Crime et Châtiment/VI/7

La bibliothèque libre.
Traduction par Victor Derély.
Plon (tome 2p. 274-286).
◄  VI
Sixième partie

VII

La nuit commençait à tomber quand il arriva chez Sonia. Pendant toute la journée la jeune fille l’avait attendu avec anxiété. Dès le matin, elle avait reçu la visite de Dounia. Celle-ci était allée la voir, ayant appris la veille, par Svidrigaïloff, que Sophie Séménovna « savait cela ». Nous ne rapporterons pas en détail la conversation des deux femmes : bornons-nous à dire qu’elles pleurèrent ensemble et se lièrent d’une étroite amitié. De cette entrevue Dounia emporta du moins la consolation de penser que son frère ne serait pas seul : c’était Sonia qui la première avait reçu sa confession, c’était à elle qu’il s’était adressé lorsqu’il avait senti le besoin de se confier à un être humain ; elle l’accompagnerait en quelque lieu que la destinée l’envoyât. Sans avoir fait de questions à cet égard, Avdotia Romanovna en était sûre ; elle considérait Sonia avec une sorte de vénération qui rendait la pauvre fille toute confuse, car celle-ci se croyait indigne de lever les yeux sur Dounia. Depuis sa visite chez Raskolnikoff, l’image de la charmante personne qui l’avait si gracieusement saluée ce jour-là était restée dans son âme comme une des visions les plus belles et les plus ineffaçables de sa vie.

À la fin, Dounetchka se décida à aller attendre son frère au domicile de ce dernier, se disant qu’il ne pourrait faire autrement que d’y passer. Sonia ne fut pas plutôt seule que la pensée du suicide probable de Raskolnikoff lui ôta tout repos. C’était aussi la crainte de Dounia. Mais, en causant ensemble, les deux jeunes filles s’étaient donné l’une à l’autre toutes sortes de raisons pour se tranquilliser, et elles y avaient en partie réussi.

Dès qu’elles se furent quittées, l’inquiétude se réveilla chez chacune d’elles. Sonia se rappela ce que Svidrigaïloff lui avait dit la veille : « Raskolnikoff n’a que le choix entre deux alternatives : aller en Sibérie ou… » De plus, elle connaissait l’orgueil du jeune homme et son absence de sentiments religieux. « Est-il possible qu’il se résigne à vivre, uniquement par pusillanimité, par crainte de la mort ? » pensait-elle avec désespoir. Déjà elle ne doutait plus que le malheureux n’eût mis fin à ses jours, quand il entra chez elle.

Un cri de joie s’échappa de la poitrine de la jeune fille. Mais lorsqu’elle eut observé plus attentivement le visage du visiteur, elle pâlit soudain.

— Allons, oui ! dit en riant Raskolnikoff, je viens chercher tes croix, Sonia. C’est toi qui m’as engagé à aller au carrefour ; maintenant que je vais m’y rendre, d’où vient que tu as peur ?

Sonia le considéra avec étonnement. Ce ton lui paraissait étrange ; un frisson parcourut son corps ; mais, au bout d’une minute, elle comprit que cette assurance était feinte. Raskolnikoff, en lui parlant, regardait dans le coin et semblait craindre de fixer ses yeux sur elle.

— Vois-tu, Sonia ? j’ai jugé que cela vaudrait mieux. Il y a ici une circonstance… ce serait trop long à raconter, et je n’en ai pas le temps. Sais-tu ce qui m’irrite ? Je me sens furieux à la pensée que, dans un instant, toutes ces brutes m’entoureront, braqueront leurs yeux sur moi, me poseront de stupides questions auxquelles il faudra répondre, me montreront du doigt… Tu sais, je n’irai pas chez Porphyre ; il m’est insupportable. Je préfère aller trouver mon ami Poudre. Ce que celui-là sera surpris ! Je puis compter sur un joli succès d’étonnement. Mais il faudrait avoir plus de sang-froid ; dans ces derniers temps je suis devenu fort irritable. Le croiras-tu ? Peu s’en est fallu tantôt que je n’aie montré le poing à ma sœur, et cela parce qu’elle s’était retournée pour me voir une dernière fois. Suis-je tombé assez bas ! Eh bien, où sont les croix ?

Le jeune homme ne semblait pas dans son état normal. Il ne pouvait ni rester une minute en place ni fixer sa pensée sur un objet ; ses idées se succédaient sans transition, ou, pour mieux dire, il battait la campagne ; ses mains tremblaient légèrement.

Sonia gardait le silence. Elle tira d’une boîte deux croix : l’une en cyprès, l’autre en cuivre, puis elle se signa et, après avoir répété la même cérémonie sur la personne de Raskolnikoff, lui passa au cou la croix de cyprès.

— C’est une manière symbolique d’exprimer que je me charge d’une croix, hé ! hé ! Comme si d’aujourd’hui seulement je commençais à souffrir ! La croix de cyprès, c’est celle des petites gens ; la croix de cuivre appartenait à Élisabeth ; tu la gardes pour toi, montre-la un peu ! Ainsi, elle la portait… à ce moment-là ? Je connais deux autres objets de piété : une croix d’argent et une image. Je les ai jetés alors sur la poitrine de la vieille. Voilà ce que je devrais maintenant me mettre au cou… Mais je ne dis que des fadaises et j’oublie mon affaire, je suis distrait !… Vois-tu, Sonia ? je suis venu surtout pour te prévenir, afin que tu saches… Eh bien, voilà tout… Je ne suis venu que pour cela. (Hum ! Je croyais pourtant avoir autre chose à te dire.) Voyons, tu as toi-même exigé de moi cette démarche, je vais être mis en prison, et ton désir sera satisfait ; pourquoi donc pleures-tu ? Toi aussi ! cesse, assez ; oh ! que tout cela m’est pénible !

À la vue de Sonia en larmes, son cœur se serrait : « Que suis-je pour elle ? » se disait-il à part soi ; « pourquoi s’intéresse-t-elle à moi comme pourrait le faire ma mère ou Dounia ? Elle sera ma niania ! »

— Fais le signe de la croix, dis une petite prière, supplia d’une voix tremblante la jeune fille.

— Oh ! soit, je prierai tant que tu voudras ! Et de bon cœur, Sonia, de bon cœur…

Ce n’était pas tout ce qu’il avait envie de dire.

Il fit plusieurs signes de croix. Sonia noua autour de sa tête un mouchoir vert en drap de dame, le même, probablement, dont Marméladoff avait parlé naguère au cabaret et qui servait alors à toute la famille. Cette pensée traversa l’esprit de Raskolnikoff, mais il s’abstint de questionner à ce sujet. Il commençait à s’apercevoir qu’il avait des distractions continuelles et qu’il était extrêmement troublé. Cela l’inquiétait. Tout à coup il remarqua que Sonia se préparait à sortir avec lui.

— Qu’est-ce que tu fais ? Où vas-tu ? Reste, reste ! Je veux être seul, s’écria-t-il d’une voix irritée, et il se dirigea vers la porte. — Quel besoin d’aller là avec toute une suite ! grommela-t-il en sortant.

Sonia n’insista point. Il ne lui dit même pas adieu, il l’avait oubliée. Une seule idée l’occupait maintenant :

« Est-ce que réellement c’en est fait ? se demandait-il tout en descendant l’escalier : n’y a-t-il pas moyen de revenir en arrière, de tout arranger… et de ne pas aller là ? »

Néanmoins il poursuivit sa marche, comprenant soudain que l’heure des hésitations était passée. Dans la rue il se rappela qu’il n’avait pas dit adieu à Sonia, qu’elle s’était arrêtée au milieu de la chambre, qu’un ordre de lui l’avait comme clouée à sa place. Il se posa alors une autre question qui, depuis quelques minutes, hantait son esprit sans se formuler nettement :

« Pourquoi lui ai-je fait cette visite ? Je lui ai dit que je venais pour affaire : quelle affaire ? Je n’en ai absolument aucune. Pour lui apprendre que « je vais là » ? Cela était bien nécessaire ! Pour lui dire que je l’aime ? Allons donc ! je viens tout à l’heure de la repousser comme un chien. Quant à sa croix, quel besoin en avais-je ? Oh ! que je suis tombé bas ! Non, ce qu’il me fallait, c’étaient ses larmes ; ce que je voulais, c’était jouir des déchirements de son cœur ! Peut-être aussi n’ai-je cherché, en allant la voir, qu’à gagner du temps, à retarder un peu le moment fatal ! Et j’ai osé rêver de hautes destinées, je me suis cru appelé à faire de grandes choses, moi si vil, si misérable, si lâche ! »

Il cheminait le long du quai et n’avait plus loin à aller ; mais quand il arriva au pont, il suspendit un instant sa marche, puis se dirigea brusquement vers le Marché-au-Foin.

Ses regards se portaient avidement à droite et à gauche, il s’efforçait d’examiner chaque objet qu’il rencontrait et ne pouvait concentrer son attention sur rien. « Dans huit jours, dans un mois », songeait-il, « je repasserai sur ce pont ; une voiture cellulaire m’emportera quelque part ; de quel œil alors contemplerai-je ce canal ? remarquerai-je encore l’enseigne que voici ? Le mot Compagnie est écrit là : le lirai-je alors comme je le lis aujourd’hui ? Quelles seront mes sensations et mes pensées ?… Mon Dieu, que toutes ces préoccupations sont mesquines ! Sans doute cela est curieux… dans son genre… (Ha ! ha ! ha ! de quoi vais-je m’inquiéter !) Je fais l’enfant, je pose vis-à-vis de moi-même ; pourquoi, au fait, rougirais-je de mes pensées ? Oh ! quelle cohue ! Ce gros homme — un Allemand selon toute apparence — qui vient de me pousser, sait-il à qui il a donné un coup de coude ? Cette femme qui tient un enfant par la main et qui demande l’aumône me croit peut-être plus heureux qu’elle. Ce serait drôle. Je devrais bien lui donner quelque chose, pour la curiosité du fait. Bah ! je me trouve avoir cinq kopecks en poche, par quel hasard ? Tiens, prends, matouchka ! »

— Que Dieu te conserve ! fit la mendiante d’un ton pleurard.

Le Marché-au-Foin était alors rempli de monde. Cette circonstance déplaisait fort à Raskolnikoff ; toutefois il se dirigea précisément du côté où la foule était le plus compacte. Il aurait acheté la solitude à n’importe quel prix, mais il sentait en lui-même qu’il n’en pourrait jouir une seule minute. Arrivé au milieu de la place, le jeune homme se rappela tout à coup les paroles de Sonia : « Va au carrefour, salue le peuple, baise la terre que tu as souillée par ton péché et dis tout haut, à la face du monde : — Je suis un assassin ! »

À ce souvenir, il trembla de tout son corps. Les angoisses des jours précédents avaient tellement desséché son âme qu’il fut heureux de la trouver encore accessible à une sensation d’un autre ordre et s’abandonna tout entier à celle-ci. Un immense attendrissement s’empara de lui, ses yeux se remplirent de larmes.

Il se mit à genoux au milieu de la place, se courba jusqu’à terre et baisa avec joie le sol boueux. Après s’être relevé, il s’agenouilla de nouveau.

— En voilà un qui ne s’est pas ménagé ! remarqua un gars à côté de lui.

Cette observation fut accueillie par des éclats de rire.

— C’est un pèlerin qui va à Jérusalem, mes amis ; il prend congé de ses enfants, de sa patrie ; il salue tout le monde, il donne le baiser d’adieu à la ville de Pétersbourg et au sol de la capitale, ajouta un bourgeois légèrement pris de boisson.

— Il est encore tout jeune, dit un troisième.

— C’est un noble, observa sérieusement quelqu’un.

— Au jour d’aujourd’hui on ne distingue plus les nobles de ceux qui ne le sont pas.

En se voyant l’objet de l’attention générale, Raskolnikoff perdit un peu de son assurance, et les mots : « J’ai tué », qui allaient peut-être sortir de sa bouche, expirèrent sur ses lèvres. Les exclamations, les lazzi de la foule le laissèrent, d’ailleurs, indifférent, et ce fut avec calme qu’il prit la direction du commissariat de police. Chemin faisant, une seule vision attirait ses regards ; du reste, il s’était attendu à la rencontrer sur sa route, et elle ne l’étonna pas.

Au moment où, sur le Marché-au-Foin, il venait de se prosterner pour la seconde fois jusqu’à terre, il avait aperçu à cinquante pas de lui Sonia. La jeune fille avait essayé d’échapper à sa vue en se cachant derrière une des baraques en bois qui se trouvent sur la place. Ainsi, elle l’accompagnait, tandis qu’il gravissait ce Calvaire ! Dès cet instant, Raskolnikoff acquit la conviction que Sonia était à lui pour toujours et le suivrait partout, dût sa destinée le conduire au bout du monde.

Le voici arrivé au lieu fatal. Il entra dans la cour d’un pas assez ferme. Le bureau de police était situé au troisième étage. « Avant que je sois monté là-haut, j’ai encore le temps de me retourner », pensait le jeune homme. Tant qu’il n’avait pas avoué, il aimait à se dire qu’il pouvait changer de résolution.

Comme lors de sa première visite, il trouva l’escalier couvert d’ordures, empuanti par les exhalaisons que vomissaient les cuisines ouvertes sur chaque palier. Ses jambes se dérobaient sous lui, tandis qu’il montait les marches. Un instant il s’arrêta pour reprendre haleine, se remettre, préparer son entrée. « Mais à quoi bon ? Pourquoi ? » se demanda-t-il tout à coup. « Puisqu’il faut vider cette tasse, peu importe comment je la boirai. Plus elle sera amère, mieux cela vaudra. » Puis s’offrit à son esprit l’image d’Ilia Pétrovitch, le lieutenant Poudre. « Au fait, est-ce à lui que je vais parler ? Ne pourrais-je m’adresser à un autre, à Nikodim Fomitch, par exemple ? Si j’allais de ce pas trouver le commissaire de police à son domicile personnel et lui raconter la chose dans une conversation privée ?… Non, non ! je parlerai à Poudre, ce sera plus vite fini… »

Frissonnant, ayant à peine conscience de lui-même, Raskolnikoff ouvrit la porte du commissariat. Cette fois, il n’aperçut dans l’antichambre qu’un dvornik et un homme du peuple. L’appariteur ne fit même pas attention à lui. Le jeune homme passa dans la pièce suivante où travaillaient deux scribes. Zamétoff n’était pas là, Nikodim Fomitch non plus.

— Il n’y a personne ? fit le visiteur en s’adressant à l’un des employés.

— Qui demandez-vous ?

— A… a… ah ! Sans entendre ses paroles, sans voir son visage, j’ai deviné la présence d’un Russe… comme il est dit dans je ne sais plus quel conte… Mon respect ! jeta brusquement une voix connue.

Raskolnikoff tressaillit : Poudre était devant lui ; il venait de sortir d’une troisième chambre. « La destinée l’a voulu », pensa le visiteur, « comment est-il ici ? »

— Vous chez nous ? À quelle occasion ? s’écria Ilia Pétrovitch qui paraissait de très-bonne humeur et même un peu lancé. Si vous êtes venu pour affaire, il est encore trop tôt. C’est même par hasard que je me trouve ici… Du reste, en quoi puis-je… J’avoue que je ne vous… Comment ? comment ? Pardonnez-moi…

— Raskolnikoff.

— Eh ! oui : Raskolnikoff ! Avez-vous pu croire que je l’avais oublié ! Je vous en prie, ne me croyez pas si… Rodion… Ro… R… Rodionitch, n’est-ce pas ?

— Rodion Romanitch.

— Oui, oui, oui ! Rodion Romanitch, Rodion Romanitch ! Je l’avais sur la langue. Je vous avoue que je regrette sincèrement la façon dont nous avons agi avec vous dans le temps… Plus tard, on m’a expliqué les choses ; j’ai appris que vous étiez un jeune écrivain, un savant même… j’ai su que vous débutiez dans la carrière des lettres… Eh ! mon Dieu ! quel est le littérateur, quel est le savant qui, à ses débuts, n’a pas mené plus ou moins la vie de bohème ? Ma femme et moi, nous estimons l’un et l’autre la littérature ; mais, chez ma femme, c’est une passion ! Elle raffole des lettres et des arts !… Sauf la naissance, tout le reste peut s’acquérir par le talent, le savoir l’intelligence, le génie ! Un chapeau, par exemple, qu’est-ce que cela signifie ? Un chapeau est une galette, je l’achète chez Zimmermann ; mais ce qui s’abrite sous le chapeau, cela, je ne l’achète pas !… J’avoue que je voulais même me rendre chez vous pour vous fournir des explications ; mais j’ai pensé que peut-être vous… Avec tout cela je ne vous demande pas quel est l’objet de votre visite. Il paraît que votre famille est maintenant à Pétersbourg ?

— Oui, ma mère et ma sœur.

— J’ai même eu l’honneur et le plaisir de rencontrer votre sœur, — c’est une personne aussi charmante que distinguée. Vraiment, je déplore de tout mon cœur l’altercation que nous avons eue ensemble autrefois. Quant aux conjectures fondées sur votre évanouissement, on en a reconnu, depuis, l’éclatante fausseté. Je comprends l’indignation que vous en avez ressentie. À présent que votre famille habite Pétersbourg, vous allez peut-être changer de logement ?

— N-non, pas pour le moment. J’étais venu demander… je croyais trouver ici Zamétoff.

— Ah ! c’est vrai ! vous vous étiez lié avec lui ; je l’ai entendu dire. Eh bien, Zamétoff n’est plus chez nous. Oui, nous avons perdu Alexandre Grigoriévitch ! Il nous a quittés depuis hier ; il y a même eu, avant son départ, un échange de gros mots entre lui et nous… C’est un petit galopin sans consistance, rien de plus ; il avait donné quelques espérances, mais il a eu le malheur de fréquenter notre brillante jeunesse, et il s’est mis en tête de passer des examens pour pouvoir faire de l’embarras et trancher du savant. Bien entendu, Zamétoff n’a rien de commun avec vous, par exemple, ou avec M. Razoumikhine, votre ami. Vous autres, vous avez embrassé la carrière de la science, et les revers n’ont aucune prise sur vous. À vos yeux, les agréments de la vie ne sont rien ; vous menez l’existence austère, ascétique, monacale, de l’homme d’étude. Un livre, une plume derrière l’oreille, une recherche scientifique à faire, cela suffit à votre bonheur ! Moi-même, jusqu’à un certain point… Avez-vous lu la correspondance de Livingstone ?

— Non.

— Moi, je l’ai lue. Maintenant, du reste, le nombre des nihilistes s’est considérablement accru, et ce n’est pas étonnant, à une époque comme la nôtre. De vous à moi… sans doute, vous n’êtes pas nihiliste ? Répondez franchement, franchement !

— N-non…

— Vous savez, n’ayez pas peur d’être franc avec moi comme vous le seriez avec vous-même ! Autre chose est le service, autre chose… vous croyiez que j’allais dire : l’amitié, vous vous êtes trompé ! Pas l’amitié, mais le sentiment de l’homme et du citoyen, le sentiment de l’humanité et de l’amour pour le Tout-Puissant. Je puis être un personnage officiel, un fonctionnaire ; je n’en dois pas moins sentir toujours en moi l’homme et le citoyen. Vous parliez de Zamétoff : eh bien, Zamétoff est un garçon qui copie le chic français, qui fait du tapage dans les mauvais lieux quand il a bu un verre de champagne ou de vin du Don, — voilà ce qu’est votre Zamétoff ! J’ai peut-être été un peu vif avec lui ; mais si mon indignation m’a emporté trop loin, elle avait sa source dans un sentiment élevé : le zèle pour les intérêts du service. D’ailleurs, je possède un rang, une situation, une importance sociale ! Je suis marié, père de famille. Je remplis mon devoir d’homme et de citoyen, tandis que lui, qu’est-il, permettez-moi de vous le demander ? Je m’adresse à vous comme à un homme favorisé du bienfait de l’éducation. Tenez, les sages-femmes se sont aussi multipliées au delà de toute mesure.

Raskolnikoff regarda le lieutenant d’un air ahuri. Les paroles d’Ilia Pétrovitch qui, évidemment, sortait de table résonnaient pour la plupart à ses oreilles comme des mots vides de sens. Toutefois, il en comprenait tant bien que mal une partie. En ce moment, il questionnait des yeux son interlocuteur et ne savait comment tout cela finirait.

— Je parle de ces jeunes filles qui portent les cheveux coupés à la Titus, continua l’intarissable Ilia Pétrovitch, — je les appelle des sages-femmes, et le nom me paraît très-bien trouvé. Hé ! hé ! Elles suivent des cours de médecine, elles étudient l’anatomie ; allons, dites-moi, que je vienne à être malade, est-ce que je me ferai traiter par une demoiselle ? Hé ! hé !

Ilia Pétrovitch se mit à rire, enchanté de son esprit.

— J’admets la soif de l’instruction ; mais ne peut-on pas s’instruire sans donner dans tous ces excès ? Pourquoi être insolent ? Pourquoi insulter de nobles personnalités, comme le fait ce vaurien de Zamétoff ? Pourquoi m’a-t-il injurié, je vous le demande ?… Une autre épidémie qui fait de terribles progrès, c’est celle du suicide. On mange tout ce qu’on a, et ensuite on se tue. Des fillettes, des jouvenceaux, des vieillards se donnent la mort !… Tenez ! nous avons encore appris tantôt qu’un monsieur, récemment arrivé ici, venait de mettre fin à ses jours. Nil Pavlitch, eh ! Nil Pavlitch ! comment se nommait le gentleman qui s’est brûlé la cervelle ce matin dans la Péterbourgskaïa ?

— Svidrigaïloff, répondit d’une voix enrouée quelqu’un qui se trouvait dans la pièce voisine.

Raskolnikoff frissonna.

— Svidrigaïloff ! Svidrigaïloff s’est brûlé la cervelle ! s’écria-t-il.

— Comment ! Vous connaissiez Svidrigaïloff ?

— Oui… je le connaissais… Il était arrivé depuis peu ici…

— Oui, en effet, il était arrivé depuis peu ; il avait perdu sa femme, c’était un débauché. Il s’est tiré un coup de revolver dans des conditions particulièrement scandaleuses. On a trouvé sur son cadavre un carnet où il avait écrit quelques mots : « Je meurs en possession de mes facultés intellectuelles, qu’on n’accuse personne de ma mort… » Cet homme-là avait, dit-on, de la fortune. Comment donc le connaissiez-vous ?

— Je… ma sœur avait été institutrice chez lui.

— Bah ! bah ! bah !… Mais alors vous pouvez donner des renseignements sur lui. Vous n’aviez aucun soupçon de son projet ?

— Je l’ai vu hier… il buvait du vin… je ne me suis douté de rien.

Raskolnikoff sentait comme une montagne sur sa poitrine.

— Voilà que vous pâlissez encore, semble-t-il. L’atmosphère de cette pièce est si étouffante…

— Oui, il est temps que je m’en aille, balbutia le visiteur, excusez-moi, je vous ai dérangé…

— Allons donc, je suis toujours à votre disposition ! Vous m’avez fait plaisir, et je suis bien aise de vous déclarer…

En prononçant ces mots, Ilia Pétrovitch tendit la main au jeune homme.

— Je voulais seulement… j’avais affaire à Zamétoff…

— Je comprends, je comprends… charmé de votre visite.

— Je… suis enchanté… au revoir… fit Raskolnikoff avec un sourire.

Il sortit d’un pas chancelant. La tête lui tournait. Il pouvait à peine se porter, et, en descendant l’escalier, force lui fut de s’appuyer au mur pour ne pas tomber. Il lui sembla qu’un dvornik, qui se rendait au bureau de police, le heurtait en passant ; qu’un chien aboyait quelque part au premier étage, et qu’une femme criait pour faire taire l’animal. Arrivé au bas de l’escalier, il entra dans la cour. Debout, non loin de la porte, Sonia, pâle comme la mort, le considérait d’un air étrange. Il s’arrêta en face d’elle. La jeune fille frappa ses mains l’une contre l’autre ; sa physionomie exprimait le plus affreux désespoir. À cette vue, Raskolnikoff sourit, mais de quel sourire ! Un instant après, il rentrait au bureau de police.

Ilia Pétrovitch était en train de fouiller dans des paperasses. Devant lui se tenait ce même moujik qui tout à l’heure en montant l’escalier avait heurté Raskolnikoff.

— A-a-ah ! Vous revoilà ! vous avez oublié quelque chose ?… Mais qu’avez-vous ?

Les lèvres blêmes, le regard fixe, Raskolnikoff s’avança lentement vers Ilia Pétrovitch. S’appuyant de la main à la table devant laquelle le lieutenant était assis, il voulut parler, mais ne put proférer que des sons inintelligibles.

— Vous êtes souffrant, une chaise ! Voilà, asseyez-vous ! de l’eau !

Raskolnikoff se laissa tomber sur le siège qu’on lui offrait, mais ses yeux ne quittaient pas Ilia Pétrovitch, dont le visage exprimait une surprise fort désagréable. Pendant une minute tous deux se regardèrent en silence. On apporta de l’eau.

— C’est moi… commença Raskolnikoff.

— Buvez.

Le jeune homme repoussa du geste le verre qui lui était présenté, et, d’une voix basse, mais distincte, il fit, en s’interrompant à plusieurs reprises, la déclaration suivante :

— C’est moi qui ai assassiné à coups de hache, pour les voler, la vieille prêteuse sur gages et sa sœur Élisabeth.

Ilia Pétrovitch appela. De tous côtés on accourut.

Raskolnikoff renouvela ses aveux…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .