Crime et Châtiment/VI/1

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Traduction par Victor Derély.
Plon (tome 2p. 187-200).
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Sixième partie


SIXIÈME PARTIE


I

La situation de Raskolnikoff était étrange : on eût dit qu’une sorte de brouillard l’enveloppait et l’isolait du reste des hommes. Quand, dans la suite, il se rappelait cette époque de sa vie, il devinait qu’il avait dû perdre parfois la conscience de lui-même, et que cet état avait duré, avec certains intervalles lucides, jusqu’à la catastrophe définitive. Il était positivement convaincu qu’il avait commis alors beaucoup d’erreurs ; par exemple, que la succession chronologique des événements lui avait souvent échappé. Du moins, lorsque plus tard il voulut rassembler et mettre en ordre ses souvenirs, force lui fut de recourir à des témoignages étrangers pour apprendre nombre de particularités sur lui-même.

Il confondait, notamment, un fait avec un autre, ou bien il considérait tel incident comme la conséquence d’un autre qui n’existait que dans son imagination. Quelquefois il était dominé par une crainte maladive qui dégénérait même en terreur panique. Mais il se souvint aussi qu’il y avait eu des moments, des heures et peut-être même des jours où, par contre, il était plongé dans une apathie morne, comparable seulement à l’indifférence de certains moribonds.

En général, dans ces derniers temps, loin de chercher à se rendre un compte exact de sa situation, il s’efforçait de n’y point songer. Certains faits de la vie courante, qui ne souffraient pas d’ajournement, s’imposaient malgré lui à son attention ; en revanche, il négligeait à plaisir les questions dont l’oubli, dans une position comme la sienne, ne pouvait que lui être fatal.

Il avait surtout peur de Svidrigaïloff. Depuis que ce dernier lui avait répété les paroles prononcées par lui dans la chambre de Sonia, les pensées de Raskolnikoff avaient pris comme une direction nouvelle. Mais, bien que cette complication imprévue l’inquiétât extrêmement, le jeune homme ne se pressait pas de tirer la chose au clair. Parfois, quand il avait égaré ses pas dans quelque quartier lointain et solitaire de la ville, quand il se voyait attablé seul dans un méchant traktir sans se rappeler par quel hasard il était entré là, il songeait tout à coup à Svidrigaïloff : il se promettait d’avoir le plus tôt possible une explication décisive avec cet homme dont la pensée l’obsédait.

Un jour qu’il était allé se promener quelque part au delà de la barrière, il se figura même qu’il avait donné rendez-vous à Svidrigaïloff en cet endroit. Une autre fois, en s’éveillant avant l’aurore, il fut fort étonné de se trouver couché par terre au milieu d’un taillis. Du reste, pendant les deux ou trois jours qui suivirent la mort de Catherine Ivanovna, Raskolnikoff eut deux fois l’occasion de rencontrer Svidrigaïloff : d’abord dans la chambre de Sonia, ensuite dans le vestibule, près de l’escalier conduisant chez la jeune fille.

Dans ces deux circonstances, ils se bornèrent à échanger quelques mots très-brefs et s’abstinrent d’aborder le point capital, comme si, par un accord tacite, ils se fussent entendus pour écarter momentanément cette question. Le cadavre de Catherine Ivanovna était encore sur la table. Svidrigaïloff prenait les dispositions relatives aux funérailles. Sonia était aussi fort occupée. Dans la dernière rencontre, Svidrigaïloff apprit à Raskolnikoff que ses démarches en faveur des enfants de Catherine Ivanovna avaient été couronnées de succès : grâce à certains personnages de sa connaissance, il avait pu, dit-il, obtenir l’admission des trois enfants dans des asiles très-bien tenus ; les quinze cents roubles placés sur la tête de chacun d’eux n’avaient pas nui à ce résultat, car on recevait beaucoup plus volontiers les orphelins possédant un petit capital que ceux qui étaient tout à fait sans ressource. Il ajouta quelques mots au sujet de Sonia, promit de passer lui-même un de ces jours chez Raskolnikoff et laissa entendre qu’il y avait certaines affaires dont il désirait vivement s’entretenir avec lui… Pendant qu’il parlait, Svidrigaïloff ne cessait d’observer son interlocuteur. Tout à coup il se tut, puis il demanda en baissant la voix :

— Mais qu’avez-vous donc, Rodion Romanovitch ? On dirait que vous n’êtes pas dans votre assiette. Vous écoutez, vous regardez et vous n’avez pas l’air de comprendre ! Reprenez vos esprits. Voilà, il faudra que nous causions un peu ensemble ; malheureusement, je suis fort occupé tant par mes propres affaires que par celles des autres… Eh ! Rodion Romanovitch, ajouta-t-il brusquement, à tous les hommes il faut de l’air, de l’air, de l’air… avant tout !

Il se rangea vivement pour laisser passer un prêtre et un sacristain qui s’apprêtaient à monter l’escalier. Ils venaient célébrer l’office des morts. Svidrigaïloff avait tenu à ce que cette cérémonie eut lieu régulièrement deux fois par jour. Il s’éloigna, et Raskolnikoff, après un moment de réflexion, suivit le pope chez Sonia.

Il resta sur le seuil. Le service commença avec la tranquille et triste solennité d’usage. Depuis son enfance, Raskolnikoff éprouvait une sorte de terreur mystique devant l’appareil de la mort ; aussi évitait-il le plus souvent d’assister aux panikhidas. D’ailleurs, celle-ci avait pour lui un caractère particulièrement émouvant. Il regarda les enfants : tous trois étaient agenouillés près du cercueil, Poletchka pleurait. Derrière eux, Sonia priait en cherchant à cacher ses larmes. Tous ces jours-ci, elle n’a pas levé une seule fois les yeux sur moi et ne m’a pas dit un seul mot ! pensa-t-il tout à coup. Le soleil jetait une vive lumière dans la chambre, où la fumée de l’encens montait en tourbillons épais.

Le prêtre lut la prière accoutumée : « Donne-lui, Seigneur, le repos éternel ! » Raskolnikoff resta jusqu’à la fin. En donnant la bénédiction et en prenant congé, l’ecclésiastique regarda autour de lui d’un air étrange. Après l’office, Raskolnikoff s’approcha de Sonia. Elle lui prit aussitôt les deux mains et inclina sa tête sur l’épaule du jeune homme. Cette démonstration d’amitié causa un profond étonnement à celui qui en était l’objet. Quoi ! Sonia ne manifestait pas la moindre aversion, pas la moindre horreur pour lui, sa main ne tremblait pas le moins du monde ! C’était le comble de l’abnégation personnelle. Du moins, ce fut ainsi qu’il en jugea. La jeune fille ne dit pas un mot. Raskolnikoff lui serra la main et sortit.

Il éprouvait un insupportable malaise. S’il lui avait été possible en ce moment de trouver quelque part la solitude, cette solitude dut-elle durer toute sa vie, il se serait estimé heureux. Hélas ! depuis quelque temps, quoiqu’il fût presque toujours seul, il ne pouvait pas se dire qu’il l’était. Il lui arrivait de se promener hors la ville, de s’en aller sur un grand chemin ; une fois même il s’enfonça dans un bois. Mais plus le lieu était solitaire, plus Raskolnikoff sentait près de lui un être invisible dont la présence l’effrayait moins encore qu’elle ne l’irritait. Aussi se hâtait-il de regagner la ville ; il se mêlait à la foule, entrait dans les traktirs et dans les cabarets, allait au Tolkoutchii ou à la Siennaïa. Là il se trouvait plus à l’aise et même plus seul.

À la tombée de la nuit, on chantait des chansons dans une gargote. Il passa une heure entière à les écouter et y prit même un grand plaisir. Mais, à la fin, l’inquiétude le ressaisit de nouveau ; une pensée poignante comme un remords se mit à le torturer :

« Je suis là à écouter des chansons, est-ce pourtant ce que je dois faire ? » se dit-il. Du reste, il devinait que ce n’était pas là son unique souci : une autre question devait être tranchée sans retard ; mais elle avait beau s’imposer à son attention, il ne pouvait se résoudre à lui donner une forme précise. « Non, mieux vaudrait la lutte ! mieux vaudrait me retrouver encore en face de Porphyre… ou de Svidrigaïloff… Oui, oui, plutôt un adversaire quelconque, une attaque à repousser ! »

Sur cette réflexion, il quitta précipitamment la gargote. Soudain, la pensée de sa mère et de sa sœur le jeta dans une sorte de terreur panique. Il passa cette nuit-là couché dans les taillis de Krestowsky-Ostroff ; avant l’aurore, il se réveilla tremblant la fièvre et prit le chemin de sa demeure, où il arriva de grand matin. Après quelques heures de sommeil, la fièvre disparut, mais il s’éveilla tard, — à deux heures de l’après-midi.

Raskolnikoff se rappela que c’était le jour fixé pour les obsèques de Catherine Ivanovna, et il se félicita de n’y avoir pas assisté. Nastasia lui apporta son repas. Il mangea et but de bon appétit, presque avec avidité. Sa tête était plus fraîche, il goûtait un calme qui lui était inconnu depuis trois jours. Un instant même, il s’étonna des accès de terreur panique auxquels il avait été en proie. La porte s’ouvrit, entra Razoumikhine.

— Ah ! il mange, par conséquent il n’est pas malade ! dit le visiteur, qui prit une chaise et s’assit près de la table, en face de Raskolnikoff. Il était fort agité et ne cherchait pas à le cacher. Il parlait avec une colère visible, mais sans se presser et sans élever extrêmement la voix. On pouvait supposer que quelque motif sérieux l’avait amené. — Écoute, commença-t-il d’un ton décidé, je vous lâche tous, parce que je vois maintenant, je vois de la façon la plus claire que votre jeu est indéchiffrable pour moi. Ne crois pas, je te prie, que je sois venu t’interroger. Je m’en moque ! Je ne me soucie pas de te tirer les vers du nez. Maintenant, tu me dirais toi-même tout, tous vos secrets, il est bien probable que je ne voudrais pas les entendre : je cracherais et je m’en irais. Je suis venu à seule fin de m’édifier d’abord personnellement sur ton état mental. Vois-tu ? il y a des gens qui te croient fou ou à la veille de l’être. Je t’avoue que j’étais moi-même très-disposé à partager cette opinion, vu que ta manière d’agir est stupide, assez vilaine et parfaitement inexplicable. D’autre part, que penser de ta récente conduite à l’égard de ta mère et de ta sœur ? Quel homme, à moins d’être une canaille ou un fou, se serait comporté avec elles comme tu l’as fait ? Donc, tu es fou…

— Quand les as-tu vues ?

— Tout à l’heure. Et toi, tu ne les vois plus ? Dis-moi, je te prie, où tu roules ainsi toute la journée, j’ai déjà passé trois fois chez toi. Depuis hier, ta mère est sérieusement malade. Elle a voulu venir te voir. Avdotia Romanovna s’est efforcée de l’en détourner, mais Pulchérie Alexandrovna n’a rien voulu entendre : « S’il est malade, s’il a l’esprit dérangé, a-t-elle dit, qui lui donnera des soins, sinon sa mère ? » Pour ne pas la laisser aller seule, nous nous sommes tous rendus ici, et durant la route nous la suppliions sans cesse de se calmer. Quand nous sommes arrivés, tu étais absent. Tiens, voilà la place où elle s’est assise, elle est restée là dix minutes ; debout à côté d’elle, nous nous taisions. « S’il sort, a-t-elle dit en se levant, c’est qu’il n’est pas malade et qu’il oublie sa mère ; il est donc inconvenant à moi d’aller mendier les caresses de mon fils. » Elle est retournée chez elle et s’est mise au lit ; à présent elle a la fièvre : « Je le vois bien, dit-elle, c’est à elle qu’il donne tout son temps. » Elle suppose que Sophie Séménovna est ta fiancée ou ta maîtresse. Je suis allé aussitôt chez cette jeune fille, parce que, mon ami, il me tardait d’être fixé là-dessus. J’entre, et que vois-je ? Un cercueil, des enfants qui pleurent et Sophie Séménovna qui leur essaye des vêtements de deuil. Tu n’étais pas là. Après t’avoir cherché des yeux, j’ai fait mes excuses, je suis sorti et j’ai été raconter à Avdotia Romanovna le résultat de ma démarche. Décidément, tout cela ne signifie rien, il ne s’agit pas ici d’amourette : reste donc, comme la plus probable, l’hypothèse de la folie. Or, voici que je te trouve en train de dévorer du bœuf bouilli, comme si tu n’avais rien pris depuis quarante-huit heures ! Sans doute, être fou n’empêche pas de manger ; mais, quoique tu ne m’aies pas encore dit un mot…, non, tu n’es pas fou, j’en mettrais ma main au feu ! C’est pour moi un point hors de discussion. Aussi, je vous envoie tous au diable, attendu qu’il y a là un mystère et que je n’ai pas l’intention de me casser la tête sur vos secrets. J’étais venu seulement pour te faire une scène et me soulager le cœur. Quant au reste, je sais maintenant ce que j’ai à faire !

— Que vas-tu faire ?

— Que t’importe ?

— Tu vas te mettre à boire ?

— Comment as-tu deviné cela ?

— Avec ça que c’était difficile à deviner !

Razoumikhine resta un moment silencieux.

— Tu as toujours été fort intelligent, et jamais, jamais tu n’as été fou, observa-t-il tout à coup avec vivacité. Tu as dit vrai : je vais me mettre à boire. Adieu !

Et il fit un pas vers la porte.

— Avant-hier, si je me rappelle bien, j’ai parlé de toi à ma sœur, dit Raskolnikoff.

Razoumikhine s’arrêta soudain.

— De moi ! Mais… où donc as-tu pu la voir avant-hier ? demanda-t-il en pâlissant un peu. Le trouble qui l’agitait ne pouvait faire l’objet d’un doute.

— Elle est venue ici, seule, s’est assise à cette place et a causé avec moi.

— Elle ?

— Oui, elle.

— Que lui as-tu donc dit… de moi, bien entendu ?

— Je lui ai dit que tu étais un excellent homme, honnête et laborieux. Je ne lui ai pas dit que tu l’aimais, parce qu’elle le sait.

— Elle le sait ?

— Tiens, parbleu ! Où que j’aille, quoi qu’il arrive de moi, tu devrais rester leur providence. Je les remets, pour ainsi dire, entre tes mains, Razoumikhine. Je te dis cela, parce que je sais très-bien que tu l’aimes, et je suis convaincu de la pureté de tes sentiments. Je sais aussi qu’elle peut t’aimer, si même elle ne t’aime déjà. Maintenant, décide si tu dois ou non te mettre à boire.

— Rodka… Tu vois… Eh bien… Ah ! diable ! mais toi, où veux-tu aller ? Vois-tu ? du moment où tout cela est un secret, eh bien, n’en parlons plus ! Mais je… je saurai ce qui en est… Et je suis convaincu qu’il n’y a là rien de sérieux, que ce sont des niaiseries dont ton imagination se fait des monstres. Du reste, tu es un excellent homme ! Un excellent homme !

— Je voulais ajouter — mais tu m’as interrompu — que tu avais parfaitement raison tout à l’heure quand tu déclarais renoncer à connaître ces secrets. Ne t’en inquiète pas. Les choses se découvriront en leur temps, et tu sauras tout quand le moment sera venu. Hier, quelqu’un m’a dit qu’il fallait à l’homme de l’air, de l’air, de l’air ! Je vais aller tout de suite lui demander ce qu’il entend par là.

Razoumikhine réfléchissait, une idée lui vint :

« C’est un conspirateur politique, à coup sûr ! Et il est à la veille de quelque tentative audacieuse, cela est certain ! Il ne peut pas en être autrement, et… et Dounia le sait… » se dit-il soudain.

— Ainsi, Avdotia Romanovna vient chez toi, reprit-il en scandant chaque mot ; et toi-même tu veux voir quelqu’un qui dit qu’il faut plus d’air… Il est probable que la lettre a aussi été envoyée par cet homme-là, acheva-t-il comme en aparté.

— Quelle lettre ?

— Elle a reçu aujourd’hui une lettre qui l’a beaucoup inquiétée. J’ai voulu lui parler de toi, elle m’a prié de me taire. Ensuite… ensuite elle m’a dit que nous nous séparerions peut-être dans un très-bref délai, et m’a adressé de chaleureux remerciements. Après quoi, elle est allée s’enfermer dans sa chambre.

— Elle a reçu une lettre ? demanda de nouveau Raskolnikoff devenu soucieux.

— Oui. Est-ce que tu ne le savais pas ? Hum…

Tous deux se turent pendant une minute.

— Adieu, Rodion… Moi, mon ami… il y a eu un temps… Allons, adieu ! je dois aussi m’en aller. Pour ce qui est de m’adonner à la boisson, non, je n’en ferai rien ; c’est inutile…

Il sortit vivement, mais il venait à peine de refermer la porte sur lui qu’il la rouvrit tout à coup et dit en regardant de côté :

— À propos ! Tu te rappelles ce meurtre, l’assassinat de cette vieille femme ? Eh bien ! sache qu’on a découvert le meurtrier, il s’est reconnu coupable et a fourni toutes les preuves à l’appui de ses dires. C’est, figure-toi, un de ces peintres dont j’avais pris si chaudement la défense ! Le croiras-tu ? la poursuite des deux ouvriers courant l’un après l’autre dans l’escalier pendant que montaient le dvornik et les deux témoins, les gourmades qu’ils s’administraient en riant, tout cela n’était qu’un truc imaginé par l’assassin pour détourner les soupçons ! Quelle astuce, quelle présence d’esprit chez ce drôle ! On a peine à y croire, mais il a lui-même tout expliqué, il a fait les aveux les plus complets. Et comme je m’étais fourvoyé ! Eh bien, à mon avis, cet homme est le génie de la dissimulation et de la ruse, — après cela il ne faut s’étonner de rien ! Est-ce qu’il ne peut pas y avoir de pareilles gens ? S’il n’a pas soutenu son rôle jusqu’au bout, s’il est entré dans la voie des aveux, je n’en suis que plus porté à admettre la vérité de ce qu’il dit. Cela rend la chose plus vraisemblable… Mais m’étais-je assez mis le doigt dans l’œil ! En ai-je rompu, des lances, en faveur de ces deux hommes-là !

— Dis-moi, je te prie : comment as-tu appris cela, et pourquoi cette affaire t’intéresse-t-elle tant ? demanda Raskolnikoff visiblement agité.

— Pourquoi elle m’intéresse ? Voilà une question !… Quant aux faits, je les tiens de plusieurs personnes, notamment de Porphyre. C’est lui qui m’a presque tout appris.

— Porphyre ?

— Oui.

— Eh bien… qu’est-ce qu’il t’a dit ? demanda Raskolnikoff inquiet.

— Il m’a expliqué cela à merveille, en procédant par la méthode psychologique, selon son habitude.

— Il t’a expliqué cela ? Lui-même ?

— Lui-même, lui-même ; adieu ! Plus tard je te dirai encore quelque chose, mais maintenant je suis forcé de te quitter… Il y a eu un temps où j’ai pensé… Allons, je te raconterai cela un autre jour !… Qu’ai-je besoin de boire à présent ? Tes paroles ont suffi pour m’enivrer. En ce moment, Rodka, je suis ivre, ivre sans avoir bu une goutte de vin… Adieu, à bientôt !

Il sortit.

« C’est un conspirateur politique, cela est positif, positif ! » conclut définitivement Razoumikhine, tandis qu’il descendait l’escalier. « Et il a entraîné sa sœur dans son entreprise ; cette conjecture est très-probable, étant donné le caractère d’Avdotia Romanovna. Ils ont eu des entretiens… Elle m’avait déjà laissé supposer, d’après certaines paroles… Maintenant je comprends à quoi se rapportaient ces petits mots… ces allusions… Oui, c’est bien cela ! D’ailleurs, où trouver une autre explication de ce mystère ? Hum ! Et il m’était venu à l’esprit… Ô Seigneur ! que m’étais-je imaginé ! Oui, j’ai eu une défaillance de jugement, et je me suis rendu coupable envers lui ! L’autre soir, dans le corridor, en considérant son visage éclairé par la lumière de la lampe, j’ai eu une minute d’égarement. Pouah ! quelle horrible idée j’ai pu concevoir ! Mikolka a joliment bien fait d’avouer !… Oui, à présent, tout le passé s’explique : la maladie de Rodion, l’étrangeté de sa conduite, cette humeur sombre et farouche qu’il manifestait déjà au temps où il était étudiant… Mais que signifie cette lettre ? D’où vient-elle ? Il y a encore là quelque chose. Je soupçonne… Hum… Non, j’aurai le fin mot de tout cela. »

À la pensée de Dounetchka, il sentait son cœur se glacer et restait comme cloué à sa place. Il dut faire un violent effort sur lui-même pour continuer sa marche.

Aussitôt après le départ de Razoumikhine, Raskolnikoff se leva ; il s’approcha de la fenêtre, puis se promena d’un coin à l’autre, paraissant avoir oublié les dimensions exiguës de sa chambrette. À la fin, il se rassit sur le divan. Une rénovation complète semblait s’être opérée en lui ; il allait avoir encore à lutter : c’était une issue !

Oui, une issue ! Un moyen d’échapper à la situation pénible, aux conditions d’étouffement dans lesquelles il vivait depuis l’apparition de Mikolka chez Porphyre. Après ce dramatique incident, le même jour, avait eu lieu la scène chez Sonia, scène dont les péripéties et le dénoûment avaient tout à fait trompé les prévisions de Raskolnikoff. Il s’était montré faible ; il avait reconnu, d’accord avec la jeune fille, et reconnu sincèrement qu’il ne pouvait plus porter seul un pareil fardeau ! Et Svidrigaïloff ?… Svidrigaïloff était une énigme qui l’inquiétait, mais pas de la même façon. Il y avait peut-être moyen de se débarrasser de Svidrigaïloff, tandis que Porphyre, c’était une autre affaire.

« Ainsi, c’est Porphyre lui-même qui a expliqué à Razoumikhine la culpabilité de Mikolka en procédant par la méthode psychologique ! » continuait à se dire Raskolnikoff. « Il a encore fourré là sa maudite psychologie ! Porphyre ? Mais comment Porphyre a-t-il pu croire un seul instant Mikolka coupable après la scène qui venait de se passer entre nous et qui n’admet qu’une explication ? Durant ce tête-à-tête, ses paroles, ses gestes, ses regards, le son de sa voix, tout chez lui attestait une conviction si invincible qu’aucun des prétendus aveux de Mikolka n’a dû l’ébranler.

« Mais quoi ? Razoumikhine lui-même commençait à se douter de quelque chose. L’incident du corridor lui a, sans doute, fait faire des réflexions. Il a couru chez Porphyre… Mais pourquoi ce dernier l’a-t-il ainsi mystifié ? Quel but poursuit-il en abusant Razoumikhine sur le compte de Mikolka ? Évidemment, il n’a pas fait cela sans motif, il doit avoir ses intentions, mais quelles sont-elles ? À la vérité, il s’est déjà écoulé bien du temps depuis ce matin, et je n’ai encore ni vent ni nouvelle de Porphyre. Qui sait, pourtant, si ce n’est pas plutôt mauvais signe ?… »

Raskolnikoff prit sa casquette et, après avoir tenu conseil avec lui-même, se décida à sortir. Ce jour-là, pour la première fois depuis bien longtemps, il se sentait en pleine possession de ses facultés intellectuelles. « Il faut en finir avec Svidrigaïloff, pensait-il, et, coûte que coûte, expédier cette affaire le plus tôt possible ; d’ailleurs, il paraît attendre ma visite. » En cet instant, une telle haine déborda tout à coup de son cœur que, s’il avait pu tuer l’un ou l’autre de ces deux êtres détestés : Svidrigaïloff ou Porphyre, il n’aurait sans doute pas hésité à le faire.

Mais à peine venait-il d’ouvrir la porte, qu’il se rencontra nez à nez dans le vestibule avec Porphyre lui-même. Le juge d’instruction venait chez lui. Tout d’abord Raskolnikoff resta stupéfait, mais il se remit presque aussitôt. Chose étrange, cette visite ne l’étonna pas trop et ne lui causa presque aucune frayeur. « C’est peut-être le dénoûment ! Mais pourquoi a-t-il amorti le bruit de ses pas ? Je n’ai rien entendu. Peut-être écoutait-il derrière la porte ? »

— Vous n’attendiez pas ma visite, Rodion Romanovitch ! fit gaiement Porphyre Pétrovitch. Je me proposais depuis longtemps d’aller vous voir, et, en passant devant votre maison, j’ai pensé à vous dire un petit bonjour. Vous étiez sur le point de sortir ? Je ne vous retiendrai pas. Cinq minutes seulement, le temps de fumer une petite cigarette, si vous permettez…

— Mais asseyez-vous, Porphyre Pétrovitch, asseyez-vous, dit Raskolnikoff en offrant un siège au visiteur d’un air si affable et si satisfait, que lui-même en aurait été surpris s’il avait pu se voir. Toute trace de ses impressions précédentes avait disparu. Ainsi parfois l’homme qui, aux prises avec un brigand, a passé durant une demi-heure par des angoisses mortelles, n’éprouve plus aucune crainte quand il sent le poignard sur sa gorge.

Le jeune homme s’assit en face de Porphyre et fixa sur lui un regard assuré. Le juge d’instruction cligna les yeux et commença par allumer une cigarette.

« Eh bien, parle donc, parle donc ! » lui criait mentalement Raskolnikoff.