Curumilla/19

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Amyot (p. 231-242).
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XIX

Marche en avant.

Le soleil était levé déjà depuis près d’une heure lorsque Valentin et la petite troupe qu’il commandait rejoignirent le capitaine de Laville et ses prisonniers, à deux lieues à peine de la Magdalena.

Les Mexicains marchaient la tête basse, les bras attachés derrière le dos, entre deux files de cavaliers français, le rifle sur la cuisse et le doigt sur la détente.

Le capitaine de Laville s’avançait, à quelques pas du convoi, causant avec le vieil officier mexicain, dont, à cause d’une velléité de fuite qu’il avait eue, on avait attaché les jambes sous le ventre du cheval.

En arrière venaient les chevaux des prisonniers, facilement rattrapés par les aventuriers, et chargés des fusils, des lances et des sabres de leurs maîtres.

Lorsque les deux troupes se furent confondues, la marche devint plus rapide.

Valentin aurait, s’il l’avait voulu, pu regagner le camp avant le lever du soleil ; mais il importait au succès de l’entreprise à la tête de laquelle le comte s’était mis, que la population de la Magdalena, décuplée en ce moment par tous les étrangers qui, à cause de la fête, y avaient afflué de toutes les parties de la Sonora, comprît que les Français n’avaient pas tenté une expédition aussi folle qu’on le supposait, ou du moins qu’on voulait le faire croire, et qu’elle assistât à l’arrivée des prisonniers.

Le comte, prévenu par Curumilla, que le chasseur avait dépêché en avant, résolut de donner une grande importance à cette affaire et de déployer une certaine ostentation ; en conséquence, toute l’armée fut mise sous les armes, et le drapeau, arboré devant la tente du comte au bruit des clairons et des tambours, fut salué par les acclamations des aventuriers.

Ainsi que le comte l’avait prévu, les habitants de la Magdalena accoururent au camp pour assister au spectacle qu’on leur préparait, et bientôt la route fut couverte de curieux à pied et à cheval, se pressant et se bousculant à qui arriverait le plus vite.

Lorsque la tête du détachement atteignit les barrières du camp, elle s’arrêta sur un signe de Valentin. Un clairon sonna une fanfare.

À cet appel, un officier sortit.

— Qui vive ! cria-t-il.

— France répondit le capitaine de Laville, qui, de son côté, avait fait quelques pas en avant.

— Quel corps ? reprit l’officier.

— Armée libératrice de Sonora !

Une immense acclamation, poussée par le peuple, couvrit ces paroles.

— Entrez ! dit l’officier.

Les barrières s’ouvrirent ; alors les tambours se mirent à battre, les clairons à sonner, et le défilé commença.

Il y avait réellement quelque chose de grand dans cette scène, si simple en elle-même, mais qui faisait battre le cœur plus vite, quand on examinait l’air résolu de cette poignée d’hommes, abandonnée à elle-même, sans secours, à six mille lieues de son pays, qui portait si haut et si fier le nom de la France, et qui, au début de la campagne, sans avoir tiré un coup de fusil, revenait avec une centaine de prisonniers pris au moment où ils se préparaient à surprendre le camp.

Les Sonoriens, émus malgré eux, regardaient les Français avec une crainte respectueuse mêlée d’admiration, et, loin de plaindre le sort de leurs compatriotes, ils les accablaient de huées et de quolibets, tant est grande l’influence du courage et de l’énergie sur les races primitives.

Lorsque les prisonniers furent rassemblés au milieu de la place du camp, le comte de Prébois-Crancé s’approcha d’eux, entouré de son état-major et de quelques-uns des principaux habitants de la Magdalena qui l’avaient suivi instinctivement, emportés par leur enthousiasme.

C’était bien réellement un jour de fête. Des flots de lumière inondaient le paysage ; une brise légère rafraîchissait l’atmosphère ; les clairons éclataient en joyeuses fanfares ; les tambours battaient aux champs, et le peuple assemblé poussait des cris de joie en faisant flotter chapeaux et mouchoirs.

Le comte souriait, il était heureux en ce moment ; l’avenir lui apparaissait moins triste et moins sombre.

Il examina un instant les prisonniers d’un œil pensif.

— Je suis venu en Sonora, dit-il enfin d’une voix vibrante, pour donner la liberté au peuple de cette contrée ; on m’a présenté à vous comme un homme cruel et sans foi ; partez, vous êtes libres ! allez dire à vos compatriotes comment le chef des pirates se venge des calomnies que l’on répand sur son compte ; je ne vous demande même pas la promesse de ne plus porter les armes contre moi ; j’ai à mes côtés quelque chose de plus fort que tous les soldats qu’on m’opposera, la main de Dieu, qui me guide, car il veut que ce pays soit enfin libre et régénéré. Déliez ces hommes, et rendez-leur leurs chevaux.

L’ordre fut immédiatement exécuté.

Le peuple accueillit avec des cris et des trépignements de joie cette généreuse résolution.

Les prisonniers se hâtèrent de quitter le camp, non sans avoir témoigné par des protestations emphatiques leur reconnaissance de la générosité du comte.

Don Luis se tourna alors vers don Isidro :

— Quant à vous, capitaine, lui dit-il gravement, vous êtes un des derniers débris de ces lions de la guerre de l’indépendance qui ont renversé le pouvoir espagnol ; nous sommes frères, car tous les deux nous servons la même cause ; reprenez votre épée, un brave comme vous doit toujours la porter à son côté.

Le capitaine lui lança un sombre regard.

— Pourquoi ne puis-je plus vous haïr maintenant ? répondit-il ; j’aurais préféré une insulte à votre générosité ; maintenant je ne suis plus libre.

— Vous l’êtes, capitaine : je ne vous demande ni amitié ni reconnaissance ; j’ai agi comme j’ai cru devoir le faire. Suivons chacun notre route, seulement tâchons de ne plus nous rencontrer.

— Votre main, caballero, et maintenant un mot.

— Parlez.

— Prenez garde aux gens en qui vous mettez votre confiance.

— Expliquez-vous.

— Je ne puis en dire davantage sans être un traître moi-même.

— Oh ! toujours, toujours la même trahison, murmura le comte devenu pensif.

— Maintenant, adieu, caballero ; s’il m’est défendu de faire des souhaits pour la réussite de vos projets, du moins je n’en ferai pas contre ; et si vous ne me rencontrez pas dans les rangs de vos amis, vous ne me verrez pas non plus dans ceux de vos ennemis.

Le vieux capitaine se mit en selle d’un bond, fit exécuter quelques gracieuses courbettes à son cheval, et, après avoir salué les assistants, il partit au galop.

Le reste de la journée ne fut qu’une fête continuelle. Le comte avait réussi : sa conduite généreuse envers les prisonniers avait porté coup ; les aventuriers français avaient grandi de cent coudées dans l’esprit des Sonoriens ; le comte avait acquis subitement une grande influence dans le pays, et déjà certains esprits pronostiquaient une heureuse issue à l’expédition.

Lorsque le soir fut arrivé, don Luis convoqua tous les chefs de l’armée à un conseil de guerre secret.

Par un hasard providentiel, le comte, qui, sans doute, d’après la confiance qu’il avait en lui, aurait permis à don Cornelio d’assister au conseil, l’avait chargé d’aller à la Magdalena, traiter de l’achat de plusieurs chevaux dont il avait besoin. Cette mission, en empêchant l’Espagnol d’assister à la réunion, en assura le secret.

Don Cornelio était parvenu à échapper miraculeusement à la poursuite du chasseur, le matin il était rentré inaperçu au camp, environ deux heures avant les prisonniers : il avait tué son cheval ; mais lui, grâce à sa diligence, il était sauf, pour cette fois du moins, car nul ne songeait à le soupçonner, et au cas où cela aurait eu lieu, rien ne lui aurait été plus facile que d’établir un alibi.

À huit heures du soir, la retraite fut battue, les barrières du camp fermées, et les officiers se rendirent au quartier général, c’est-à-dire au jacal habité par le comte.

Un cordon de sentinelles, disposées tout autour du jacal, à dix pas environ, afin d’être elles-mêmes hors de la portée de la voix, eurent ordre de faire feu sur le premier individu venu qui sans ordre prétendrait s’introduire dans le lieu de la réunion.

Le comte était assis devant une table sur laquelle une carte routière de la Sonora était dépliée.

La réunion se composait d’une quinzaine de personnes, au nombre desquelles se trouvaient Valentin, Curumilla, le capitaine de Laville et Belhumeur, trop intimement lié avec le comte pour être exclu d’une conférence aussi importante.

Lorsque tout le monde fut arrivé, on ferma la porte, et le comte se leva.

— Compagnons, dit-il d’une voix ferme, bien que contenue, afin de ne pas être entendu du dehors, notre expédition va réellement commencer : ce que nous avons fait jusqu’à présent n’est rien. J’ai à plusieurs reprises sondé moi-même ou par mes espions les intentions des riches hacienderos ou campesinos de cet État ; ils semblent fort bien disposés pour nous ; mais ne nous leurrons pas et ne nous laissons pas tromper par de fallacieuses promesses : ces gens ne feront rien, tant que nous n’appuierons pas notre expédition sur une base d’opérations solide ; en un mot, il nous faut nous emparer d’une ville. Si nous réussissons, notre cause est gagnée, car le pays tout entier se lèvera pour nous. Je vous ai conduits ici, parce que la Magdalena forme le sommet d’un angle où viennent aboutir trois routes, dont chacune conduit à une des capitales de la Sonora ; c’est d’une de ces trois villes que nous devons nous emparer, mais de laquelle ? Voilà la question. Toutes trois sont bourrées de troupes, de plus, le général Guerrero tient les chemins qui y conduisent, et il a, ajouta-t-il en souriant, juré qu’il ne ferait de nous qu’une bouchée, si nous osions faire un pas en avant. Mais cela ne vous inquiète que médiocrement, je le suppose ; revenons donc à la question importante. Capitaine de Laville, veuillez, je vous prie, donner votre avis.

Le capitaine s’inclina.

— Monsieur le comte, dit-il, je penche pour Sonora ; c’est une nouvelle ville, à la vérité, mais elle porte le nom du pays que nous prétendons délivrer, et cette considération est importante.

Plusieurs officiers parlèrent tour à tour, et la plupart se rangèrent à l’avis du capitaine de Laville.

Le comte se tourna vers Valentin.

— Et toi, frère, lui dit-il, quel est ton avis ?

— Hum ! fit le chasseur, je ne suis pas un grand clerc moi, tu le sais, frère, répondit-il, cependant j’ai de la guerre une certaine habitude qui peut-être m’inspirera bien : il te faut une ville riche et manufacturière, afin de tenir les habitants opulents du pays à l’abri d’un coup de main, si l’on venait t’y attaquer, et de laquelle tu puisses opérer sans danger ta retraite, si des forces trop nombreuses veulent t’accabler ? N’est-ce pas cela ?

— En effet, il faut qu’autant que possible la ville dont nous nous emparerons réunisse ces trois conditions.

— Il n’y en a qu’une qui les réunisse.

— C’est Hermosillo, dit Belhumeur.

— C’est vrai, reprit Valentin ; cette ville est fermée de murailles, elle est l’entrepôt de tout le commerce de la Sonora, par conséquent fort riche, et, chose de la dernière importance pour nous, elle n’est éloignée que de quinze lieues de Guaymas, le port où débarqueront les renforts que, si besoin est, nous ferons venir de Californie, et dans lequel nous pourrons nous réfugier si nous sommes serrés de trop près et contraints de battre en retraite.

La vérité des paroles de Valentin fut immédiatement saisie par les assistants.

— Je penche moi aussi pour Hermosillo, dit le comte, mais je ne dois pas vous dissimuler que le général Guerrero, qui après tout est un soldat expérimenté, a si bien compris les avantages qui résulteraient pour nous de la possession de cette ville, qu’il y a concentré des forces imposantes.

— Tant mieux, comte ! s’écria de Laville ; de cette façon les Mexicains apprendront du premier coup à nous connaître !

Tous applaudirent à ces paroles, et il fut définitivement arrêté que l’armée marcherait sur Hermosillo.

— Autre objection, dit le comte ; les Mexicains sont maîtres des trois routes, il faut les dépister.

— Ceci me regarde, dit en riant Valentin.

— Bon ! nous ferons des démonstrations des trois côtés à la fois, afin de tenir l’ennemi en haleine, et nous avancerons à marche forcée sur Hermosillo ; seulement, je crains que nous perdions bien du monde.

Curumilla se leva.

Jusqu’à ce moment, l’Araucan était demeuré silencieux sur un équipal, fumant son calumet indien, sans paraître entendre ce qui se disait autour de lui.

— Laissez parler le chef, dit Valentin ; ses paroles valent leur poids d’or.

Chacun fit silence.

— Curumilla, dit le chef, connaît un chemin de traverse qui abrége la route et que le général mexicain ignore ; Curumilla guidera ses amis.

Puis le chef reprit son calumet et se rassit comme si de rien n’était.

Dès lors, la discussion fut terminée. Curumilla, suivant son habitude, avait tranché la question d’un coup en supprimant l’obstacle le plus fort et le plus redoutable.

— Compagnons, dit le comte, les chariots et les canons sont attelés ; réveillez vos hommes, et levons silencieusement le camp. Que demain les habitants de la Magdalena, en se levant, ne sachent pas ce que nous sommes devenus.

Puis, prenant à part le capitaine de Laville et Valentin.

— Pendant que je m’engagerai dans le chemin de traverse à la suite du chef, vous, capitaine, vous vous avancerez sur la route d’Urès ; toi, frère, tu marcheras sur Sonora. Approcbez-vous assez pour être reconnus, mais n’engagez pas d’escarmouche ; repliez-vous et rejoignez-moi vivement ; ce n’est que par la rapidité de vos mouvements que nous pouvons vaincre nos adversaires.

— Mais au cas où nous ne pourrions pas te rejoindre pendant la route, objecta Valentin, quel rendez-vous nous assignes-tu ?

— L’hacienda del Milagro, à quatre lieues d’Hermosillo, dit Belhumeur ; c’est là que sera le quartier général.

— Oui, dit le comte, en serrant furtivement la main du Canadien.

La réunion se sépara, et chacun alla exécuter les ordres qu’il avait reçus..

Le camp fut levé dans le plus grand silence. Les précautions les plus minutieuses furent prises pour que rien ne transpirât au dehors des mouvements qui s’accomplissaient.

Les feux de bivouac furent laissés allumés. En un mot, rien ne fut touché qui aurait pu faire soupçonner un départ précipité.

À onze heures du soir environ, les deux troupes de Valentin et du capitaine de Laville s’éloignèrent dans deux directions différentes ; le comte ne tarda pas à les suivre avec le gros de la compagnie et les bagages ; à minuit, don Luis abandonna le camp à son tour.

Curumilla n’avait pas trompé le comte. Après deux heures de marche environ, il fit faire un brussque crochet à la troupe, et s’engagea dans un sentier étroit ou les voitures avaient juste l’espace nécessaire pour passer, et toute la compagnie disparut dans les méandres infinis d’une véritable sente de bêtes fauves, dans laquelle il était impossible de supposer qu’une troupe armée, accompagnée de nombreux et lourds wagons et de pièces de canon, oserait jamais s’aventurer.

Cependant, lorsque les premiers obstacles eurent été franchis, ce chemin, qui paraissait si difficile, n’offrit plus de dangers sérieux, et les Français avancèrent rapidement.

Deux jours plus tard ils furent rejoints par les détachements chargés par le comte d’opérer sur les flancs de la colonne, le capitaine de Laville et Valentin avaient complétement réussi à tromper le général, dont les avant-postes continuaient toujours à garder les routes sans se douter qu’ils étaient tournés.

Cette marche dura neuf jours à travers des difficultés sans nombre, dans un terrain de sables mouvants qui fuyait sous les pieds, par une chaleur torride, manquant d’eau et les deux derniers jours n’ayant plus de vivres ni de fourrages ; mais rien ne put abattre le courage des Français, ni altérer leur inépuisable gaîté ; ils avancèrent quand même, les yeux fixés sur leur chef qui marchait à pied devant eux, en les consolant et les encourageant.

Le neuvième jour, vers le soir, ils virent dans le lointain, au milieu d’un épais fouillis d’arbres, se dessiner les contours d’une hacienda considérable.

Cette maison était la première qu’ils apercevaient depuis leur départ de la Magdalena.

— Quelle est cette hacienda ? demanda Louis à Belhumeur qui marchait à ses côtés.

— L’hacienda del Milagro, répondit le Canadien.

Les Français poussèrent un cri de joie : ils étaient arrivés.

Ils avaient fait cinquante-neuf lieues en neuf jours, à travers des chemins impraticables !

Curumilla avait tenu sa promesse ; grâce à lui la colonne n’avait pas été inquiétée.