Démocrite et les Abdéritains

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Fables choisies, mises en versDenys Thierry et Claude BarbinTroisième partie : livres vii, viii (p. 209-213).

XXVI.

Democrite & les Abderitains.



QUe j’ay toujours hay les penſers du vulgaire !
Qu’il me ſemble profane, injuſte, & temeraire ;
Mettant de faux milieux entre la choſe & luy,

Et meſurant par ſoy ce qu’il void en autruy !
Le maiſtre d’Épicure en fit l’apprentiſſage.
Son pays le crut fou : Petits eſprits ! mais quoy ?
Aucun n’eſt prophete chez ſoy.
Ces gens eſtoient les fous, Democrite le ſage.
L’erreur alla ſi loin, qu’Abdere deputa
Vers Hipocrate, & l’invita,
Par lettres & par ambaſſade,
À venir reſtablir la raiſon du malade.
Noſtre concitoyen, diſoient-ils en pleurant,
Perd l’eſprit : la lecture a gaſté Democrite.
Nous l’eſtimerions plus s’il eſtoit ignorant.
Aucun nombre, dit-il, les mondes ne limite :
Peut-eſtre meſme ils ſont remplis
De Democrites infinis.

Non content de ce ſonge il y joint les atômes,
Enfans d’un cerveau creux, inviſibles fantômes ;
Et meſurant les Cieux ſans bouger d’icy bas
Il connoiſt l’Univers & ne ſe connoiſt pas.
Un temps fut qu’il ſçavoit accorder les debats ;
Maintenant il parle à luy-meſme.
Venez divin mortel ; ſa folie eſt extrême.
Hipocrate n’eut pas trop de foy pour ces gens :
Cependant il partit : Et voyez, je vous prie,
Quelles rencontres dans la vie
Le ſort cauſe ; Hipocrate arriva dans le temps
Que celuy qu’on diſoit n’avoir raiſon ny ſens
Cherchoit dans l’homme & dans la beſte

Quel ſiege a la raiſon, ſoit le cœur, ſoit la teſte.
Sous un ombrage épais, aſſis prés d’un ruiſſeau,
Les labirintes d’un cerveau
L’occupoient. Il avoit à ſes pieds maint volume,
Et ne vid preſque pas ſon amy s’avancer,
Attaché ſelon ſa coûtume.
Leur compliment fut court, ainſi qu’on peut penſer.
Le ſage eſt ménager du temps & des paroles.
Ayant donc mis à part les entretiens frivoles,
Et beaucoup raiſonné ſur l’homme & ſur l’eſprit,
Ils tomberent ſur la morale.
Il n’eſt pas beſoin que j’étale
Tout ce que l’un & l’autre dit.

Le recit precedent ſuffit
Pour montrer que le peuple eſt juge recuſable.
En quel ſens eſt donc veritable
Ce que j’ay leu dans certain lieu,
Que ſa voix eſt la voix de Dieu ?