Découverte des mines du roi Salomon/Préface

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PRÉFACE



Les bons livres et les livres amusants dédiés à l’enfance ne manquent pas chez nous ; leur nombre a singulièrement augmenté depuis quelques années : signés souvent de noms célèbres, illustrés à ravir, séduisants de toute manière, ils répondent parfaitement aux aspirations du jeune public qui les dévore ; ce qui est plus rare, c’est un livre que l’on puisse mettre entre les mains des grands garçons et des grandes filles, à qui la bibliothèque de leurs parents n’est pas encore ouverte et qui dédaignent celle de leurs petits frères et sœurs, c’est un ouvrage qui puisse convenir à l’adolescence, puisqu’il n’y a pas d’autre mot pour indiquer cette période de la vie qui commence à treize ou quatorze ans. De jeunes Français de cet âge ont déjà l’esprit très développé, sont déjà très exigeants. Capables d’apprécier le mérite d’une œuvre littéraire, ils veulent que l’auteur à la fois les amuse et les prenne au sérieux ; ils ne peuvent souffrir qu’on leur serve, même en la déguisant, une leçon de morale spécialement appropriée à leurs besoins ; être traités en enfants, voilà ce qu’ils redoutent, ce qui les révolte ; ils sont déjà, — ceux-ci presque des hommes ne s’intéressant qu’à ce qui peut intéresser leurs aînés, celles-là des demoiselles réclamant des romans, puisqu’elles en voient lire à leurs mères ; sous aucun prétexte ils n’accepteraient, ni les uns ni les autres, d’être relégués dans ce que M. Taine appelle si bien une serre à compartiments où des précautions, parfois mal entendues, sont prises pour leur ménager un régime exceptionnel, une atmosphère particulière.


Il faut, à ce genre de public, un ordre d’ouvrage presque introuvable en France, un livre qui puisse être lu en commun à haute voix le soir sous la lampe, un livre qui, après avoir charmé le père et la mère, puisse être repris ensuite par chacun des plus jeunes membres de la famille, sans qu’ils risquent d’y trouver rien de nuisible. Ces livres-là, l’Angleterre les produit chaque année par douzaines, n’étant pas empoisonnée au même degré que nous par deux tristes maladies dont notre littérature contemporaine, si supérieure au point de vue de la forme, des délicatesses et des raffinements de l’art, porte la funeste empreinte : le scepticisme, qui flétrit toutes les généreuses croyances ; le pessimisme, qui nous fait considérer systématiquement le côté mauvais de la vie.


Une nourriture intellectuelle saine comme le roast-beef cuit à point qui convient indistinctement à tous les estomacs est, chez nos voisins, servie à tous les âges. Que, d’aventure, les gourmets regrettent l’absence de certains assaisonnements exquis, de certaines sauces qui, selon l’expression vulgaire, valent mieux que le poisson, nous n’avons pas à le rechercher ici. La cuisine de restaurant est certes incomparable à Paris, mais s’il s’agit de la table de famille, honneur à l’Angleterre, à l’Amérique. Les mets n’y sont pas épicés de tel sorte qu’il faille les réserver à ceux-là seuls qui sont familiers avec ces condiments dangereux, tout le monde y goûte et s’en trouve bien. Pour parler sans métaphore, Daniel de Foë n’écrivit pas à l’intention de la jeunesse son Robinson Crusoé, qui a cependant contribué à ouvrir tant de jeunes intelligences, à former tant de jeunes âmes en montrant ce que peut la volonté de l’homme aux prises avec toutes les forces hostiles de la nature. Walter Scott, Cooper, Dickens ont produit, sans songer à aucune catégorie spéciale de lecteurs, maints romans qui méritent cependant être recommandés à tous, et, depuis, quelle longue liste d’ouvrages de valeur inégale, mais distingués, sans exception, qui, lus au matin de la vie, sont relus plus tard et jusque dans la vieillesse avec plaisir et profit !


Miss Edgeworth et miss Mitford, le capitaine Marryat et Mayne-Reid, l’auteur de John Halifax et celui de The Heir of Redclyffe, Florence Montgomery, etc., ont pénétré partout, grâce à la traduction ou à l’adaptation que nous voudrions voir appliquer à l’œuvre un peu diffuse, mais si honnêtement virile, si agréablement fortifiante des nombreux auteurs américains qui ont créé, à la suite de Thorean the out door library, la bibliothèque de plein air.


La critique anglaise signalait récemment les livres qui, depuis quelques années, obtiennent le plus éclatant succès, en faisant observer que ces livres allaient d’abord à l’adresse des écoliers. Stevenson et Rider Haggard jouissent, en effet, parmi ces derniers, d’une prédilection marquée. Et, ils n’ont pas seulement pour admirateurs fanatiques des compatriotes, leur vogue a passé les mers. L’Île au Trésor, grâce à l’excellente traduction de M. Philippe Daryl, est déjà devenu comme un livre français, et nous serions bien surpris si une version habilement modifiée de Kidnapped, l’Enfant volé, ne se faisait pas adopter de même.

Kidnapped est le récit très vif, très spirituel et parfois palpitant d’émotion, des aventures du jeune David Balfour qui, embarqué de force sur un brick de fort mauvais renom par son oncle, méchant comme pouvaient l’être certains parents dénaturés en l’an de grâce 1751, échappe à la transportation en faisant naufrage sur une île déserte des côtes d’Écosse. Là, il rencontre des aventures imprévues. Les caractères qui entourent la figure du pauvre petit héros, jeté malgré lui parmi les derniers défenseurs du parti jacobite, sont d’une originalité saisissante ; néanmoins le succès de Kidnapped à l’étranger dépendra beaucoup de l’habileté du traducteur, qui saura tempérer ou expliquer la saveur écossaise très prononcée de la narration et mettre en lumière, avec les développements ou les commentaires indispensables, une certaine partie historique. L’Île au Trésor suffit d’ailleurs pour que personne ne refuse à M. Stevenson d’être, par excellence, le peintre des pirates, comme M. Rider Haggard est celui des explorateurs de terre ferme.

L’auteur des Mines du roi Salomon, qui, à son tour, est présenté au public français, a pris l’Afrique intérieure pour domaine et l’on peut dire que, lui aussi, en a rapporté des trésors. Il serait difficile de trouver un récit de ce genre plus vigoureusement charpenté, où l’intérêt soit mieux soutenu, grandissant à chaque page, au milieu d’événements qui, pour être parfois extraordinaires jusqu’à l’invraisemblance, n’en sont pas moins fondés sur les renseignements de voyageurs sérieux. La vérité, lorsqu’il s’agit de choses aussi anciennes que les ruines d’Ophir et les pierreries de Salomon, ou aussi lointaines que le Kakuanaland, ne saurait manquer d’être entremêlée d’un peu de merveilleux ; mais ce merveilleux lui-même repose sur beaucoup de science et d’observation ; il est spirituel, amusant et possible. Après tout, la vie n’est-elle pas un mélange inextricable d’illusion et de réalité, celle-là servant à dorer d’un joyeux rayon la tristesse ou l’âpreté de celle-ci ? Quand il s’agit d’art, à quoi bon dépouiller le vrai des brillantes et inoffensives parures que l’imagination lui prête ? L’un des plus grands génies que le monde ait produits a, dans le titre de ses Mémoires, accouplé les deux noms de Vérité et de Poésie. Accordons la même licence au brave chasseur d’éléphants, Allan Quatremain, tout en faisant in petto les réserves d’usage quand il s’agit de récits de chasse, eussent-ils trait à un plus petit gibier.


Th. Bentzon.