Crime et Châtiment/III/5

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Traduction par Victor Derély.
Plon (tome 1p. 296-320).
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Troisième partie

V

Raskolnikoff entra chez le juge d’instruction avec la physionomie d’un homme qui fait tout son possible pour garder son sérieux, mais qui n’y réussit qu’à grand’peine. Derrière lui marchait d’un air gauche Razoumikhine, rouge comme une pivoine, les traits bouleversés par la colère et par la honte. La personne dégingandée et la mine déconfite de ce grand garçon étaient alors assez drôles pour justifier l’hilarité de son camarade. Porphyre Pétrovitch, debout au milieu de la chambre, interrogeait du regard les deux visiteurs. Raskolnikoff s’inclina devant le maître de la maison, échangea une poignée de main avec lui et parut faire un violent effort pour étouffer son envie de rire pendant qu’il déclinerait ses noms et qualités. Mais à peine venait-il de recouvrer son sang-froid et de balbutier quelques mots, qu’au beau milieu de la présentation ses yeux rencontrèrent comme par hasard Razoumikhine. Dès lors, il n’y put tenir, et son sérieux fit place à une hilarité d’autant plus bruyante qu’elle avait été plus comprimée. Razoumikhine servit à son insu les vues de son ami, car ce « fou rire » le mit dans une colère qui acheva de donner à toute cette scène une apparence de gaieté franche et naturelle.

— Oh ! le gredin ! hurla-t-il avec un violent mouvement du bras.

Ce geste brusque eut pour effet de renverser un petit guéridon sur lequel se trouvait un verre qui avait contenu du thé.

— Mais pourquoi détériorer le mobilier, messieurs ? C’est un préjudice que vous causez à l’État ! s’écria gaiement Porphyre Pétrovitch.

Raskolnikoff riait à un tel point que, pendant quelques instants, il oublia sa main dans celle du juge d’instruction ; mais il aurait été peu naturel de l’y laisser trop longtemps, aussi la retira-t-il au moment voulu pour rester dans la vraisemblance de son rôle. Quant à Razoumikhine, il était plus confus que jamais depuis qu’il avait fait choir une table et cassé un verre : après avoir considéré d’un air sombre les conséquences de son emportement, il se dirigea vers la croisée et là, tournant le dos au public, se mit à regarder par la fenêtre sans, du reste, rien voir. Porphyre Pétrovitch riait par convenance, mais évidemment il attendait des explications. Dans un coin, sur une chaise, était assis Zamétoff : à l’apparition des visiteurs, il s’était levé à demi en ébauchant un sourire ; toutefois il ne semblait pas dupe de cette scène et observait Raskolnikoff avec une curiosité particulière. Ce dernier ne s’était pas attendu à trouver là le policier, dont la présence lui causa une désagréable surprise.

« Voilà encore une chose à considérer », pensa-t-il.

— Excusez-moi, je vous prie, commença-t-il avec un embarras simulé. Raskolnikoff…

— Allons donc, vous m’avez fait grand plaisir, vous êtes entré d’une façon si agréable… Eh bien, il ne veut pas même dire bonjour ? ajouta Porphyre Pétrovitch en montrant d’un signe de tête Razoumikhine.

— Je ne sais pas, vraiment, pourquoi il est fâché contre moi. Je lui ai seulement dit en chemin qu’il ressemblait à Roméo, et… et je le lui ai prouvé, il n’y a rien eu de plus.

— Cochon ! cria Razoumikhine sans retourner la tête.

— Il a dû avoir des motifs très-sérieux pour prendre en si mauvaise part cette petite plaisanterie, observa en riant Porphyre Pétrovitch.

— Voilà bien le juge d’instruction… toujours sondeur !… Allons, que le diable vous emporte tous ! répliqua Razoumikhine, qui se mit lui-même à rire ; il avait soudain recouvré toute sa bonne humeur, et il s’approcha gaiement de Porphyre Pétrovitch.

— Trêve de sottises ! À notre affaire : je te présente mon ami Rodion Romanovitch Raskolnikoff, qui a beaucoup entendu parler de toi et désire faire ta connaissance ; ensuite il a une petite affaire à traiter avec toi. Bah ! Zamétoff ! Par quel hasard es-tu ici ? Vous vous connaissez donc ? Depuis quand ?

« Que veut dire encore cela ? » se demanda avec inquiétude Raskolnikoff.

La question de Razoumikhine parut gêner un peu Zamétoff ; toutefois, il se remit vite.

— C’est hier chez toi que nous avons fait connaissance, dit-il d’un air dégagé.

— Alors la main de Dieu a tout fait. Figure-toi, Porphyre, que la semaine passée il m’avait témoigné un très-vif désir de t’être présenté, mais il paraît que vous n’avez pas eu besoin de moi pour entrer en relation l’un avec l’autre… Tu as du tabac ?

Porphyre Pétrovitch était en négligé du matin : robe de chambre, pantoufles éculées, linge très-propre. C’était un homme de trente-cinq ans, d’une taille au-dessous de la moyenne, gros et même légèrement ventru. Il ne portait ni barbe ni moustaches, et avait les cheveux coupés ras. Sa grosse tête ronde présentait une rotondité particulière dans la région de la nuque. Son visage bouffi, rond et un peu camard ne manquait ni de vivacité, ni même d’enjouement, bien que le teint, d’un jaune foncé, fut loin d’annoncer la santé. On aurait pu trouver de la bonhomie dans cette figure sans l’expression des yeux qui, abrités sous des cils presque blancs, semblaient toujours clignoter comme pour adresser des signes d’intelligence à quelqu’un. Le regard de ces yeux donnait un démenti étrange au reste de la physionomie. À première vue, le physique du juge d’instruction offrait quelque analogie avec celui d’une paysanne, mais ce masque ne trompait pas longtemps un observateur attentif.

Dès qu’il eut appris que Raskolnikoff avait une « petite affaire » à traiter avec lui, Porphyre Pétrovitch l’invita à prendre place sur le divan, s’assit lui-même à l’autre bout et se mit à sa disposition avec le plus grand empressement. D’ordinaire, nous nous sentons un peu gênés quand un homme que nous connaissons à peine manifeste une telle curiosité de nous entendre ; notre embarras est plus vif encore si l’objet dont nous avons à parler se trouve être, à nos propres yeux, peu digne de l’extrême attention qu’on nous témoigne. Néanmoins, Raskolnikoff, en quelques mots courts et précis, exposa nettement son affaire ; il put même, chemin faisant, observer assez bien Porphyre Pétrovitch, Celui-ci, de son côté, ne le quittait pas des yeux. Razoumikhine, assis en face d’eux, écoutait avec impatience, et ses regards allaient sans cesse de son ami au juge d’instruction et vice versa, ce qui passait un peu la mesure.

« L’imbécile ! » pestait intérieurement Raskolnikoff.

— Il faut faire une déclaration à la police, répondit de l’air le plus indifférent Porphyre Pétrovitch : — vous exposerez comme quoi, informé de tel événement, c’est-à-dire de ce meurtre, vous désirez faire savoir au juge d’instruction chargé de cette affaire que tels objets vous appartiennent et que vous voulez les dégager… ou… mais, du reste, on vous écrira.

— Par malheur, reprit Raskolnikoff avec une confusion jouée, je suis loin d’être en fonds pour le moment… et mes moyens ne me permettent même pas de dégager ces niaiseries… Voyez-vous, je voudrais me borner actuellement à déclarer que ces objets sont à moi et que, quand j’aurai de l’argent…

— Cela ne fait rien, répondit Porphyre Pétrovitch, qui accueillit froidement cette explication financière ; du reste, vous pouvez, si vous voulez, m’écrire directement, vous déclarerez qu’instruit de telle chose, vous désirez me faire savoir que tels objets vous appartiennent et que…

— Je puis écrire cette lettre sur papier libre ? interrompit Raskolnikoff, affectant toujours de ne voir que le côté pécuniaire de la question.

— Oh ! sur n’importe quel papier !

Porphyre Pétrovitch prononça ces mots d’un air franchement moqueur, en faisant un petit signe des yeux à Raskolnikoff. Du moins, le jeune homme aurait juré que ce clignement d’yeux s’adressait à lui et trahissait le diable savait quelle arrière-pensée. Peut-être, après tout, se trompait-il, car cela dura à peine l’espace d’une seconde.

« Il sait ! » se dit-il instantanément.

— Pardonnez-moi de vous avoir dérangé pour si peu de chose, reprit-il assez déconcerté, — ces objets valent en tout cinq roubles, mais leur provenance me les rend particulièrement chers, et j’avoue que j’ai été fort inquiet quand j’ai appris…

— C’est pour cela que tu as été si secoué hier en m’entendant dire à Zosimoff que Porphyre interrogeait les propriétaires des objets mis en gage ! remarqua avec une intention évidente Razoumikhine.

C’en était trop. Raskolnikoff n’y put tenir et lança au malencontreux bavard un regard flamboyant de colère. Aussitôt après il comprit qu’il venait de faire une imprudence, et il s’efforça de la réparer.

— Tu as l’air de te moquer de moi, mon ami, dit-il à Razoumikhine en affectant une vive contrariété. Je reconnais que je me préoccupe peut-être trop de choses absolument insignifiantes à tes yeux ; mais ce n’est pas une raison pour me regarder comme un homme égoïste et avide : ces misères peuvent n’être pas sans valeur pour moi. Comme je te le disais tout à l’heure, cette montre en argent, qui vaut un groch, est tout ce qui me reste de mon père. Libre à toi de te moquer de moi, mais ma mère est venue me voir — ce disant, il s’était tourné vers Porphyre — et si elle savait, continua-t-il en s’adressant de nouveau à Razoumikhine d’une voix aussi tremblante que possible, si elle savait que je ne suis plus en possession de cette montre, je te jure qu’elle serait au désespoir. Les femmes !

— Mais pas du tout ! Ce n’est pas ainsi que je l’entendais ! Tu t’es tout à fait mépris sur ma pensée ! protestait Razoumikhine désolé.

« Est-ce bien ? Est-ce naturel ? N’ai-je pas forcé la note ? » se demandait anxieusement Raskolnikoff. « Pourquoi ai-je dit : les femmes ? »

— Ah ! votre mère est venue vous voir ? questionna Porphyre Pétrovitch.

— Oui.

— Quand donc est-elle arrivée ?

— Hier soir.

Le juge d’instruction resta un moment silencieux ; il paraissait réfléchir.

— Vos affaires ne pouvaient en aucun cas être perdues, reprit-il d’un ton calme et froid. Depuis longtemps déjà j’attendais votre visite.

En achevant ces mots, il approcha vivement le cendrier de Razoumikhine, qui secouait impitoyablement sur le tapis la cendre de sa cigarette. Raskolnikoff frissonna, mais le juge d’instruction n’eut pas l’air de s’en apercevoir, tout occupé qu’il était à préserver son tapis.

— Comment, tu attendais sa visite ? Mais est-ce que tu savais qu’il avait engagé quelque chose là ? cria Razoumikhine.

Sans lui répondre, Porphyre Pétrovitch s’adressa à Raskolnikoff :

— Vos affaires : une bague et une montre, se trouvaient chez elle, roulées dans un morceau de papier, et sur ce papier votre nom était lisiblement écrit au crayon avec l’indication du jour où elle avait reçu de vous ces objets…

— Quelle mémoire vous avez pour tout cela ! fit Raskolnikoff avec un sourire contraint ; il s’efforçait surtout de regarder avec assurance le juge d’instruction ; toutefois il ne put s’empêcher d’ajouter brusquement :

— J’ai fait cette observation parce que, les propriétaires des objets mis en gage étant sans doute fort nombreux, vous deviez, me semblait-il, avoir peine à vous les rappeler tous… Or, je vois au contraire que vous n’en oubliez pas un, et… et…

« Faible ! Idiot ! Quel besoin avais-je d’ajouter cela ? »

— Mais presque tous se sont déjà fait connaître ; vous seul n’étiez pas encore venu, répondit Porphyre avec une nuance presque imperceptible de raillerie.

— Je ne me portais pas très-bien.

— Je l’ai entendu dire. On m’a même appris que vous aviez été très-souffrant. Maintenant encore vous êtes pâle…

— Pas du tout, je ne suis pas pâle… au contraire, je vais très-bien ! répliqua Raskolnikoff d’un ton devenu tout à coup brutal et violent. Il sentait bouillonner en lui une colère qu’il ne pouvait maîtriser. « L’emportement va me faire lâcher quelque sottise ! » pensa-t-il. « Mais pourquoi m’exaspèrent-ils ? »

— « Il ne se portait pas très-bien ! » voilà un euphémisme, par exemple ! s’écria Razoumikhine. — La vérité, c’est que jusqu’à hier il a été presque tout le temps sans connaissance… Le croiras-tu, Porphyre ? Hier, pouvant à peine se tenir sur ses jambes, il a profité du moment où Zosimoff et moi venions de le quitter pour s’habiller, s’esquiver en catimini et aller flâner, Dieu sait où, jusqu’à minuit… cela en état complet de délire. Peux-tu t’imaginer une chose pareille ? C’est un cas des plus remarquables !

— Bah ! vraiment ! En état complet de délire ? fit Porphyre Pétrovitch avec le hochement de tête propre aux paysannes russes.

— C’est absurde ! Ne le croyez pas ! Du reste, je n’ai pas besoin de vous dire cela, votre conviction est faite ! laissa échapper Raskolnikoff, emporté par la colère. Mais Porphyre Pétrovitch ne parut pas entendre ces étranges paroles.

— Comment donc serais-tu sorti, si tu n’avais pas eu le délire ? reprit en s’échauffant Razoumikhine. Pourquoi cette sortie ? Dans quel but ? Et surtout quelle idée de filer ainsi en cachette ! Voyons, conviens-en, tu n’avais pas ta raison ! Maintenant que tout danger est passé, je te le dis carrément !

— Ils m’avaient extrêmement ennuyé hier, dit Raskolnikoff, en s’adressant au juge d’instruction avec un sourire qui ressemblait à un défi, et, voulant me débarrasser d’eux, je suis sorti pour louer un logement ou ils ne pussent me découvrir ; j’avais pris, à cet effet, une certaine somme. Monsieur Zamétoff a vu l’argent entre mes mains. Eh bien ! monsieur Zamétoff, étais-je dans mon bon sens hier ou avais-je le délire ? Soyez juge de notre querelle.

Il aurait volontiers étranglé en ce moment le policier, qui l’irritait par son mutisme et l’expression équivoque de son regard.

— Selon moi, vous parliez fort sensément et même avec beaucoup de finesse ; seulement vous étiez trop irascible, déclara sèchement Zamétoff.

— Et aujourd’hui, ajouta Porphyre Pétrovitch, — Nikodim Fomitch m’a dit vous avoir rencontré hier à une heure fort avancée de la soirée dans le logement d’un fonctionnaire qui venait d’être écrasé par une voiture…

— Eh bien, cela même vient encore à l’appui de ce que j’avance ! reprit Razoumikhine : ne t’es-tu pas conduit comme un fou chez ce fonctionnaire ? Tu t’es dépouillé de toutes tes ressources pour payer l’enterrement ! J’admets que tu aies voulu venir en aide à la veuve, mais tu pouvais lui donner quinze roubles, vingt même, à la rigueur, et garder quelque chose pour toi : au lieu de cela, tu lâches tout, tu y vas de tes vingt-cinq roubles !

— Mais j’ai peut-être trouvé un trésor, qu’en sais-tu ! Hier, j’étais en humeur de faire des largesses… M. Zamétoff ici présent sait que j’ai trouvé un trésor !… Pardon de vous avoir ennuyé pendant une demi-heure par un bavardage aussi oiseux, poursuivit-il, les lèvres frémissantes, en s’adressant à Porphyre. — Vous êtes excédé, n’est-ce pas ?

— Que dites-vous donc ? Au contraire, au contraire ! Si, vous saviez comme vous m’intéressez ! Je vous trouve si curieux à voir et à entendre… j’avoue que je suis enchanté d’avoir enfin reçu votre visite…

— Donne-nous donc du thé ! Nous avons le gosier sec ! cria Razoumikhine.

— Excellente idée !… Mais, avant le thé, tu prendrais peut-être bien quelque chose de plus solide ?

— Sauve-toi !

Porphyre Pétrovitch sortit pour aller commander le thé. Toutes sortes de pensées tourbillonnaient dans le cerveau de Raskolnikoff. Il était fort excité.

« Ils ne se donnent même pas la peine de feindre ; ils n’y vont pas par quatre chemins avec moi : voilà le point principal ! Puisque Porphyre ne me connaissait pas du tout, à quel propos s’est-il entretenu de moi avec Nikodim Fomitch ? Ils dédaignent donc de cacher qu’ils sont à mes trousses comme une meute de chiens ! Ils me crachent ouvertement à la face ! se disait-il tremblant de rage. Eh bien ! allez-y carrément, mais ne jouez pas avec moi comme le chat avec la souris. C’est de l’impolitesse, Porphyre Pétrovitch, je ne permets peut-être pas encore cela !… Je me lèverai, je vous jetterai à tous la vérité au visage, et vous verrez comme je vous méprise !… »

Il respira avec effort. « Mais quoi ! si tout cela n’existait que dans mon imagination ? si c’était un mirage ? si j’avais mal interprété les choses ? Tâchons de soutenir notre vilain rôle et n’allons pas nous perdre, comme un étourneau, par une aveugle colère ! Est-ce que je leur prêterais des intentions qu’ils n’ont pas ? Leurs paroles n’ont en soi rien d’extraordinaire, c’est ce qu’on peut toujours dire ; mais là-dessous doivent se cacher des sous-entendus. Pourquoi Porphyre a-t-il dit simplement « chez elle », en parlant de la vieille ? Pourquoi Zamétoff a-t-il observé que j’avais parlé avec beaucoup de finesse ? Pourquoi ont-ils un pareil ton ? Oui, c’est ce ton… Comment tout cela n’a-t-il pas frappé Razoumikhine ? Ce nigaud ne s’aperçoit jamais de rien ! Voilà que j’ai encore la fièvre ! Est-ce que Porphyre m’a fait un clignement d’œil tantôt, ou ai-je été dupe d’une apparence ? C’est absurde, assurément ; pourquoi aurait-il cligné les yeux ? Peut-être veulent-ils m’agacer les nerfs, me pousser à bout ? Ou tout cela est de la fantasmagorie, ou ils savent !…

« Zamétoff même est insolent. Il aura fait ses réflexions depuis hier. Je me doutais bien qu’il changerait d’avis ! Il est ici comme chez lui, et il y vient pour la première fois ! Porphyre ne le considère pas comme un étranger, il s’assied en lui tournant le dos. Ces deux hommes-là sont devenus une paire d’amis, et c’est certainement à mon sujet que leurs relations ont pris naissance ! Je suis sûr qu’ils causaient de moi quand nous sommes arrivés !… Connaissent-ils ma visite à l’appartement de la vieille ? Il me tarde bien de le savoir !… Quand j’ai dit que j’étais sorti pour aller louer un logement, Porphyre n’a pas relevé la chose… Mais j’ai bien fait de dire cela : plus tard, cela pourra servir !… Quant au délire, le juge d’instruction n’a pas l’air de couper là dedans… Il est parfaitement renseigné sur l’emploi de ma soirée ! Il ignorait l’arrivée de ma mère !… Et cette sorcière, qui avait noté au crayon la date de l’engagement !… Non, non, l’assurance que vous affectez ne me trompe pas : jusqu’ici, vous n’avez pas de faits, vous vous fondez sur de vagues conjectures ! Citez-moi donc un fait, si vous pouvez en alléguer un seul contre moi ! Cette visite que j’ai faite chez la vieille ne prouve rien, on peut l’expliquer par le délire ; je me rappelle ce que j’ai dit aux ouvriers et au dvornik… Savent-ils que je suis allé là ? Je ne m’en irai pas avant d’être fixé là-dessus ! Pourquoi suis-je venu ? Mais voilà que je me fâche à présent, c’est cela qui est à craindre ! Ah ! que je suis irritable ! Après tout, peut-être vaut-il mieux qu’il en soit ainsi : je reste dans mon rôle de malade… Il va me harceler et me faire perdre la tête. Pourquoi suis-je venu ? »

Toutes ces idées traversèrent son esprit avec la rapidité de l’éclair.

Au bout d’un instant revint Porphyre Pétrovitch. Il paraissait de très-bonne humeur.

— Hier, au sortir de chez toi, mon ami, j’avais vraiment mal aux cheveux, commença-t-il en s’adressant à Razoumikhine avec un enjouement qu’il n’avait pas montré jusqu’alors, — mais à présent c’est passé…

— Eh bien, est-ce que la soirée a été intéressante ? Je vous ai quittés au plus beau moment ; à qui est restée la victoire ?

— Mais à personne, naturellement. Ils ont ergoté à qui mieux mieux sur leurs vieilles thèses.

— Figure-toi, Rodia, que la discussion roulait hier sur cette question : Y a-t-il des crimes ou n’y en a-t-il pas ? et ce qu’ils ont débité de sottises à ce propos !…

— Qu’est-ce qu’il y a là d’extraordinaire ? C’est une question sociale qui n’a pas le mérite de la nouveauté, répondit distraitement Raskolnikoff.

— La question n’était pas formulée comme cela, observa Porphyre.

— Pas tout à fait comme cela, c’est vrai, reconnut aussitôt Razoumikhine, qui s’était emballé selon son habitude.

— Écoute, Rodia, et dis-nous ton opinion, je le veux. Hier, ils m’avaient mis hors de moi, et je t’attendais toujours, je leur avais promis ta visite… Les socialistes ont commencé par exposer leur théorie. On sait en quoi elle consiste : le crime est une protestation contre un ordre social mal organisé — rien de plus. Quand ils ont dit cela, ils ont tout dit ; ils n’admettent pas d’autre cause des actes criminels ; pour eux, l’homme est poussé au crime par l’influence irrésistible du milieu et par elle seule. C’est leur phrase favorite.

— À propos de crime et de milieu, dit Porphyre Pétrovitch en s’adressant à Raskolnikoff, je me rappelle un travail de vous qui m’a vivement intéressé ; je parle de votre article : Sur le crime… je ne me souviens plus bien du titre. J’ai eu le plaisir de le lire, il y a deux mois, dans la Parole périodique.

— Mon article ? dans la Parole périodique ? demanda avec étonnement Raskolnikoff ; en effet, il y a six mois, à l’époque où je suis sorti de l’Université, j’ai écrit un article à propos d’un livre, mais je l’ai porté à la Parole hebdomadaire, et non à la Parole périodique.

— Et c’est dans celle-ci qu’il a vu le jour.

— Sur ces entrefaites, la Parole hebdomadaire a cessé de paraître, voilà comment mon article n’a pas été publié alors…

— C’est vrai, mais en cessant de paraître, la Parole hebdomadaire s’est fondue avec la Parole périodique, et c’est ainsi qu’il y a deux mois ce dernier journal a publié votre article. Vous ne le saviez pas ?

Raskolnikoff l’ignorait.

— Eh bien, vous pouvez aller toucher le prix de votre copie ! Quel caractère est le vôtre pourtant ! Vous vivez si retiré que les choses mêmes qui vous intéressent directement n’arrivent pas à votre connaissance ! C’est un fait.

— Bravo, Rodia ! Moi non plus, je ne le savais pas ! s’exclama Razoumikhine. — Aujourd’hui même, je vais aller demander le numéro au cabinet de lecture ! Il y a deux mois que l’article a été inséré ? À quelle date ? N’importe, je chercherai ! En voilà une farce ! Et il ne le disait pas !

— Mais comment avez-vous su que l’article était de moi ? Je l’avais signé d’une initiale.

— Je l’ai appris par hasard, dernièrement. Le rédacteur en chef est de mes amis, c’est lui qui a trahi le secret de votre anonymat… Cet article m’avait beaucoup intéressé.

— J’examinais, je m’en souviens, l’état psychologique du coupable durant l’accomplissement de son crime.

— Oui, et vous vous appliquiez à démontrer que le criminel, au moment où il accomplit son crime, est toujours un malade. C’est un point de vue très-original, mais… ce n’est pas cette partie de votre travail qui m’a le plus intéressé ; j’ai remarqué surtout une pensée qui se trouvait à la fin de l’article et que, par malheur, vous vous êtes contenté d’indiquer d’une façon un peu trop sommaire… En un mot, si vous vous le rappelez, vous donniez à entendre qu’il existe sur la terre des hommes qui peuvent, ou, pour mieux dire, qui ont le droit absolu de commettre toutes sortes d’actions coupables et criminelles ; des hommes pour qui, en quelque sorte, la loi n’est point faite.

À cette perfide interprétation de sa pensée, Raskolnikoff sourit.

— Comment ? Quoi ? Le droit au crime ? N’a-t-il pas plutôt voulu dire que le criminel est poussé au crime par « l’influence irrésistible du milieu » ? demanda Razoumikhine avec une sorte d’inquiétude.

— Non, non, il ne s’agit pas de cela, répondit Porphyre. Dans l’article en question les hommes sont divisés en « ordinaires » et « extraordinaires ». Les premiers doivent vivre dans l’obéissance et n’ont pas le droit de violer la loi, attendu qu’ils sont des hommes ordinaires ; les seconds ont le droit de commettre tous les crimes et de transgresser toutes les lois, par cette raison que ce sont des hommes extraordinaires. C’est bien cela que vous dites, si je ne me trompe ?

— Mais comment ? Il est impossible que ce soit cela ! balbutia Razoumikhine, stupéfait.

Raskolnikoff sourit de nouveau. Il avait compris tout de suite qu’on voulait lui arracher une déclaration de principes, et, se rappelant son article, il n’hésita pas à l’expliquer.

— Ce n’est pas tout à fait cela, commença-t-il d’un ton simple et modeste. J’avoue, du reste, que vous avez reproduit à peu près exactement ma pensée ; si vous voulez, je dirai même, très-exactement… (il prononça ces derniers mots avec un certain plaisir). Seulement, je n’ai pas dit, comme vous me le faites dire, que les gens extraordinaires sont absolument tenus de commettre toujours toutes sortes d’actions criminelles. Je crois même que la censure n’aurait pas laissé paraître un article conçu dans ce sens. Voici tout bonnement ce que j’ai avancé : l’homme extraordinaire a le droit, non pas officiellement, mais par lui-même, d’autoriser sa conscience à franchir certains obstacles, dans le cas seulement où l’exige la réalisation de son idée (laquelle peut être parfois utile à tout le genre humain). Vous prétendez que mon article n’est pas clair, je vais essayer de vous l’expliquer : peut-être ne me trompé-je pas en supposant que tel est votre désir.

Selon moi, si les inventions de Kepler et de Newton, par suite de certaines circonstances, n’avaient pu se faire connaître que moyennant le sacrifice d’une, de dix, de cent et d’un nombre plus grand de vies qui eussent été des obstacles à ces découvertes, Newton aurait eu le droit, bien plus, il aurait été obligé de supprimer ces dix, ces cent hommes, afin que ses découvertes fussent connues du monde entier. Cela, d’ailleurs, ne veut pas dire que Newton avait le droit d’assassiner à son gré n’importe qui ou de commettre chaque jour des vols au marché.

Dans la suite de mon article, j’insiste, je m’en souviens, sur cette idée que tous les législateurs et les guides de l’humanité, en commençant par les plus anciens, pour continuer par Lycurgue, Solon, Mahomet, Napoléon, etc., que tous, sans exception, ont été des criminels, car en donnant de nouvelles lois, ils ont par cela même violé les anciennes, observées fidèlement par la société et transmises par les ancêtres ; certainement ils ne reculaient pas non plus devant l’effusion du sang, dès qu’elle pouvait leur être utile.

Il est même à remarquer que presque tous ces bienfaiteurs et ces guides de l’espèce humaine ont été terriblement sanguinaires. En conséquence, non-seulement tous les grands hommes, mais tous ceux qui s’élèvent tant soit peu au-dessus du niveau commun, qui sont capables de dire quelque chose de nouveau, doivent, en vertu de leur nature propre, être nécessairement des criminels, — plus ou moins, bien entendu. Autrement, il leur serait difficile de sortir de l’ornière ; quant à y rester, ils ne peuvent certainement pas y consentir et, à mon avis, leur devoir même le leur défend.

En un mot, vous voyez que jusqu’ici il n’y a rien de particulièrement neuf dans mon article. Cela a été dit et imprimé mille fois. Quant à ma division des gens en ordinaires et extraordinaires, je reconnais qu’elle est un peu arbitraire, mais je laisse de côté la question de chiffres dont je fais bon marché. Je crois seulement qu’au fond ma pensée est juste. Elle revient à dire que la nature partage les hommes en deux catégories : l’une inférieure, celle des hommes ordinaires, sortes de matériaux ayant pour seule mission de reproduire des êtres semblables à eux ; l’autre supérieure, comprenant les hommes qui possèdent le don ou le talent de faire entendre dans leur milieu un mot nouveau. Les subdivisions, naturellement, sont innombrables, mais les deux catégories présentent des traits distinctifs assez tranchés. À la première appartiennent d’une façon générale les conservateurs, les hommes d’ordre, qui vivent dans l’obéissance et qui l’aiment. À mon avis, ils sont même tenus d’obéir, parce que c’est leur destination et que cela n’a rien d’humiliant pour eux. Le second groupe se compose exclusivement d’hommes qui violent la loi ou tendent, suivant leurs moyens, à la violer. Leurs crimes sont, naturellement, relatifs et d’une gravité variable. La plupart réclament la destruction de ce qui est au nom de ce qui doit être. Mais si, pour leur idée, ils doivent verser le sang, passer par-dessus des cadavres, ils peuvent en conscience faire l’un et l’autre, — dans l’intérêt de leur idée, du reste, — notez cela. C’est en ce sens que mon article leur reconnaît le droit au crime. (Vous vous rappelez que notre point de départ a été une question juridique.) D’ailleurs, il n’y a pas lieu de s’inquiéter beaucoup : presque jamais la masse ne leur concède ce droit, elle les décapite et les pend (plus ou moins), et par là elle remplit très-justement sa mission conservatrice jusqu’au jour, il est vrai, ou cette même masse érige des statues aux suppliciés et les vénère (plus ou moins). Le premier groupe est toujours le maître du présent, le second groupe est le maître de l’avenir. L’un conserve le monde et en multiplie les habitants, l’autre meut le monde et le conduit au but. Ceux-ci et ceux-là ont absolument le même droit à l’existence, et — vive la guerre éternelle, — jusqu’à la Jérusalem Nouvelle, bien entendu !

— Ainsi vous croyez à la Jérusalem Nouvelle ?

— J’y crois, répondit avec force Raskolnikoff, qui, pendant toute sa longue tirade, avait tenu les yeux baissés, regardant obstinément un point du tapis.

— Et… croyez-vous en Dieu ? Pardonnez-moi cette curiosité.

— J’y crois, répéta le jeune homme en levant les yeux sur Porphyre.

— Et… et à la résurrection de Lazare ?

— Oui. Pourquoi me demandez-vous tout cela ?

— Vous y croyez littéralement ?

— Littéralement.

— Excusez-moi de vous avoir fait ces questions, cela m’intéressait. Mais, permettez ; — je reviens au sujet dont nous parlions tout à l’heure, — on ne les exécute pas toujours ; il y en a au contraire qui…

— Qui triomphent de leur vivant ? Oh ! oui, cela arrive à quelques-uns, et alors…

— Ce sont eux qui livrent les autres au supplice ?

— S’il le faut, et, à vrai dire, c’est le cas le plus fréquent. D’une façon générale, votre observation est pleine de justesse.

— Je vous remercie. Mais dites-moi : comment peut-on distinguer ces hommes extraordinaires des hommes ordinaires ? Apportent-ils en naissant certains signes ? Je suis d’avis qu’il faudrait ici un peu plus de précision, une délimitation plus apparente, en quelque sorte : excusez cette inquiétude naturelle chez un homme pratique et bien intentionné, mais ne pourraient-ils, par exemple, porter un vêtement particulier, un emblème quelconque ?… Car, convenez-en, s’il se produit une confusion, si un individu d’une catégorie se figure qu’il appartient à l’autre et se met, selon votre heureuse expression, à « supprimer tous les obstacles », alors…

— Oh ! cela a lieu très-souvent ! cette seconde remarque est même plus fine encore que la première…

— Je vous remercie.

— Il n’y a pas de quoi : mais songez que l’erreur est possible seulement dans la première catégorie, c’est-à-dire chez ceux que j’ai appelés, peut-être fort mal à propos, les hommes « ordinaires ». Nonobstant leur tendance innée à l’obéissance, beaucoup d’entre eux, par suite d’un jeu de la nature, aiment à se prendre pour des hommes d’avant-garde, pour des « destructeurs », ils se croient appelés à faire entendre un « mot nouveau », et cette illusion est très-sincère chez eux. En même temps, ils ne remarquent pas d’ordinaire les véritables novateurs, ils les méprisent même comme des gens arriérés et sans élévation d’esprit. Mais, selon moi, il ne peut pas y avoir là un sérieux danger, et vous n’avez pas à vous inquiéter, car ils ne vont jamais bien loin. Sans doute, on pourrait parfois les fouetter pour les punir de leur égarement et les remettre à leur place, mais c’est tout, encore n’est-il pas besoin ici de déranger l’exécuteur : eux-mêmes se donnent la discipline parce que ce sont des gens très-moraux, tantôt ils se rendent ce service les uns aux autres, tantôt ils se fouettent de leurs propres mains… On les voit s’infliger diverses pénitences publiques, ce qui ne laisse pas d’être édifiant ; en un mot, vous n’avez pas à vous préoccuper d’eux.

— Allons, de ce côté, au moins, vous m’avez un peu rassuré ; mais voici encore une chose qui me tracasse : dites-moi, s’il vous plaît, y a-t-il beaucoup de ces gens « extraordinaires » qui ont le droit d’égorger les autres ? Sans doute, je suis tout prêt à m’incliner devant eux ; mais s’ils sont fort nombreux, avouez que ce sera désagréable, hein ?

— Oh ! que cela ne vous inquiète pas non plus, poursuivit sur le même ton Raskolnikoff. En général, il naît un nombre singulièrement restreint d’hommes ayant une idée nouvelle, ou même capables de dire quoi que ce soit de nouveau. Il est évident que la répartition des naissances dans les diverses catégories et subdivisions de l’espèce humaine doit être strictement déterminée par quelque loi de la nature. Cette loi, bien entendu, nous est cachée aujourd’hui, mais je crois qu’elle existe et qu’elle pourra même être connue plus tard. Une énorme masse de gens n’est sur la terre que pour mettre finalement au monde, à la suite de longs et mystérieux croisements de races, un homme qui, entre mille, possédera quelque indépendance. À mesure que le degré d’indépendance augmente, on ne rencontre plus qu’un homme sur dix mille, sur cent mille (ce sont là des chiffres approximatifs). On compte un génie sur plusieurs millions d’individus, et des milliers de millions d’hommes peut-être passent sur la terre avant que surgisse une de ces hautes intelligences qui renouvellent la face du monde. Bref, je ne suis pas allé regarder dans la cornue où tout cela s’opère. Mais il y a certainement et il doit y avoir une loi fixe ; le hasard ne peut exister ici.

— Mais, voyons, vous plaisantez tous les deux ? — s’écria enfin Razoumikhine, — vous vous mystifiez réciproquement, n’est-ce pas ? Ils sont là à s’amuser aux dépens l’un de l’autre ! Est-ce que tu parles sérieusement, Rodia ?

Sans lui répondre, Raskolnikoff leva vers lui son visage pâle et comme souffrant. En considérant la physionomie calme et attristée de son ami, Razoumikhine trouva étrange le ton caustique, provocant et impoli qu’avait pris Porphyre.

— Eh bien, mon cher, si, en effet, c’est sérieux… Sans doute, tu as raison de dire que ce n’est pas neuf et que cela ressemble à tout ce que nous avons lu et entendu mille fois ; mais ce qu’il y a de réellement original là dedans, ce qui n’appartient réellement qu’à toi, je suis désolé de le dire, c’est ce droit moral de verser le sang que tu accordes et que tu défends, pardonne-moi, avec tant de fanatisme… Voilà, par conséquent, la pensée principale de ton article. Cette autorisation morale de tuer est, à mon avis, quelque chose de plus épouvantable que ne le serait l’autorisation officielle, légale…

— C’est très-juste, — c’est quelque chose de plus épouvantable en effet, observa Porphyre.

— Non, l’expression a dépassé ta pensée, ce n’est pas cela que tu as voulu dire ! Je lirai ton article… En causant, quelquefois on se laisse entraîner ! Tu ne peux pas penser cela… Je lirai.

— Il n’y a rien de tout cela dans mon article, j’ai à peine touché à la question, dit Raskolnikoff.

— Oui, oui, reprit Porphyre, maintenant je comprends à peu près votre façon d’envisager le crime, mais… excusez mon insistance : si un jeune homme s’imagine être un Lycurgue ou un Mahomet… futur, cela va sans dire, il commencera par supprimer tous les obstacles qui l’empêcheraient d’accomplir sa mission… « J’entreprends une longue campagne, se dira-t-il, et pour une campagne il faut de l’argent… » Là-dessus, il se procurera des ressources… vous devinez de quelle manière ?

Zamétoff, à ces mots, renifla brusquement dans son coin. Raskolnikoff ne leva même pas les yeux sur lui.

— Je suis obligé de reconnaître, répondit-il avec calme, que de tels cas doivent, en effet, se rencontrer. C’est un piège que l’amour-propre tend aux vaniteux et aux sots ; les jeunes gens surtout s’y laissent prendre.

— Vous voyez, eh bien ?

— Eh bien, quoi ? reprit en riant Raskolnikoff, ce n’est pas ma faute. Cela se voit et se verra toujours. Tout à l’heure il me reprochait d’autoriser le meurtre, ajouta-t-il en montrant Razoumikhine. — Qu’importe ? Est-ce que la société n’est pas suffisamment protégée par les transportations, les geôles, les juges d’instruction, les galères ? Pourquoi donc s’inquiéter ? Cherchez le voleur !…

— Et si nous le trouvons ?

— Tant pis pour lui.

— Au moins vous êtes logique. Mais sa conscience, que lui dira-t-elle ?

— Qu’est-ce que cela vous fait ?

— C’est une question qui intéresse le sentiment humain.

— Celui qui a une conscience souffre en reconnaissant son erreur. C’est sa punition, — indépendamment des galères.

— Ainsi, demanda en fronçant le sourcil Razoumikhine, les hommes de génie, ceux à qui est donné le droit de tuer, ne doivent ressentir aucune souffrance, même lorsqu’ils versent le sang ?

— Que vient faire ici le mot « doivent » ? La souffrance ne leur est ni permise ni défendue. Libre à eux de souffrir, s’ils ont pitié de leur victime… La souffrance accompagne toujours une intelligence large et un cœur profond. Les hommes vraiment grands doivent, me semble-t-il, éprouver une grande tristesse sur la terre, ajouta Raskolnikoff, pris d’une soudaine mélancolie qui contrastait avec l’allure de la conversation précédente.

Il leva les yeux, regarda tous les assistants d’un air rêveur, sourit et prit sa casquette. Il était trop calme, comparativement à l’attitude qu’il avait tantôt en entrant, et il se rendait compte de cela. Tous se levèrent.

Porphyre Pétrovitch revint encore à la charge.

— Allons, vous m’injurierez ou non, vous vous fâcherez ou vous ne vous fâcherez pas, mais c’est plus fort que moi, il faut que je vous adresse encore une petite question… Vraiment, je suis confus d’abuser ainsi… Pendant que j’y pense, et pour ne pas l’oublier, je voudrais vous faire part d’une petite idée qui m’est venue…

— Bien, dites votre petite idée, répondit Raskolnikoff debout, pâle et sérieux, en face du juge d’instruction.

— Voici… vraiment, je ne sais comment m’exprimer… c’est une idée fort bizarre… psychologique… En composant votre article, il est infiniment probable, hé ! hé ! que vous vous considériez vous-même comme un de ces hommes « extraordinaires » dont vous parliez… Voyons, n’est-ce pas vrai ?

— C’est fort possible, répondit dédaigneusement Raskolnikoff. Razoumikhine fit un mouvement.

— S’il en est ainsi, ne seriez-vous pas décidé vous-même, — soit pour triompher d’embarras matériels, soit pour faire progresser l’humanité, — ne seriez-vous pas décidé à franchir l’obstacle ?… Par exemple, à tuer et à voler ?…

En même temps, il clignait de l’œil gauche et riait silencieusement, tout à fait comme tantôt.

— Si j’étais décidé à cela, sans doute je ne vous le dirais pas, répliqua Raskolnikoff avec un accent de défi hautain.

— Ma question n’avait qu’un but de curiosité littéraire ; je vous l’ai faite à seule fin de mieux pénétrer le sens de votre article…

« Oh ! que le piège est grossier ! Quelle malice cousue de fil blanc ! » pensa Raskolnikoff écœuré.

— Permettez-moi de vous faire observer, répondit-il sèchement, que je ne me crois ni un Mahomet, ni un Napoléon… ni aucun personnage de ce genre : par conséquent, je ne puis vous renseigner sur ce que je ferais si j’étais à leur place.

— Allons donc ! qui est-ce qui chez nous, en Russie, ne se prend pas maintenant pour un Napoléon ? fit avec une brusque familiarité le juge d’instruction. Cette fois, l’intonation même de sa voix trahissait une arrière-pensée.

— Ne serait-ce pas un futur Napoléon qui aurait escoffié notre Aléna Ivanovna la semaine dernière ? lâcha tout à coup, de son coin, Zamétoff.

Sans prononcer un mot, Raskolnikoff fixa sur Porphyre un regard ferme et pénétrant. Les traits de Razoumikhine se refrognèrent. Depuis un certain temps déjà, il semblait se douter de quelque chose. Il promena autour de lui un regard irrité. Pendant une minute régna un sombre silence. Raskolnikoff se prépara à sortir.

— Vous partez déjà ! dit gracieusement Porphyre en tendant la main au jeune homme avec une extrême amabilité. — Je suis enchanté d’avoir fait votre connaissance. Et quant à votre requête, soyez tranquille. Écrivez dans le sens que je vous ai indiqué. Ou plutôt, faites mieux : venez vous-même me trouver… un de ces jours… demain, par exemple. Je serai , sans faute, à onze heures. Nous arrangerons tout… Nous causerons un peu… Comme vous êtes un des derniers qui soient allés là, vous pourriez peut-être nous dire quelque chose, ajouta-t-il d’un air bonhomme.

— Vous voulez m’interroger dans les règles ? demanda d’un ton roide Raskolnikoff.

— Pourquoi donc ? Il ne s’agit pas de cela pour le moment. Vous ne m’avez pas compris. Voyez-vous, je profite de toutes les occasions, et… et j’ai déjà causé avec tous ceux qui avaient mis des objets en gage chez la victime… plusieurs m’ont fourni d’utiles renseignements… et comme vous êtes le dernier… À propos ! s’écria-t-il avec une joie subite, c’est bien heureux que j’y pense, j’allais encore l’oublier !… (Ce disant, il se tournait vers Razoumikhine.) Tu me rebattais les oreilles l’autre jour au sujet de ce Nikolachka… Eh bien, je suis moi-même certain, je suis convaincu de son innocence, poursuivit-il en s’adressant de nouveau à Raskolnikoff. Mais que faire ? Il a fallu aussi inquiéter Mitka… Or, voici ce que je voulais vous demander : en montant alors l’escalier… permettez, c’est entre sept et huit heures que vous êtes venu dans la maison ?

— Oui, répondit Raskolnikoff, et aussitôt après il regretta cette réponse qu’il aurait pu ne pas faire.

— Eh bien ! en montant l’escalier entre sept et huit heures, n’avez-vous pas vu, au second étage, dans un logement dont la porte était ouverte, vous vous souvenez ? n’avez-vous pas vu deux ouvriers, ou tout au moins l’un d’eux ? Ils mettaient l’appartement en couleur ; est-ce que vous ne les avez pas remarqués ? C’est très-important pour eux !…

— Des peintres ? Non, je n’en ai pas vu… répondit lentement Raskolnikoff en ayant l’air de chercher dans ses souvenirs ; durant une seconde, il tendit violemment tous les ressorts de son esprit pour découvrir au plus vite quel piège cachait la question faite par le juge d’instruction. — Non, je n’en ai pas vu, et je n’ai même pas remarqué de logement ouvert, continua-t-il, tout heureux d’avoir éventé la mèche ; mais, au quatrième étage, je me rappelle que l’employé qui logeait en face d’Aléna Ivanovna était en train de déménager ; je m’en souviens fort bien… je me suis rencontré avec des soldats qui emportaient un divan, et j’ai dû me ranger contre le mur… mais des peintres, non, je ne me rappelle pas en avoir vu… je n’ai même aucun souvenir d’un logement dont la porte fût ouverte. Non, je n’en ai pas vu…

— Mais qu’est-ce que tu dis donc ? cria tout à coup Razoumikhine, qui jusqu’alors avait écouté en paraissant réfléchir : — c’est le jour même de l’assassinat que les peintres travaillaient dans cet appartement, et lui, c’est deux jours auparavant qu’il est venu dans la maison ! Pourquoi donc lui demandes-tu cela ?

— Tiens, c’est vrai, j’ai embrouillé les dates ! s’écria Porphyre en se frappant le front. — Le diable m’emporte ! cette affaire me fait perdre la tête ! ajouta-t-il en manière d’excuse, en s’adressant à Raskolnikoff ; il est si important pour nous de savoir si quelqu’un les a vus dans l’appartement entre sept et huit heures que, sans y réfléchir davantage, j’avais cru pouvoir obtenir de vous cet éclaircissement… j’avais tout à fait confondu les jours !

— Il faudrait faire plus d’attention, grommela Razoumikhine.

Ces derniers mots furent dits dans l’antichambre ; Porphyre reconduisit très-aimablement ses visiteurs jusqu’à la porte. Ceux-ci étaient sombres et moroses lorsqu’ils sortirent de la maison, et ils firent plusieurs pas sans échanger une parole. Raskolnikoff respirait comme un homme qui vient de traverser une épreuve pénible…