, celui de conserver l’amant pour lequel elles ont fait ce qui doit leur sembler un grand sacrifice. Les hommes, au contraire, à cette même époque, cessent d’avoir un but : ce qui en était un pour eux leur devient un lien. Il n’est pas étonnant que deux individus placés dans des relations aussi inégales arrivent rapidement à ne plus s’entendre ; c’est pour cela que le mariage est une chose admirable, parce qu’au lieu d’un but qui n’existe plus, il introduit des intérêts communs qui existent toujours. Julie détestait la séduction ; elle pensait à juste titre que les ruses, les calculs, les mensonges qu’elle exige dépravent tout autant que des mensonges, des calculs et des ruses employés pour servir tout autre genre d’égoïsme ; mais, partout où elle apercevait la bonne foi, elle excusait l’inconstance, parce qu’elle la savait inévitable, et qu’en prodiguant des noms odieux aux lois de la nature, on ne parvient pas à les éluder. Julie parlait donc sur l’amour avec toute la délicatesse et la grâce d’une femme, mais avec le sens et la réflexion d’un homme. Je l’ai vue plus d’une fois entre deux amants, confidente de leurs peines mutuelles, consolant, avec une sympathie adroite, la femme qui s’apercevait qu’on ne l’aimait plus, indiquant à l’homme le moyen de causer le moins de douleur possible, et leur faisant ainsi du bien à tous deux. Julie n’avait point d’idées religieuses, et j’ai quelquefois été surpris qu’avec une sensibilité profonde, un enthousiasme sincère pour tout ce qui était noble et grand, elle n’éprouvât jamais le besoin de ce recours à quelque chose de surnaturel qui nous soutient contre la souffrance que nous causent les hommes, et nous console d’être forcés de les mépriser ; mais son éducation, la société qui l’avait entourée dès sa première jeunesse, ses liaisons intimes avec les derniers philosophes du dix-huitième siècle, l’avaient rendue inaccessible à toutes les craintes comme à toutes les espérances de cette nature. C’était le seul rapport sous lequel elle eût, pour ainsi dire, abjuré son habitude de se décider par elle-même, et embrassé des opinions sur parole. Je suis loin de regarder l’incrédulité comme une faute ; mais la conviction de ce genre ne me paraît motivée par rien, et l’affirmation dans l’athée me semble annoncer un grand vice de raisonnement. Les dévots peuvent être entraînés par les besoins de l’imagination et du cœur, et leur esprit peut se plier à ces besoins sans être faussé ; mais l’homme qui croit être arrivé par la logique à rejeter sans hésitation toute idée religieuse est nécessairement un esprit faux. L’incrédulité de Julie était, au reste, plutôt une impression de l’enfance qu’une persuasion réfléchie, et il en était résulté que cette incrédulité s’était logée dans un coin de sa tête, comme la religion se loge dans la tête de beaucoup de gens, c’est-à-dire sans exercer aucune influence sur le reste de ses idées ou de sa conduite, mais en excitant toujours en elle une assez vive irritation quand elle était contredite sut ce point. J’ai vu cette incrédulité aux prises avec l’épreuve la plus déchirante. Le plus jeune des fils de Julie fut attaqué d’une maladie de poitrine qui le conduisit lentement au tombeau ; elle le soigna pendant près d’une année, l’accompagnant de ville en ville, espérant toujours désarmer la nature implacable, en cherchant des climats plus doux ou des médecins plus habiles. Toutes ses affections s’étaient concentrées sur ce dernier de ses enfants. La perte des deux premiers le lui avait rendu plus cher. L’amour maternel avait remplacé en elle toutes les autres passions ; cependant, au milieu de ses anxiétés, de ses incertitudes, de son désespoir, jamais la religion ne se présenta à son esprit que comme une idée importune, et, pour ainsi dire, ennemie ; elle craignait qu’on ne tourmentât son fils de terreurs chimériques ; et, dans une situation qui aurait, à ce qu’il semble, dû lui faire adopter presque aveuglément les consolations les plus improbables et les espérances les plus vagues, la direction que ses idées avaient prise, plus forte que les besoins de son cœur, ne lui permit jamais de considérer les promesses religieuses que comme un moyen de domination et un prétexte d’intolérance. Je ne puis ici m’empêcher de réfléchir au mal que causent à la religion et aux êtres souffrants qui auraient besoin d’elle, l’esprit dominateur et l’intolérance dogmatique. Qui ne croirait, quand la douleur a pénétré dans les replis les plus intimes de l’âme, quand la mort nous a frappés de coups irréparables, quand tous les liens paraissent brisés entre nous et ce que nous chérissons ; qui ne croirait, dis-je, qu’une voix nous annonçant une réunion inespérée, faisant jaillir du sein des ténèbres éternelles une lumière inattendue, arrachant au cercueil les objets sans lesquels nous ne saurions vivre, et que nous pensions ne jamais revoir, devrait n’exciter que la joie, la reconnaissance et l’assentiment ? Mais le consolateur se transforme en maître ; il ordonne, il menace, il impose le dogme quand il fallait laisser la croyance germer au sein de l’espoir, et la raison se révolte, et l’affection, découragée, se replie sur elle-même, et le doute, dont nous commencions à être affranchis, renaît précisément parce qu’on nous a commandé la foi. C’est un des grands inconvénients des formes religieuses, trop stationnaires et trop positives, que l’aversion qu’elles inspirent aux esprits indépendants. Elles nuisent à ceux qui les adoptent, parce qu’elles rétrécissent et faussent leurs idées ; et elles nuisent encore à ceux qui ne les adoptent pas, parce qu’elles les privent d’une source féconde d’idées douces et de sentiments qui les rendraient meilleurs et plus heureux. On a dit souvent que l’incrédulité dénotait une âme sèche, et la religion une âme douce et aimante. Je ne veux point nier cette règle en général. Il me paraît difficile qu’on soit parfaitement content de ce monde sans avoir un esprit étroit et un cœur aride ; et, lorsqu’on n’est pas content de ce monde, on est bien près d’en désirer et d’en espérer un autre. Il y a, dans les caractères profonds et sensibles, un besoin de vague que la religion seule satisfait, et ce besoin tient de si près à toutes les affections élevées et délicates, que celui qui ne l’éprouve pas est. presque infailliblement dépourvu d’une portion précieuse de sentiments et d’idées. Julie était néanmoins une exception remarquable à cette règle. Il y avait dans son cœur de la mélancolie, et de la tendresse au fond de son âme, si elle n’eût pas vécu dans un pays où la religion avait longtemps été une puissance hostile et vexatoire, et où son nom même réveillait des souvenirs de persécutions et de barbaries, il est possible que son imagination eût pris une direction toute différente. La mort du dernier fils de Julie fut la cause de la sienne, et le signal d’un dépérissement aussi manifeste que rapide. Frappée trois fois en moins de trois ans d’un malheur du même genre, elle ne put résister à ces secousses douloureuses et multipliées. Sa santé, souvent chancelante, avait paru lutter contre la nature aussi longtemps que l’espérance l’avait soutenue, ou que l’activité des soins qu’elle prodiguait à son fils mourant l’avait ranimée ; lorsqu’elle ne vit plus de bien à lui faire, ses forces l’abandonnèrent. Elle revint à Paris, malade, et, le jour même de son arrivée, tous les médecins en désespérèrent. Sa maladie dura environ trois mois. Pendant tout cet espace de temps, il n’y eut pas une seule fois la moindre possibilité d’espérance. Chaque jour était marqué par quelque symptôme qui ne laissait aucune ressource à l’amitié, avide de se tromper, et chaque lendemain ajoutait au danger de la veille. Julie seule parut toujours ignorer ce danger. La nature de son mal favorise, dit-on, de telles illusions ; mais son caractère contribua sans doute beaucoup à ces illusions heureuses : je dis heureuses, car je ne puis prononcer avec certitude sur les craintes qu’une mort certaine lui aurait inspirées. Jamais cette idée ne se présenta d’une manière positive et directe à son esprit ; mais je crois qu’elle en eût ressenti une peine vive et profonde : on s’en étonnera peut-être. Privée de ses enfants, isolée sur cette terre, ayant à la fois une âme énergique, qui ne devait pas être accessible à la peur, et une âme sensible, que tant de pertes devaient avoir déchirée, pouvait-elle regretter la vie ? je ne mets pas en doute que si ses forces physiques eussent mieux résisté à sa douleur morale, elle n’eût pris en horreur la carrière sombre et solitaire qui lui restait à parcourir. Mais, menacée elle-même au moment où elle venait de voir disparaître tous les objets de son affection, elle n’eut pas le temps, pour ainsi dire, de se livrer à ses regrets. Elle fut obligée trop rapidement de s’occuper d’elle pour que d’autres pensées continuassent à dominer dans son âme : sa maladie lui servit en quelque sorte de consolation, et la nature, par un instinct involontaire, recula devant la destruction qui s’avançait et la rattacha à l’existence. Dans les dernières semaines qui précédèrent sa mort, elle semblait se livrer à mille projets qui supposaient un long avenir ; elle détaillait avec intérêt ses plans d’établissement, de société et de fortune ; les soins de ses amis l’attendrissaient ; elle s’étonnait elle-même de se sentir reprendre à la vie. C’était pour ceux qui l’entouraient une douleur de plus, une douleur d’autant plus amère qu’il fallait lui en dérober jusqu’à la moindre trace. Elle disposait dans ses discours d’une longue suite d’années, tandis qu’un petit nombre de jours lui restait à peine. On voyait en quelque sorte, derrière les chimères dont son imagination semblait se repaître, la mort souriant comme avec ironie. Je me reprochais quelquefois ma dissimulation complaisante. Je souffrais de cette barrière qu’élevait entre Julie et moi cette contrainte perpétuelle. Je m’accusais de blesser l’amitié, en la trompant, même pour adoucir ses derniers moments. Je me demandais si la vérité n’était pas un devoir ; mais quel eût été le résultat d’une vérité que Julie craignait d’entendre ? J’ai déjà dit que le cercle de ses idées ne s’étendait point au delà de cette vie, jusqu’à ses malheurs personnels, la mort ne l’avait jamais frappée que comme un incident inévitable, sur lequel il était superflu de s’appesantir. La perte de ses enfants, en déchirant son cœur, n’avait rien changé à la direction de son esprit. Lorsque des symptômes trop peu méconnaissables pour elle, puisqu’elle les avait observés dans la longue maladie de son dernier fils, jetaient à ses propres yeux une lueur soudaine sur son état, sa physionomie se couvrait d’un nuage ; mais elle repoussait cette impression ; elle n’en parlait que pour demander à l’amitié, d’une manière détournée, de concourir à l’écarter. Enfin, le moment terrible arriva[19]. Depuis plusieurs jours, son dépérissement s’était accru avec une rapidité accélérée ; mais il n’avait point influé sur la netteté, ni même sur l’originalité de ses idées. Sa maladie, qui quelquefois avait paru modifier son caractère, n’avait point eu le même empire sur son esprit : Deux heures avant de mourir, elle parlait avec intérêt sur les objets qui l’avaient occupée toute sa vie, et ses réflexions fortes et profondes sur l’avilissement de l’espèce humaine, quand le despotisme pèse sur elle, étaient entremêlées de plaisanteries piquantes sur les individus qui se sont le plus signalés dans cette carrière de dégradation. La mort vint mettre un terme à l’exercice de tant de facultés que n’avait pu affaiblir la souffrance physique. Dans son agonie même, Julie conserva toute sa raison. Hors d’état de parler, elle indiquait, par des gestes, les secours qu’elle croyait encore possible de lui donner. Elle me serrait la main en signe de reconnaissance. Ce fut ainsi qu’elle expira. ==DE MADAME DE STAEL ET DE SES OUVRAGES== Depuis douze ans que Mme de Staël est morte, sa mémoire vit dans le cœur de tous ceux qui l’ont connue ; sa gloire, dans l’esprit de tous les amis des idées nobles et généreuses, qu’elle a défendues avec tant de constance, au prix de son repos et de son bonheur. Je me propose de réunir ici quelques observations sur le caractère et les ouvrages de cette femme illustre, persécutée si indignement par un pouvoir injuste, dont l’orgueil s’irritait de toutes les supériorités qui n’étaient pas de sa création. Je n’écris point une biographie ; je ne recueille point d’anecdotes : je laisse au hasard errer ma pensée sur des souvenirs qui resteront à jamais gravés dans l’âme de ceux qui ont eu le bonheur de connaître Mme de Staël et de l’entendre. Les deux qualités dominantes de Mme de Staël étaient l’affection et la pitié. Elle avait, comme tous les génies supérieurs, une grande passion pour la gloire ; elle avait comme toutes les âmes élevées, un grand amour pour la liberté : mais ces deux sentiments, impérieux et irrésistibles, quand ils n’étaient combattus par aucun autre, cédaient à l’instant, lorsque la moindre circonstance les mettait en opposition avec le bonheur de ceux qu’elle aimait, ou lorsque la vue d’un être souffrant lui rappelait qu’il y avait dans le monde quelque chose de bien plus sacré pour elle que le succès d’une cause ou le triomphe d’une opinion. Cette disposition d’âme n’était pas propre à la rendre heureuse, au milieu des orages d’une révolution à laquelle la carrière politique de son père et sa situation en France l’auraient forcée de s’intéresser, quand elle n’y eût pas été entraînée par l’énergie de son caractère et la vivacité de ses impressions. Après chacun de ces succès éphémères qu’ont remportés tour à tour les divers partis, sans jamais savoir affermir par la justice un pouvoir obtenu par la violence, Mme de Staël s’est constamment rangée parmi les vaincus, lors même qu’elle était séparée d’eux avant leur défaite. Peut-être, pour entretenir des regrets unanimes, faudrait-il ne parler d’elle que sous le rapport des qualités privées ou du talent littéraire, et passer sous silence tout ce qui tient aux grands objets discutés sans relâche depuis quarante ans ; mais je l’ai toujours vu tenir à honneur de manifester sur ces intérêts importants de nobles pensées, et je ne crois point qu’elle approuvât un silence timide. Je ne l’observerai donc pas : je dirai seulement qu’il me semble qu’on peut lui pardonner d’avoir désiré et chéri la liberté, si l’on réfléchit que les proscrits de toutes les opinions lui ont trouvé plus de zèle pour les protéger dans leur infortune, qu’ils n’en avaient rencontré en elle pour leur résister durant leur puissance. Sa demeure était leur asile, sa fortune leur ressource, son activité leur espérance. Non seulement elle leur prodiguait des secours généreux, non seulement elle leur offrait un refuge que son courage rendait assuré, elle leur sacrifiait même ce temps si précieux pour elle, dont chaque partie lui servait à se préparer de nouveaux moyens de gloire et de nouveaux titres à l’illustration. Que de fois on l’a vue, quand la pusillanimité des gouvernements voisins de la France les rendait persécuteurs, suspendre des travaux auxquels elle attachait, avec raison, une grande importance, pour conserver à des fugitifs la retraite où ils étaient parvenus avec effort, et d’où l’on menaçait de les exiler ! Que d’heures, que de jours elle a consacrés à plaider leur cause ! Avec quel empressement elle renonçait aux succès d’un esprit irrésistible, pour faire servir cet esprit tout entier à défendre le malheur ! Quelques-uns de ses ouvrages s’en ressentent peut-être. C’est dans l’intervalle de cette bienfaisance active et infatigable qu’elle en a composé plusieurs, interrompue qu’elle était sans cesse par ce besoin constant de secourir et de consoler ; et l’on trouverait, si l’on connaissait toute sa vie, dans chacune des légères incorrections de son style, la trace d’une bonne action. Ici une triste réflexion me frappe. Plusieurs de ceux qui lui ont dû leur retour inespéré dans une patrie qui les avait repoussés, la restitution inattendue d’une fortune dont la confiscation avait fait sa proie, la conservation même d’une vie que menaçait le glaive des lois révolutionnaires, ont obtenu, sous un gouvernement qui avait comprimé l’anarchie, mais en tuant la liberté, du crédit, des faveurs, de l’influence : et ils sont restés spectateurs indifférents de l’exil de leur bienfaitrice, et de la douleur déchirante que cet exil lui causait. J’en ai vu qui, dans leur ardeur à justifier un despotisme qui n’avait pas besoin de leurs serviles apologies, accusaient sa victime d’avoir inspiré, par son activité, son esprit, son impétuosité généreuse, des terreurs fondées à une autorité qui s’établissait. Oui, son activité, sans doute, était infatigable, son esprit était puissant ; elle était impétueuse contre tout ce qui était injuste ou tyrannique. Vous devez le savoir, car cette activité vous a secourus dans votre misère et protégés dans vos périls ; cet esprit puissant s’est consacré à plaider votre cause ; cette impétuosité, que n’arrêtaient ni les calculs de l’intérêt, ni la crainte d’attirer sur elle-même la persécution dont elle s’efforçait de vous garantir, s’est placée entre vous et ceux qui vous proscrivaient. Amis ingrats ! Courtisans misérables ! Vous lui avez fait un crime des vertus qui vous ont sauvés. Si telle était Mme de Staël pour tous les êtres souffrants, que n’était-elle pas pour ceux que l’amitié unissait à elle ? Comme ils étaient sûrs que son esprit répondrait à toutes leurs pensées, que son âme devinerait la leur ! Avec quelle sensibilité profonde elle partageait leurs moindres émotions ! Avec quelle flexibilité pleine de grâces elle se pénétrait de leurs impressions les plus fugitives ! Avec quelle pénétration ingénieuse elle développait leurs aperçus les plus vagues, et les faisait valoir à leurs propres yeux ! Ce talent de conversation merveilleux, unique, ce talent que tous les pouvoirs qui ont médité l’injustice ont toujours redouté comme un adversaire et comme un juge, semblait alors ne lui avoir été donné que pour revêtir l’intimité d’une magie indéfinissable, et pour remplacer, dans la retraite la plus uniforme, le mouvement vif et varié de la société la plus animée et la plus brillante. Même en s’éloignant d’elle, on était encore longtemps soutenu par le charme qu’elle avait répandu sur ce qui l’entourait ; on croyait encore s’entretenir avec elle ; on lui rapportait toutes les pensées que des objets nouveaux faisaient naître : ses amis ajournaient, pour ainsi dire, une portion de leurs sentiments et de leurs idées jusqu’à l’époque où ils espéraient la retrouver. Ce n’était pas seulement dans les situations paisibles que Mme de Staël était la plus aimable des femmes et la plus attentive des amies ; dans les situations difficiles, elle était encore, comme nous l’avons dit, la plus dévouée. Si je voulais en fournir des preuves, j’en appellerais, sans hésitation, à un homme auquel l’étendue et la flexibilité de son esprit, l’habileté de sa conduite à toutes les époques, et sa participation presque constante aux plus grands événements qui ont marqué le premier quart de ce siècle, ont fait une réputation européenne. Lorsque, relégué par la proscription dans une contrée lointaine, dont la simplicité pesait à son âme habituée aux jouissances d’une civilisation très avancée, il supportait avec peine l’ennui des mœurs commerciales et républicaines, Mme de Staël, au sein des agitations politiques et des distractions de la capitale, devinait cet ennui comme par une sympathie d’affection qui lui faisait éprouver pour un autre ce qu’elle n’aurait pas ressenti pour elle-même. Ce fut elle qui, par sa persistance, obtint, bien que suspecte à un gouvernement ombrageux, à des néophytes en liberté, qui travestissaient leurs défiances en patriotisme, le rappel d’un citoyen dont le rang, le nom, les habitudes n’avaient rien de commun avec les formes sévères d’un républicanisme nouveau. Elle surmonta tous les obstacles, vainquit toutes les répugnances, brava des soupçons qui empoisonnèrent sa vie entière, et rendit à l’ami dont elle était alors la seule protectrice le séjour de la France que, par cela même, elle dut bientôt quitter. Et là ne se borna point l’enthousiasme de son amitié active ; elle voulut, pour cet ami, des honneurs, des dignités, des richesses, elle voulut qu’il lui fût redevable de toute, son existence : elle réussit ; et après avoir contemplé la première fête qui constatait la prospérité dont elle était l’unique auteur, elle emporta dans l’exil la consolation du bien qu’elle avait fait, et le sentiment de la reconnaissance qu’avait méritée son dévouement. Mille exemples du même genre me seraient aisés à citer. Aussi ses amis comptaient sur elle comme sur une sorte de providence. Si, par quelque malheur imprévu, l’un d’entre eux eût perdu toute sa fortune, il savait où la pauvreté ne pouvait l’atteindre ; s’il eût été contraint à prendre la fuite, il savait dans quels lieux on le remercierait de choisir un asile ; s’il s’était vu plongé dans un cachot, il se serait attendu avec certitude que Mme de Staël y pénétrerait pour le délivrer. Parmi les affections qui ont rempli sa vie, son amour pour son père a toujours occupé la première place. Les paroles semblaient lui manquer quand elle voulait exprimer ce qu’elle éprouvait pour lui. Tous ses autres sentiments étaient modifiés par cette pensée. Son attachement pour la France s’augmentait de l’idée que c’était le pays qu’avait servi son père, et du besoin de voir l’opinion rendre à M. Necker la justice qui lui était due ; elle eût désiré le ramener dans cette contrée où sa présence lui paraissait devoir dissiper toutes les préventions et concilier tous les esprits. Depuis sa mort, l’espoir de faire triompher sa mémoire l’animait et l’encourageait, bien plus que toute perspective de succès personnel : l’histoire de la vie de M. Necker était son occupation constante ; et, dans cette affreuse maladie qu’une nature inexorable semblait avoir compliquée pour épuiser sur elle toutes les souffrances, son regret habituel était de n’avoir pu achever le monument que son amour filial s’était flatté d’ériger. Je viens de relire l’introduction qu’elle a placée à la tête des manuscrits de son père. Je ne sais si je me trompe, mais ces pages me semblent plus propres à la faire apprécier, à la faire chérir de ceux mêmes qui ne l’ont pas connue, que tout ce qu’elle a publié de plus éloquent, de plus entraînant sur d’autres sujets ; son âme et son talent s’y peignent tout entiers. La finesse de ses aperçus, l’étonnante variété de ses impressions, la chaleur de son éloquence, la force de sa raison, la vérité de son enthousiasme, son amour pour la liberté et pour la justice, sa sensibilité passionnée, la mélancolie qui souvent la distinguait, même dans ses productions purement littéraires, tout ici est consacré à porter la lumière sur un seul foyer, à exprimer un seul sentiment, à faire partager une pensée unique. C’est la seule fois qu’elle ait traité un objet avec toutes les ressources de son esprit, toute la profondeur de son âme, et sans être distraite par quelque idée étrangère. Cet ouvrage, peut-être, n’a pas encore été considéré sous ce point de vue : trop de différences d’opinions s’y opposaient pendant la vie de Mme de Staël. La vie est une puissance contre laquelle s’arment, tant qu’elle dure, les souvenirs, les rivalités et les intérêts ; mais quand cette puissance est brisée, tout ne doit-il pas prendre un autre aspect ? Et si, comme j’aime à le penser, la femme qui a mérité tant de gloire et fait tant de bien est aujourd’hui l’objet d’une sympathie universelle et d’une bienveillance unanime, j’invite ceux qui honorent le talent, respectent l’élévation, admirent le génie et chérissent la bonté, à relire aujourd’hui cet hommage tracé sur le tombeau d’un père par celle que ce tombeau renferme maintenant. Après cette notice sur M. Necker, deux ouvrages qui, si je ne me trompe, font le mieux connaître, soit le caractère, soit les opinions de Mme de Staël, ce sont d’une part Corinne, et de l’autre les « Considérations sur la révolution française ». Disons donc quelques mots de ces deux productions si remarquables, dont la première a créé, pour ainsi dire, une ère nouvelle dans la littérature française, et dont l’autre a élevé aux principes de la liberté, proclamés en I789, avant qu’elle ne se fût souillée par des crimes qu’avaient provoqués des résistances mal calculées, le monument le plus durable qu’on leur ait encore érigé. Pour juger un ouvrage comme il doit être jugé, certaines concessions, que j’appellerai dramatiques, sont indispensables. Il faut permettre à l’auteur de créer les caractères de ses héros comme il veut, pourvu que ces caractères ne soient pas invraisemblables. Ces caractères une fois fixés, il faut admettre les événements, pourvu qu’ils résultent naturellement de ces caractères. Il faut enfin considérer l’intérêt produit par la combinaison des uns et des autres. Il ne s’agit point de rechercher si les caractères ne pourraient pas être différents. Sont-ils naturels ? Sont-ils touchants ? Conçoit-on que telle circonstance ait dû être l’effet de la disposition de tel personnage principal ? Que cette disposition existant, telle action ait dû être amenée par telle circonstance ? Est-on vivement ému ? L’intérêt va-t-il croissant jusqu’à la fin de l’ouvrage ? Plus ces questions peuvent être résolues par l’affirmative, plus l’ouvrage approche de la perfection. Corinne est une femme extraordinaire, enthousiaste des arts, de la musique, de la peinture, surtout de la poésie ; d’une imagination exaltée, d’une sensibilité excessive, mobile à la fois et passionnée ; portant en elle-même tous les moyens de bonheur, mais accessible en même temps à tous les genres de peine ; ne se dérobant à la souffrance qu’à l’aide des distractions ; ayant besoin d’être applaudie, parce qu’elle a la conscience de ses forces, mais ayant plus encore besoin d’être aimée ; menacée ainsi toujours d’une destinée fatale, n’échappant à cette destinée qu’en s’étourdissant, pour ainsi dire, par l’exercice de ses facultés, et frappée sans ressource dès qu’un sentiment exclusif, une pensée unique s’est emparée de son âme. Pourquoi, dira-t-on, choisir pour héroïne une telle femme ? Veut-on nous l’offrir pour modèle ? Et quelles leçons son histoire peut-elle nous présenter ? Pourquoi choisir pour héroïne une telle femme ? Parce que ce caractère s’identifiait mieux qu’un autre, et je dirai même s’identifiait seul avec la contrée que l’écrivain voulait peindre ; et c’est là l’idée heureuse dans l’ouvrage de Mme de Staël. Elle n’a point, ainsi que les auteurs qui, avant elle, ont prétendu réunir deux genres divers, promené froidement un étranger au milieu d’objets nouveaux, qu’il décrivait avec une surprise monotone ou une attention minutieuse ; elle a pénétré son héroïne de tous les sentiments, de toutes les passions, de toutes les idées que réveillent le beau ciel, le climat superbe, la nature amie et bienfaisante qu’elle avait à décrire. L’Italie est empreinte dans Corinne ; Corinne est une production de l’Italie ; elle est la fille de ce ciel, de ce climat, de cette nature ; et de là, dans cet ouvrage, ce charme particulier qu’aucun voyage ne nous présente. Toutes les impressions, toutes les descriptions sont animées et comme vivantes, parce qu’elles semblent avoir traversé l’âme de Corinne et y avoir puisé de la passion. Le caractère de Corinne était donc nécessaire au tableau de l’Italie, telle que Mme de Staël se proposait de le présenter ; mais, indépendamment de cette considération décisive, ce caractère est-il improbable ? Y a-t-il dans cette réunion de qualités et de défauts, de force et de faiblesse, d’activité dans l’esprit et de sensibilité dans l’âme, des choses qui ne puissent exister ensemble ? Je ne le crois pas. Corinne est un être idéal, sans doute ; mais c’est un être idéal comme les belles statues grecques et, je ne sache pas que, parce que ces statues sont au-dessus des proportions ordinaires, et qu’en elles sont combinées des beautés qui ne se trouvent que séparément dans la réalité, on les ait jamais accusées d’invraisemblance. Mais quelle est la morale de Corinne ? Ici je pense qu’il faut s’entendre. Si, par la morale d’un ouvrage, on comprend une morale directe, exprimée en toutes lettres, comme celle qui se trouve à la fin des fables de La Fontaine, j’affirme que, dans un ouvrage d’imagination, une pareille morale est un grand défaut. Cette morale devient un but auquel l’auteur sacrifie, même à son insu, la probabilité des événements et la vérité des caractères. Il plie les uns, il fausse les autres pour les faire concourir à ce but. Ses personnages ne sont plus des individus auxquels il obéit, pour ainsi dire, après les avoir créés, parce qu’ils ont reçu de son talent une véritable existence, et qu’il n’en est pas plus le maître qu’il ne serait le maître d’individus doués d’une vie réelle ; ce sont des instruments qu’il refond, qu’il polit, qu’il lime, qu’il corrige sans cesse, et qui perdent par là du naturel, et par conséquent de l’intérêt. La morale d’un ouvrage d’imagination se compose de l’impression que son ensemble laisse dans l’âme : si, lorsqu’on pose le livre, on est plus rempli de sentiments doux, nobles, généreux qu’avant de l’avoir commencé, l’ouvrage est moral, et d’une haute moralité. La morale d’un ouvrage d’imagination ressemble à l’effet de la musique ou de la sculpture. Un homme de génie me disait un jour qu’il se sentait meilleur après avoir contemplé longtemps l’Apollon du Belvédère. Il y a, je l’ai déjà dit ailleurs, mais on ne saurait trop le redire, il y a, dans la contemplation du beau en tout genre, quelque chose qui nous détache de nous-mêmes, en nous faisant sentir que la perfection vaut mieux que nous, et qui, par cette conviction, nous inspirant un désintéressement momentané, réveille en nous la puissance du sacrifice, puissance mère de toute vertu. Il y a dans l’émotion, quelle qu’en soit la cause, quelque chose qui fait circuler notre sang plus vite, qui nous procure une sorte de bien-être, qui double le sentiment de nos forces, et qui par là nous rend susceptibles d’une élévation, d’un courage, d’une sympathie au-dessus de notre disposition habituelle. Corinne n’est point représentée comme une personne parfaite, mais comme une créature généreuse, sensible, vraie, incapable de tout calcul, entraînée par tout ce qui est beau, enthousiaste de tout ce qui est grand, dont toutes les pensées sont nobles, dont toutes les impressions sont pures, lors même qu’elles sont inconsidérées. Son langage est toujours d’accord avec ce caractère, et son langage fait du bien à l’âme. Corinne est donc un ouvrage moral. Je ne sais pourquoi cette morale qui, résultant des émotions naturelles, influe sur la teneur générale de la vie, parait déplaire à beaucoup de gens. Serait-ce précisément parce qu’elle s’étend à tout, et que, se confondant avec notre disposition tout entière, elle modifie nécessairement notre conduite, au lieu que les axiomes directs restent, pour ainsi dire, dans leur niche, comme ces pagodes de l’Inde que leurs adorateurs saluent de loin, sans en approcher jamais ? Serait-ce qu’on n’aimerait pas pour soi la morale qui naît de l’attendrissement et de l’enthousiasme, parce que cette morale force en quelque sorte l’action, au lieu que les maximes précises n’obligent les hommes qu’à les répéter ? Et ferait-on ainsi de la morale une masse compacte et indivisible, pour qu’elle se mêlât le moins possible aux intérêts journaliers, et laissât plus de liberté dans tous les détails ? Un ouvrage d’imagination ne doit pas avoir un but moral, mais un résultat moral. il doit ressembler, à cet égard, à la vie humaine qui n’a pas un but, mais qui toujours a un résultat dans lequel la morale trouve nécessairement sa place. Or, si je voulais m’étendre encore sur ce point, relativement à Corinne, je montrerais sans peine que son résultat moral n’est méconnaissable que pour ceux qui se plaisent à le méconnaître. Aucun ouvrage ne présente avec plus d’évidence cette importante leçon, que plus on a de facultés brillantes, plus il faut savoir les dompter ; que lorsqu’on offre aux vents impétueux de si vastes voiles, il ne faut pas tenir un gouvernail faible d’une main tremblante ; que plus les dons de la nature sont nombreux, éclatants et diversifiés, plus il faut marcher au milieu des hommes avec défiance et avec réserve ; qu’entre le génie révolté et la société sourde et sévère, la lutte n’est pas égale, et que pour les âmes profondes, les caractères fiers et sensibles, les imaginations ardentes, les esprits étendus, trois choses sont nécessaires, sous peine de voir le malheur tomber sur eux, savoir vivre seul, savoir souffrir ; savoir mépriser. « Mais Corinne est enthousiaste, et l’enthousiasme a bien des dangers. » Vraiment, je ne me doutais pas que ces dangers nous entourassent : je regarde autour de moi, et, je l’avoue, je ne m’aperçois pas qu’en fait d’enthousiasme, le feu soit à la maison. Où sont-ils donc ces gens entraînés par l’enthousiasme, et qu’il est si pressant d’en préserver ? Voyons-nous beaucoup d’hommes, ou même beaucoup de femmes, sacrifier leurs intérêts à leurs sentiments, négliger par exaltation le soin de leur fortune, de leur considération ou de leur repos ? S’immole-t-on beaucoup par amour, par amitié, par pitié, par justice, par fierté ? Est-il urgent de mettre un terme à ces sacrifices ? A voir tant d’écrivains courir au secours de l’égoïsme, ne dirait-on pas qu’il est menacé ? Rassurons-nous ; il n’a rien à craindre. Nous sommes à l’abri de l’enthousiasme. Les jeunes gens mêmes y sont inaccessibles, admirables par leur amour pour l’étude, leur soif de connaissances, leur impartialité, leur raison, cette raison qui semble les sortir de l’enfance, pour les porter de plein saut dans l’âge mûr. Le caractère de Corinne une fois établi, il fallait, pour donner à l’ouvrage le plus vif degré d’intérêt, lui opposer un caractère assez semblable au sien, pour sentir tout son charme et se mêler à ses impressions, et néanmoins assez différent par ses penchants, ses habitudes, ses opinions, ses principes même, pour que ces différences amenassent des difficultés que ni les circonstances, ni la situation ne pouvaient produire. Ce caractère ne pouvait être celui d’un Français, d’un Allemand ou d’un Italien. En France, l’opinion est tranchante dans les formes, mais elle permet beaucoup de dédommagement à ceux qui s’écartent de ses règles, pourvu qu’ils ne disputent pas son autorité. Corinne était isolée, indépendante. Un Français amoureux de Corinne, et parvenant à lui inspirer un sentiment profond et durable, n’eût vraisemblablement travaillé qu’à la séduire. En Allemagne, les seules distinctions fortement marquées sont celles des rangs. L’opinion, d’ailleurs, est assez indulgente, et tout ce qui sort de la règle commune est plutôt accueilli avec bienveillance que traité avec défaveur. Un Allemand eût donc épousé Corinne, ou, s’il eût été retenu par des considérations tirées de l’obscurité qui enveloppait sa naissance, son hésitation ne reposant que sur des motifs de convenance extérieure, eût été d’un effet commun et dénué d’intérêt. Un italien se fût consacré à elle, comme les mœurs de ce pays l’autorisent. Pour faire naître des combats qui eussent leur source au fond du cœur, il fallait que l’amant de Corinne fût un Anglais, c’est-à-dire l’habitant d’un pays où la carrière des hommes fût tracée d’avance, où leurs devoirs fussent positifs, où l’opinion fût empreinte d’une sévérité mêlée de préjugés et fortifiée par l’habitude, enfin, où tout ce qui est extraordinaire fût importun, parce que tout ce qui est extraordinaire y devient nuisible. Lord Nelvil est un mélange de timidité et de fierté, de sensibilité et d’indécision, de goût pour les arts et d’amour pour la vie régulière, d’attachement aux opinions communes et de penchant à l’enthousiasme. C’est un Anglais déjà empreint des préjugés et des mœurs de sa nation, mais dont le cœur est encore agité par la mobilité naturelle à la jeunesse. il y a une époque dans la vie où le caractère se consolide et prend une forme indestructible. A cette époque, suivant les pays, les hommes deviennent ou égoïstes et avides, ou seulement sérieux et sévères ; mais toujours est-il qu’alors l’âme se ferme aux impressions nouvelles ; elle cède à l’action des habitudes et à l’autorité des exemples ; elle se moule, pour ainsi dire, d’après le moule universel. Avant cette époque, la nature lutte contre des règles qu’elle ne connaît pas clairement ; et c’est durant cette lutte que l’homme est en proie aux égarements de l’imagination comme aux orages du cœur. C’est ainsi qu’Oswald se présente, lorsque, pour la première fois, il rencontre Corinne. Sans doute, dès cette première rencontre, le destin de tous deux est décidé. Ils ne peuvent pas être heureux ensemble, ils ne pourront plus être heureux séparés. Oswald parcourt l’Italie avec Corinne ; il en contemple toutes les merveilles. Le langage éloquent, la voix harmonieuse, l’enthousiasme poétique de son amie prêtent à tous les objets une splendeur surnaturelle. En sa présence, les ruines se relèvent, les souvenirs renaissent, la nature se pare d’un éclat nouveau : l’Italie antique paraît environnée de toutes ses pompes ; l’Italie moderne brille de toute sa beauté. Mais, au milieu de ce délire qui bouleverse son cœur et ses sens, Oswald se rappelle sa patrie, ses devoirs, la carrière qui lui était tracée. Ravi sans être convaincu, charmé sans être soumis, souvent heureux, jamais content de lui-même, il suit à pas incertains le char triomphal de l’être étonnant qui le subjugue et l’enchante. Il est enivré de l’amour qu’il inspire, il est ébloui de la gloire qu’il contemple, il est orgueilleux des succès dont il est témoin ; mais il jette, malgré lui, quelquefois un regard de regret vers le pays qui lui promettait des jouissances et plus dignes et plus calmes. il trouve dans l’air qu’il respire je ne sais quoi de léger qui ne remplit pas sa mâle poitrine. Cette poésie, ces beaux-arts, ces tableaux, cette musique, lui semblent les parures de la vie ; mais la vie elle-même, la vie active, utile et noblement occupée, il se demande où elle est, et la cherche vainement autour de lui. indépendamment du caractère d’Oswald, il y en a, dans Corinne, plusieurs autres qui décèlent une profonde connaissance de la nature et du cœur humain. Je n’en indiquerai que trois, Lucile, le comte d’Erfeuil et de M. de Maltigues. Le portrait de Lucile se compose d’une foule de traits épars qu’il serait impossible d’extraire et de réunir sans leur faire perdre leur délicatesse et quelque chose de leur vérité. Jamais on n’a revêtu de couleurs plus fraîches, plus douces et plus pures à la fois, le charme de la jeunesse, de la pudeur tremblante, du mystère qui l’entoure et la protège, et de cette réserve craintive qui, par je ne sais quel pressentiment des maux de la vie, paraît demander grâce d’avance à une destinée qu’elle ignore encore. Le tableau des relations contraintes de lord Nelvil et de Lucile, qu’il a épousée, sont décrites avec une finesse d’observation admirable. Il n’est personne peut-être qui n’ait, plus d’une fois dans la vie, été dans une situation pareille, dans une situation où le mot nécessaire, toujours sur le point d’être prononcé, ne l’était jamais, où l’émotion qui aurait été décisive, était toujours interrompue, où il y avait entre deux âmes qui avaient besoin de s’entendre une barrière invincible, un mur de glace qui les empêchait de se rapprocher. Le portrait du comte d’Erfeuil est un chef d’œuvre en son genre ; on voit qu’il est observé d’après nature et décrit sans malveillance. Le comte d’Erfeuil est un homme dont toutes les opinions sont sages, toutes les actions louables ; dont la conduite est généreuse sans être imprudente, raisonnable sans être trop circonspecte ; qui ne se compromet ni en servant ses amis ni en les abandonnant ; qui se court le malheur sans en être ému, le souffre sans être accablé ; qui porte dans sa tête un petit code de maximes littéraires, politiques et morales, ramenées toujours à propos dans la conversation, et qui, muni de la sorte, traverse le monde commodément, agréablement, élégamment. On a reproché à Mme de Staël quelque exagération dans la teinte innocente et légère du ridicule qu’elle donne quelquefois au comte d’Erfeuil. On a prétendu qu’il n’était pas possible qu’un Français, à Rome, appelât une italienne « Belle étrangère ». On avait donc oublié ce trait si connu d’un Français dînant avec beaucoup d’autres Français chez un prince d’Allemagne, et lui disant tout à coup : « C’est singulier, Monseigneur, il n’y a que votre Altesse d’étranger ici ». Celui qui écrit ces lignes a vu de ses yeux, dans un spectacle allemand, un comédien français s’avançant pour haranguer le parterre, et commençant son discours par ces paroles : « Respectables étrangers… » M. de Maltigues est un autre caractère dont on n’a pas assez remarqué la profondeur, parce que Mme de Staël ne l’a montré qu’en passant. C’est un homme très corrompu, ne voyant dans la vie de but que le succès, professant cette opinion avec une sorte d’impudeur qui naît de la vanité, mais la pratiquant avec adresse. M. de Maltigues est le résultat d’un siècle où l’on a dit que la morale n’était qu’un calcul bien entendu, et qu’il fallait surtout jouir de la vie ; où l’on a créé contre tous les genres d’enthousiasmes le mot puissant de « niaiserie ». La bravoure est sa seule vertu, parce qu’elle est utile aux méchants contre les bons, tout comme aux bons contre les méchants. Il est fâcheux que Mme de Staël n’ait pas mis le caractère de M. de Maltigues en action ; elle aurait pu le développer d’une façon très piquante. On l’aurait vu peut-être réussir dans le monde par la hardiesse même de son immoralité ; car il y a une grande masse d’hommes qui regardent l’immoralité professée comme une confidence qu’on leur fait, sont flattés de cette confidence, et ne sentent point qu’en se moquant ainsi avec eux des choses les plus sérieuses, c’est d’eux qu’on se moque en réalité. Une considération m’a frappé en examinant les deux caractères du comte d’Erfeuil et de M. de Maltigues ; c’est qu’il y a entre eux un rapport direct, bien qu’ils suivent une ligne tout opposée. Leur premier principe n’est-il pas qu’il faut prendre le monde comme il est et les choses comme elles vont, ne s’appesantir sur rien, ne pas vouloir réformer son siècle, n’attacher à rien une importance exagérée ? Le comte d’Erfeuil adopte la théorie, M. de Maltigues en tire les résultats ; mais les hommes comme M. de Maltigues ne pourraient pas réussir, si les hommes comme le comte d’Erfeuil n’existaient pas. Le comte d’Erfeuil est la frivolité bonne et honnête ; M. de Maltigues, l’égoïsme spéculant sur la frivolité, et profitant de l’impunité qu’elle lui assure ; tant il est vrai qu’il n’y a de moral que ce qui est profond ; qu’en repoussant les impressions sérieuses, on ôte à la vertu toute garantie et toute base ; que, sans enthousiasme, c’est-à-dire sans émotions désintéressées, il n’y a que du calcul, et que le calcul conduit à tout. Ce caractère n’est au reste que le développement d’une pensée que Mme de Staël avait indiquée dans son ouvrage sur la littérature. Depuis longtemps, avait-elle dit, on appelle caractère décidé celui qui marche à son intérêt, au mépris de tous ses devoirs ; un homme spirituel, celui qui trahit successivement avec art tous les liens qu’il a formés. On veut donner à la vertu l’air de la duperie, et faire passer le vice pour la grande pensée d’une âme forte. Il faut s’attacher à faire sentir avec talent que l’immoralité du cœur est aussi la preuve des bornes de l’esprit ; il faut parvenir à mettre en souffrance l’amour-propre des hommes corrompus, et donner au ridicule une direction nouvelle. Ces hommes, qui veulent faire recevoir leurs vices et leurs bassesses comme des grâces de plus, dont la prétention à l’esprit est telle qu’ils se vanteraient presque à vous-mêmes de vous avoir trahi, s’ils n’espéraient pas que vous le saurez un jour ; ces hommes, qui veulent cacher leur incapacité par leur scélératesse, se flattant que l’on ne découvrira jamais qu’un esprit si fort contre la morale universelle est si faible dans ses conceptions politiques ; ces caractères si indépendants de l’opinion des hommes honnêtes, et si tremblants devant celle des hommes puissants, ces charlatans de vices, ces frondeurs des principes élevés, ces moqueurs des âmes sensibles, c’est eux qu’il faut vouer au ridicule ; il faut les dépouiller comme des êtres misérables, et les abandonner à la risée des enfants[20]. Cette conception neuve, forte de vérité, puissante d’amertume, et empreinte d’une indignation à laquelle on voit se mêler le souvenir d’expériences douloureuses, Mme de Staël l’a réalisée dans le caractère de M. de Maltigues, et, sous ce rapport aussi, Corinne est une production du résultat le plus utile et le plus moral. Je passe maintenant dans une autre sphère, et le lecteur sera frappé, je le pense, de cette variété de talent, de cette universalité de vues, qui transforme en écrivain politique du premier ordre l’observateur ingénieux des faiblesses de notre nature, et le peintre fidèle des souffrances du cœur. Dès l’instant où la mort eut frappé le père de Mme de Staël, elle conçut le projet d’écrire l’histoire de la vie politique de cet homme illustre. Les persécutions dont elle fut l’objet, l’éducation de ses enfants, ses voyages dans toute l’Europe, une foule de distractions, enfin, les unes douloureuses, les autres brillantes, retardèrent l’exécution du dessein qu’elle avait formé, et son sujet s’agrandit à son insu devant elle. Le propre des esprits supérieurs, c’est de ne pouvoir considérer les détails, sans qu’une foule d’idées ne se présente à eux sur l’ensemble auquel ces détails appartiennent. Bien que mme de Staël fût très jeune lorsque la Révolution éclata, elle se trouvait mieux placée que personne pour en démêler toutes les causes, les causes générales, parce qu’elle rencontrait sans cesse, dans la maison de M. Necker, les hommes qui alors dirigeaient, ou, pour mieux dire, exprimaient l’opinion ; les causes particulières, parce que sa société intime se composait de ces grands seigneurs, dont plusieurs par amour du bien, quelques-uns par vanité, d’autres par l’inquiétude d’une activité non employée, favorisaient les réformes et les changements qui se préparaient. Douée d’un esprit d’observation admirable, qui l’emportait malgré elle sur ses affections privées, Mme de Staël ne pouvait s’empêcher de remarquer ce qu’il y avait de naturel ou de factice, de généreux ou de calculé, dans le dévouement de ces classes supérieures, qui s’acquittèrent pendant quelque temps avec élégance et avec un succès payé chèrement ensuite, du rôle brillant d’organes de l’opinion populaire. Le temps, qui nécessairement refroidit les affections lorsqu’elles ne sont pas fondées sur une complète sympathie, avait achevé de donner aux jugements de Mme de Staël le mérite de l’impartialité, à l’époque où elle entreprit de se rendre compte de ce qui s’était passé sous ses yeux. Sans doute, si elle eût voulu peindre plus souvent et plus en détail les individus, son ouvrage, en descendant à un rang moins élevé, comme composition littéraire, aurait gagné peut-être en intérêt anecdotique. On ne peut s’empêcher de regretter qu’elle n’ait pas appliqué à la peinture des caractères politiques le talent qu’elle a déployé dans le roman de Delphine. Personne n’aurait raconté avec plus de grâce et avec des expressions plus piquantes tant d’apostasies déguisées en principes, tant de calculs transformés en conversions ; et ces préjugés, repris aujourd’hui comme moyens par des hommes qui hier les combattaient comme obstacles, et ces vestales du vice, qui en conservent la tradition comme le feu sacré, et qui, trahissant tour à tour le despotisme et la liberté, sont restées fidèles à la corruption, comme un bon citoyen l’est à sa patrie. Mais Mme de Staël a préféré le genre de l’histoire à celui des mémoires particuliers. Ceux qui haïssent M. Necker pour le bien qu’il a fait, ou pour celui qu’il a voulu faire, trouveront de l’exagération dans l’admiration constante que sa fille témoigne pour lui. Il était difficile de voir souvent M. Necker sans concevoir beaucoup de vénération pour ses vertus privées, et une grande idée de la sagacité de ses vues, et de la finesse de ses aperçus. Il était impossible de vivre avec lui sans être frappé de la pureté de son caractère et de la bienveillance habituelle qui se manifestait dans ses paroles et dans ses actions. Comme homme d’état, M. Necker a eu le sort de tous ceux qui ont voulu et qui ont été contraints de vouloir conduire une révolution destinée, par la force des choses, à échapper à tous les calculs et à se frayer sa route elle-même. Si l’on réfléchit à la disposition des esprits à cette époque, si l’on considère les intérêts opposés des divers partis, qui n’avaient de commun entre eux qu’une égale inexpérience, et dont les opinions, rédigées en quelques phrases tranchantes, étaient violentes comme des préjugés et inflexibles comme des principes, on sentira qu’aucune énergie, aucune prudence humaine, ne pouvait maîtriser de tels éléments. C’est ce que Mme de Staël démontre, et elle justifie très bien son père contre ceux qui l’accusent d’avoir mis ces éléments en fermentation. Elle décrit, d’une manière juste et rapide, l’état de l’opinion en I789. La monarchie, sinon absolue, du moins arbitraire, avait, sous Louis XIV, fatigué la nation par des guerres toujours inutiles, enfin malheureuses, et l’avait aliénée sous la régence, par le spectacle de la corruption, et sous Louis XV, par celui de l’insouciance et de la faiblesse. Les grands corps de la magistrature réclamaient des droits sans base, et faisaient valoir des prétentions sans limites. Les membres du clergé, tout en professant, comme un devoir de forme, les maximes héréditaires d’une intolérance usée, se donnaient le mérite d’afficher une incrédulité alors à la mode. La noblesse avait contre elle la perte de sa puissance, la conservation de ses privilèges, et les lumières mêmes des nobles les plus éclairés. Le tiers état réunissait toutes les forces réelles, le nombre, la richesse, l’industrie, et se voyait pourtant contester l’égalité de fait, qui était dans l’ordre existant, et l’égalité de droit, qui est imprescriptible. Enfin, les classes inférieures étaient plongées dans un état misérable, et elles étaient averties, par la portion parlante de la classe qui dominait l’opinion, que cette misère était injuste. Qui ne voit qu’indépendamment de tout projet de réforme, un bouleversement devait avoir lieu ? je dis ceci pour les lecteurs équitables, et non pour ces interprètes soudoyés de vieilles haines, qui s’élancent contre les tombeaux, parce qu’ils les savent sans défense, comme ils s’élancent contre les vivants quand ils les croient garrottés. Les ramener est impossible, parce qu’ils ne jugent rien avec leur intelligence, mais tout avec leur intérêt. Les convaincre est un espoir chimérique ; ils n’ont pas l’organe de la conviction, qui est la conscience ; il faut leur laisser répéter leurs mensonges toujours démasqués, toujours reproduits, comme on laisse aboyer la nuit les dogues affamés. Cet essai n’étant l’analyse des ouvrages de mme de Staël, ni sous le point de vue politique, ni sous le point de vue littéraire, je ne me propose de parcourir ici que quelques-unes de ses idées dominantes. « La révolution de France, dit-elle, est une des grandes époques de l’ordre social. Ceux qui la considèrent comme un événement accidentel n’ont porté leurs regards ni dans le passé ni dans l’avenir. Ils ont pris les auteurs pour la pièce, et, afin de satisfaire leurs passions, ils ont attribué aux hommes du moment ce que les siècles avaient préparé ». Cette observation est pleine de justesse. Beaucoup de gens ne voient la cause des événements du jour que dans les hasards de la veille. A les entendre, si l’on eût empêché tel mouvement partiel, rien de ce qui a eu lieu ne serait arrivé ; en comblant le déficit des finances, on eût rendu inutile la convocation des États Généraux ; en faisant feu sur le peuple qui entourait la Bastille, on eût prévenu l’insurrection ; si l’on eût repoussé le doublement du tiers, l’Assemblée Constituante n’eût pas été factieuse ; et si l’on eût dispersé l’Assemblée Constituante, la révolution n’eût pas éclaté. Spectateurs aveugles, qui ne voient pas que le déficit dans les finances n’était pas une cause, mais un effet, et que la même forme de gouvernement qui avait produit ce déficit en eût bientôt ramené un autre, parce que la dilapidation est la compagne constante de l’arbitraire ; que ce ne fut pas une fantaisie subite dans les habitants de Paris que la destruction de la Bastille, et que la Bastille, préservée aujourd’hui, aurait été menacée de nouveau demain, parce que lorsque la haine des vexations a soulevé un peuple, ce n’est pas en protégeant les vexations par l’artillerie, mais en y mettant un terme, qu’on rétablit une paix durable ; que le doublement du tiers ne fit que donner des organes de plus à une opinion qui, privée d’organes, s’en fût créé de plus redoutables ; qu’en dispersant l’Assemblée Constituante, on n’eût pas anéanti le besoin de liberté qui agitait les têtes et remplissait les cœurs ; que la puissance du tiers état aurait survécu, et que cette puissance voulait être satisfaite ou se satisfaire elle-même ; enfin, que les véritables auteurs de la révolution ne furent pas ceux qui, étant ses instruments, parurent ses chefs ! Les véritables auteurs de la révolution furent le cardinal de Richelieu et sa tyrannie, et ses commissions sanguinaires, et sa cruauté ; Mazarin et ses ruses, qui rendirent méprisable l’autorité, que son prédécesseur avait rendue odieuse ; Louis XIV et son faste ruineux, et ses guerres inutiles, et ses persécutions et ses dragonnades. Les véritables auteurs de la révolution furent le pouvoir absolu, les ministères despotes, les nobles insolents, les favoris avides. Ceci n’est point une apologie des révolutions. J’ai montré, dans plus d’un ouvrage, que je n’aimais point les révolutions en elles-mêmes. D’ordinaire elles manquent leur but en le dépassant ; elles interrompent le progrès des idées qu’elles semblent favoriser. En renversant, au nom de la liberté, l’autorité qui existe, elles donnent à l’autorité qui la remplace des prétextes spécieux contre la liberté. Mais plus on craint les révolutions, plus il faut s’éclairer sur ce qui les amène. En partant du principe incontestable que les causes du bouleversement de l’ancienne monarchie remontent bien plus haut que I789, mme de Staël a dû chercher à découvrir ces causes ; et, conduite ainsi à examiner l’organisation sociale des peuples modernes, elle a été frappée d’abord de la différence fondamentale qui distingue ces peuples de ceux de l’antiquité. Elle exprime cette différence en peu de mots, mais ces mots sont pleins d’énergie : « Le droit public de la plupart des états européens repose encore aujourd’hui sur le code de la conquête. » Sans doute ; et c’est pour cette raison que l’on a rencontré, de nos jours, tant d’obstacles à l’établissement de la liberté. C’est pour cette raison qu’ainsi qu’on l’a observé souvent, la liberté paraît à beaucoup d’esprits qui la cherchent et qui la désirent moins précieuse encore que l’égalité. Lors même que les progrès de la civilisation eurent adouci les effets de la conquête, ses souvenirs restèrent ; la noblesse eut même souvent la maladresse de les rappeler. Dans ses protestations, dans ses appels à ses droits anciens, à son origine féodale, elle semblait dire au peuple : Comment ne serait-ce pas à nous à vous gouverner, puisque ce sont nos aïeux qui ont dépouillé vos pères ? De la sorte, l’irritation a survécu aux causes qui l’avaient produite ; elle est devenue, pour ainsi dire, une tradition. Cette tradition a été la source de beaucoup de fautes. En poursuivant non seulement les privilèges héréditaires, mais les possesseurs de ces privilèges, les amis de la liberté ont eux-mêmes, à leur insu, été dominés par des préjugés héréditaires. Voyez les révolutions des républiques italiennes du moyen âge, elles ont eu pour but de repousser des conquérants plutôt que de donner des droits égaux à des citoyens[21]. je suis loin d’approuver les rigueurs dirigées contre la noblesse après son abolition ; mais j’ai cru devoir, par occasion, expliquer la cause de ces rigueurs. C’était, en quelque sorte, une loi du talion exercée par le dix-huitième siècle contre le cinquième ; loi que la distance et le changement des mœurs, des institutions et des habitudes rendaient inapplicable et inique. Le code de la conquête, continue Mme de Staël, produisit le régime féodal. La condition des serfs était moins dure que celle des esclaves. Il y avait diverses manières d’en sortir ; et, depuis ce temps, différentes classes ont commencé par degrés à s’affranchir de la destinée des vaincus. C’est sur l’agrandissement graduel de ce cercle que la réflexion doit se porter. Ici Mme de Staël donne à l’aristocratie la préférence sur le gouvernement absolu d’un seul. Cette opinion a excité beaucoup de réclamations. Elles tiennent en partie, si je ne me trompe, à une confusion d’époques. Dans un temps de commerce et de lumières, l’aristocratie est certainement plus funeste que le pouvoir absolu d’un seul ; mais c’est que, dans un temps de commerce et de lumières, le pouvoir absolu d’un seul ne saurait exister réellement. Pour le concevoir dans toute sa plénitude et se pénétrer de tout ce qu’il a d’odieux, il faut remonter à des siècles barbares et se transporter dans des pays qui ne soient pas commerçants. Voyez-le dans l’antiquité, en Perse, ou à Rome sous les empereurs ; voyez-le de nos jours à Alger ou au Maroc. Pourrons-nous encore longtemps ajouter à Lisbonne ! Certes, l’aristocratie vaut mieux. Tout en haïssant le sénat romain, je le préfère à Caligula ; et sans aimer l’oligarchie vénitienne, j’aime encore moins le dey d’Alger et ses Maures. Mais dès que les lumières ont fait des progrès, et surtout dès que le commerce existe, le despotisme d’un seul devient impossible. Ce commerce, en donnant à la propriété une qualité nouvelle, la circulation, affranchit les individus, et, en créant le crédit, il rend l’autorité dépendante. Or, dès que le despotisme pur est impossible, le véritable fléau, c’est l’aristocratie ; et cela explique comment certains peuples modernes, les Danois, par exemple, ont consenti, pour s’en délivrer, à de si incroyables sacrifices. La question de savoir lequel vaut mieux du pouvoir absolu d’un seul ou de l’aristocratie est d’ailleurs parfaitement oiseuse aujourd’hui. Je défie le pouvoir absolu d’un seul de subsister dix années dans tout pays éclairé. Bonaparte lui-même n’a pu ni le conquérir complètement ni le faire durer ; et je défie l’aristocratie de subsister un demi-siècle. La constitution de l’Angleterre est l’objet constant de l’admiration de Mme de Staël. Je ne méconnais assurément point ce que nous devons à cette constitution ; son nom seul a rendu à la liberté d’immenses services : la France, en croyant l’imiter, est arrivée à des institutions infiniment meilleures, et à une liberté beaucoup plus réelle, sinon de fait, au moins de droit, car nous n’avons plus ces lois exceptionnelles, qui équivalaient à la suspension de l’habeas corpus. Nous avons des élections sincères, au lieu des bourgs pourris anglais. Nous sommes préservés de cette concentration des propriétés, source de misère et germe infaillible de révolutions. Mme de Staël a peut-être méconnu nos avantages. N’importe, il est bon de rendre hommage à la liberté partout où elle se trouve, et à cet hommage se mêle pour nous une réflexion satisfaisante. Les Anglais ont dû les qualités qui leur ont longtemps valu la considération de l’Europe, principalement à leur constitution, bien qu’elle fût beaucoup trop empreinte d’inégalité et de privilèges. Or, sans vouloir faire le moindre tort à un peuple qui a offert au monde de grands exemples durant à peu près cent quarante ans, ma conviction est que, si une constitution libre a eu pour lui de si bons effets, elle en aura pour nous de meilleurs encore. Notre climat n’est-il pas plus beau, nos ressources plus réelles, nos mœurs plus polies, nos affections plus douces et moins personnelles, notre esprit plus flexible et plus rapide, notre caractère plus hospitalier ? Si néanmoins la liberté a donné aux Anglais, pendant plus d’un siècle, une place éminente parmi les nations, la liberté nous rendra le rang qui nous est assigné par la nature. Une erreur que mme de Staël a énergiquement réfutée, c’est celle des écrivains qui regrettent le repos et le bonheur de l’ancienne monarchie. « En lisant les déclamations de nos jours, dit-elle, on croirait que ses quatorze siècles ont été des temps tranquilles, et que la nation était alors sur des roses. On oublie les templiers, brûlés sous Philippe le Bel ; le triomphe des Anglais sous les Valois ; la guerre de la jacquerie ; les assassinats du duc d’Orléans et du duc de Bourgogne ; les cruautés perfides de Louis XI ; les protestants français condamnés à d’affreux supplices sous François Ier, tandis qu’il s’alliait lui-même aux protestants d’Allemagne ; les horreurs de la ligue, surpassées toutes encore par le massacre de la Saint-Barthélemy ; les conspirations contre Henri IV, et son assassinat, œuvre effroyable des ligueurs ; les échafauds arbitraires élevés par le cardinal de Richelieu, les dragonnades, la révocation de l’édit de Nantes, l’expulsion des protestants et la guerre des Cévennes sous Louis XIV. » J’ai pensé qu’il était bon de citer ce petit abrégé de l’histoire de notre monarchie avant qu’elle fût constitutionnelle. il répond assez péremptoirement, ce me semble, à ceux qui prétendent que nous n’avons cessé d’être heureux que parce que nous avons voulu être libres. Il prouve aussi que les principes démagogiques ne sont pas rigoureusement nécessaires pour motiver des crimes assez bien conditionnés. Ce n’était point par philosophie que Philippe le Bel faisait brûler les templiers. L’on n’invoquait point les droits de l’homme quand on plongeait à plusieurs reprises les protestants dans les flammes sous les yeux de la cour de François Ier ; et l’assassin d’Henri IV s’appuyait de la souveraineté du pape et non de celle du peuple. Le jugement de mme de Staël, sur Louis XIV, a révolté tous ceux qui voient la majesté dans la pompe, le bon ordre dans l’étiquette, le triomphe des lettres dans un peu d’argent jeté aux poètes, et la gloire dans la pédanterie portée jusqu’au milieu des batailles, où le peuple prodiguait son sang, tandis que le roi leur donnait son nom, retenu qu’il était par sa grandeur loin de la mêlée[22]. « Le roi qui a pensé que les propriétés de ses sujets lui appartenaient, et qui s’est permis tous les genres d’actes arbitraires, c’est Mme de Staël qui parle, le roi (ose-t-on le dire et peut-on l’oublier) qui vint, le fouet à la main, interdire comme une offense le dernier reste de l’ombre d’un droit, les remontrances du parlement, ne respectait que lui-même, et n’a jamais pu concevoir ce que c’était qu’une nation ». On s’est indigné surtout de deux assertions : la première, « que le code lancé contre les religionnaires pouvait tout à fait se comparer aux lois de la Convention contre les émigrés ». La seconde, « que la gloire des grands écrivains du dix-septième siècle appartenait à la France, et ne devait pas être concentrée sur un seul homme, qui, au contraire, a persécuté quelques-uns de ces écrivains, et en a dédaigné beaucoup d’autres ». Quant au premier point, j’ai lu, il est vrai, dans un écrit récent, que « les lois contre les religionnaires étaient rigoureuses, et que les lois contre les émigrés étaient atroces » ; mais je n’ai point découvert pourquoi ce qui était atroce en I793, n’était que rigoureux un siècle plus tôt, et je persiste à croire que les crimes sont des crimes et les cruautés des cruautés, quelle que soit l’autorité qui s’en rende coupable. Pour ce qui regarde la part qu’il faut attribuer à l’autorité royale dans les travaux et les succès de notre littérature, il me semble qu’on sert mieux la gloire nationale, en montrant que le talent se développa par sa propre force, dès que la fin des guerres civiles eut rendu à l’esprit français quelque sécurité et quelque repos, qu’en cherchant à présenter nos grands écrivains comme des enfants de la protection et des créatures de la faveur. Arnaud, Pascal, Port-Royal tout entier, Fénelon, Racine, sont les preuves des bornes étroites, de l’intolérance altière, de l’inconstance capricieuse de cette faveur si vantée ; et, tout en plaignant ces génies supérieurs, les uns persécutés, les autres affligés par un despote, nous pouvons, en quelque sorte, aujourd’hui qu’ils reposent dans la tombe, nous féliciter des injustices qu’ils ont subies. Ils nous ont épargné la douleur de croire que l’espèce humaine dépend de l’arbitraire d’un homme, et que tant de germes féconds seraient demeurés stériles, tant de facultés éminentes inactives, tant de voix éloquentes muettes, si le sourire de cet homme ne les eût encouragés. J’insiste sur ce sujet, parce que l’admiration pour Louis XIV n’est pas une opinion particulière, une erreur de théorie qu’on peut laisser pour ce qu’elle est, sans avoir à redouter ses conséquences pratiques. La monarchie de Louis XIV est le type d’une monarchie absolue ; tous ceux qui regrettent ou désirent une monarchie semblable entonnent, en l’honneur de Louis XIV, un hymne si parfaitement le même, malgré la diversité des circonstances, qu’on le dirait stéréotypé pour être transmis d’un régime à l’autre. Lorsqu’un homme, qui n’a pas voulu être Washington, a commencé à s’égarer dans les routes du despotisme, tous les panégyristes de Louis XIV se sont groupés autour de lui ; et notez que ces panégyristes d’alors n’étaient autres que ceux d’à présent. Sans doute il y avait une portion de leur doctrine qu’ils passaient prudemment sous silence ; mais à cette exception près, ils tenaient le langage qu’ils tiennent encore. Ils apportaient en tribut, à l’autorité nouvelle, les souvenirs, les pompes, les étiquettes, toutes les traditions de servilité en un mot, héritage de l’autorité déchue ; heureux d’esquiver ainsi la liberté, et pardonnant au pouvoir son origine en considération de son étendue. Le gouvernement impérial n’a été qu’une application trop fidèle du mot fameux ; « l’État, c’est moi » ; ainsi, l’exemple de Louis XIV nous a fait du mal, même sous Bonaparte. Il est donc utile d’empêcher qu’il ne nous en fasse encore aujourd’hui. Mme de Staël termine ses observations sur Louis XIV par une remarque pleine de force et de vérité. « Il ne faut jamais, dit-elle, juger des despotes par les succès momentanés que l’extension même du pouvoir leur fait obtenir. C’est l’état dans lequel ils laissent le pays à leur mort ou à leur chute, c’est ce qui reste de leur règne, qui révèle ce qu’ils ont été ». C’est là, en effet, le véritable point de vue sous lequel il faut considérer ce règne de Louis XIV, dont la durée avait tellement fatigué la France, qu’au décès du monarque, le premier mouvement du peuple fut de troubler ses funérailles, et la première mesure du parlement de désobéir à sa volonté. Quand les enthousiastes de l’aristocratie s’évertuent à le célébrer, ils sont plus généreux qu’ils ne croient ; car ils célèbrent l’auteur de leur perte. Les préférences de Louis XIV achevèrent l’ouvrage des rigueurs de Richelieu. La noblesse, désarmée sous Louis XIII, devint odieuse sous son successeur. Le dix-huitième siècle ne fit qu’obéir à l’impulsion qu’une trop longue compression avait rendue plus forte. La révolution de I789 se fit spécialement contre les privilèges. La royauté, qui n’était point menacée, voulut en vain s’identifier à une cause qui n’était pas la sienne. Entraînée momentanément dans la chute commune, ses efforts ne servirent qu’à fournir un exemple triste et mémorable du danger des alliances imprudentes. Ce danger est passé ; la royauté relevée, constituée, limitée, repose maintenant sur la nation ; et ceux-là seraient de funestes royalistes, qui s’obstineraient à la replacer sur d’autres bases, et à lui donner d’autres appuis. Bien que je n’aie voulu parler que de deux ouvrages de Mme de Staël, pour la présenter à la fois comme un de nos premiers poètes et comme un de nos publicistes les plus éclairés, je ne puis m’empêcher de dire quelques mots de ses « Dix années d’exil », qui ont provoqué de si vives, et j’ajouterai de si absurdes attaques. Deux accusations ont été dirigées contre elle. On lui a reproché d’être injuste pour Napoléon, et d’avoir oublié ce que, même exilée, elle devait à la France. Certes, je ne méconnais ni le génie extraordinaire, ni la force de volonté, ni surtout les talents militaires de l’homme qui a, durant quatorze années, gouverné les Français et dompté l’Europe ; mais j’ai toujours regardé, je regarderai toujours la persécution longue et obstinée qu’il a fait peser sur Mme de Staël comme un de ses actes de tyrannie les moins excusables de son règne, où néanmoins les actes de ce genre sont assez nombreux. Des hommes qui font retentir le ciel et la terre lorsqu’on commet contre eux la moindre injustice, ont trouvé révoltant qu’une femme dont Napoléon abîmait la vie jugeât Napoléon un peu sévèrement. Ils pensent que tout l’univers doit prendre fait et cause parce qu’on leur refuse une pension qu’ils disent leur être due ; mais ils s’indignent que la victime de l’exil le plus dur, le plus arbitraire, je dirai le plus ignoble, car rien n’est plus ignoble que la force brutale s’acharnant sur le génie désarmé, ne se soit pas résignée au despotisme qui l’arrachait aux lieux de sa naissance et la séparait de tous les objets de son affection : et si l’on réfléchit que le seul crime de cette femme qu’il rendait si malheureuse était une conversation animée et brillante, et que celui qui la poursuivait disposait d’une autorité sans bornes, faisait mouvoir d’un mot huit cent mille soldats, avait trente millions de sujets et quarante millions de vassaux, on ne peut se défendre d’une indignation mêlée de pitié pour un pouvoir si timide d’une part et si violent de l’autre. mme de Staël, dit-on, inquiétait Napoléon sur son trône par l’entraînante impétuosité de ses émotions généreuses. Mais nous inquiétons tous l’autorité d’aujourd’hui par nos réclamations légitimes et nos plaintes fondées ; est-ce à dire que nous lui accorderons la faculté de nous exiler ? Il faut reconnaître à tous les droits qu’on revendique pour soi ; il ne faut pas se croire le seul objet digne d’intérêt, et lorsqu’on aspire à l’honneur de lutter contre le pouvoir du jour, il ne faut pas justifier les excès du pouvoir de la veille. J’admire Bonaparte quand il couvre de gloire les drapeaux de la nation qu’il gouverne. Je l’admire, quand, prévoyant l’instant où la mort brisera son bras de fer, il dépose dans le Code civil des germes d’institutions libérales ; je l’admire quand il défend le sol de la France ; mais, je le déclare, sa persécution d’un des plus beaux talents de ce siècle, son acharnement contre l’un des caractères les plus élevés de notre époque, sont dans son histoire une tache ineffaçable. L’exil d’Ovide a flétri la mémoire d’Auguste, et si Napoléon, à beaucoup d’égards, est bien supérieur au triumvir qui prépara la perte de Rome, sous le prétexte banal d’étouffer l’anarchie, le versificateur licencieux qu’il envoya périr sous un ciel lointain n’était en rien comparable à l’écrivain qui a consacré sa vie entière à la défense de toutes les pensées nobles, et qui, au milieu de tant d’exemples de dégradation et d’apostasie, est resté fidèle aux principes de liberté et de dignité sans lesquels l’espèce humaine ne serait qu’une horde de barbares ou un troupeau d’esclaves. Quant à l’amour de mme de Staël pour cette France dont une tyrannie si impitoyable la tenait séparée, il faut n’avoir pas lu même les « Dix années d’exil » pour méconnaître l’empire qu’avait sur son âme cet amour indestructible. Les victoires des alliés renversaient la barrière contre laquelle elle s’était si longtemps brisée, et toutefois elle déplorait amèrement ces victoires. Elle assistait de ses vœux son persécuteur, parce qu’il protégeait le sol envahi ; elle oubliait ses longues souffrances, ses justes griefs ; elle repoussait les espérances que lui rendait la chute d’un ennemi implacable, pour ne voir que l’intérêt, la gloire, l’indépendance de la patrie.

  1. Ces extraits de la correspondance de Benjamin Constant et d’Anna Lindsay, ainsi que les notes qui les accompagnent, sont empruntés à l’ouvrage, L’Inconnue d’Adolphe. Correspondance de Benjamin Constant et d’Anna Lindsay, publiée par la baronne Constant de Rebecque. Préface de Fernand Baldensperger, Paris, Plon, 1933.
  2. Que vous écrirai-je ? Que je vous aime ? Vous le savez. Que vous m’aimez ? Vous soutiendrez que voilà une affirmation présomptueuse.
  3. Il s'agit du retour de M. de Lamoignon, l'amant de Mme Lindsay et père de ses enfants.
  4. Comment vous portez-vous ? Comment serez-vous pour moi aujourd'hui ? Je vous ai trouvée bien trop calme et raisonnable hier soir. La première impulsion s'est calmée, et j'ai peur que vous ne ressentiez plus, ni le besoin de me voir ni celui de m'éviter ? Les jours passent avec une rapidité effroyable. Je sens la douleur et la folie s'avancer à grands pas. Que dois-je faire? Où dois-je aller ? Que ferons-nous, même si votre sentiment subsiste, mais s'il n'est assez fort, ni assez généreux pour contre-balancer toute autre consi- dération ? Je ne vous verrai pas ce matin ; je ne vais pas bien, je puis à peine écrire, j'ignore comment je pourrai aller au Tribunat. Je serai à votre porte à trois heures ou trois heures et demie : au nom de Dieu, accordez-moi encore quelques-unes de ces soirées que vous paraissez tant redouter, et qui d'heure en heure me sont plus nécessaires. Je n'ai pas la force de rester sans vous voir. Après quelques heures mon cœur et ma raison m’aban- donnent. Que deviendrai-je? Jamais je n'ai ressenti une telle agitation. Mon sang bout dans mes veines, et je ressens un choc convulsif quand je réalise que chaque instant le rapproche de vous...
  5. Le retour de M. de Lamoignon.
  6. Né en 1767, il avait alors trente-trois ans.
  7. Mme de Staël.
  8. Thésée, tragédie en cinq actes par Mazoyer, fut représentée pour la première fois à la Comédie-Française en novembre 1800.
  9. L'arrivée de Mme de Staël à Paris.
  10. Il doit s'agir de Mme de Staël.
  11. Mme de Staël.
  12. Rupture avec Mme de Staël.
  13. Après une séance du Tribunat à laquelle Mme Lindsay avait assisté.
  14. A Mme de Staël.
  15. Auguste de Lamoignon.
  16. Rousselin, ci-devant comte de Rousselin de Saint- Albin, très lié avec Mmes Lindsay et Talma.
  17. Julie Talma, morte en 1805.
  18. Cette lettre concerne une personne morte depuis longtemps ; mais plusieurs de nos contemporains l’ont connue, et verront peut-être avec quelque intérêt cet hommage rendu à la mémoire d'une femme qui, dans sa jeunesse, avait eu beaucoup d'admirateurs, et qui, dans un âge plus avancé, avait conservé beaucoup d'amis. (Note de Benjamin Constant.)
  19. Cf. les notes des Journaux intimes (mai 1805). Diné chez Mme Talma. Sa fin est bien près. Elle a encore à travers la mort de la gaîté, de l'esprit, de la douceur et de la grâce (2 mai). Diner avec Mme Talma. Elle est enflée jusqu'à la poitrine. Elle a des mouvements de sensibilité déchi- rants. Elle tâche de se cacher son danger, et quand elle se tait, elle a des regards suppliants et tristes, comme si elle demandait la vie à ceux qui l'entourent. Le chi- rurgien dit qu'elle n'ira pas au delà de 8 jours (3 mai). On m'a fait dire que Mme Talma était beaucoup plus mal. J'y ai été. Je l'ai trouvée en effet plus mal, beau- coup, que hier. Elle a eu une crise où j'ai cru qu’elle expirerait. Le médecin dit qu'elle ne vivra pas 24 heures. Au milieu des tristes soins que je lui rends, j'étudie la mort elle-même. Mme Talma a toutes ses facultés : elle a de l'esprit, de la mémoire, de la grâce, de la gaîté, la même vivacité dans ses opinions. Tout cela sera-t-il anéanti ! Elle n'a plus qu'un souffle de vie et l'on voit bien clairement que tout ce qu'elle a conservé de son âme n'est que gêné par sa fạiblesse, mais pas du tout diminué intrinsèquement. Y aurait-il en nous quelque chose d'immortel? Il est certain que si on prenait ce qui la fait penser, parler, rire, ce qui en elle est intelli- gent, ce qui est elle en un mot, ce pourquoi je l'ai aimée, et qu'on transportât cela dans un autre corps, tout cela revivrait. Nothing is impaired, et pourtant ses organes sont détruits, ses yeux peuvent à peine s'ouvrir, elle ne respire qu'avec effort, elle ne peut soulever le bras. Si cette faiblesse, cette dissolution ne porte aucune atteinte à sa partie intellectuelle, pourquoi la mort y porterait-elle atteinte, la mort qui n'est que le complé- ment de cette faiblesse? L'instrument faussé, et déjà demi-brisé, la laisse intérieurement tout à fait ce qu’elle était. Pourquoi l'instrument brisé complètement ne la laisserait-il pas telle ? Y a-t-il une partie de nous qui nous survive ? Je suis bien impartial dans la question : toute la série de mes idées d'habitude est contre, mais le spectacle de la mort me fait entrevoir des probabi- lités pour, dont je n'avais jusqu'ici nulle idée... (4 mai). Elle est morte. C'en est fait, fait pour jamais. Je l'ai vue mourir. Je l'ai soutenue longtemps dans mes bras après qu'elle n'était plus. Le matin, elle parlait encore avec esprit, grâce et raison. Sa tête était tout entière, sa mémoire, sa finesse, sa sensibilité, rien n’avait disparu. Où tout cela est-il allé? J'ai bien contemplé la mort, sans effroi, sans autre trouble que la douleur, et cette douleur était suspendue par l'espoir de la secou- rir encore une fois. Je n'y ai rien vu d'assez violent pour briser cette intelligence que tant d’évanouisse- ments non moins convulsifs n'avaient pas brisée. Cepen- dant que serait-elle, cette intelligence qui se forme de nos sensations, qui n'existerait pas sans ces sensations ? Enigme inexplicable ! Que sert de creuser un abîme sans fond? Sous d'autres rapports, la mort est encore bien remarquable. Il semble que ce soit une force étran- gère qui vienne fondre sur notre pauvre nature et ne lâche prise qu'après l'avoir étouffée. Mme Talma, au moment de cette dernière crise, a eu le mouvement de s'enfuir. Elle s'est soulevée avec force, elle a voulu descendre de ce lit fatal. Elle avait toute sa tête, elle entendait ce que l'on conseillait autour d'elle, elle dirigeait les secours; quand elle entendait proposer quelque chose, elle en demandait d'une voix expirante. Deux minutes avant de mourir, elle indiquait de la voix et du geste ce qu'il fallait essayer. Qu'est-ce donc que cette intelligence qui ressemblait à un général vaincu donnant encore des ordres à une armée en déroute? Je l'ai revue après. Une bizarre, avide et sombre curio- sité m'a conduit près de ce corps sans vie. Les yeux demi-fermés, la bouche ouverte, la tête renversée, les cheveux épars, les mains en contraction, plus d’expres- sion douce, rien qui lui ressemblât ! Nue, et un quart d'heure avant sa mort, elle m'éloignait par pudeur ! sourde à tout le bruit qui se passait autour d'elle, et on ne faisait pas un mouvement qu'elle ne le suivît de ses faibles regards ! Au milieu de toute cette douleur, je n'ai pas encore pensé à la perte que je fais. Je ne la regrette encore que pour elle (5 mai). (Note de l’éditeur.)
  20. De la littérature, etc. (Note de Benjamin Constant.)
  21. Rien n'est plus remarquable que la conformité des lois faites en Italie, à Florence surtout, contre les nobles, avec les lois de la Convention. (Note de Benjamin Constant.)
  22. Gémit de sa grandeur qui l'attache au rivage. BOILEAU. (Note de Benjamin Constant.)