Correspondance diplomatique du Comte de Malmesbury/02

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Correspondance diplomatique du Comte de Malmesbury
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 482-501).

CORRESPONDANCE DIPLOMATIQUE


DU


COMTE DE MALMESBURY.




SA MISSION EN FRANCE.
Diaries and Correspondence of James Harris, first earl of Malmesbury. Londres, 1845.




DEUXIEME PARTIE.[1]




Il y eut rarement un négociateur plus spirituel, il n’y en eut jamais peut-être un plus malheureux que lord Malmesbury. Toutes les missions dont il fut chargé se terminèrent par des échecs complets. Nous l’avons vu à Saint-Pétersbourg dépensant pendant plusieurs années beaucoup d’intelligence, de zèle, d’activité, pour aboutir à une déception. Nous le verrons, dans ses deux missions à Paris et à Lille, recueillir, pour autant de peines, aussi peu de succès que par le passé.

Les négociations furent ouvertes deux fois, la première fois à Paris en 1796, la deuxième à Lille en 1797. Bien qu’elles n’aient eu aucun résultat positif, elles sont cependant intéressantes à suivre. C’est comme une rentrée de la France de la révolution dans le monde des gouvernemens officiels. La France était à cette époque, pour le reste de l’Europe, à peu près comme la Chine ; les étonnans bouleversemens qui en avaient changé la face en faisaient un monde nouveau et inconnu, dans lequel on pénétrait pour la première fois ; et, par la correspondance de lord Malmesbury, on peut voir de combien de questions il était accablé sur le nouvel état social établi par la révolution, et quelle curiosité cette grande et mystérieuse merveille inspirait au monde.

Le trait le plus saillant qui ressorte aussi de cette correspondance, celui qui intéresse le plus l’histoire et la politique générales, c’est assurément la preuve convaincante, irréfragable, qu’on y rencontre à chaque moment, du sincère désir de l’Angleterre, et en particulier de la ferme volonté de M. Pitt, de faire la paix avec la France. Autant cet homme célèbre se montra plus tard ardent pour la guerre, autant il se montrait alors empressé et prêt à tout sacrifier pour conclure la paix. Cela est si vrai, qu’en Angleterre il eut à subir de nombreuses et amères accusations, et il est probable qu’il fut appelé alors le ministre de l’étranger. L’illustre Burke surtout poursuivait de ses plus sanglans sarcasmes la politique pacifique du ministre, et un jour qu’on disait devant lui que le mauvais état des routes en France avait rendu la marche de lord Malmesbury très lente : « Ce n’est pas étonnant, dit-il, il a fait toute la route sur ses genoux. » Lord Malmesbury disait à cette occasion : « Le mot de Burke est trop bon ; j’ai bien peur qu’il ne soit pas oublié. » Un autre jour encore que Burke cherchait à communiquer à Pitt ses craintes sur le propagandisme révolutionnaire de la France, le ministre lui dit : « Oh ! l’Angleterre et sa constitution sont en sûreté jusqu’au jour du jugement ! — Oui, répondit Burke ; mais c’est justement le jour du jugement que je crains. »

Tous les témoignages s’accordent donc pour montrer qu’à cette époque Pitt voulait fermement et réellement la paix. Ce fut lui qui, vers l’automne de 1796, fit faire les premières ouvertures au directoire par l’intermédiaire de M. Roenemann, ministre de Danemark à Paris. Ces ouvertures furent rejetées assez brusquement, mais le directoire fit néanmoins savoir qu’il donnerait des passeports à un négociateur qui serait nommé officiellement. Les directeurs étaient à ce moment Barras, Rewbell, Laréveillère-Lépaux, Carnot et Letourneur. Lord Malmesbury fut envoyé à Paris au mois d’octobre. Ses instructions étaient d’exprimer au gouvernement français le vif désir du gouvernement anglais de terminer la guerre par une paix juste et honorable ; mais cette paix ne pouvait être conclue qu’avec le consentement et le concours de l’empereur d’Autriche, l’allié de l’Angleterre. Lord Malmesbury devait, en outre, avoir grand soin de se faire traiter selon les droits et les prérogatives de tout envoyé public, conformément aux usages reçus en Europe.

Cependant, dès son arrivée à Paris, le ministre anglais fut obligé de transiger avec les exigences révolutionnaires. Tout le monde portait la cocarde tricolore, et il était impossible de paraître dans les rues sans cet insigne, que le peuple forçait tous les passans à arborer. Lord Malmesbury en prit son parti. Il écrivit à lord Grenville que jamais les gens de sa suite ne porteraient la cocarde quand il serait dans son caractère officiel, mais que, quand il sortait le matin, il aimait mieux la leur faire porter que de s’exposer à des insultes désagréables. « La faiblesse de ce gouvernement, disait-il, quand il a à lutter contre les dispositions du peuple, est telle que, si j’étais insulté, il ne pourrait pas me donner une réparation satisfaisante. » Lord Malmesbury demandait sur ce point un avis, mais il n’en reçut point. Son gouvernement, ne voulant sans doute ni lui permettre de porter la cocarde, ni le lui défendre, ne lui répondit rien du tout. Ce fut plus tard seulement que M. Canning, qui était son intermédiaire avec Pitt, lui écrivit qu’on ne voulait pas lui donner une réponse à ce sujet, et qu’il ferait mieux de ne pas en attendre, et"d’agir comme il le jugerait convenable.

Ce n’est pas pour rien que les Harris papers sont appelés journal et correspondance. Lord Malmesbury y tient en effet un compte journalier des moindres incidens de son existence. Quiconque a lu des impressions de voyage de touristes anglais sait avec quelle scrupuleuse exactitude y sont consignés les changemens de chevaux et l’appréciation des cuisines, aussi bien que les plus graves événemens historiques. Lord Malmesbury est, sous ce rapport, un parfait modèle. Il écrit tous les soirs ses faits et gestes de la journée. Il est allé aux Italiens. Il a pris une loge pour un mois. Il s’est promené sur les boulevards ; il y avait beaucoup de monde. Il a vu jouer l’Amour et Psyché, un charmant ballet. Les femmes et les enfans le suivent sur la route. Il descend à l’auberge de l’Ange. Très cher. Querelle de deux femmes qui lui demandent l’aumône. Auberge du Cygne. Pas mauvais ; bons lits. Rien de particulier. Bon dîner.

Quelques-unes de ses impressions sont curieuses cependant. Elles révèlent ce profond intérêt dont nous parlions tout à l’heure, et qu’inspirait aux étrangers, aux Anglais surtout, l’état de la France nouvelle. Il regarde tout, écrit tout. À Écouen, une députation des poissardes de Paris vient à sa rencontre avec des musiciens. Les poissardes ouvrent sa voiture pendant qu’il change de chevaux, et y entrent ; elles lui font une harangue, lui présentent des bouquets, et à toute force l’embrassent, lui et ses compagnons. Elles lui souhaitent beaucoup de succès, mais en lui demandant la pièce, ce qui le rend un peu sceptique. La physionomie des campagnes est tracée d’une manière assez pittoresque.

Beaucoup de charrues, dit-il, avaient des chevaux, mais un certain nombre n’avaient que des ânes. Quelques-unes étaient conduites par des femmes, presque toutes par des enfans ou des vieillards. Il est évident que la population mâle a beaucoup diminué, car le nombre des femmes que nous avons vues sur la route surpasse celui des hommes dans la proportion de quatre à un. Le plus grand changement qui m’ait frappé était le silence qui semblait régner partout. Pas de bruit aux relais ; les postillons silencieux ; une immobilité universelle semblait avoir tout envahi. Mais ce n’était pas comme le repos tranquille qui vient du contentement ; c’était plutôt l’effet que la terreur et une crainte perpétuelle avaient produit sur les esprits… Il ne reste des églises que les murailles dans presque tous les villages… Au-dessus de la porte de plusieurs, on lit ces mots : Temple de la Raison ; ou : Le peuple français reconnaît l’Être suprême et l’immortalité de l’ame ; et, à l’entrée des petites villes, on lit sur les murs en grandes lettres : Citoyens, respectez les propriétés et les biens d’autrui ; ils sont le fruit de ses travaux et de son industrie. »

Quant à Paris, lord Malmesbury le trouve peu changé. Il y a seulement moins de voitures et moins d’hommes bien mis. Les femmes, au contraire, sont très en toilette. En sortant du théâtre, lord Malmesbury et ses compagnons se faisaient, à ce qu’il paraît, des politesses pour monter en voiture, et une sentinelle républicaine, fort scandalisée de ces procédés, leur dit : Citoyens, pas de complimens. Une des notes les plus curieuses, c’est celle qui concerne Bonaparte, « homme habile, jacobin enragé, terroriste même. Sa femme, Mme de Beauharnais, dont le mari a été guillotiné, on l’appelle maintenant Notre-Dame-des-Victoires. »

Telle était la réputation dont jouissait alors le jeune général de l’armée d’Italie. Le jugement que portait lord Malmesbury sur les hommes et sur les choses d’alors est intéressant comme venant d’un étranger et d’un contemporain. En rendant compte à son gouvernement de l’état des partis en France, il les divisait en trois catégories : les conventionnels, les montagnards et les modérés. Ces derniers s’appelaient eux-mêmes les honnêtes gens, et leurs ennemis les surnommaient la faction des anciennes limites. C’étaient eux qui faisaient mettre en liberté les vingt mille prêtres encore détenus dans les prisons du royaume, et qui demandaient le rappel de la loi portée contre les parens et amis des émigrés. « On s’attend, écrivait lord Malmesbury, à une prochaine et grande révolution dans le gouvernement de la France. Il est certain que la mémoire du dernier malheureux roi n’est plus envisagée avec malveillance, mais plutôt avec des sentimens de compassion et de remords. Le principe de la séparation du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif une fois admis, l’attachement à une oligarchie n’est pas de nature à l’emporter long-temps sur les avantages visibles d’une monarchie tempérée. »

Le développement de la petite propriété et de la classe moyenne frappait aussi beaucoup l’envoyé anglais. Les paysans et les petits propriétaires avaient, dès le commencement, refusé de recevoir en paiement les assignats ; et, comme leurs produits étaient des articles de première nécessité, ils avaient insensiblement accumulé, puis caché, une très grande partie du numéraire en circulation. Lorsqu’ensuite était venue la période de dépréciation des assignats, ils s’étaient trouvés en mesure de faire des achats de terres à des prix presque nominaux.

La mission de lord Malmesbury avait débuté, comme on l’a vu, sous des auspices peu encourageans, et elle ne fit pas en effet beaucoup de progrès. Les envoyés anglais n’étaient regardés qu’avec une extrême méfiance ; on semblait les prendre pour des observateurs plutôt que pour des négociateurs. Lord Malmesbury priait instamment son gouvernement de ne lui envoyer aucun nouvel attaché, de peur d’inspirer encore plus d’ombrage.

On sait que l’Angleterre ne voulait pas traiter sans l’Autriche. Le directoire prit fort mal cette prétention, et invita lord Malmesbury à demander à son gouvernement d’autres pouvoirs. La requête du directoire était formulée dans des termes peu polis, mais le gouvernement anglais ne crut pas pour cela devoir rompre les pourparlers. « Si la négociation échoue, écrivit lord Grenville à lord Malmesbury, il faut qu’il soit évident pour le monde que c’est la faute des dispositions hostiles de ceux qui gouvernent la France, » et dans la note qui fut remise au ministre des affaires étrangères, Delacroix, il était dit (en français) « Quant aux insinuations offensantes et injurieuses que l’on a trouvées dans cette pièce (la réponse du directoire) et qui’ ne sont propres qu’à mettre de nouveaux obstacles au rapprochement que le gouvernement français fait profession de désirer, le roi a jugé fort au-dessous de sa dignité de permettre qu’il y fît répondu de sa part de quelque manière que ce fût. »

Toutefois l’Angleterre continuait à vouloir faire du concours des puissances ses alliées la base de la négociation, et le directoire s’opposait de son côté à toute idée de congrès. Il ne paraissait donc guère possible d’arriver à une conclusion satisfaisante. Delacroix disait qu’on tournait dans un cercle vicieux, et lord Malmesbury écrivait à M. Canning : « Qu’on m’envoie donc un projet. Si j’en reste aux notes, autant vaut me rappeler tout de suite. »

Le gouvernement anglais proposa alors un projet de compensation territoriale, c’est-à-dire qu’il demanda que la France rendit à l’Autriche les provinces belges, s’engageant de son côté à restituer tout ce qu’elle-même avait pris à la France dans les deux Indes, et les îles de Saint-Pierre et Miquelon ; mais le directoire, comme pouvoir exécutif, ne pouvait faire de sa propre autorité des concessions territoriales. « Le directoire, disait Delacroix, n’est que le mandataire de la république, et je ne suis que le mandataire du directoire. Nous ne pouvons faire acte de souveraineté. » D’ailleurs, même ce triste gouvernement avait l’instinct de la véritable destinée politique de la France ; il comprenait très bien que le principal terrain de son action et de son influence était le continent. Delacroix disait à lord Malmesbury : « L’Angleterre et la France ont deux buts très différens et très distincts. Votre empire, c’est le commerce. Sa base est dans les Indes et dans vos colonies. Quant à la France, j’aimerais mieux pour elle quatre villages de plus sur les frontières de la république, que l’île la plus riche des Antilles ; et je serais même fâché de voir Pondichéry et Chandernagor appartenir de nouveau à la France. »

Il était clair qu’on ne s’entendrait pas. La France ne voulait se dessaisir ni de la Belgique ni de la rive gauche du Rhin. Le ministre anglais déclarait sans détour que l’Angleterre ne pouvait consentir à ce que la France les gardât. Sur ces entrefaites, l’impératrice Catherine de Russie mourut d’une attaque d’apoplexie. Elle laissait le trône à l’empereur Paul, qui passait pour un ami de la France. Cet événement exerça sans doute quelque influence sur la détermination que prit le directoire de rompre les négociations. Toujours est-il qu’à la suite d’une longue et infructueuse conférence avec Delacroix, lord Malmesbury reçut l’invitation d’avoir à quitter Paris avant quarante-huit heures. La note de Delacroix disait : «  Et attendu que le lord Malmesbury annonce à chaque communication qu’il a besoin d’un avis de sa cour, d’où il résulte qu’il remplit un rôle purement passif dans la négociation, ce qui rend sa présence à Paris inutile et inconvenante, le soussigné est en outre chargé de lui notifier de se retirer de Paris dans deux fois vingt-quatre heures, avec toutes les personnes qui l’ont accompagné et suivi, et de quitter de suite le territoire de la république. Le soussigné déclare, au surplus, au nom du directoire exécutif, que, si le cabinet britannique désire la paix, le directoire exécutif est prêt à suivre les négociations, d’après les bases indiquées dans la présente note, par envoi réciproque de courriers. »

Lord Malmesbury partit immédiatement, le 20 décembre 1796. L’insuccès de sa négociation servit de texte à Fox pour attaquer le ministère anglais dans le parlement. Le roi envoya aux deux chambres un message le 26 décembre, avec les papiers relatifs à la négociation, et une motion de Pitt fut adoptée à une grande majorité malgré les efforts de Fox et d’Erskine. Deux jours avant que lord Malmesbury quittât Paris, Hoche s’embarquait pour tenter la descente en Irlande, pendant que Bonaparte poursuivait en Italie le cours de ses victoires.

Nous avons dit que M. Pitt, à l’époque où lord Malmesbury fut envoyé à Paris, puis à Lille, avait voulu réellement, sincèrement, la paix avec la France. Nous savons que l’opinion contraire a été répandue et s’est établie sous les autorités les plus populaires, et qu’elle a prévalu jusqu’ici presque sans contrôle ; mais des témoignages nombreux, qui ne sont nulle part plus positifs que dans les mémoires dont nous parlons en ce moment, ne peuvent laisser aucun doute sur les intentions réelles de l’homme d’état qui gouvernait alors l’Angleterre, et en présence de pareilles preuves c’est un devoir à remplir envers la vérité et la conscience historiques que de rétablir l’exactitude des faits.

Nous sommes loin, du reste, de vouloir attribuer ces dispositions de M. Pitt à un sentiment d’amitié pour la France. Cet homme célèbre, qui, comme son père, lord Chatham, portait le sentiment national jusqu’à l’exaltation romaine, était animé en cette occasion, comme en toutes les autres, par l’intérêt de l’Angleterre. Qu’on se rappelle en quelle situation se trouvait alors la Grande-Bretagne. Elle avait perdu presque tous ses alliés, dont plusieurs étaient devenus ses ennemis. Paul Ier, qu’on croyait un ami de la France, venait de monter sur le trône de Catherine. L’expédition française en Irlande avait échoué, il est vrai, et le tout s’était borné, comme le disaient les faiseurs d’esprit de Paris, à une insurrection de pommes de terre ; mais l’état intérieur de l’Angleterre n’en était pas moins effrayant. Elle pliait déjà sous le poids d’une dette énorme ; Pitt faisait suspendre, par un ordre du conseil privé, les remboursemens en numéraire, et faisait, quelque temps après, consacrer cette mesure radicale par une loi.

Ce n’est pas tout : à ce moment, la convulsion intérieure la plus grave peut-être que l’Angleterre ait jamais eu à subir éclatait dans les fondemens même de sa puissance, dans sa marine. Une révolte se déclarait presque en même temps dans l’escadre de Porstmouth et celle de la Nore. Pendant plusieurs semaines, les rebelles, maîtres absolus de la flotte, le furent aussi de la fortune de l’Angleterre. La tempête passa, mais le gouvernement anglais dut se souvenir avec terreur du danger qu’il avait couru.

L’Angleterre avait donc besoin de la paix. La voix publique la demandait, et M. Pitt la désirait sérieusement. Ce fut lui qui voulut recommencer les négociations ; lord Grenville, le ministre des affaires étrangères, combattit longuement son opinion, mais Pitt persista, déclarant à plusieurs reprises « qu’il était de son devoir, et comme ministre anglais et comme chrétien, de faire tous les efforts possibles pour mettre un terme à une guerre aussi sanglante. »

Pendant tout le cours de la négociation de lord Malmesbury, on voit se continuer cette lutte intestine entre lord Grenville et Pitt, qui avait pour confident, pour interprète et pour auxiliaire, M. Canning. Il y a, dans les papiers de lord Malmesbury, une lettre de George Canning à M. Ellis, un des attachés à la mission, qui est une preuve éclatante de tout ce que nous venons de dire. C’est une sorte de cri de désespoir et de sauve qui peut échappé dans un moment de crise et de solitude. Il fallait que l’Angleterre fût dans une situation bien critique pour que Canning pût écrire des paroles comme celles-ci :

« Si je vous écrivais le 13 décembre dernier au lieu de ce présent 13 de juillet, aurais-je pu supporter la pensée de renonciations et de restitutions, sans concessions pour les balancer et les compenser ? Mais nous ne pouvons pas, et nous ne devons pas nous dissimuler à nous-mêmes notre situation. S’il est possible d’avoir la paix, il nous la faut. Je crois fermement qu’il nous la faut, et c’est une conviction qui se fortifie chaque jour. Quand Wyndham me dit que non, je lui dis : « Pouvons-nous avoir la guerre ? » C’est hors de question ; nous n’en avons pas les moyens, et, ce qui est de tous les moyens le plus essentiel, nous n’en avons pas le cœur. Si nous ne sommes pas en paix, nous ne serons en rien du tout… Quant à moi, j’ajourne mes idées d’honneur et de grandeur pour ce pays-ci au-delà du tombeau de notre importance militaire et politique, que vous êtes en ce moment à creuser à Lille. Je crois en notre résurrection, et c’est là ma seule consolation. »

Canning ajoutait, il est vrai : « Bien que je prêche la paix aussi violemment, ne croyez pas que je sois prêt à prendre n’importe laquelle vous pourrez offrir. » Mais il finissait par dire : « Nous ne pouvons rompre que pour quelque chose qui nous arrachera du sommeil et de la stupidité pour nous rendre à une nouvelle vie et à l’action, quelque chose « qui créera une ame sous les os de la mort, » car nous sommes maintenant sans ame et sans cœur. »

Quelques années plus tard, alors que Napoléon arrivait à l’apogée de sa fortune, un autre Anglais célèbre, Walter Scott, jetait aussi un cri d’épouvante presque semblable à celui de Canning. Il écrivait à l’historien Mackintosh que c’en était fait de la civilisation, que le monde était livré à l’étoile du soldat vainqueur, et qu’il ne restait plus aux amis de la liberté qu’à se réfugier dans quelque coin retiré du globe. Canning, il est vrai, était, lui aussi, un poète ; cependant il était déjà dans les affaires publiques quand il écrivit cette lettre, et il devint depuis premier ministre, et, pour qu’un homme politique confessât avec un tel désespoir qu’il n’espérait plus qu’en la résurrection de son pays, il fallait que ce pays lui-même fût alors dans une situation bien précaire.

Nous pourrions multiplier ici les citations pour montrer avec quelle sincérité M. Pitt devait désirer et désirait en effet la paix avec la France ; mais ces preuves se présenteront naturellement dans le cours de la négociation.

Il y eut d’abord quelques hésitations sur le choix du négociateur. Les relations établies à Paris entre Delacroix, le ministre des affaires étrangères du directoire, et lord Malmesbury, dans la première négociation, ne s’étaient pas terminées assez poliment pour qu’il fût très agréable à aucun de ces deux personnages de se retrouver mutuellement en présence. Le directoire crut même devoir exprimer au gouvernement anglais l’opinion qu’un autre choix que celui de lord Malmesbury lui eût paru d’un plus heureux augure pour le succès de la négociation. Toutefois le gouvernement anglais s’en tint à sa première résolution, et d’ailleurs cette difficulté personnelle se trouva aplanie par le choix de la ville de Lille pour siège des conférences. Lord Malmesbury n’eut ainsi affaire qu’à des commissaires, et non à Delacroix lui-même.

Les commissaires du directoire étaient Letourneur, l’amiral Pléville le Peley et Maret, depuis duc de Bassano : le secrétaire de la commission, assistant aux séances, était Colchen ; mais on verra plus tard que la véritable négociation fut une négociation secrète qui s’engagea entre le ministre britannique et Maret, qui était le représentant et l’organe de la portion pacifique du directoire.

Lord Malmesbury avait comme attachés à sa mission M. George Ellis, lord G. Leveson, depuis lord Granville, et long-temps ambassadeur à Paris, et M. Wellesley, aujourd’hui lord Cowley et ambassadeur à Paris.

Cette fois, lord Malmesbury fut mieux reçu qu’il ne l’avait été la première, lors de son voyage à Paris. Les autorités des différentes villes par lesquelles il passa vinrent au-devant de lui pour le complimenter, et dès la première conférence les commissaires tinrent le langage le plus conciliant, et exprimèrent le désir et l’espoir d’arriver à une heureuse conclusion.

Les bases des propositions de l’Angleterre étaient celles-ci. Lord Malmesbury passait cette fois sous silence, comme faits accomplis, les conquêtes de la France en Belgique, en Allemagne, en Italie ; il offrait la restitution des colonies françaises prises par les Anglais. D’un autre côté, il demandait, à titre de compensation, la cession de quelques-unes des colonies prises par l’Angleterre à l’Espagne et à la Hollande, alliées de la France, la Trinité, le Cap, Trinquemale, Ceylan, Cochin ; il demandait en outre qu’une indemnité fût donnée au prince d’Orange, et que le Portugal, l’allié de l’Angleterre, fût compris dans le traité.

Les commissaires français commencèrent par poser des conditions qui faillirent rompre la négociation. Ils demandèrent d’abord que les souverains de la Grande-Bretagne renonçassent à prendre le titre de rois de France, qui se trouvait précisément dans le préambule du traité. Ce n’était, il est vrai, qu’un vain titre, et dans les traités avec la France on insérait habituellement un article séparé pour déclarer que ce titre n’impliquait aucun droit ; néanmoins les commissaires insistaient pour qui il fût effacé.

La seconde demande était celle de la restitution des vaisseaux pris ou détruits à Toulon, ou d’une indemnité pour leur perte. Lord Hood, en recevant les vaisseaux français à Toulon, avait déclaré qu’il les gardait seulement en dépôt pour le gouvernement que reconnaissait l’Angleterre, et qui était alors celui des Bourbons. Or, disaient les commissaires, puisque sa majesté britannique reconnaît la république, elle admet que le gouvernement français est investi d’un droit de souveraineté, par conséquent elle doit compte de son dépôt à la république.

La troisième demande était relative à une hypothèque que l’on supposait avoir été réservée par l’Angleterre sur les Pays-Bas, au nom de l’empereur d’Autriche, pour de l’argent prêté.

Lord Malmesbury se borna d’abord à faire ses réserves sur ces trois réclamations. La dernière fut, du reste, promptement réglée, lord Grenville ayant déclaré que le gouvernement anglais n’avait aucune intention de demander au gouvernement français ni l’intérêt ni le capital d’un emprunt qui était hypothéqué sur tous les revenus de l’empereur d’Autriche sans désignation spéciale.

Il n’en fut pas de même sur les deux autres points. Quant au titre de roi de France, lord Malmesbury représentait qu’il n’affectait ni les intérêts ni la sécurité de la république ; que de pareils titres avaient toujours été considérés comme indélébiles, et comme de simples mémoriaux d’anciennes grandeurs ; que les rois de Sardaigne, de Naples, en avaient de même espèce. M. Canning écrivait à M. Ellis : « Quant au titre de roi de France, j’incline à croire avec vous que, si l’on raisonne là-dessus sérieusement, nous serons battus sur les argumens, et que nous ferions mieux de chercher quel serait le mode de renonciation le plus imaginatif et le plus innocent. Notre meilleure chance est que cette question frivole soit en dernier lieu absorbée dans les considérations plus importantes du projet (de traité) et de son commentaire, et que si on arrive à un traité, ou à peu près, en peu de temps, vous puissiez, dans l’ardeur de l’action, sauter par-dessus les affaires de pure forme, et alors faufiler à la fin votre vieil article apologétique (d’excuse) sans qu’on y fasse beaucoup d’attention. »

Lord Grenville, de son côté, écrivait à lord Malmesbury qu’on pourrait se servir dans le traité seulement du mot de « sa majesté britannique, » mais en conservant le titre de roi de France dans les pleins pouvoirs, dans la ratification, et dans les autres documens venant du gouvernement anglais, et qu’on pourrait ajouter à l’article séparé quelques mots déclarant que l’usage de ce titre n’impliquait en rien une objection du roi d’Angleterre à la reconnaissance d’une forme de gouvernement républicaine en France.

En fait, cette difficulté de forme embarrassait passablement le gouvernement anglais, non pas tant à cause de l’importance qu’il pouvait attacher à un titre inutile qu’à cause de cette ténacité traditionnelle avec laquelle les Anglais adhèrent aux précédens. « Abandonner formellement ce titre ! écrivait Canning, mais les Français savent-ils ce que cela signifie ? Qu’il faudra changer toutes les formes officielles dans toutes les procédures civiles du royaume ; que ce changement même ne peut être fait que par un acte du parlement ; qu’agir autrement serait un acte de haute trahison, une violation de l’acte de règlement qui est pour nous ce qu’est pour eux leur acte de constitution, ou du moins peut être représenté comme tel sans beaucoup d’exagération ! »

La question de la restitution de la flotte paraissait, au début, n’offrir pas moins de difficultés. En somme, comme le traité ne fut pas conclu, ces discussions n’aboutirent à rien.

La négociation allait, du reste, devenir encore plus difficile par suite des exigences nouvelles manifestées par le directoire. Le gouvernement britannique, comme bases du projet de traité, laissait à la France ses conquêtes, et lui restituait presque toutes celles qu’il avait lui-même faites sur elle. Certes, les conditions étaient brillantes ; mais le directoire voulut plus : il demanda que l’Angleterre restituât aussi tout ce qu’elle avait pris aux Espagnols et aux Hollandais. Il prétendait être lié à cet égard par des traités secrets, et la note des commissaires disait : « Le gouvernement français, ne pouvant se défaire des engagemens qu’il a contractés par ces traités, établit, comme préliminaire indispensable de la négociation pour la paix avec l’Angleterre, le consentement de sa majesté britannique à la restitution de toutes les possessions qu’elle occupe, non-seulement sur la république française, mais encore et formellement sur l’Espagne et la république batave. »

En réponse aux reproches de lord Malmesbury, les commissaires déclarèrent qu’ils avaient ignoré eux-mêmes jusqu’à ce moment l’existence de ces traités secrets, et qu’ils n’agissaient que d’après de nouveaux ordres du directoire. Toutefois lord Malmesbury, qui ne voulait pas rompre, fit demander des instructions à sa cour.

Les prétentions du directoire n’étaient pas de nature à fortifier le parti de la paix dans le cabinet britannique. Pitt et Canning étaient toujours dans les mêmes dispositions. Canning écrivait à un de ses oncles : « Pas de courrier de Lille encore. C’est un intervalle d’anxiété et d’impatience qui m’empêche de penser, d’écrire, de parler d’autre chose. Je me lève, je me couche, je mange, je bois, je sors avec rien que ce courrier dans ma tête, et toute la journée je n’entends rien autre chose que : Eh bien ! pas encore arrivé ? Quand viendra ce courrier, et qu’apportera-t-il ? Sera-ce la paix ? »

Pitt partageait les veaux de Camping ; lord Grenville l’avait même soupçonné de chercher dans l’opinion publique un appui contre l’opposition qu’il lui faisait dans le cabinet, et il avait fait prendre dans le conseil une résolution obligeant ses membres au secret le plus absolu sur tout ce qui concernait la négociation. Cette résolution, disait Canning, avait été suggérée par lord Grenville pour lier la langue de Pitt, et il écrivait à lord Malmesbury : « Ce sera la faute des Français, s’ils n’ont pas une paix à d’aussi bonnes conditions qu’ils peuvent raisonnablement le désirer. Mais s’ils veulent être non-seulement exigeans in re, mais encore offensans et insultans in modo, même le désir de paix qu’il y a ici et la difficulté de faire la guerre, si grands qu’ils soient l’un et l’autre, doivent céder à la conviction que, bien qu’acheter la paix à un haut prix puisse être un déshonneur qui laisse encore vivre, se soumettre à la loi du directoire si insolemment dictée, même dans une circonstance de peu d’importance, serait marcher, à travers le déshonneur, à la destruction… Quant à présent, leurs demandes sont tellement extravagantes, que je ne puis les croire sérieuses. Et pourtant que peuvent-ils vouloir ? Dites-le-nous sincèrement et vite.

La négociation n’était donc pas en voie de succès, et elle eût été probablement rompue dès cet instant, si elle n’eût été reprise sur un autre terrain. Ce fut alors que s’établirent entre Maret et le plénipotentiaire anglais ces relations secrètes qui seront désormais les seules sérieuses, et qui auraient eu sans doute une issue favorable, si le parti de la paix en France n’avait été renversé par une révolution intérieure[2].

Le 14 juillet, un Anglais appelé Cunningham, qui résidait à Lille depuis plusieurs années, vint trouver un des attachés de la mission, M. Wellesley. Il lui montra une note qu’il disait tenir d’un nommé Pein, proche parent de Maret, et qui était ainsi conçue : « Il serait peut-être nécessaire que, pour presser la négociation, lord Malmesbury eût les moyens de s’entendre et préparer les matières avec la personne qui est vraiment la seule en état de conduire l’affaire ; dans ce cas, on pourrait ménager au lord Malmesbury un intermédiaire qui a la confiance entière de la personne en question, et qui, comme elle, n’a d’autre but que l’intérêt de tous, et un arrangement également convenable. » A la suite de cette communication, il fut convenu qu’une conférence aurait lieu le soir même entre M. Ellis et Pein. Dans cette entrevue, Pein déclara « que les opinions de Maret sur tous les sujets politiques étaient très différentes de celles des autres plénipotentiaires, qu’il était l’ami intime de Barthélemy (un des directeurs) qui l’avait fait nommer un des commissaires pour traiter de la paix avec l’Angleterre, que par conséquent ses sentimens ne pouvaient être douteux, car il était bien connu que Barthélemy désirait sincèrement le rétablissement de la paix. » Pein ajouta que Maret n’avait pas grande confiance dans la bonne volonté du directoire, mais que l’opinion publique était pour la paix, et que l’important était de gagner du temps.

Les communications secrètes s’établirent ainsi rapidement. Lord Malmesbury eut une preuve de l’intelligence qui régnait réellement entre Maret et Pein par un signe convenu entre eux. Maret prenait son mouchoir dans une poche, le passait sur sa figure, puis le remettait dans l’autre poche. Il y avait aussi des noms de convention dont lord Malmesbury se servait dans sa correspondance. Letourneur s’appelait sir Gregory ; Pein, Henri ; Maret, William ; Talleyrand, Edward. Cette seconde négociation fut aussi cachée à la plus grande partie des membres du cabinet anglais. M. Pitt seul avec lord Grenville, ministre des affaires étrangères, et M. Canning en eurent connaissance. Cela était souvent fort embarrassant pour lord Malmesbury, obligé d’écrire deux dépêches, une pour ceux qui étaient dans le secret, et l’autre pour le reste du cabinet.

A la même époque, il y eut un remaniement dans le ministère français. Pléville le Peley fut rappelé de Lille pour être fait ministre de la marine, et, ce qui était plus important, Delacroix, qui avait toujours manifesté des dispositions si peu conciliantes, fit place, dans le département des affaires étrangères, à Talleyrand[3]. Néanmoins le parti de la révolution et de la guerre dominait encore dans le directoire, où Barras, Rewbell et Laréveillère-Lépaux formaient la majorité contre Carnot et Barthélemy. La lutte s’engageait de plus en plus entre eux et les conseils. Barthélemy écrivait à Maret que Paris était dans une crise abominable, et, jusqu’à ce qu’on en fût sorti, il était difficile de négocier sérieusement. Aussi lord Malmesbury écrivait-il à Londres que le sort de la négociation dépendait bien moins des conférences de Lille que de ce qui pouvait survenir à Paris.

Barthélemy et Maret désavouaient les prétentions émises par le directoire au sujet des engagemens secrets avec l’Espagne et la Hollande. Pein montra à M. Ellis une lettre de Barthélemy dans laquelle il disait « Comment, avec du sens commun, peut-on insister sur un raisonnement aussi absurde, dans un temps où la paix nous est absolument nécessaire, et où nous sommes sûrs de la faire glorieuse ? Cependant cela est. Vous ne sauriez vous figurer la jalousie, les sottes préventions de certaines gens. » C’est à Maret que cette lettre était adressée. M. Canning envoyait aussi à M. Ellis copie d’une petite note écrite par Talleyrand à un de ses amis d’Angleterre, M. Robert Smith, et qui disait :

« J’ai reçu aujourd’hui seulement le résultat des conférences de Lille depuis vos dernières dépêches. Il est vrai que je le connaissais un peu avant.

« Je suis prêt, et aujourd’hui je me mettrai en campagne. Ce soir j’aurai une idée, sinon une résolution.

« J’ai bonne volonté, mais j’ai beaucoup à réparer et à faire. Il faut prendre patience. Adieu. »

En même temps, l’agent secret protestait tellement des intentions pacifiques et de Maret et de Talleyrand et de Barthélemy, que les Anglais ne pouvaient s’empêcher d’y croire, et M. Ellis écrivait à Canning : « Sérieusement, ce directoire est un corps si singulier, et cette nation est une nation si étrange, que j’ai encore des doutes ; mais pourtant cette lettre contient des motifs raisonnables d’espérer. »

Les doutes de M. Ellis et ceux de lord Malmesbury n’étaient pas sans fondement, car, malgré leurs protestations et leur bonne volonté peut-être, les agens de la négociation secrète n’aboutissaient à aucun résultat positif. La lutte engagée à Paris ôtait toute sécurité à leurs démarches. Le parti militaire paraissait prêt à se porter à toutes les extrémités. Le progrès de cette lutte est curieux à suivre dans les dépêches de lord Malmesbury : « D’après la position des deux grands partis dans ce pays, écrivait-il à lord Grenville, on pourrait croire que Paris doit être à ce moment dans un état d’appréhension et d’alarme. Tout au contraire, la plus grande dissipation y règne. On dirait que la politique du directoire est d’essayer d’arracher les esprits de la nation à toute réflexion, en lui donnant toute sorte d’amusemens pour captiver soit son amour du plaisir, soit sa curiosité, et la légèreté incurable des Français le sert beaucoup en cette occasion. Il règne cependant une profonde inquiétude parmi les hommes d’argent et les négocians sérieux. Ils redoutent la continuation de la guerre, sachant bien que la seule ressource du pays est un emprunt forcé… En fait, dans l’état présent des partis, ils semblent avoir oublié qu’ils ont un ennemi étranger. »

Le temps se passait ainsi dans des alternatives d’espérance et de découragement. M. Ellis avait avec Pein de nombreuses entrevues, dans lesquelles celui-ci faisait toujours bon marché du directoire ; mais rien de positif ne sortait de ces éternels pourparlers. Maret venait, au spectacle, trouver lord Malmesbury dans sa loge ; il traitait fort légèrement la révolution, affectant de dire : Du temps de la révolution, ou bien Maintenant que la révolution est finie. Un autre jour, il disait de Delacroix que c’était un jacobin effréné, que le principe de ces gens-là était de tout révolutionner à coups de canon, sans savoir le pourquoi. Il disait aussi que, jusqu’à ce qu’il fût arrivé (Delacroix) au ministère, tous les anciens chefs de bureau du département des affaires étrangères étaient restés en place pendant tout le règne de la terreur, mais qu’il les avait destitués ; que Talleyrand voulait replacer quelques-uns des anciens commis, Rayneval et d’autres.

En attendant, le directoire faisait ses affaires. Il venait de porter un coup fatal à l’Angleterre en amenant le ministre de Portugal à conclure un traité séparé avec la France. Le traité stipulait, de la part de la cour de Lisbonne, le refus d’approvisionnemens à la flotte anglaise, et l’exclusion des vaisseaux anglais, au-delà d’un certain nombre, des ports portugais. L’Angleterre considérait ce traité comme contraire aux engagemens du Portugal envers elle, et se déclarait prête à s’y opposer. Lord Grenville y vit une preuve manifeste de la fausseté des assurances du gouvernement français. M. Pitt ne pouvait guère considérer la chose sous un meilleur aspect ; toutefois il ne désespérait pas encore entièrement, et il écrivait à lord Malmesbury : « Je sens la nécessité de faire une halte ; cependant j’avoue que je ne suis pas aussi découragé que certains autres. Je crois que c’est un jeu naturel, quoique peu digne, de la part de ceux avec qui nous négocions ; mais je ne crois pas que, si d’autres points pouvaient être réglés, cela dût empêcher la paix. »

Mais lord Malmesbury lui-même avait perdu, cette fois, tout courage. L’affaire du Portugal l’avait tout-à-fait déconcerté, ainsi qu’on peut le voir dans cette lettre qu’il écrivait à M. Canning : « Vous verrez mes lettres particulières à lord Grenville ; elles parleront pour elles-mêmes. J’ai senti toutes les horreurs de la vilenie d’Aranjo (le ministre de Portugal) dès que j’en ai eu connaissance ; mais je désire je ne sais comment que vous ne les sentiez pas là-bas, et que vous laissiez à la Providence le soin de réparer cette œuvre du diable ; car je ne sais qui le pourra, si ce n’est pas la Providence… Que faire si sa majesté très fidèle a déjà ratifié ? Devenir fou comme elle ! »

Lord Malmesbury voyait juste à la fin. Les affaires se gâtaient de plus en plus ; tout dépendait de Paris, et Paris était dans le trouble et à la veille d’un changement que chacun pressentait. L’argent tenait une certaine place dans cette anarchie. Lord Malmesbury eut à ce sujet avec Maret une curieuse conversation que nous le laisserons raconter. « Comme il (Maret) me lisait une lettre assez courte de Guiraudet, je le vis en mettre une beaucoup plus grande dans sa poche, qu’il en avait tirée en même temps. Il me dit d’un air triste : « Ceci regarde mes affaires particulières, qui sont très dérangées par des vols qu’on m’a faits, tant chez l’étranger qu’en France. » Je dis que « je comptais bien que l’ambassade d’Angleterre réparerait tout cela, » et, sans attendre sa réponse, je m’étendis sur l’extrême importance d’avoir pour cette ambassade une personne bien disposée et à tête calme, une personne qui, comme lui, eût les usages du grand monde, l’habitude des affaires, et aussi fût sans préjugés. Je vis que cela lui faisait plaisir. Il affecta de la modestie et de la défiance de lui-même, mentionnant Talleyrand et Chauvelin comme les hommes qu’il fallait. Je dis que Talleyrand ne quitterait sûrement pas les fonctions qu’il occupait, et que Chauvelin n’était pas en mesure. Maret fut de cet avis, et il insinua que, s’il était demandé, cela servirait sa nomination. Il me conta alors toute l’histoire de ses deux voyages en Angleterre en 1792 et 1793, et ses rapports avec Lebrun[4]. Il me dit que M. Pitt l’avait bien reçu, et que l’insuccès de sa négociation pouvait être attribué au gouvernement français, qui était décidé à la guerre ; que la grande et décisive cause de la guerre était « quelques vingtaines d’individus marquans et en place qui avaient joué à la baisse dans les fonds, et avaient porté la nation à nous déclarer la guerre. » Ainsi, dit-il, nous devons tous nos malheurs à un principe d’agiotage. »

Il paraît que, dès le commencement de la négociation, un individu était venu trouver lord Malmesbury, se disant envoyé par Barras, pour dire que, si le gouvernement anglais voulait lui donner (à Barras) 500,000 livres sterling (12,500,000 francs), il assurerait la conclusion de la paix. Lord Malmesbury, croyant que la proposition n’était pas autorisée par Barras, et craignant que ce ne fût un piège, n’y fit pas attention. Une autre proposition fut faite plus tard ; lord Malmesbury la mentionne ainsi dans son journal : « Un M. Melville, de Boston en Amérique, refait cette offre pour Barras. Il dit qu’il a fait la paix avec le Portugal avec de l’argent (10 ou 12 millions) donné au directoire. Il nous propose 15 millions. Naturellement son offre a été rejetée… Ellis l’a vu deux fois. Il dit que Laréveillère-Lépaux ne prendrait pas d’argent, mais que Barras et Rewbell en prendraient. »

Pendant que tout se préparait à Paris pour renverser les projets du parti de la paix, lord Malmesbury, bien que découragé, luttait encore avec une sorte d’amour-propre d’auteur. Lord Grenville, qui avait toujours été contraire à la négociation, voyait triompher ses prédictions, et entraînait insensiblement M. Pitt. Lord Malmesbury écrivait confidentiellement à M. Canning que, si on le laissait à Lille avec l’intention secrète de ne rien conclure, il préférait donner sa démission. « Cependant, disait-il, j’espère que je me trompe, et que le parti de la guerre dans le cabinet n’a pas surpris la religion du parti de la paix, que je ne serai pas appelé à faire des démarches pénibles, et que je pourrai continuer cette négociation avec la sécurité et la confiance que j’ai toujours ressenties en agissant sous la direction de M. Pitt. »

Et il écrivait encore : « Pour l’amour du ciel, empêchez que le seul homme en Angleterre, peut-être en Europe, qui, voyant juste, peut agir efficacement, soit entraîné à abandonner le principe qu’il a posé il y a deux mois, Qu’il ne se laisse pas abuser par de faux rapports sur un changement dans la situation et les sentimens de ce pays. »

Lord Malmesbury, comme on le voit, espéra jusqu’au dernier moment arriver à un résultat heureux ; mais la nouvelle révolution depuis si Iong-temps imminente éclata à Paris, et le coup d’état du 18 fructidor vint détruire de fond en comble l’œuvre des négociateurs. Le plénipotentiaire anglais était très exactement renseigné sur ce qui se passait à Paris, comme le prouvent les lettres qu’il recevait. Dans une de ces lettres, anonyme, et datée de Paris, le 17 fructidor, il était dit (en français) :

« Talleyrand est toujours persuadé que le directoire fera la paix avec l’Angleterre, à peu près aux conditions déjà énoncées, pourvu que nous n’ayons pas ici auparavant une explosion ; car s’il y en avait une, comme, vu le dénuement des forces des deux conseils et la non-formation de la garde nationale, la victoire resterait presque certainement au directoire, qui a pour lui les nombreuses troupes de Paris et des environs, les dispositions actuelles du directoire changeraient presque infailliblement relativement à la paix avec l’Angleterre… Je vous donne pour certain que Rewbell et Barras se sont, il y a deux jours, presque formellement déclarés à cet égard. Je tiens de part sûre qu’ils ont dit que sans les tracasseries des conseils ils ne se montreraient pas si faciles pour la paix avec l’Angleterre… Mais ne perdez pas de vue que ce n’est qu’une hypothèse, dans le cas où il y aurait combat et triomphe pour eux ; car, tant qu’il y aura lutte, ils persistent à croire que les deux paix (avec l’Angleterre et avec l’Autriche) valent mieux pour eux… Laréveillère, d’ailleurs, les y forcerait, comme il l’a fait pour Mantoue, en se joignant à Carnot et à Barthélemy pour ce seul objet, car, lui, il croit la paix nécessaire avec l’Angleterre et l’Autriche. Il préfère les cessions à la guerre. Vous n’avez pas d’idée à quel point il est jaloux de l’honneur de mettre son nom, comme président du directoire, au bas de la paix générale. Ces petits calculs d’amour-propre influent souvent beaucoup sur la destinée des états. Rewbell et Barras haïssent l’Angleterre comme un ennemi personnel, parce que l’orgueil anglais est le seul qui n’ait pas ployé devant le leur ; les jacobins ont tous le même sentiment contre une puissance qui les a toujours molestés et tourmentés…

« … Pendant que les conseils baissent leur ton, le directoire en prend un plus audacieux que jamais. Il parle avec une assurance qui annonce qu’il croit la victoire certaine, s’il est attaqué, ou s’il se décide à attaquer. Et, en effet, les trois directeurs n’ont plus la moindre inquiétude sur le moment actuel. Ils défient tout, ils bravent et provoquent partout ; ils ne placent que des hommes dévoués ; ils destituent, dans le militaire comme dans les administrations, tous ceux sur lesquels ils ne comptent pas absolument ; ils se sont déterminés à ne faire aucun cas de toute opinion qui n’est pas celle de leur parti. Ils redoutent bien les journaux, qui sont presque tous contre eux et pour les conseils ; mais ils ne laissent pas pénétrer les journaux jusqu’aux armées, qui sont aujourd’hui à leurs yeux tout le peuple français, et, pour tâcher de contrebalancer cette influence des journaux, ils commencent à multiplier les écrits et surtout les placards en sens contraire, et mis à la portée du vulgaire. Ils voudraient bien réchauffer dans la multitude le fanatisme révolutionnaire, mais jusqu’ici dans Paris (car c’est de là que tout dépend et a dépendu depuis la révolution) la multitude, sans appeler l’ancien régime, comme on le suppose à tort, reste inerte et indifférente entre tous les partis.

« Nous sommes, en un mot, dans une situation sous plusieurs rapports pareille à celle qui précéda et suivit le 31 mai, lorsque le parti qui avait pour lui l’immense majorité nationale fut vaincu par la minorité détestée, mais active, fanatique et résolue à tout. S’il y avait un combat, le résultat serait le même après des résistances qui ne seraient pas plus efficaces que l’insurrection départementale d’alors ; la différence est qu’au lieu du régime révolutionnaire, nous aurions le régime militaire, qui serait aussi dur, mais moins sanglant, jusqu’à ce que la guerre civile vînt à éclater entre les généraux divisés. »

Nous avons cité assez longuement cette curieuse lettre, parce qu’elle trace un tableau fidèle de la situation intérieure, et que les conséquences du coup d’état du 18 fructidor y sont prévues avec une grande justesse.

La nouvelle révolution de Paris fut, comme nous l’avons dit, fatale à la négociation. Maret et ses collègues furent rappelés et remplacés par Treilhard et Bonnier d’Alco. Après quelques pourparlers, les nouveaux commissaires demandèrent à lord Malmesbury s’il avait des pouvoirs suffisans pour stipuler la restitution à la république et à ses alliés de toutes les possessions conquises par l’Angleterre, et, sur sa réponse négative, ils lui signifièrent qu’il eût à se retirer dans les vingt-quatre heures vers sa cour pour aller chercher ces pouvoirs.

Lord Malmesbury quitta Lille le 18 septembre. Canning écrivait le 19 à un de ses parens cette courte note :

« Voulez-vous savoir de mauvaises nouvelles avant tout le monde, sous la condition de n’en rien dire de tout le jour ?

« Sachez alors que j’ai appris ce matin que lord Malmesbury et ses compagnons sont en route pour revenir. Cette révolution maudite a déjoué nos bonnes intentions pour cette fois. Elle ne les déjouera pas finalement. »

Une dernière lettre confidentielle de Canning donnera une dernière preuve de la sincérité des assurances pacifiques de M. Pitt et de ses amis :

« Je suis très occupé, écrivait Canning à son oncle, M. Legh ; il y a toute la correspondance de lord Malmesbury à préparer pour la publication, afin de prouver à tout le genre humain combien peu c’est notre faute si nous n’avons pas la paix en ce moment. Nous en avons été à deux doigts (en anglais à un cheveu). Rien que cette révolution maudite de Paris, et l’arrogance sanguinaire, insolente, implacable et ignorante du triumvirat, ont pu nous en empêcher. Si le parti modéré avait triomphé, tout aurait bien été, non-seulement pour nous, mais pour la France, pour l’Europe, pour le monde. Tel que cela est, si c’est une consolation, c’est pire pour le monde en général, pour toute l’Europe, et surtout pour la France, que pour nous… Ce n’est pas un différend sur telles ou telles conditions, c’est une détermination bien arrêtée de ces trois drôles de directeurs (scoundrelly directors) de rejeter toute chance de paix, qui a mis fin à la négociation. Rien autre n’aurait pu le faire. »

Ce fut ainsi que les négociations pour la paix furent définitivement rompues. Il est inutile, il serait puéril de rechercher quel aurait pu être le cours des événemens, si la France avait, à cette époque, fait la paix avec l’Angleterre. Ce genre d’hypothèses ne mène à rien ; mais ce qui paraît clair et incontestablement acquis à l’histoire, c’est que ce fut le directoire, ou du moins la portion révolutionnaire du directoire, qui ne voulut pas faire la paix, et la paix la plus avantageuse que la France ait jamais eue à sa discrétion.

La vie publique et officielle de lord Malmesbury se termina avec cette mission. Il était dans la carrière depuis l’âge de vingt-quatre ans ; mais vers sa cinquantième année sa surdité augmenta tellement, qu’il fut obligé de refuser toute fonction. Néanmoins il continua à vivre dans l’intimité de Pitt, de Canning, du duc de Portland et autres hommes éminens de ce parti ; il était toujours consulté par eux quand il s’agissait de politique extérieure.

Il ne resta cependant pas étranger aux affaires intérieures de son pays. Son hôtel, situé dans Richmond-Gardens, était sur le chemin du parlement, et les hommes politiques de son parti, les jeunes gens surtout, venaient en passant faire une visite au vieux lion (old lion), comme on l’appelait à cause de la profusion de ses cheveux blancs et de ses grands yeux brillans. La dernière partie de ses mémoires a un très grand intérêt pour ceux qui connaissent et aiment l’histoire intime de la politique de l’Angleterre à cette époque ; les détails de la grande et longue intrigue formée pour reporter M. Pitt au pouvoir la remplissent presque entièrement.

Pendant les dix dernières années de sa vie, lord Malmesbury tint un journal de ses pensées. Dans toute sa correspondance, surtout celle des premiers temps de sa carrière publique, il nous apparaît un peu comme un libre penseur, devenu assez philosophe dans le commerce de Frédéric, de Catherine, et des beaux esprits du XVIIIe siècle. Son petit-fils, l’éditeur de sa correspondance, cite les dernières paroles que son aïeul écrivit quinze jours avant sa mort, et y trouve l’expression d’un vif sentiment religieux. Néanmoins nous ne saurions y voir que l’inspiration d’une philosophie tranquille, convenable et bien réglée, une calme reconnaissance envers l’Être suprême, une sage résignation au moment de rejoindre la terre, sa mère. Voici, du reste, ce passage, qui nous paraît donner une juste idée du caractère essentiellement raisonnable et réfléchi de cet éminent diplomate

« Tu as compté ta soixante-quatorzième année, ayant reçu la faveur de vivre plus long-temps qu’aucun de tes ancêtres depuis 1606. Ton existence a été sans grand malheur et sans aucune maladie aiguë, et telle que tu dois en montrer une extrême reconnaissance. Montre-la en louant et remerciant l’Être suprême, et en te préparant à employer le reste de ta vie sagement et discrètement. Ton premier pas sera probablement le dernier. Ne cherche pas à en différer l’arrivée, et ne te lamente point sur sa proximité. Tu es trop épuisé, et d’esprit et de corps, pour pouvoir servir ton pays, tes amis ou ta famille. Tu as le bonheur de laisser tes enfans tranquilles et heureux ; sois content de rejoindre ta mère, la terre, avec calme et avec la résignation convenable. Tel est ton devoir impérieux. Vale. »

Lord Malmesbury mourut le 20 novembre 1820, et ce ne fut qu’en 1844 et 1845 que son petit-fils donna la publicité à cette correspondance, aussi indiscrète qu’intéressante, dont nous avons fait connaître les plus curieuses parties.


JOHN LEMOINNE.

  1. Voyez la livraison dans le n° du 15 janvier.
  2. Nous croyons devoir reproduire le passage de l’Histoire de la Révolution de M. Thiers qui se rapporte à cette double négociation, et qui diffère de la relation de lord Malmesbury. M. Thiers dit, tome IX, chapitre XXXVI :
    « Lord Malmeshury, qui voulait arriver à des résultats réels, vit bien que la négociation officielle n’aboutirait à rien, et chercha à amener des rapprochemens plus intimes. M. Maret, plus habitué que ses collègues aux usages diplomatiques, s’y prêta volontiers ; mais il fallut négocier auprès de Letourneur et de Pléville le Peley pour amener des rencontres au spectacle. Les jeunes gens des deux ambassades se rapprochèrent les premiers, et bientôt les communications devinrent plus amicales… Lord Malmesbury fit sonder M. Maret pour l’engager à une négociation particulière. Avant d’y consentir, M. Maret écrivit à Paris pour être autorisé par le ministère français. Il le fut sans difficulté, et sur-le-champ il entra en pourparlers avec les négociateurs anglais. »
  3. Nous devons faire observer que, si nous disons simplement Talleyrand, Maret, etc., c’est pour ne pas faire d’anachronismes, tout le monde, à l’époque dont il s’agit, s’appelant uniformément citoyen.
  4. Ministre des affaires étrangères en 92 et 93.