Crime et Châtiment/II/5

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Traduction par Victor Derély.
Plon (tome 1p. 176-189).
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Deuxième partie

V

C’était un monsieur déjà d’un certain âge, au maintien gourmé, à la physionomie réservée et sévère. Il s’arrêta d’abord sur le seuil, promenant ses yeux autour de lui avec une surprise qu’il ne cherchait pas à dissimuler et qui n’en était que plus désobligeante. « Où donc me suis-je fourré ? » avait-il l’air de se demander. C’était avec défiance et même avec une affectation de frayeur qu’il contemplait la pièce étroite et basse où il se trouvait. Son regard conserva la même expression d’étonnement lorsqu’il se porta ensuite sur Raskolnikoff. Le jeune homme, dans une tenue très-négligée, était couché sur son misérable divan. Il ne fit pas un mouvement et se mit à considérer à son tour le visiteur. Puis ce dernier, gardant toujours sa mine hautaine, examina la barbe inculte et les cheveux ébouriffés de Razoumikhine, qui, de son côté, sans bouger de sa place, le dévisagea avec une curiosité impertinente. Durant une minute régna un silence gênant pour tout le monde. À la fin, comprenant sans doute que ses grands airs n’en imposaient à personne, le monsieur s’humanisa un peu et, poliment quoique avec une certaine raideur, s’adressa à Zosimoff.

— Rodion Romanovitch Raskolnikoff, un monsieur qui est étudiant ou ancien étudiant ? demanda-t-il en pesant sur chaque syllabe.

Zosimoff se souleva lentement, et peut-être aurait-il répondu si Razoumikhine, à qui la question n’était point faite, ne se fut empressé de le prévenir :

— Le voilà, il est sur le divan ! Mais vous, qu’est-ce qu’il vous faut ?

Le sans gêne de ces derniers mots froissa le monsieur aux airs importants ; il ébaucha un mouvement dans la direction de Razoumikhine, mais il se retint à propos et se retourna vivement vers Zosimoff.

— Voilà Raskolnikoff ! dit négligemment le docteur en montrant le malade d’un signe de tête ; puis il bâilla à se décrocher la mâchoire, tira de son gousset une énorme montre en or, la regarda et la remit dans sa poche.

Quant à Raskolnikoff, toujours couché sur le dos, il ne disait mot et ne cessait de tenir ses yeux fixés sur le nouveau venu, mais toute pensée était absente de son regard. Depuis qu’il s’était arraché à la contemplation de la petite fleur, son visage, excessivement pâle, trahissait une souffrance extraordinaire. On eût dit que le jeune homme venait de subir une opération douloureuse ou d’être soumis au supplice de la question. Peu à peu, toutefois, la présence du visiteur éveilla en lui un intérêt croissant : ce fut d’abord de la surprise, puis de la curiosité, et, finalement, une sorte de crainte. Lorsque le docteur l’eut montré en disant : « Voilà Raskolnikoff », notre héros se souleva tout à coup, s’assit sur le divan, et, d’une voix faible et entrecoupée, mais où perçait comme un accent de défi :

— Oui ! déclara-t-il, je suis Raskolnikoff ! Que voulez-vous ?

Le monsieur le considéra avec attention et répondit d’un ton digne :

— Pierre Pétrovitch Loujine. J’ai lieu d’espérer que mon nom ne vous est plus tout à fait inconnu.

Mais Raskolnikoff, qui s’était attendu à toute autre chose, se contenta de regarder son interlocuteur silencieusement et d’un air hébété, comme si le nom de Pierre Pétrovitch eut pour la première fois frappé ses oreilles.

— Comment ? Se peut-il que vous n’ayez pas encore entendu parler de moi ? demanda Loujine un peu déconcerté.

Pour toute réponse, Raskolnikoff s’affaissa lentement sur l’oreiller, mit ses mains derrière sa tête et fixa les yeux au plafond. L’embarras était visible sur la figure de Pierre Pétrovitch. Zosimoff et Razoumikhine l’observaient avec une curiosité de plus en plus grande, ce qui acheva de le décontenancer.

— Je présumais, je comptais, balbutia-t-il, qu’une lettre mise à la poste il y a dix jours, peut-être même quinze…

— Écoutez, pourquoi toujours rester près de la porte ? interrompit brusquement Razoumikhine : si vous avez quelque chose à expliquer, eh bien, asseyez-vous ; mais Nastasia et vous, vous ne pouvez pas tenir tous les deux sur le seuil : il est trop étroit. Nastasiouchka, range-toi, laisse passer ! Avancez, voici une chaise ici ! Faufilez-vous !

Il écarta sa chaise de la table, laissa un petit espace libre entre celle-ci et ses genoux, puis attendit, dans une position assez gênante, que le visiteur « se faufilât » dans ce passage. Il n’y avait pas moyen de refuser. Pierre Pétrovitch se glissa, non sans peine, jusqu’à la chaise et, après s’être assis, regarda d’un air défiant Razoumikhine.

— Du reste, ne vous gênez pas, dit celui-ci d’une voix forte ; — Rodia est malade depuis cinq jours déjà, et il a eu le délire pendant trois jours, mais maintenant la connaissance lui est revenue, il a même mangé avec appétit. Voilà son médecin. Moi, je suis un camarade de Rodia, ancien étudiant comme lui, et en ce moment je lui sers de garde-malade : ainsi ne faites pas attention à nous et continuez votre entretien comme si nous n’étions pas là.

— Je vous remercie. Mais ma présence et ma conversation n’auront-elles pas pour effet de fatiguer le malade ? demanda Pierre Pétrovitch en s’adressant à Zosimoff.

— Non, au contraire, ce sera une distraction pour lui, répondit d’un ton indifférent le docteur, et il bâilla de nouveau.

— Oh ! il a recouvré l’usage de ses facultés depuis longtemps déjà, depuis ce matin ! ajouta Razoumikhine dont la familiarité respirait une bonhomie si franche que Pierre Pétrovitch commença à se sentir plus à l’aise. Et puis, après tout, cet homme incivile et mal vêtu se recommandait de la qualité d’étudiant.

— Votre maman…

— Hum ! fit bruyamment Razoumikhine.

Loujine le regarda d’un air surpris.

— Rien, c’est un tic ; continuez…

Loujine haussa les épaules.

— … Votre maman avait commencé une lettre pour vous déjà avant mon départ. Arrivé ici, j’ai exprès différé ma visite de quelques jours pour être bien sûr que vous seriez instruit de tout. Mais, maintenant, je vois avec étonnement…

— Je sais, je sais ! répliqua brusquement Raskolnikoff, dont le visage exprima une violente irritation. — C’est vous qui êtes le futur ? Eh bien, je le sais, en voilà assez !

Ce langage blessa décidément Pierre Pétrovitch, mais il garda le silence, se demandant ce que tout cela signifiait. La conversation fut momentanément interrompue. Cependant Raskolnikoff, qui, pour lui répondre, s’était légèrement tourné de son côté, se remit soudain à l’examiner avec une attention marquée, comme s’il n’avait pas eu le temps de le bien voir tantôt, ou que quelque chose de nouveau l’eût frappé dans la personne du visiteur. Il se souleva donc sur le divan pour le considérer plus à son aise. Le fait est que tout l’extérieur de Pierre Pétrovitch offrait un je ne sais quoi de particulier qui semblait justifier l’appellation de « futur » si cavalièrement appliquée tout à l’heure à ce personnage.

D’abord on voyait, et même on voyait trop, que Pierre Pétrovitch s’était empressé d’utiliser son séjour dans la capitale pour « se faire beau », en prévision de l’arrivée prochaine de sa fiancée. Cela, du reste, n’avait rien que de fort excusable. Peut-être laissait-il trop deviner la satisfaction qu’il éprouvait d’avoir réussi dans son dessein ; mais on pouvait encore pardonner à un prétendu cette petite faiblesse. Loujine était entièrement habillé de neuf, et son élégance ne donnait prise à la critique qu’en un point : elle était de trop fraîche date et accusait trop un certain but. De quels respectueux égards le visiteur n’entourait-il pas l’élégant chapeau rond qu’il venait d’acheter ? Quels soins n’avait-il pas de ses jolis gants Jouvin qu’il n’avait pas osé mettre et se contentait de tenir à la main pour la montre ? Dans son costume dominaient les tons clairs ; il portait un coquet veston havane léger, un pantalon d’été de nuance tendre et un gilet de la même couleur que le pantalon. Son linge, tout neuf, était d’une exquise finesse, et une mince cravate de batiste à raies roses ornait son cou ; Pierre Pétrovitch avait, ajoutons-le, fort bonne mine sous ces vêtements et paraissait beaucoup plus jeune que son âge.

Son visage, très-frais et non dépourvu de distinction, était agréablement encadré de favoris foncés taillés en côtelettes, qui faisaient ressortir l’éclatante blancheur d’un menton soigneusement rasé. Ses cheveux grisonnaient à peine, et son coiffeur avait réussi à le friser sans lui faire, comme il arrive presque toujours, la tête ridicule d’un marié allemand. Si dans cette physionomie sérieuse et assez belle il y avait quelque chose de déplaisant et d’antipathique, cela tenait à d’autres causes. Après avoir impoliment dévisagé M. Loujine, Raskolnikoff sourit d’un air moqueur, se renversa sur son oreiller et se remit à contempler le plafond.

Mais M. Loujine semblait résolu à ne se formaliser de rien, et il feignit de ne point remarquer ces façons étranges. Il fit même un effort pour renouer la conversation :

— Je regrette infiniment de vous trouver dans cet état. Si j’avais su que vous étiez souffrant, je serais venu plus tôt. Mais, vous savez, je suis si affairé !… J’ai de plus un procès très-important à suivre au Sénat. Je ne parle pas des démarches et des préoccupations que vous devinez vous-même. J’attends votre famille, c’est-à-dire votre maman et votre sœur, d’un moment à l’autre…

Raskolnikoff parut vouloir dire quelque chose ; son visage exprima une certaine agitation. Pierre Pétrovitch s’arrêta un instant, attendit ; mais, voyant que le jeune homme restait silencieux, il continua :

— … D’un moment à l’autre. En prévision de leur prochaine arrivée, je leur ai cherché un logement…

— Où ? demanda d’une voix faible Raskolnikoff.

— À très-peu de distance d’ici, maison Bakaléieff…

— C’est dans le péréoulok Voznésensky, interrompit Razoumikhine ; — il y a deux étages loués en garni par le marchand Iouchine ; j’y suis allé.

— Oui, on y loue des appartements meublés.

— C’est un taudis ignoblement sale et, de plus, mal famé ; il s’y est passé de vilaines histoires ; le diable sait qui habite là dedans !… Moi-même, j’ai été amené là par une aventure scandaleuse. Du reste, les logements n’y sont pas chers.

— Naturellement, je ne pouvais savoir tout cela, vu que j’arrive de province, répliqua d’un ton piqué Pierre Pétrovitch ; — quoi qu’il en soit, les deux chambres que j’ai retenues sont très-propres, et, comme c’est pour un temps très-court… J’ai déjà arrêté notre futur logement, poursuivit-il en s’adressant à Raskolnikoff, — on est en train de l’arranger ; pour le moment, je loge moi-même en garni. J’habite à deux pas d’ici, chez madame Lippevechzel, dans l’appartement d’un jeune ami à moi, André Séménitch Lébéziatnikoff ; c’est lui qui m’a indiqué la maison Bakaléieff.

— Lébéziatnikoff ? fit lentement Raskolnikoff, comme si ce nom lui eût rappelé quelque chose.

— Oui, André Séménitch Lébéziatnikoff qui est employé dans un ministère. Vous le connaissez ?

— Oui… non…, répondit Raskolnikoff.

— Excusez-moi, votre question m’avait fait supposer qu’il ne vous était pas inconnu. J’ai été autrefois son tuteur… C’est un jeune homme très-gentil… et qui professe des idées très-avancées. Je fréquente volontiers les jeunes gens : par eux on apprend ce qu’il y a de nouveau.

En achevant ces mots, Pierre Pétrovitch regarda ses auditeurs avec l’espoir de saisir sur leur physionomie quelque signe d’approbation.

— À quel point de vue ? demanda Razoumikhine.

— Au point de vue le plus sérieux, je veux dire au point de vue de l’activité sociale, — répondit Loujine, enchanté qu’on lui eût fait cette question. — Voyez-vous, je n’avais pas visité Pétersbourg depuis dix ans. Toutes ces nouveautés, toutes ces réformes, toutes ces idées ont bien pénétré jusque chez nous autres provinciaux ; mais pour voir plus clairement et pour tout voir, il faut étre à Pétersbourg. Or, selon moi, c’est en observant nos jeunes générations qu’on se renseigne le mieux. Et, je l’avoue, j’ai été charmé…

— De quoi donc ?

— Votre question est vaste. Je puis me tromper, mais je crois avoir remarqué des vues plus nettes, un esprit plus critique, une activité plus raisonnée…

— C’est la vérité, laissa tomber négligemment Zosimoff.

— N’est-ce pas ? reprit Pierre Pétrovitch, qui récompensa le docteur d’un regard aimable. Vous conviendrez vous-même, poursuivit-il en s’adressant à Razoumikhine ; qu’il y a progrès au moins dans l’ordre scientifique et économique…

— Lieu commun !

— Non, ce n’est pas un lieu commun ! Par exemple, si l’on me dit : « Aime tes semblables, » et que je mette ce conseil en pratique, qu’en résultera-t-il ? se hâta de répondre Loujine avec un empressement peut-être trop visible ; — je déchirerai mon manteau en deux, j’en donnerai la moitié à mon prochain, et nous resterons tous deux à demi nus. Comme dit le proverbe russe : « Chassez plusieurs lièvres à la fois, vous n’en attraperez pas un » La science, elle, m’ordonne de n’aimer que moi, attendu que tout dans le monde est fondé sur l’intérêt personnel. Si vous n’aimez que vous, vous ferez convenablement vos affaires, et votre manteau restera entier. L’économie politique ajoute que plus il s’élève de fortunes privées dans une société, en d’autres termes, plus il s’y trouve de manteaux entiers, plus aussi cette société est solidement assise et heureusement organisée. Donc, en travaillant uniquement pour moi, je travaille aussi, par le fait, pour tout le monde, et il en résulte que mon prochain reçoit un peu plus qu’une moitié de manteau, et cela, non grâce à des libéralités privées et individuelles, mais par suite du progrès général. L’idée est simple ; malheureusement elle a mis beaucoup de temps à faire son chemin, à triompher de la chimère et du rêve ; pourtant, il ne faut pas, semble-t-il, beaucoup d’esprit pour comprendre…

— Pardon, j’appartiens à la catégorie des imbéciles, interrompit Razoumikhine. Ainsi, brisons là. J’avais un but en commençant cet entretien ; mais, depuis trois ans, j’ai les oreilles tellement rebattues de tout ce bavardage, de toutes ces banalités, que je rougis d’en parler et même d’en entendre parler devant moi. Naturellement, vous vous êtes empressé de nous exhiber vos théories, c’est très-excusable, et je ne vous en blâme pas. Je voulais seulement savoir qui vous êtes, parce que, voyez-vous, dans ces derniers temps, une foule de faiseurs se sont rués sur les affaires publiques, et, ne cherchant jamais que leur intérêt propre, ils ont gâté tout ce à quoi ils ont touché. Allons, assez !

— Monsieur, reprit Loujine piqué au vif, est-ce une manière de me dire que, moi aussi, je…

— Oh ! jamais de la vie… Comment donc !… Allons, assez ! répondit Razoumikhine, et, sans plus faire attention à lui, il reprit avec Zosimoff la conversation qu’avait interrompue l’arrivée de Pierre Pétrovitch.

Ce dernier eut le bon esprit d’accepter telle quelle l’explication de l’étudiant. D’ailleurs, il était décidé à s’en aller au bout de deux minutes.

— Maintenant que nous avons fait connaissance, dit-il à Raskolnikoff, j’espère que nos relations continueront après votre retour à la santé et deviendront plus intimes, grâce aux circonstances que vous connaissez… Je vous souhaite un prompt rétablissement.

Raskolnikoff n’eut même pas l’air de l’avoir entendu. Pierre Pétrovitch se leva.

— C’est assurément un de ses débiteurs qui l’a tuée ! affirma Zosimoff.

— Assurément ! répéta Razoumikhine. Porphyre ne dit pas ce qu’il pense, mais il interroge ceux qui avaient déposé des objets en gage chez la vieille.

— Il les interroge ? demanda d’une voix forte Raskolnikoff.

— Oui, eh bien ?

— Rien.

— Comment peut-il les connaître ? voulut savoir Zosimoff.

— Koch en a désigné quelques-uns ; on a trouvé les noms de plusieurs autres sur le papier qui enveloppait les objets ; enfin il y en a qui se sont présentés d’eux-mêmes quand ils ont appris…

— Le coquin qui a fait le coup doit être un gaillard adroit et expérimenté ! Quelle décision ! Quelle audace !

— Eh bien, non, c’est ce qui te trompe et c’est ce qui vous trompe tous ! répliqua Razoumikhine. Je soutiens, moi, qu’il n’est ni adroit, ni expérimenté, et que ce crime est très-probablement son début. Dans l’hypothèse où le meurtrier serait un scélérat consommé, rien ne s’explique plus, tout fourmille d’invraisemblances. Si, au contraire, on le suppose novice, il faut admettre que le hasard seul lui a permis de s’échapper, mais que ne fait pas le hasard ? Qui sait ? l’assassin n’a peut-être même pas prévu les obstacles ! Et comment mène-t-il son affaire ? Il prend des objets de dix ou vingt roubles et en bourre ses poches, il fouille dans le coffre où la vieille mettait ses chiffons ; or, dans le tiroir supérieur de la commode, on a trouvé une cassette renfermant quinze cents roubles en espèces métalliques, sans parler des billets ! Il n’a même pas su voler, il n’a su que tuer ! Je le répète, c’est un début ; il a perdu la tête ! Et s’il n’a pas été pris, il doit en remercier le hasard plus que son adresse !

Pierre Pétrovitch s’apprêtait à prendre congé ; mais, avant de sortir, il voulut encore prononcer quelques paroles profondes ; il tenait à laisser de lui une impression avantageuse, et la vanité l’emporta sur le jugement.

— Il s’agit sans doute de l’assassinat récemment commis sur la personne d’une vieille femme, veuve d’un secrétaire de collège ? demanda-t-il en s’adressant à Zosimoff.

— Oui. Vous en avez entendu parler ?

— Comment donc ! dans la société…

— Vous connaissez les détails ?

— Pas précisément ; mais cette affaire m’intéresse surtout par la question générale qu’elle soulève. Je ne parle même pas de l’augmentation croissante des crimes dans la basse classe durant ces cinq dernières années ; je laisse de côté la succession ininterrompue des pillages et des incendies. Je suis surtout frappé de ce fait que, dans les hautes classes, la criminalité suit une progression en quelque sorte parallèle.

— Mais de quoi vous inquiétez-vous ? observa brusquement Raskolnikoff. Tout cela, c’est la mise en pratique de votre théorie.

— Comment, de ma théorie ?

— La conclusion logique du principe que vous posiez tout à l’heure, c’est qu’on peut égorger les gens…

— Allons donc ! se récria Loujine.

— Non, ce n’est pas cela, remarqua Zosimoff.

Raskolnikoff était pâle et respirait avec effort ; un frisson agitait sa lèvre supérieure.

— En tout, il y a une mesure, poursuivit d’un ton hautain Pierre Pétrovitch : l’idée économique n’est pas encore, que je sache, une provocation à l’assassinat, et de ce qu’on pose en principe…

— Est-il vrai, interrompit soudain Raskolnikoff d’une voix tremblante de colère, est-il vrai que vous ayez dit à votre future femme… à l’heure même où elle venait d’agréer votre demande, que ce qui vous plaisait le plus en elle… c’était sa pauvreté… parce qu’il est préférable d’épouser une femme pauvre, pour la dominer ensuite et lui reprocher les bienfaits dont on l’a comblée ?…

— Monsieur ! s’écria Loujine, bégayant de fureur, — monsieur… dénaturer ainsi ma pensée ! Pardonnez-moi ; mais je dois vous déclarer que les bruits arrivés jusqu’à vous ou, pour mieux dire, portés à votre connaissance, n’ont pas l’ombre de fondement, et je… soupçonne qui… en un mot… cette flèche… en un mot, votre maman… Déjà elle m’avait paru, nonobstant toutes ses excellentes qualités, avoir l’esprit légèrement exalté et romanesque ; cependant, j’étais à mille lieues de supposer qu’elle pût se méprendre à ce point sur le sens de mes paroles et les citer en les altérant de la sorte… Et enfin… enfin…

— Savez-vous une chose ? vociféra le jeune homme en se soulevant sur son oreiller, tandis que ses yeux lançaient des flammes, — savez-vous une chose ?

— Quoi ?

Sur ce mot, Loujine s’arrêta et attendit d’un air de défi. Il y eut quelques secondes de silence.

— Eh bien, si vous vous permettez encore… de dire un seul mot… au sujet de ma mère… je vous jette en bas de l’escalier !

— Qu’est-ce que tu as ? cria Razoumikhine.

— Ah ! c’est ainsi !

Loujine pâlit et se mordit la lèvre. Il étouffait de rage, bien qu’il fît tous ses efforts pour se contenir.

— Écoutez, monsieur, commença-t-il après une pause, — l’accueil que vous m’avez fait tantôt quand je suis entré ici ne m’avait guère laissé de doute sur votre inimitié ; cependant j’ai prolongé ma visite exprès pour être plus complètement édifié à cet égard. J’aurais pu pardonner beaucoup à un malade et à un parent, mais à présent… jamais… je ne…

— Je ne suis pas malade ! cria Raskolnikoff.

— Tant pis…

— Allez-vous-en au diable !

Mais Loujine n’avait pas attendu cette invitation pour s’en aller. Il s’était hâté de sortir sans regarder personne et sans même saluer Zosimoff, qui depuis longtemps lui faisait signe de laisser le malade en repos.

— Est-ce qu’on peut se conduire ainsi ? dit en hochant la tête Razoumikhine intrigué.

— Laissez-moi, laissez-moi tous ! s’écria Raskolnikoff dans un transport de colère. Mais allez-vous me laisser enfin, bourreaux ! Je n’ai pas peur de vous ! Je ne crains personne, personne, maintenant ! Retirez-vous ! Je veux être seul, seul, seul !

— Allons-nous-en ! dit Zosimoff en faisant un signe de tête à Razoumikhine.

— Mais, est-ce qu’on peut l’abandonner dans cet état ?

— Allons-nous-en ! répéta avec insistance le docteur, et il sortit.

Razoumikhine réfléchit un instant, puis se décida à le suivre.

— Notre résistance à ses désirs ne pourrait que lui nuire, dit Zosimoff déjà sur l’escalier. Il ne faut pas l’irriter.

— Qu’est-ce qu’il a ?

— Une secousse qui l’arracherait à ses préoccupations lui ferait le plus grand bien. Il a quelque souci, quelque idée fixe qui l’obsède… C’est ce qui m’inquiète beaucoup.

— Ce monsieur Pierre Pétrovitch est peut-être pour quelque chose là dedans. D’après la conversation qu’ils viennent d’avoir ensemble, il paraît que ce personnage va épouser la sœur de Rodia, et que notre ami a reçu une lettre à ce sujet très-peu de temps avant sa maladie.

— Oui, c’est le diable qui a amené ce monsieur dont la visite a peut-être gâté toute l’affaire. Mais as-tu remarqué qu’un seul sujet de conversation fait sortir le malade de son apathie et de son mutisme ? Dès qu’on parle de ce meurtre, cela le surexcite…

— Oui, oui, je m’en suis bien aperçu, répondit Razoumikhine ; il devient alors attentif, inquiet. C’est que, le jour même où sa maladie a commencé, on lui a fait peur au bureau de police, il a eu un évanouissement.

— Tu me raconteras cela plus en détail ce soir, et, à mon tour, je te dirai quelque chose. Il m’intéresse, beaucoup même ! Dans une demi-heure je reviendrai m’informer de son état… Du reste, l’inflammation n’est pas à craindre…

— Merci à toi ! Maintenant, je vais passer un moment chez Pachenka, et je le ferai surveiller par Nastasia… Raskolnikoff, laissé seul, regardait la servante avec impatience et ennui ; mais elle hésitait encore à s’en aller.

— Boiras-tu ton thé maintenant ? demanda-t-elle.

— Plus tard ! Je veux dormir ! Laisse-moi…

Il se tourna par un mouvement convulsif du côté du mur ; Nastasia se retira.