Crime et Châtiment/VI/2

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Traduction par Victor Derély.
Plon (tome 2p. 200-214).
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Sixième partie

II

— Oh ! ces cigarettes ! commença enfin Porphyre Pétrovitch : — c’est ma mort, et je ne puis y renoncer ! Je tousse, j’ai un commencement d’irritation dans le gosier, et je suis asthmatique. J’ai été consulter dernièrement Botkine ; il examine chaque malade une demi-heure au minimum. Après m’avoir longuement ausculté, percuté, etc., il m’a dit entre autres choses : Le tabac ne vous vaut rien, vous avez les poumons dilatés. Oui, mais comment abandonner le tabac ? Par quoi le remplacer ? Je ne bois pas, voilà le malheur, hé ! hé ! hé ! Tout est relatif, Rodion Romanovitch !

« Voilà encore un préambule qui sent sa rouerie juridique ! » maugréait à part soi Raskolnikoff. Son entretien récent avec le juge d’instruction lui revint brusquement à l’esprit, et à ce souvenir la colère se réveilla dans son cœur.

— J’ai déjà passé chez vous avant-hier soir, vous ne le saviez pas ? continua Porphyre Pétrovitch en promenant ses regards autour de lui : — je suis entré dans cette même chambre. Je me trouvais par hasard dans votre rue comme aujourd’hui, et l’idée m’est venue de vous faire une petite visite. Votre porte était ouverte, je suis entré, je vous ai attendu un moment, et puis je suis parti sans laisser mon nom à votre servante. Vous ne fermez jamais ?

La physionomie de Raskolnikoff s’assombrissait de plus en plus. Porphyre Pétrovitch devina sans doute à quoi il pensait.

— Je suis venu m’expliquer, cher Rodion Romanovitch ! Je vous dois une explication, poursuivit-il avec un sourire et en frappant légèrement sur le genou du jeune homme ; mais, presque au même instant, son visage prit une expression sérieuse, triste même, au grand étonnement de Raskolnikoff, à qui le juge d’instruction se montrait ainsi sous un jour fort inattendu. La dernière fois que nous nous sommes vus, il s’est passé une scène étrange entre nous, Rodion Romanovitch. J’ai eu peut-être de grands torts envers vous, je le sens. Vous vous rappelez comme nous nous sommes quittés : nous avions les nerfs très-excités, vous et moi. Nous avons manqué aux convenances les plus élémentaires, et pourtant nous sommes des gentlemen.

« Où veut-il en venir ? » se demandait Raskolnikoff, qui ne cessait de considérer Porphyre avec une curiosité inquiète.

— J’ai pensé que nous ferions mieux désormais d’agir avec sincérité, reprit le juge d’instruction en détournant un peu la tête et en baissant les yeux comme s’il eût craint cette fois de troubler par ses regards son ancienne victime : — il ne faut pas que de pareilles scènes se renouvellent. L’autre jour, sans l’arrivée de Mikolka, je ne sais pas jusqu’où les choses seraient allées. Vous êtes naturellement très-irascible, Rodion Romanovitch ; c’est là-dessus que j’avais tablé, car, poussé à bout, un homme laisse parfois échapper ses secrets. « Si je pouvais, me disais-je, lui arracher une preuve quelconque, fût-elle la plus mince, mais une preuve réelle, tangible, palpable, autre chose enfin que toutes ces inductions psychologiques ! » Voilà le calcul que j’avais fait. On réussit quelquefois à l’aide de ce procédé, seulement cela n’arrive pas toujours, comme j’ai eu alors l’occasion de m’en convaincre. J’avais trop présumé de votre caractère.

— Mais vous… pourquoi maintenant me dites-vous tout cela ? balbutia Raskolnikoff sans trop se rendre compte de la question qu’il posait. « Est-ce que par hasard il me croirait innocent ? » se demandait-il.

— Pourquoi je vous dis cela ? Mais je considère comme un devoir sacré de vous expliquer ma conduite. Parce que je vous ai soumis, je le reconnais, à une cruelle torture, je ne veux pas, Rodion Romanovitch, que vous me preniez pour un monstre. Je vais donc, pour ma justification, vous exposer les antécédents de cette affaire. Au début ont circulé des bruits sur la nature et l’origine desquels je crois superflu de m’étendre, inutile aussi de vous dire à quelle occasion votre personnalité y a été mêlée. Quant à moi, ce qui m’a donné l’éveil, c’est une circonstance, d’ailleurs purement fortuite, dont je n’ai pas non plus à parler. De ces bruits et de ces circonstances accidentelles s’est dégagée pour moi la même conclusion. Je l’avoue franchement, car, à dire vrai, c’est moi qui le premier vous ai mis en cause. Je laisse de côté les annotations jointes aux objets qu’on a trouvés chez la vieille. Cet indice et bien d’autres du même genre ne signifient rien. Sur ces entrefaites, j’ai eu l’occasion de connaître l’incident survenu au commissariat de police. Cette scène m’a été racontée dans le plus grand détail par quelqu’un qui y avait joué le principal rôle et qui, à son insu, l’avait menée supérieurement. Eh bien, dans ces conditions, comment ne pas se tourner d’un certain côté ? Cent lapins ne font pas un cheval, cent présomptions ne font pas une preuve, dit le proverbe anglais, c’est la raison qui parle ainsi, mais essayez donc de lutter contre les passions ! Or, le juge d’instruction est homme et par conséquent passionné. Je me suis aussi rappelé alors le travail que vous avez publié dans une revue. J’avais beaucoup goûté, — en amateur, s’entend, — ce premier essai de votre jeune plume. On y reconnaissait une conviction sincère, un enthousiasme ardent. Cet article a dû être écrit d’une main fiévreuse pendant une nuit sans sommeil. « L’auteur ne s’en tiendra pas là ! » avais-je pensé en le lisant. Comment, je vous le demande, ne pas rapprocher cela de ce qui a suivi ? La pente était irrésistible. Ah ! Seigneur, est-ce que je dis quelque chose ? Est-ce que j’affirme à présent quoi que ce soit ? Je me borne à vous signaler une réflexion qui m’est venue alors. Qu’est-ce que je pense maintenant ? Rien, c’est-à-dire à peu près rien. Pour le moment, j’ai entre les mains Mikolka, et il y a des faits qui l’accusent, — on aura beau dire, il y a des faits ! Si je vous découvre à présent tout cela, c’est, je le répète, pour que, jugeant dans votre âme et conscience, vous ne m’imputiez pas à crime ma conduite de l’autre jour. Pourquoi, me demanderez-vous, n’êtes-vous pas venu alors faire une perquisition chez moi ? J’y suis allé, hé ! hé ! j’y suis allé quand vous étiez ici malade dans votre lit. Pas comme magistrat, pas avec un caractère officiel, mais je suis venu. Votre logement, dès les premiers soupçons, a été fouillé de fond en comble, mais — umsonst ! Je me dis : Maintenant, cet homme va venir chez moi, il viendra lui-même me trouver, et d’ici à très-peu de temps ; s’il est coupable, il ne peut manquer de venir. Un autre ne viendrait pas, celui-ci viendra. Et vous rappelez-vous les bavardages de M. Razoumikhine ? Nous lui avions exprès fait part de nos conjectures dans l’espoir qu’il vous mettrait la puce à l’oreille, car nous savions que M. Razoumikhine ne pourrait contenir son indignation. M. Zamétoff avait été surtout frappé de votre audace, et, certes, il en fallait pour oser dire ainsi tout à coup en plein traktir : « J’ai tué ! » C’était vraiment trop risqué ! Je vous attends avec une impatience confiante, et voilà que Dieu vous envoie ! Ce que mon cœur a battu quand je vous ai vu paraître ! Voyons, quel besoin aviez-vous de venir alors ? Si vous vous en souvenez, vous êtes entré en riant aux éclats. Votre rire m’a donné grandement à penser ; mais si je n’avais pas eu l’esprit prévenu en ce moment, je n’y aurais pas fait attention. Et M. Razoumikhine, alors, — ah ! la pierre, la pierre, vous vous rappelez, la pierre sous laquelle les objets sont cachés ? Il me semble la voir d’ici, elle est quelque part dans un jardin potager, — c’est bien d’un jardin potager que vous avez parlé à Zamétoff ? Ensuite, lorsque la conversation s’est engagée sur votre article, derrière chacune de vos paroles nous croyions saisir un sous-entendu. Voilà comment, Rodion Romanovitch, ma conviction s’est formée peu à peu. « Sans doute, tout cela peut s’expliquer d’une autre manière, me disais-je cependant, et ce sera même plus naturel, j’en conviens. Mieux vaudrait une petite preuve. » Mais, en apprenant l’histoire du cordon de sonnette, je n’ai plus eu de doute, je croyais tenir la petite preuve si désirée, et je n’ai voulu réfléchir à rien. En ce moment-là, j’aurais volontiers donné mille roubles de ma poche pour vous voir de mes yeux, faisant cent pas côte à côte avec un bourgeois qui vous avait traité d’assassin sans que vous eussiez osé lui répondre !… Certes, il n’y a pas lieu d’attacher grande importance aux faits et gestes d’un malade qui agit sous l’influence d’une sorte de délire. Néanmoins, comment vous étonner après cela, Rodion Romanovitch, de la façon dont j’en ai usé envers vous ? Et pourquoi, juste en ce moment, êtes-vous venu chez moi ? Quelque diable, assurément, vous y a poussé, et, en vérité, si Mikolka ne nous avait séparés… Vous vous rappelez l’arrivée de Mikolka ? Ç’a été comme un coup de foudre ! Mais quel accueil lui ai-je fait ? Je n’ai pas ajouté la moindre foi à ses dires, vous l’avez vu ! Après votre départ, j’ai continué à l’interroger, il m’a répondu sur certains points d’une façon si topique que j’en ai été moi-même étonné ; malgré cela, ses déclarations m’ont laissé totalement incrédule, je suis resté aussi inébranlable qu’un roc.

— Razoumikhine m’a dit tout à l’heure qu’à présent vous étiez convaincu de la culpabilité de Mikolka, vous-même lui auriez assuré que…

Il ne put achever, le souffle lui manqua.

— M. Razoumikhine ! s’écria Porphyre Pétrovitch, qui semblait bien aise d’avoir entendu enfin une observation sortir de la bouche de Raskolnikoff : — hé ! hé ! hé ! Mais il s’agissait pour moi de me débarrasser de M. Razoumikhine, qui venait chez moi avec des airs éplorés, et qui n’a rien à voir dans cette affaire. Laissons-le de côté, si vous le voulez bien. Quant à Mikolka, vous plaît-il de savoir ce qu’il est ou du moins quelle idée je me fais de lui ? Avant tout, c’est comme un enfant, il n’a pas atteint sa majorité. Sans être précisément une nature poltronne, il est impressionnable comme un artiste. Ne riez pas, si je le caractérise de la sorte. Il est naïf, sensible, fantasque. Dans son village, il chante, il danse, et il narre des contes que viennent entendre les paysans des campagnes voisines. Il lui arrive de boire jusqu’à perdre la raison, non qu’il soit à proprement parler un ivrogne, mais parce qu’il ne sait pas résister à l’entraînement de l’exemple, quand il se trouve avec des camarades. Il ne comprend pas qu’il a commis un vol en s’appropriant l’écrin ramassé par lui : « Puisque je l’ai trouvé par terre, dit-il, j’avais bien le droit de le prendre. » Au dire des gens de Zaraïsk, ses compatriotes, il avait une dévotion exaltée, passait les nuits à prier Dieu et lisait sans cesse les livres saints, « les vieux, les vrais ». Pétersbourg a fortement déteint sur lui ; une fois ici, il s’est adonné au vin et aux femmes, ce qui lui a fait oublier la religion. J’ai su qu’un de nos artistes s’était intéressé à lui et avait commencé à lui donner des leçons. Sur ces entrefaites arrive cette malheureuse affaire. Le pauvre garçon prend peur et se passe une corde au cou. Que voulez-vous ? Notre peuple ne peut s’ôter de l’esprit cette idée que tout homme recherché par la police est un homme condamné. En prison, Mikolka est revenu au mysticisme de ses premières années ; à présent il a soif d’expiation, et c’est ce motif seul qui l’a décidé à s’avouer coupable. Ma conviction à cet égard est basée sur certains faits que lui-même ne connaît pas. Du reste, il finira par me confesser toute la vérité. Vous croyez qu’il soutiendra son rôle jusqu’au bout ? Attendez un peu, vous verrez qu’il rétractera ses aveux. D’ailleurs, s’il a réussi à donner, sur certains points, un caractère de vraisemblance à ses déclarations, en revanche, sur d’autres, il se trouve en complète contradiction avec les faits, et il ne s’en doute pas ! Non, batuchka Rodion Romanovitch, le coupable n’est pas Mikolka. Nous sommes ici en présence d’une affaire fantastique et sombre ; ce crime a bien la marque contemporaine, il porte au plus haut point le cachet d’une époque qui fait consister toute la vie dans la recherche du confort. Le coupable est un théoricien, une victime du livre ; il a déployé, pour son coup d’essai, beaucoup d’audace, mais cette audace est d’un genre particulier, c’est celle d’un homme qui se précipite du haut d’une montagne ou d’un clocher. Il a oublié de refermer la porte sur lui, et il a tué, tué deux personnes pour obéir à une théorie. Il a tué et il n’a pas su s’emparer de l’argent ; ce qu’il a pu emporter, il est allé le cacher sous une pierre. Il ne lui a pas suffi des angoisses endurées dans l’antichambre, pendant qu’il entendait les coups frappés à la porte et le tintement répété de la sonnette ; non, cédant à un irrésistible besoin de retrouver le même frisson, il est allé plus tard visiter le logement vide et tirer le cordon de la sonnette. Mettons cela sur le compte de la maladie, d’un demi-délire, soit ; mais voici encore un point à noter : il a tué, et il ne s’en regarde pas moins comme un homme honorable, il méprise les gens, il a des allures d’ange pâle. Non, il ne s’agit pas ici de Mikolka, cher Rodion Romanovitch, ce n’est pas lui le coupable !

Ce coup droit était d’autant plus inattendu qu’il arrivait après l’espèce d’amende honorable faite par le juge d’instruction. Raskolnikoff trembla de tout son corps.

— Alors… qui donc… a tué ? balbutia-t-il d’une voix entrecoupée.

Le juge d’instruction se renversa sur le dossier de sa chaise, dans l’étonnement que parut lui causer une semblable question.

— Comment, qui a tué ?… reprit-il comme s’il n’eût pu en croire ses oreilles : mais c’est vous, Rodion Romanovitch, qui avez tué ! C’est vous… ajouta-t-il presque tout bas et d’un ton profondément convaincu.

Raskolnikoff se leva par un brusque mouvement, resta debout quelques secondes, puis se rassit sans proférer un seul mot. De légères convulsions agitaient tous les muscles de son visage.

— Voilà encore votre lèvre qui tremble comme l’autre jour, remarqua d’un air d’intérêt Porphyre Pétrovitch. Vous n’avez pas bien saisi, je crois, l’objet de ma visite, Rodion Romanovitch, poursuivit-il après un moment de silence ; de là votre stupéfaction. Je suis venu précisément pour tout dire et mettre la vérité en pleine lumière.

— Ce n’est pas moi qui ai tué, bégaya le jeune homme, se défendant comme le fait un petit enfant pris en faute.

— Si, c’est vous, Rodion Romanovitch, c’est vous, et vous seul, répliqua sévèrement le juge d’instruction.

Tous deux se turent, et, chose étrange, ce silence se prolongea durant dix minutes.

Accoudé contre la table, Raskolnikoff fourrageait sa chevelure. Porphyre Pétrovitch attendait sans donner aucun signe d’impatience. Tout à coup le jeune homme regarda avec mépris le magistrat :

— Vous revenez à vos anciennes pratiques, Porphyre Pétrovitch ! Ce sont toujours les mêmes procédés : comment cela ne vous ennuie-t-il pas, à la fin ?

— Eh ! laissez donc mes procédés ! Ce serait autre chose si nous étions en présence de témoins, mais nous causons ici en tête-à-tête. Vous le voyez vous-même, je ne suis pas venu pour vous chasser et vous prendre comme un gibier. Que vous avouiez ou non, en ce moment cela m’est égal. Dans un cas comme dans l’autre, ma conviction est faite.

— S’il en est ainsi, pourquoi êtes-vous venu ? demanda avec irritation Raskolnikoff. — Je vous répète la question que je vous ai déjà faite : si vous me croyez coupable, que ne lancez-vous un mandat d’arrêt contre moi ?

— Voilà une question ! Je vous répondrai point par point : d’abord, votre arrestation ne me servirait à rien.

— Comment, elle ne vous servirait à rien ! Du moment où vous êtes convaincu, vous devez…

— Eh ! qu’importe ma conviction ? Jusqu’à présent elle ne repose que sur des nuages. Et pourquoi vous mettrais-je en repos ? Vous le savez vous-même, puisque vous demandez vous-même à y être mis. Je suppose que, confronté avec le bourgeois, vous lui disiez : « Avais-tu bu, oui ou non ? Qui m’a vu avec toi ? Je t’ai simplement pris pour un homme ivre, ce que tu étais », — que pourrai-je répliquer, d’autant plus que votre réponse sera plus vraisemblable que sa déposition qui est de pure psychologie, et qu’en outre dans l’espèce vous tomberez juste, car le drôle est connu pour être un ivrogne ? Plusieurs fois déjà je vous ai moi-même avoué avec franchise que toute cette psychologie est à deux fins, et qu’en dehors d’elle je n’ai rien contre vous pour le moment. Sans doute je vous ferai arrêter, — j’étais venu pour vous en donner avis, — et pourtant je n’hésite pas à vous déclarer que cela ne me servira à rien. Le second objet de ma visite…

— Eh bien, quel est-il ? fit Raskolnikoff haletant.

— … Je vous l’ai déjà appris. Je tenais à vous expliquer ma conduite, ne voulant point passer à vos yeux pour un monstre, alors surtout que je suis des mieux disposés en votre faveur, que vous le croyiez ou non. Vu l’intérêt que je vous porte, je vous engage franchement à aller vous dénoncer. J’étais encore venu pour vous donner ce conseil. C’est de beaucoup le parti le plus avantageux que vous puissiez prendre, et pour vous et pour moi, qui serai ainsi débarrassé de cette affaire. Eh bien, suis-je assez franc ?

Raskolnikoff réfléchit une minute.

— Écoutez, Porphyre Pétrovitch : d’après vos propres paroles, vous n’avez contre moi que de la psychologie, et cependant vous aspirez à l’évidence mathématique. Qui vous dit qu’actuellement vous ne vous trompez pas ?

— Non, Rodion Romanovitch, je ne me trompe pas. J’ai une preuve. Cette preuve, je l’ai trouvée l’autre jour : Dieu me l’a envoyée !

— Quelle est-elle ?

— Je ne vous le dirai pas, Rodion Romanovitch. Mais en tout cas, maintenant, je n’ai plus le droit de temporiser ; je vais vous faire arrêter. Ainsi jugez : quelque résolution que vous preniez, à présent peu m’importe ; tout ce que je vous en dis, c’est donc uniquement dans votre intérêt. La meilleure solution est celle que je vous indique, soyez-en sûr, Rodion Romanovitch !

Raskolnikoff eut un sourire de colère.

— Votre langage est plus que ridicule, il est impudent. Voyons : à supposer que je sois coupable (ce que je ne reconnais nullement), pourquoi irais-je me dénoncer, puisque vous dites vous-même que là, en prison, je serai en repos ?

— Eh ! Rodion Romanovitch, ne prenez pas ces mots trop à la lettre : vous pouvez trouver là le repos, comme vous pouvez ne pas le trouver. Je suis d’avis, sans doute, que la prison calme le coupable, mais ce n’est qu’une théorie, et une théorie qui m’est personnelle : or, suis-je une autorité pour vous ? Qui sait si, en ce moment même, je ne vous cache pas quelque chose ? Vous ne pouvez exiger que je vous livre tous mes secrets, hé ! hé ! Quant au profit que vous retirerez de cette conduite, il est incontestable. Vous y gagnerez à coup sûr de voir votre peine notablement diminuée. Songez un peu dans quel moment vous viendrez vous dénoncer : au moment où un autre a assumé le crime sur lui et a jeté le trouble dans l’instruction ! Pour ce qui est de moi, je prends devant Dieu l’engagement formel de vous laisser vis-à-vis de la cour d’assises tout le bénéfice de votre initiative. Les juges ignoreront, je vous le promets, toute cette psychologie, tous ces soupçons dirigés contre vous, et votre démarche aura à leurs yeux un caractère absolument spontané. On ne verra dans votre crime que le résultat d’un entraînement fatal, et, au fond, ce n’est pas autre chose. Je suis un honnête homme, Rodion Romanovitch, et je tiendrai ma parole.

Raskolnikoff baissa la tête et réfléchit longtemps ; à la fin, il sourit de nouveau, mais cette fois son sourire était doux et mélancolique.

— Je n’y tiens pas ! dit-il, sans paraître s’apercevoir que ce langage équivalait presque à un aveu, que m’importe la diminution de peine dont vous me parlez ! Je n’en ai pas besoin !

— Allons, voilà ce que je craignais ! s’écria comme malgré lui Porphyre : je me doutais bien, hélas ! que vous dédaigneriez notre indulgence.

Raskolnikoff le regarda d’un air grave et triste.

— Eh ! ne faites pas fi de la vie ! continua le juge d’instruction : — elle est encore longue devant vous. Comment, vous ne voulez pas d’une diminution de peine ! Vous êtes bien difficile !

— Qu’aurai-je désormais en perspective ?

— La vie ! Êtes-vous prophète pour savoir ce qu’elle vous réserve ? Cherchez, et vous trouverez. Dieu vous attendait peut-être là. D’ailleurs, vous ne serez pas condamné à perpétuité…

— J’obtiendrai des circonstances atténuantes… fit en riant Raskolnikoff.

— C’est, à votre insu peut-être, une honte bourgeoise qui vous empêche de vous avouer coupable ; il faut vous mettre au-dessus de cela.

— Oh ! je m’en moque ! murmura d’un ton méprisant le jeune homme. Il fit encore mine de se lever, puis se rassit, en proie à un abattement visible.

— Vous êtes défiant et vous pensez que je cherche grossièrement à vous leurrer, mais avez-vous déjà beaucoup vécu ? Que savez-vous de l’existence ? Vous avez imaginé une théorie, et elle a abouti en pratique à des conséquences dont le peu d’originalité maintenant vous fait honte ! Vous avez commis un crime, c’est vrai, mais vous n’êtes pas, il s’en faut de beaucoup, un criminel perdu sans retour. Quelle est mon opinion sur votre compte ? Je vous considère comme un de ces hommes qui se laisseraient arracher les entrailles en souriant à leurs bourreaux, pourvu seulement qu’ils aient trouvé une foi ou un Dieu. Eh bien, trouvez-les, et vous vivrez. D’abord, il y a longtemps que vous avez besoin de changer d’air. Ensuite, la souffrance est une bonne chose. Souffrez. Mikolka a peut-être raison de vouloir souffrir. Je sais que vous êtes un sceptique, mais, sans raisonner, abandonnez-vous au courant de la vie : il vous portera quelque part. Où ? Ne vous en inquiétez pas, vous aborderez toujours à un rivage. Lequel ? je l’ignore, je crois seulement que vous avez encore longtemps à vivre. Sans doute à présent vous vous dites que je joue mon jeu de juge d’instruction ; mais peut-être plus tard vous vous rappellerez mes paroles et vous en ferez votre profit ; voilà pourquoi je vous tiens ce langage. C’est encore bien heureux que vous n’ayez tué qu’une méchante vieille femme. Avec une autre théorie, vous auriez commis une action cent millions de fois pire. Vous pouvez encore remercier Dieu : qui sait ? peut-être a-t-il des desseins sur vous. Ayez donc du courage et ne reculez point, par pusillanimité, devant ce qu’exige la justice. Je sais que vous ne me croyez pas, mais avec le temps vous reprendrez goût à la vie. Aujourd’hui il vous faut seulement de l’air, de l’air, de l’air !

Raskolnikoff eut un frisson.

— Mais qui êtes-vous, s’écria-t-il, pour me faire ces prophéties ? Quelle haute sagesse vous permet de deviner mon avenir ?

— Qui je suis ? Je suis un homme fini, rien de plus. Un homme sensible et compatissant à qui l’expérience a peut-être appris quelque chose, mais un homme complétement fini. Vous, c’est une autre affaire : vous êtes au début de l’existence, et cette aventure, qui sait ? ne laissera peut-être aucune trace dans votre vie. Pourquoi tant redouter le changement qui va s’opérer dans votre situation ? Est-ce le bien-être qu’un cœur comme le vôtre peut regretter ? Vous affligez-vous de vous voir pour longtemps confiné dans l’obscurité ? Mais il dépend de vous que cette obscurité ne soit pas éternelle. Devenez un soleil, et tout le monde vous apercevra. Pourquoi souriez-vous encore ? Vous vous dites que ce sont là propos de juge d’instruction ? C’est bien possible, hé ! hé ! hé ! Je ne vous demande pas de me croire sur parole, Rodion Romanovitch, — je fais mon métier, j’en conviens ; seulement voici ce que j’ajoute : l’événement vous montrera si je suis un fourbe ou un honnête homme !

— Quand comptez-vous m’arrêter ?

— Je puis encore vous laisser un jour et demi ou deux jours de liberté. Faites vos réflexions, mon ami ; priez Dieu de vous inspirer. Le conseil que je vous donne est le meilleur à suivre, croyez-le bien.

— Et si je prenais la clef des champs ? demanda Raskolnikoff avec un sourire étrange.

— Vous ne la prendrez pas. Un moujik s’enfuira ; un révolutionnaire du jour, valet de la pensée d’autrui, s’enfuira, parce qu’il a un credo aveuglément accepté pour toute la vie. Mais vous, vous ne croyez plus à votre théorie ; qu’emporteriez-vous donc en vous en allant ? Et, d’ailleurs, quelle existence ignoble et pénible que celle d’un fugitif ! Si vous prenez la fuite, vous reviendrez de vous-même. Vous ne pouvez vous passer de nous. Quand je vous aurai fait arrêter, — au bout d’un mois ou deux, mettons trois si vous voulez, vous vous rappellerez mes paroles et vous avouerez. Vous y serez amené insensiblement, presque à votre insu. Je suis même persuadé qu’après avoir bien réfléchi, vous vous déciderez à accepter l’expiation. En ce moment, vous ne le croyez pas, mais vous verrez. C’est qu’en effet, Rodion Romanovitch, la souffrance est une grande chose. Dans la bouche d’un gros homme qui ne se prive de rien, ce langage peut prêter à rire. N’importe, il y a une idée dans la souffrance. Mikolka a raison. Non, vous ne prendrez pas la fuite, Rodion Romanovitch.

Raskolnikoff se leva et prit sa casquette.

Porphyre Pétrovitch en fit autant.

— Vous allez vous promener ? La soirée sera belle, pourvu seulement qu’il n’y ait pas d’orage. Du reste, ce serait tant mieux, cela rafraîchirait la température.

— Porphyre Pétrovitch, dit le jeune homme d’un ton sec et pressant, — n’allez pas vous figurer, je vous prie, que je vous ai fait des aveux aujourd’hui. Vous êtes un homme étrange, et je vous ai écouté par pure curiosité. Mais je n’ai rien avoué… n’oubliez pas cela.

— Suffit, je ne l’oublierai pas, — eh, comme il tremble ! Ne vous inquiétez pas, mon cher, je prends bonne note de votre recommandation. Promenez-vous un peu, seulement ne dépassez pas certaines limites. À tout hasard, j’ai encore une petite demande à vous faire, ajouta-t-il en baissant la voix, — elle est un peu délicate, mais elle a son importance : au cas, d’ailleurs improbable selon moi, où durant ces quarante-huit heures la fantaisie vous viendrait d’en finir avec la vie (pardonnez-moi cette absurde supposition), eh bien, laissez un petit billet, rien que deux lignes, et indiquez l’endroit où se trouve la pierre : ce sera plus noble. Allons, au revoir… Que Dieu vous envoie de bonnes pensées !

Porphyre se retira en évitant de regarder Raskolnikoff. Celui-ci s’approcha de la fenêtre et attendit avec impatience le moment où, selon son calcul, le juge d’instruction serait déjà assez loin de la maison. Ensuite il sortit lui-même en toute hâte.