De la nature humaine

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Traduction par Paul Henri Thiry d’Holbach.
[MM. Rey] (p. Titre-163).
DE LA

NATURE HUMAINE,

OU
Expoſition des facultés, des actions & des paſſions de l’AME, & de leurs cauſes déduites d’après des principes philoſophiques qui ne sont communément ni reçus ni connus.
Par THOMAS HOBBES :
Ouvrage traduit de l’Anglois.

LONDRES.
MDCCLXXII.
AVERTISSEMENT.

Cet ouvrage parut en Anglois pour la premiere fois en
1640. ; mais jusqu’ici il n’avoit point été traduit en François. Il eſt ſurprenant que l’on ait négligé de le joindre à l’Edition Latine des Œuvres de Hobbes, publiée à Amsterdam en 2 volumes in-4o. L’on a donc cru que le public verroit avec plaiſir une Traduction Françoise d’un Ouvrage qui, quoique très-court n’en est ni moins important ni moins lumineux qu’aucun de ceux qui sont ſortis de la plume de ce Philoſophe célèbre.
EPITRE DEDICATOIRE.
Au très-honorable Guillaume Comte de NEWCASTLE, Gouverneur de Son Alteſſe Royale le Prince de GALLES, & Membre du Conſeil-Privé de Sa Majeſté.

Mon très-honoré Lord.


La raiſon & la paſſion, les principaux ingrédiens de la nature humaine, ont fait éclore deux eſpeces de Sciences, l’une Mathématique & l’autre Dogmatique. La premiere ne donne aucun lieu aux conteſtations, conſiſtant uniquement dans la comparaiſon de la figure & du mouvement, objets ſur leſquels la vérité & l’intérêt des hommes ne se trouvent point en oppoſition. Dans la ſeconde au contraire tout eſt ſujet à diſpute, parce qu’elle s’occupe à comparer les hommes, & qu’elle examine leurs droits & leurs avantages, objets sur lesquels toutes les fois que la raison sera contraire à l’homme, l’homme ſera contraire à la raiſon. De là vient que ceux qui ont écrit sur la Justice & la Politique en général, ſe contrediſent souvent eux mêmes, & sont contredits par les autres. L’unique moyen de ramener cette Doctrine aux régles infaillibles de la raiſon, c’eſt de commencer par établir des principes que la paſſion ne puisse attaquer, d’élever par dégrés ſur ces fondemens ſolides & de rendre inébranlables des vérités puisées dans les loix de nature, qui juſqu’ici ont été bâties en l’air. Ces principes, Mylord, ſont ceux que je vous ai déjà expoſés dans nos entretiens particuliers, & que, suivant vos deſirs, j’ai placés ici dans un ordre méthodique. Je laisſe à ceux qui en auront le loiſir ou la volonté le soin d’appliquer ces principes à la conduite des Souverains avec des Souverains, ou des Souverains avec des Sujets ; je me contente de vous les présenter ici comme les ſeuls fondemens d’une telle science. Pour le style, j’ai plus consulté la Logique que la Réthorique ; quant à la doctrine j’ai tâché de la fortifier de preuves, & les concluſions que j’en tire ſont telles que, faute d’y avoir fait attention, le gouvernement & la paix n’ont été jusqu’à ce jour fondés que sur des craintes mutuelles. Il ſeroit donc très-avantageux pour la République que chacun adoptât, ſur la Loi & la Politique, les opinions que j’expoſe dans cet ouvrage ; ce motif suffit, je pense, pour justifier la liberté que je prends de le mettre sous votre protection, afin qu’il puisse se faire jour jusqu’à ceux qui se trouvent le plus intéressés aux objets qu’il contient. Je ne desire du reste que la continuation des faveurs dont vous daignez m’honorer ; tout m’oblige à faire des efforts pour les mériter par mon zêle à remplir les ordres que vous voudrez bien me donner.

Je ſuis,

Mon très-honoré Lord,

Votre très-humble & très-obligé Serviteur
THOMAS HOBBES.
Le 9. de May 1640.
DE LA NATURE HUMAINE

CHAPITRE PREMIER
Nature de l’Homme compoſée des facultés du Corps & de celles de l’Eſprit.

§. 1.
Pour se faire une idée claire des élémens du Droit Naturel & de la Politique, il eſt important de connoître la nature de l’Homme, de ſçavoir ce que c’est qu’un Corps politique & de que nous entendons par Loi. Depuis l’antiquité jusqu’à nous, les Ecrits multipliés qui ont paru ſur ces objets, n’ont fait qu’accroître les doutes & les diſputes : mais la véritable ſcience ne devant produire ni doutes ni diſputes, il est évident que ceux qui juſqu’ici ont traité ces matieres ne les ont point entendues.

§. 2. Mes opinions ne peuvent cauſer aucun mal, quand même je m’égarerois autant que ceux qui m’ont précédé dans la même carriere. Le pis aller ſeroit de laiſſer les hommes au point où ils en ſont, je veux dire dans le doute & la diſpute. Cependant comme je ne prétends rien avancer ſans examen, & comme je ne veux que préſenter aux hommes des vérités déjà connues, ou qu’ils ſont à portée de découvrir par leur propre expérience, j’oſe me flatter de m’égarer beaucoup moins, & s’il m’arrive de tomber dans quelque erreur, ce ne ſera qu’en tirant des conſéquences trop précipitées, écueil que je tâcherai d’éviter autant qu’il dépendra de moi.

§. 3. D’un autre côté, ſi comme il peut aiſément arriver aux autres, des raiſonnemens juſtes ne font pas capables d’arracher l’aſſentiment de ceux qui, ſatisfaits de leur propre ſçavoir, ne peſent point ce qu’on leur dit, ce fera leur faute & non la mienne ; car ſi c’eſt à moi d’expoſer mes raiſons, c’eſt à eux d’y donner leur attention.

§. 4. La nature de l’homme eſt la ſomme de ſes facultés naturelles, telles que la nutrition, le mouvement, la génération, la ſenſibilité, la raiſon &c. Nous nous accordons tous à nommer ces facultés naturelles ; elles ſont renfermées dans la notion de l’homme que l’on définit un animal raiſonnable.

§. 5. D’après les deux parties dont l’homme eſt compoſé je diſtingue en lui deux eſpeces de facultés, celles du corps & celles de l’eſprit.

§. 6. Comme il n’eſt point néceſſaire pour mon objet actuel d’entrer dans un détail anatomique & minutieux des facultés du corps, je me contenterai de les réduire à trois, la faculté nutritive, la faculté motrice ou de ſe mouvoir, & la faculté générative ou de ſe propager.

§. 7. Quant aux facultés de l’eſprit il y en a deux eſpeces ; connoître & imaginer, ou concevoir & ſe mouvoir. Commençons par la faculté de connoître.

Pour comprendre ce que j’entends par la faculté de connoître, il faut ſe rappeller qu’il y a continuellement dans notre eſprit des images ou des concepts

des choſes qui ſont hors de nous, enſorte que ſi un homme vivoit & que tout le reſte du monde fût anéanti, il ne laiſſeroit pas de conſerver l’image des choſes qu’il y auroit précédemment apperçues ; en effet chacun ſçait par ſa propre expérience que l’abſence ou la deſtruction des choſes une fois imaginées, ne produit point l’abſence ou la destruction de l’imagination elle-même. L’image ou repréſentation des qualités des Etres qui ſont hors de nous, eſt ce qu’on nomme le concept, l’imagination, l’idée, la notion, la connoiſſance de ces Etres : la faculté ou le pouvoir par le quel nous ſommes capables d’une telle connoiſſance, eſt ce que j’appelle ici pouvoir cognitif ou conceptif, ou pouvoir de connoître ou de concevoir.
CHAPITRE II.
§. 1. Des Conceptions. 2. Définition du Sentiment. 3. D’où vient la différence des Conceptions. 4. Quatre propositions relatives à la nature de la Conception. 5. Preuve de la premiere. 6. Preuve de la seconde. 7. & 8. Preuves de la troisieme. 9. Preuve de la quatrieme. 10. De l’erreur de nos Sens.

§. 1.
Après avoirexpliquéce que j’entends par Concevoir, ou par d’autres mots équivalens, je vais parler des Conceptions mêmes, & je ferrai voir leurs différences, leurs cauſes, la façon dont elles ſont produites, autant que cela ſera néceſſaire en cet en droit.

§. 2 Originairement toute Conception procede de l’action de la choſe dont elle eſt la conception. Lorſque l’action eſt préſente, la conception que cette action produit ſe nomme Sentiment, & la choſe par l’action de laquelle le Sentiment eſt produit, ſe nomme l’objet du Sens.

§. 3. A l’aide de nos organes divers nous avons des conceptions différentes de qualités diverſes dans les objets. Par la vue nous avons une conception ou une image compoſée de couleur & de figure ; voilà toute la connoiſſance qu’un objet nous donne ſur ſa nature par le moyen de l’œil. Par l’oüie nous avons une conception appellée Son ; c’eſt toute la connoiſſance qu’un objet peut nous fournir de ſa qualité par le moyen de l’oreille. Il en eſt de même des autres ſens, à l’aide desquels nous recevons les conceptions des différentes natures ou qualités des objets.

§. 4. Comme dans la viſion, l’image, compoſée de couleur & de figure, eſt la connoiſſance que nous avons des qualités de l’objet de ce ſens, il n’eſt pas difficile à un homme d’être dans l’opinion que la couleur & la figure ſont les vraies qualités de l’objet, & par conſéquent que le ſon ou le bruit ſont les qualités de la cloche ou de l’air. Cette idée a été ſi long-tems reçue que le ſentiment contraire doit paroître un paradoxe étrange ; cependant pour maintenir cette opinion il faudroit ſuppoſer des eſpeces viſibles & intelligibles allant & venant de l’objet ; ce qui eſt pire qu’un paradoxe, puiſque c’eſt une impoſſibilité.

Je vais donc tâcher de prouver clairement les principes ſuivans.

Que le ſujet auquel la couleur & l’image ſont inhérentes n’eſt point l’objet ou la choſe vue.

Qu’il n’y a réellement hors de nous rien de ce que nous appellons image ou couleur.

Que cette image ou couleur n’eſt en nous qu’une apparence du mouvement, de l’agitation ou du changement que l’objet produit ſur le cerveau, ſur les eſprits ou ſur la ſubſtance renfermée dans la tête,

Que comme dans la viſion, de même dans toutes les conceptions qui nous viennent des autres ſens, le ſujet de leur inhérence n’eſt point l’objet, mais l’Etre qui ſent.

§. 5. Tout homme a l’expérience d’avoir vu le ſoleil ou d’autres objets viſibles réfléchis dans l’eau ou dans des verres ; cette expérience ſuffit ſeule pour conclure que l’image & la couleur peuvent être là où n’eſt pas la choſe qu’on, voit. Mais comme on, peut dire que, quoique l’image dans l’eau ne ſoit point dans l’objet, mais ſoit une choſe purement phantaſtique, cependant il peut y avoir réellement de la couleur dans la choſe elle-même, je pouſſe plus loin cette expérience, & je dis que ſouvent l’on voit le même objet double, comme deux chandelles pour une, ce qui peut venir de quelque dérangement dans la machine, ou ſans dérangement quand on le veut ; or que les organes ſoient bien ou mal diſpoſés, les couleurs &c les figures dans ces deux images de la même choſe ne peuvent lui être inhérentes, puiſque la choſe vue ne peut point être en deux endroits à la fois.

L’une de ces images n’eſt point inhérente à l’objet ; car en ſuppoſant que les organes de la vue ſoient alors également bien ou mal diſpoſés, l’une d’entre elles n’eſt pas plus inhérente à l’objet que l’autre, & conſéquemment aucune des deux images n’eſt dans l’objet : ce qui prouve la premiere propoſition avancée au Paragraphe précédent.

§ 6. En ſecond lieu, chacun peut s’aſſurer que l’image d’un objet qui ſe réfléchit dans de l’eau ou dans un verre, n’eſt pas un Etre exiſtant dans l’eau ou derriere le verre : ce qui prouve la ſeconde propoſition,

§. 7. En troiſieme lieu, nous devons conſidérer que dans toute grande agitation ou concuſſion du cerveau, telle que celle qui arrive lorſqu’on reçoit à l’œil un coup qui dérange le nerf optique, on voit une certaine lumiere ; mais cette lumiere n’eſt rien d’extérieur, ce n’eſt qu’une apparence ; il n’y a de réel que la concuſſion ou le mouvement des parties du nerf optique. Expérience qui nous autoriſe à conclure que l’apparence de la lumiere n’eſt dans le vrai qu’un mouvement qui s’eſt fait au dedans de nous Si donc des corps lumineux peuvent exciter un mouvement capable d’affecter le nerf optique de la maniere qui lui eſt propre, il s’enſuivra une image de la lumiere à-peu-près dans la direction ſuivant laquelle le mouvement avoit été en dernier lieu imprimé jusqu’à l’œil ; c’eſt-à-dire, dans l’objet, ſi nous le regardons directement, & dans l’eau ou dans le verre, lorſque nous le regardons ſuivant la ligne de réflexion. Ce qui prouve la troiſieme propoſition, ſçavoir, que l’image & la couleur ne ſont que des apparences du mouvement, de l’agitation ou du changement qu’un objet produit ſur le cerveau, ſur l’eſprit, ou ſur quelque ſubſtance interne renfermée dans la tête.

§. 8. Il n’eſt pas difficile de démontrer que tous les corps lumineux produiſent un mouvement ſur l’œil, & par le moyen de l’œil ſur le nerf optique, qui agit ſur le cerveau, ce qui occaſionne l’apparence de la lumiere ou de la couleur. Premiérement il eſt évident que le feu, le ſeul corps lumineux qui ſoit ſur la terre, agit ou ſe meut également en tout ſens ; au point que ſi on arrête ſon mouvement ou ſi on l’enveloppe, il s’éteint & n’eſt plus du feu. De plus, il eſt démontré par l’expérience que le feu agit de lui-même par un mouvement alternatif d’expanſion & de contraction que l’on nomme vulgairement flâme, ou ſcintillation. De ce mouvement dans le feu, il doit néceſſairement réſulter une preſſion ou répulſion d’une partie du medium qui lui eſt contigu, par laquelle cette partie preſſe ou repouſſe la plus proche, & ainſi ſucceſſivement une partie en chaſſe une autre vers l’œil même ; & en même tems la partie extérieure de l’œil preſſe la partie intérieure fuivant les loix de la réfraction. Or l’enveloppe intérieure de l’œil n’eſt qu’une portion du nerf optique, ce qui fait que le mouvement eſt par ſon moyen continué juſqu’au cerveau, qui par la réſiſtance ou réaction meut à ſon tour le nerf optique ; & faute de concevoir cet effet comme réaction ou rebond du dedans, nous le croyons du dehors, & l’appellons lumiere, ainſi qu’on l’a déjà prouvé par l’expérience du coup ſur l’cil. Nous n’avons point de raiſon pour douter que le ſoleil, qui eſt la ſource de la lumiere, agiſſe, au moins dans le cas dont il s’agit, autrement que le feu. Cela poſé, toure viſion tire ſon origine d’un mouvement, tel que celui qui vient d’être décrit ; car où il n’y a point de lumiere il n’y a point de viſion ; ainſi la couleur doit être la même choſe que la lumiere, comme étant l’effet des corps lumineux ;  ; la ſeule différence qu’il y ait, c’eſt que quand la lumiere vient directement de la fontaine de l’œil, ou indirectement de la réflexion des corps unis & polis & qui n’ont point de mouvement interne particulier propre à l’altérer, nous l’appellons lumiere ; au lieu que lorſqu’elle vient frapper l’œil par réflexion ou qu’elle eſt renvoyée par des corps inégaux, raboteux, ou qui ont un mouvement propre capable de l’altérer, nous l’appellons couleur ; la lumiere ou la couleur ne different qu’en ce que la première eſt pure, & l’autre eſt une lumiere troublée. Ce qui a été dit nous prouve non ſeulement la vérité de la troiſieme propoſition, mais encore nous fait connoître la façon dont ſe produiſent la lumiere & les couleurs.

§. 9. Comme la couleur n’eſt point inhérente à l’objet, mais n’eſt que l’action de cet. objet ſur nous, cauſée par un mouvement tel que nous l’ayons décrit, de même le ſon n’eſt pas dans l’objet que nous entendons, mais dans nous-mêmes. Une preuve de cette vérité, c’eſt que de même qu’un homme peut voir double ou triple, il peut auſſi entendre deux ou trois fois par des échos multipliés, leſquels échos ſont des ſons comme leur générateur. Or ces ſons n’étant pas dans le même lieu, ne peuvent pas être inhérens au corps qui les produit. Rien ne peut produire ce qui n’eſt pas en lui-même ; le battant n’a pas de ſon en lui-même ; mais il a du mouvement & en produit dans les paraties internes de la cloche ; de même la cloche a du mouvement, mais n’a pas de ſon ; elle donne du mouvement à l’air ; cet air a du mouvement, mais non du ſon ; il communique ce mouvement au cerveau par l’oreille & ſes nerfs ; le cerveau a du mouvement & non du ſon ; l’impulſion reçue par le cerveau rebondit ſur les nerfs qui émanent de lui, & alors elle devient une apparence que nous appellons le ſon.

Si nous étendons nos expériences ſur les autres ſens il ſera facile de s’appercevoir que l’odeur & la ſaveur d’une même ſubſtance ne ſont pas les mêmes pour tous les hommes, & nous en conclurons qu’elles ne réſident point dans la ſubſtance que l’on ſent ou que l’on goûte, mais dans les organes. Par la même raiſon, la chaleur que le feu nous fait éprouver eſt évidemment en nous, & elle eſt très-différente de la chaleur qui exiſte dans le feu ; car la chaleur que nous éprouvons eſt ou un plaiſir ou une douleur ſuivant qu’elle eſt douce ou violente, tandis qu’il ne peut y avoir ni plaiſir ni douleur dans les charbons.

Cela ſuffit pour nous prouver la quatrieme & derniere propoſition, ſçavoir, que, de même que dans la viſion, dans toutes les conceptions qui réſultent des autres ſens, le ſujet de leur inhérence n’eſt point dans l’objet mais dans celui qui ſent.

§. 10. Il ſuit encore de là que tous les accidens ou toutes les qualités que nos ſens nous montrent comme exiſtans dans le monde, n’y ſont point réellement, mais ne doivent être regardés que comme des apparences ; il n’y a

réellement dans le monde, hors de nous, que les mouvemens par leſquels ces apparences ſont produites. Voilà la ſource des erreurs de nos ſens, que ces mêmes ſens doivent corriger ; car de même que mes ſens me diſent qu’une couleur réſide dans l’objet que je vois directement, mes ſens m’apprennent que cette couleur n’eſt point dans l’objet, lorſque je le vois par réflexion.
CHAPITRE III.
§. 1. Définition de l’Imagination. 2. Définition du Sommeil & des Rêves. 3. Cauſe des Rêves. 4. La Fiction définie. 5. Définition des Phantômes. 6. Définition de la Mémoire. 7. En quoi la Mémoire conſiſte. 8. Pourquoi dans les Rêves l’homme ne croit jamais rêver. 9. Pourquoi il y a peu de choses qui paroiſſent étranges dans les Rêves. 10. Qu’un Rêve peut être pris pour une réalité ou pour une viſion.

§. 1.
Ccomme un eau ſtagnante, miſe en mouvement par une pierre qu’on y aura jettée ou par un coup de vent, ne cesse pas de ſe mouvoir auſſi-tôt que la pierre eſt tombée au fond ou dès que le vent ceſſe ; de même l’effet qu’un objet a produit ſur le cerveau ne ceſſe pas auſſi-tôt que cet objet ceſſe d’agir ſur les organes. C’eſt-à-dire, que, quoique le ſentiment ne ſubſiſte plus, ſon image où ſa conception reſte, mais plus confuſe lorſqu’on eſt éveillé, parce qu’alors quelque objet préſent remue ou ſollicite continuellement les yeux ou les oreilles, & en tenant l’eſprit dans un mouvement plus fort, l’empêche de s’appercevoir d’un mouvement plus foible. C’eſt cette conception obſcure & confuſe que nous nommons Fantaiſie ou Imagination. Ainſi l’on peut définir l’Imagination une conception qui reſte & qui s’affoiblit peu છે à la ſuite d’un acte des ſens.

§. 2. Mais lorſqu’il n’y a point de ſenſation actuelle, comme dans le ſommeil, alors les images qui reſtent à la ſuite de la ſenſation quand elles ſont en grand nombre, comme dans les rêves, ne ſont point obſcures, mais ſont auſſi fortes, auſſi claires que dans la ſenſation même. La raiſon en eſt que la cauſe qui obſcurciſſoit & affoibliſſoit les conceptions, je veux dire la ſenſation ou l’opération actuelle de l’objet, eſt écartée ; en effet le ſommeil eſt la privation de l’acte de la ſenſation, quoique le pouvoir de ſentir reſte toujours ; & les rêves ſont les imaginations de ceux qui dorment.

§. 3. Les cauſes des ſonges & des rêves, quand ils ſont naturels, ſont les actions ou les efforts des parties internes d’un homme ſur ſon cerveau, efforts par leſquels les paſſages de la ſenſation engourdis par le ſommeil ſont reſtitués dans leur mouvement. Les ſignes qui nous prouvent cette vérité, ſont les différences des ſonges, (les vieillards rêvant plus ſouvent & plus péniblement que les jeunes gens), différences qui ſont dues aux différens accidens ou états du corps humain. C’eſt ainſi que des rêves voluptueux ou des rêves de colere dépendent du plus ou du moins de chaleur avec lequel le cœur ou les parties internes agiſſent ſur le cerveau. C’eſt encore ainſi que la deſcente ou l’action de différentes ſortes de liqueurs animales ſur les organes nous procure des rêves dans leſquels nous goûtons ou nous buvons des mets ou des breuvages différens. Et je crois qu’il y a un mouvement réciproque du cerveau & des parties vitales qui agiſſent & réagiſſent les uns ſur les autres, ce qui fait que non ſeulement l’imagination produit du mouvement dans ces parties, mais encore que le mouvement de ces parties produit une imagination ſemblable à celle qui l’avoit excité. Si le fait eſt vrai, & ſi des imaginations triſtes ſont propres à nourrir la mélancolie, nous reconnoîtrons la raiſon pour laquelle la mélancolie, quand elle eſt forte, produit réciproquement des rêves fâcheux, & les effets de la volupté peuvent dans un rêve produire l’image de la perſonne qui les a cauſés. Un autre ſigne qui prouve que les rêves font produits par l’action des parties intérieures, c’eſt le désordre ou la liaiſon accidentelle d’une conception ou d’une image à une autre : car lorſque nous ſommes éveillés, la conception ou la penſée antécédente amene la ſubſéquente ou en eſt la cauſe, de même que ſur une table unie & ſeche l’eau ſuit le doigt ; au lieu que dans le rêve il n’y a pour l’ordinaire aucune liaiſon, & quand il y en a, ce n’eſt que par hazard ; ce qui doit venir néceſſairement de ce que dans les rêves le cerveau ne jouit pas de ſon mouvement dans toutes ſes parties également, ce qui fait que nos penſées ſont ſemblables aux étoiles lorſqu’elles ſe montrent aux travers de nuages qui paſſent avec rapidité, non dans l’ordre néceſſaire pour être obſervées, mais ſuivant que le vol incertain des nuages le permet.

§. 4. De même que l’eau, ou tout fluide agité en même tems par des forces diverſes, prend un mouvement compoſé de toutes ces forces, ainſi le cerveau ou l’eſprit qu’il contient, ayant été remué par des objets divers, compoſe une imagination totale dont les conceptions diverſes que la ſenſation avoit fourni ſéparées, ſont les élémens ; ainſi, par exemple, les ſens nous ont montré dans un tems la figure d’une montagne, & dans un autre tems la couleur de l’or, enſuite l’imagination les réunit à la fois & en fait une montagne d’or. Voilà comment nous voyons des châteaux dans les airs, des chimeres, des monſtres qui ne ſe trouvent point dans la nature, mais qui ont été apperçus par les ſens en différentes occaſions : c’eſt cette compoſition que l’on déſigne communément ſous le nom de fiction de l’eſprit.

§. 5. Il y a une autre eſpece d’imagination qui pour la clarté le diſpute avec la ſenſation auffi-bien que les rêves ; c’eſt celle que nous avons lorſque l’action du ſens a été longue ou véhémente ; le ſens de la vue nous en fournit des expériences plus fréquentes que les autres. Nous en avons des exemples dans l’image qui demeure dans l’œil, après avoir regardé le ſoleil ; dans ces bluettes que nous appercevons dans l’obſcurité, comme je crois que tout homme le ſçait par ſa propre expérience & ſur-tout ceux qui ſont craintifs & ſuperſtitieux. Ces ſortes d’images, pour les diſtinguer, peuvent être appellées des phantômes.

§. 6. C’eſt, comme on l’a déjà dit, par les ſens, qui ſont au nombre de cinq, que nous ſommes avertis des objets hors de nous ; cet avertiſſement forme la conception que nous, en avons ; car quand la conception de la même choſe revient, nous nous appercevons qu’elle vient de nouveau, c’eſt-à-dire, que nous avons eu la même conception auparavant, ce qui eſt la même choſe que d’imaginer une choſe paſſée ; ce qui eſt impoſſible à la ſenſation, qui ne peut avoir lieu que quand les choſes ſont préſentes. Ainſi cela peut être regardé comme un ſixieme ſens, mais interne, & non extérieur comme les autres ; c’eſt ce que l’on déſigne communément ſous le nom de reſſouvenir.

§. 7. Quant à la maniere dont nous appercevons une conception paſſée, il faut ſe rappeller qu’en donnant la définition de l’imagination nous avons dit que c’étoit une conception qui s’affoibliſſoit ou s’obſcurciſſoit peu à peu. Une conception obſcure eſt celle qui repréſente un objet entier à la fois, ſans nous montrer ſes plus petites parties ; & l’on dit qu’une conception ou repréſentation eſt plus ou moins claire ſelon qu’un nombre plus ou moins grand des parties de l’objet conçu antérieurement, nous eſt repréſenté. Ainſi en trouvant que la conception, qui au moment où elle a été d’abord produite par les ſens, étoit claire, & repréſentoit diſtinctement les parties de l’objet, eſt obſcure & confuſe lorſqu’elle revient, nous nous appercevons qu’il lui manque quelque choſe que nous attendions, ce qui nous fait juger qu’elle eſt paſſée & qu’elle a ſouffert du déchet. Par exemple, un homme qui ſe trouve dans une ville étrangere voit non ſeulement des rues entieres, mais peut encore diſtinguer des maiſons particulieres & des parties de maiſons, mais lorſqu’il eſt une fois ſorti de cette ville, il ne peut plus les diſtinguer dans ſon eſprit auſſi particuliérement qu’il avoit fait, parce qu’a lors il y a des maiſons ou des parties qui lui échappent ; cependant alors ils ſe res ſouvient mais moins parfaitement ; par la ſuite des tems l’image de la ville qu’il à vue ne ſe repréſente à lui que comme un amas confus de bâtimens, & c’eſt preſque tout comme s’il l’avoit oubliée. Ainſi en voyant que le ſouvenir eſt plus ou moins marqué ſelon que nous lui trouvons plus ou moins d’obſcurité, pourquoi ne dirions-nous pas que le ſouvenir n’eſt que le défaut des parties que chaque homme s’attend à voir ſuccéder, après avoir eu la conception d’un tout ? Voir un objet à une grande diſtance de lieu ou ſe rappeller un objet à une grande diſtance de tems, c’est avoir des conceptions ſemblables de la choſe : car il manque dans l’un & l’autre cas la distinction des parties ; l’une de ces conceptions étant foible par la grande distance, d’où la ſenſation ſe fait ; l’autre par le déchet qu’elle a ſouffert.

§. 8. De ce qui vient d’être dit il ſuit qu’un homme ne peut jamais ſçavoir qu’il rêve ; il peut rêver qu’il doute s’il rêve ou non ; la clarté de l’imagination lui repréſentant la choſe avec au tant de parties que le ſens même, il ne peut l’appercevoir que comme préſente ; tandis que de ſçavoir qu’il rêve, ce ſeroit penſer que ces conceptions, (c’eſt-à-dire ſes rêves) ſont plus obſcures qu’elles ne l’étoient par le ſens : de ſorte qu’il faudroit qu’il crût qu’elles ſont tout à la fois auſſi claires & non pas auſſi claires que le ſens, ce qui eſt impoſſible.

§. 9. C’eſt par la même raiſon que dans les rêves les hommes ne ſont point ſurpris des lieux & des perſonnes qu’ils voient, comme ils le feroient s’ils étoient éveillés ; en effet un homme éveillé ſeroit étonné de ſe trouver dans un lieu où il n’auroit point été précédemment, ſans ſçavoir ni comment ni par où il y ſeroit arrivé ; mais dans un rêve on ne fait que peu ou point réflexion à ces choſes ; la clarté de la conception dans le rêve ôte la défiance, à moins que la choſe ne ſoit très-extraordinaire, comme, par exemple, ſi l’on rêvoit que l’on eſt tombé de fort haut ſans ſe faire aucun mal : en pareil cas communément on ſe réveille.

§. 10. Il n’eſt pas impoſſible qu’un homme ſe trompe au point de croire que ſon rêve eſt une réalité après qu’il eſt paſſé : car s’il rêve de choſes qui ſont ordinairement dans ſon eſprit & dans le même ordre que lorſqu’il eſt éveillé, & ſi à ſon réveil il ſe trouve au même lieu où il s’étoit couché, ce qui peut très

bien arriver ; je ne vois aucun ſigne propre à lui faire diſcerner s’il a rêvé ou non ; & par conſéquent je ne ſuis point ſurpris de voir un homme raconter quelquefois ſon rêve comme ſi c’étoit une vérité, ou le prendre pour une viſion.
CHAPITRE IV.
§. 1. Du Diſcours. 2. De la liaiſon des Pensées. 3. De l’Extravagance. 4. De la Sagacité. 5. De la Réminiſcence. 6. De l’Expérience. 7. De l’Attente. 8. De la Conjecture. 9. Des Signes. 10. De la Prudence. 11. Des précautions à conclure d’après l’expérience.

§. 1.
La succeſſion des conceptions dans l’eſprit, leur ſuite ou leur liaiſon, peut être caſuelle & incohérente, comme il arrive dans les ſonges pour la plupart du tems, ou peut être ordonnée, comme lorsqu’une premiere pensée amene la ſuivante, & alors cette ſuite ou ſérie de penſées ſe nomme Diſcours. Mais comme le mot Diſcours eſt pris communément pour une liaiſon ou une conſéquence dans les mots, afin d’éviter toute équivoque je l’appellerai Raiſonnement.

§. 2. La cauſe de la liaiſon ou conſéquence d’une conception à une autre, eſt leur liaiſon ou conſéquence dans le tems que ces conceptions ont été produites par le ſens. Par exemple, de Saint André l’eſprit ſe porte ſur Saint Pierre, parce que leurs noms ſe trouvent enſemble dans l’Ecriture. De Saint Pierre l’eſprit ſe porte ſur une Pierre, & une pierre nous conduit à penſer à une fondation, parce que nous les voyons enſemble ; par la même raiſon une fondation nous conduit à penſer à l’Egliſe ; l’Egliſe nous préſente l’idée d’un peuple ; l’idée d’un peuple nous mene à celle du tumulte. D’après cet exemple on voit que l’eſprit en partant d’un point peut ſe porter où il veut : mais comme dans la ſenſation la conception de cauſe & celle d’effet peuvent ſe ſuccéder l’une à l’autre, la même choſe, d’après la ſenſation, peut ſe faire dans l’imagination, & cela arrive pour l’ordinaire ; ce qui vient de l’appétence ou du deſir de ceux qui ayant une conception de la fin, ont bientôt après une conception des moyens propres à conduire à cette fin. C’est ainſi qu’un homme de l’idée de l’honneur dont il a appétence ou le deſir, vient à l’idée de la ſageſſe qui eſt un moyen de parvenir à l’honneur, & de là paſſe à l’idée de l’étude, qui eſt le moyen d’acquérir de la ſageſſe.

§. 3. Indépendamment de cette eſpece de diſcours ou de raiſonnement par lequel nous procédons d’une choſe à une autre, il y en a encore de différentes ſortes. D’abord il y a, par exemple, dans les ſenſations des liaiſons de conceptions que nous pouvons appeller extravagances ou écarts. C’eſt ce que nous voyons dans un homme qui regarde à terre pour chercher autour de lui quelque petit objet qu’il aura perdu ; les chiens de chasse en défaut, quand ils portent le nez en l’air pour reprendre la voye ; la façon desordonnée dont un petit chien court, &c ; alors nous par tons d’un point arbitraire.

§. 4. Une autre sorte de raiſonnement, c’est celui qui commence par l’appétence ou le deſir de recouvrer une choſe perdue, & qui du préſent remonte en arriere, c’eſt-à-dire, de la penſée du lieu où nous nous appercevons de la perte, à la penſée du lieu d’où nous ſommes venus récemment, & de la penſée de ce dernier lieu à celle du lieu où nous avons été auparavant, & ainſi de suite jusqu’à ce que nous nous remettions d’idée, dans l’endroit où nous avions encore la choſe qui nous manque ; voilà ce que nous appellons réminiſcence.

§. 5. Le ſouvenir de la ſucceſſion d’une chose relativement à une autre, c’eſt-à-dire, de ce qui l’a précédé, suivi & accompagné s’appelle expérience, soit qu’elle ait été faite volontairement, comme lorſqu’un homme expoſe quelque choſe au feu pour en connoître l’effet réſultant, soit qu’elle se faſſe indépendamment de nous, comme quand nous nous rappellons que l’on a du beau tems le matin qui vient à la ſuite d’une ſoirée durant laquelle l’air étoit rouge. Avoir fait un grand nombre d’obſervations eſt ce que nous appellons avoir de l’expérience, ce qui n’eſt que le ſouvenir d’effets ſubſéquens produits par des cauſes antécédentes.

§. 7. Nul homme ne peut avoir dans l’eſprit la conception de l’avenir, l’avenir étant ce qui n’exiſte point encore ; c’est de nos conceptions du paſſé que nous formons le futur, ou plutôt nous donnons au paſſé relativement le nom de futur. Ainſi quand un homme a été accoutumé à voir les mêmes causes ſuivies des mêmes effets, lorſqu’il voit arriver les mêmes choſes qu’il a vues auparavant, il s’attend aux mêmes conſéquences. Par exemple, un homme qui a vu ſouvent des offenses suivies de châtiment, lorſqu’il voit commettre une offenſe actuellement il s’imagine qu’elle ſera punie. Ainsi les hommes appellent futur ce qui est conſéquent à ce qui eſt préſent. Voilà comme le ſouvenir de vient une prévoyance des choſes à venir, c’eſt-à-dire, nous donne l’attente ou la préſomption de ce qui doit arriver.

§. 8. De la même maniere, ſi un homme voit actuellement ce qu’il a vu précédemment, il penſe que ce qui a précédé ce qu’il a vu auparavant, a auſſi précédé ce qu’il voit préſentement. Par exemple, celui qui a vu qu’il reſtoit des cendres après le feu, lorſqu’il revoit des cendres en conclut qu’il y a eu du feu. C’eſt-là ce qu’on nomme Conjecture du paſſé, ou préſomption d’un fait.

§. 9. Lorſqu’un homme à obſervé aſſez ſouvent que les mêmes cauſes antécédentes ſont ſuivies des mêmes conſéquences, pour que toutes les fois qu’il voit l’antécédent il s’attende à voir la conſéquence ; ou que lorsqu’il voit la conſéquence il compte qu’il y a eu le même antécédent, alors il dit que l’antécédent & le conſéquent ſont des ſignes l’un de l’autre ; c’est ainſi qu’il dit que les nuages ſont des ſignes de la pluie qui doit venir, & que la pluie eſt un ſigne des nuages paſſés.

§. 10. C’eſt dans la connoiſſance de ces ſignes, acquiſe par l’expérience, que l’on fait conſiſter ordinairement la différence entre un homme & un autre homme relativement à la ſageſſe, nom par lequel on déſigne communément la ſomme totale de l’habileté ou la faculté de connoître ; mais c’eſt une erreur, car les ſignes ne ſont que des conjectures ; leur certitude augmente & diminue ſuivant qu’ils ont plus ou moins ſouven manqué ; ils ne ſont jamais pleinement évidens. Quoiqu’un homme ait vu conſtamment juſqu’ici le jour & la nuit ſe ſuccéder, cependant il n’eſt pas pour cela en droit de conclure qu’ils ſe ſuccéderont toujours de même, ou qu’ils ſe ſont ainſi ſuccédé de toute éternité. L’expérience ne fournit aucune concluſion univerſelle. Si les ſignes montrent juſte vingt fois contre une qu’ils manquent, un homme pourra bien parier vingt contre un ſur l’événement, mais il ne pourra pas conclure que cet événement eſt certain. On voit par-là clairement que ceux qui ont le plus d’expérience peuvent le mieux conjecturer, parce qu’ils ont le plus grand nombre de signes propres à fonder leurs conjectures : voilà pourquoi, toutes choſes égales, les vieillards ont plus de prudence que les jeunes gens ; car ayant vécu plus long-tems ils ſe ſouviennent d’un plus grand nombre de choſes, & l’expérience n’eſt fondée que ſur le ſouvenir. Pareillement les hommes d’une imagination prompte ont, toutes choſes égales, plus de prudence que ceux dont l’imagination eſt lente, parce qu’ils obſervent plus en moins de tems. La prudence n’eſt que la conjecture d’après l’expérience, ou d’après les ſignes donnés par l’expérience & conſultés avec précaution & de maniere à ſe bien rappeller toutes les circonſtances des expériences qui ont fourni ces lignes, vu que les cas qui ont de la reſſemblance ne ſont pas toujours les mêmes.

§. 11. Comme dans les conjectures que l’on forme ſur une choſe paſſée ou future, la prudence exige que l’on conclue d’après l’expérience, ſur ce qui arrivera ou ſur ce qui eſt arrivé, c’eſt une erreur d’en inférer le nom qu’on doit donner à la choſe, c’est-à-dire, nous ne pouvons pas conclure d’après l’expérience qu’une chose doit être appellée juſte ou injuſte, vraie ou fausse, ou généraliſer aucune propoſition, à moins que ce ne ſoit d’après le ſouvenir de l’uſage des noms que les hommes ont arbitrairement impoſés. Par exemple, avoir vu rendre mille fois un même jugement dans

un cas pareil, ne suffit pas pour en conclure qu’un jugement eſt juſte, quoique la plupart des hommes n’ayent pas d’autre regle ; mais pour tirer une telle concluſion il faut à l’aide d’un grand nombre d’expériences découvrir ce que les hommes entendent par juſte & injuſte. De plus, pour conclure d’après l’expérience il y a une autre précaution à prendre ; & cette précaution eſt indiquée dans la Section X. du Chapitre II. Elle conſiſte à ſe bien garder de conclure qu’il y ait hors de nous des choſes telles que celles qui ſont en nous.
CHAPITRE V.
§ 1. Des Marques. 2. Des Noms ou Appellations. 3. Des Noms poſitifs & négatifs. 4. L’avantage des Noms nous rend ſuſceptibles de Science. 5. Des Noms généraux & particuliers. 6. Les Univerſaux n’exiſtent point dans la nature des choſes. 7. Des Noms équivoques. 8. De l’Entendement. 9. De l’Affirmation, de la Négation, de la Propoſition. 10. Du Vrai & du Faux. 11. De l’Argumentation ou Raiſonnement. 12. De ce qui eſt conforme on contraire à la Raiſon. 13. Les Mots causes de la Science ainſi que de l’Erreur. 14. Tranſlation du Diſcours de l’Eſprit dans le Diſcours de la Langue & de l’erreur qui en réſulte.

§. 1.
En voyant que la ſucceſſion des conceptions de l’eſprit eſt due, comme on l’a dit ci-devant, à la ſucceſſion ou à l’ordre qui ſubſiſtoit entre elles quand elles ont été produites par les ſens, & qu’il n’y a point de conception qui n’ait été produite immédiatement devant ou après un nombre innombrable d’autres par les actes innombrables des ſens, il faut néceſſairement en conclure qu’une conception ou idée n’en ſuit point une autre ſuivant notre choix & le beſoin que nous en avons mais ſelon que le hazard nous fait entendre ou voir les choſes propres à les préſenter à notre eſprit. Nous en avons l’expérience dans des bêtes brutes qui ayant la prévoyance de cacher les reſtes ou le ſuperflu de leur manger, ne laisſent pas de manquer de mémoire & d’oublier le lieu où elles l’ont caché, & par là n’en tirent aucun parti lorſqu’elles ſont affamées. Mais l’homme, qui, à cet égard, eſt en droit de se placer au deſſus des bêtes, a obſervé la cauſe de ce défaut, & pour y remédier il a imaginé de placer des marques viſibles & ſenſibles qui, quand il les revoit, rappellent à ſon eſprit la penſée du tems, du lieu où il a placé ces marques. Cela poſé, une marque eſt un objet ſenſible qu’un homme érige pour lui-même volontairement afin de s’en ſervir pour ſe rappeller un fait paſſé, lorſque cet objet ſe préſentera de nouveau à ſes ſens. C’eſt ainſi que des matelots qui en mer ont évité un écueil y font quelque marque afin de ſe rappeller le danger qu’ils ont couru & de pouvoir l’éviter par la ſuite.

§. 2. L’on doit mettre au nombre de ces marques les voix humaines que nous appellons des Noms, ou ces dénominations ſenſibles aux oreilles, à l’aide deſquelles nous rappellons à notre eſprit certaines idées ou conceptions des objets auxquelles nous avons aſſigné ces noms. C’eſt ainſi que le mot blanc nous rappelle une certaine qualité de certains objets qui produiſent cette couleur ou cette conception en nous. Ainſi un nom ou une dénomination eſt un ſon de la voix de l’homme employé arbitrairement comme une marque deſtinée à rappeller à ſon eſprit quelque conception relative à l’objet auquel ce nom a été impoſé.

§. 3. Les choſes déſignées par des noms, ſont ou les objets eux-mêmes, comme un homme ; ou la conception elle-même que nous avons de l’homme, telle que ſa forme & ſon mouvement ; ou quelque privation, comme lorſque nous concevons qu’il y a en lui quelque chose que nous ne concevons pas : comme lorsque nous concevons qu’il eſt non juſte, non fini ; alors nous lui donnons le nom d’injuſte, d’infini, &c. Ce qui annonce une privation ou un défaut ; & nous déſignons ces privations mêmes ſous les noms d’injuſtice & d’infinité. D’où l’on voit qu’il y a deux ſortes de noms, les uns pour les choſes dans leſquelles nous concevons quelque choſe, ou pour les conceptions elles-mêmes, noms que l’on appelle poſitifs ; les autres pour les choſes dans leſquelles nous concevons privation ou défaut, & ces noms sont appellés privatifs.

§. 4. C’est par le ſecours des noms que nous ſommes capables de ſcience tandis que les bêtes à leur défaut n’en ſont point ſuſceptibles. L’homme lui-même ſans ce ſecours ne peut devenir ſçavant ; car de même qu’une bête ne s’apperçoit pas qu’il lui manque un ou deux de ſes petits quand elle en a beaucoup, faute d’avoir les noms d’ordre un, deux, trois, &c. que nous appellons nombres ; de même un homme ne pourroit ſçavoir combien de pièces d’argent ou d’autres choſes il a devant lui ſans répéter de bouche ou mentalement les mots des nombres.

§. 5. Nous voyons qu’il y a pluſieurs conceptions d’une ſeule & même choſe & que pour chaque conception nous lui donnons un nom différent, il s’enſuit donc que nous avons pluſieurs noms & attributs pour une ſeule & même choſe ; c’eſt ainſi que nous donnons à un même homme les appellations de juſte, de vaillant &c. à cauſe de différentes vertus ; celles de fort, de beau &c. à cauſe de différentes qualités du corps. D’un autre côté, comme diverſes choſes nous donnent des conceptions ſemblables, il faut nécessairement que pluſieurs choſes ayent les mêmes appellations. C’est ainſi que nous donnons le nom de viſible à toutes les choses que nous voyons, celui de mobile à toutes les choſes que nous voyons ſe mouvoir. Les noms que nous donnons à pluſieurs choses ſe nomment univerſels à toutes. C’eſt ainſi que nous donnons le nom d’homme à chaque individu de l’eſpece humaine. Les appellations que nous donnons à une choſe ſeule ſe nomment individuelles ; tels ſont les noms de Socrate & les autres noms propres : ou bien nous nous ſervons d’une circonlocution, & pour déſigner Homere nous diſons celui qui a fait l’Iliade.

§. 6. L’univerſalité d’un même nom donné à pluſieurs choſes eſt cauſe que les hommes ont cru que ces choſes étoient univerſelles elles-mêmes, & ont ſoutenu ſérieuſement qu’outre Pierre, Jean & le reſte des hommes exiſtans qui ont été ou qui ſeront dans le monde, il devoit encore y avoir quelqu’autre choſe que nous appellons l’homme en général ; ils ſe ſont trompés en prenant la dénomination générale ou univerſelle pour la choſe qu’elle ſignifie. En effet lorsque quelqu’un demande à un Peintre de lui faire la peinture d’un homme ou de l’homme en général, il ne lui demande que de choiſir tel homme dont il voudra tracer la figure, & celui-ci ſera forcé de copier un des hommes qui ont été, qui ſont ou qui ſeront, dont aucun n’est l’homme en général. Mais lorſque quelqu’un demande à ce Peintre de lui peindre le Roi ou toute autre perſonne particuliere, il borne le Peintre à repréſenter uniquement la perſonne dont il a fait choix. Il eſt donc évident qu’il n’y a rien d’univerſel que les noms, qui pour cette raiſon ſont appellés indéfinis, parce que nous ne les limitons point nous-mêmes, & que nous laiſſons à celui qui nous entend la liberté de les appliquer, au lieu qu’un nom particulier eſt reſtraint à une ſeule choſe parmi le grand nombre de celles qu’il ſignifie, comme il arrive lorſque nous diſons cet homme en le montrant ou en le déſignant ſous le nom qui lui eſt propre.

§. 7. Les appellations ou dénominations qui sont univerſelles & communes à beaucoup de choses ne ſe donnent pas toujours à toutes les choſes particulieres, comme on devroit le faire, à raiſon de conceptions ou de conſidérations ſemblables en tout : voilà pourquoi pluſieurs de ces appellations n’ont point une ſignification conſtante, mais offrent à notre eſprit d’autres penſées que celles qu’elles ſont deſtinées à nous repréſenter, alors on les nomme équivoques. Par exemple, le mot foi ſignifie la même choſe que croyance, quelquefois il ſignifie l’obſervation d’une promeſſe. Ainsſi toutes les métaphores ſont équivoques par profeſſion, & il ſe trouve à peine un mot qui ne devienne équivoque par le tiſſu du diſcours, ou par l’inflexion de la voix, ou par le geſte qui l’accompagne.

§. 8. Ces équivoques des noms font qu’il est difficile de retrouver les conceptions pour leſquelles le nom avoit été fait ; cette difficulté se rencontre non ſeulement dans le langage des autres hommes où nous devons autant considérer le but, l’occaſion, la texture du diſcours que les mots mêmes, mais encore dans notre propre diſcours, qui étant dérivé de la coutume & de l’uſage commun ne nous repréſente pas à nous-mêmes, nos propres conceptions. Il faut donc qu’un homme ſoit très-habile pour ſe tirer de l’embarras des mots, de la texture du diſcours & des autres circonſtances, s’expliquer ſans équivoque & découvrir le vrai ſens de ce qui ſe dit, & c’eſt cette habileté que nous appellons intelligence.

§. 9. A l’aide du petit mot eſt ou de quelque équivalent, de deux appellations nous faiſons une affirmation ou une négation, dont l’une ou l’autre déſignée dans les Ecoles ſous le nom de propoſition, est compoſée de deux appellations jointes enſemble par le mot eſt. C’eſt ainſi que nous diſons l’homme EST une créature vivante ; ou bien, l’homme n’eſt point juſte. La premiere de ces propoſitions ſe nomme affirmation parce que l’appellation de créature vivante eſt poſitive ; la ſeconde ſe nomme négation ou propoſition négative, parce que n’eſt point juſte eſt une privation.

§. 10. Dans toute propoſition, ſoit affirmative ſoit négative, la derniere appellation comprend la premiere ; comme dans cette propoſition la charité eſt une vertu, le nom de vertu renferme le nom de charité ainſi qu’un grand nombre d’autres vertus, & alors on dit que la propoſition eſt vraie ou eſt une vérité ; en effet la vérité eſt la même choſe qu’une propoſition véritable : ou la derniere appellation ne comprend pas tout homme, vu que les hommes ſont injustes pour la plupart ; & alors l’on dit que la propoſition eſt fauſſe ou une fausſeté, vu qu’une fauſſeté ou une propoſition fauſſe ſont la même choſe.

§. 11. Je ne m’arrête point ici à faire voir de quelle maniere on forme un ſyllogiſme de deux propoſitions, ſoit que toutes les deux ſoient affirmatives, ſoit que l’une ſoit affirmative & l’autre négative. Tout ce qui a été dit ſur les noms ou propoſitions, quoique très-néceſſaire, eſt un diſcours aride, & je ne prétends pas donner ici un traité complet de Logique, dont il faudroit voir la fin ſi je m’y engageois davantage. De plus, cela n’eſt point néceſſaire, car il y aura très-peu de gens qui n’auront pas aſſez de logique naturelle pour diſcerner ſi les concluſions que je tirerai dans la ſuite de cet ouvrage ſont juſtes ou non. Je me contenterai donc de dire ici que former des ſyllogiſmes eſt ce que nous nommons raiſonnement.

§. 12. Lorſqu’un homme raiſonne d’après des principes que l’expérience a montrés indubitables, en évitant toutes les illuſions qui peuvent naître des ſens ou de l’équivoque des mots, on dit que la conclusion qu’il en tire eſt conforme à la droite raiſon. Mais quand par de juſtes conſéquences un homme peut tirer de ſa concluſion la contradictoire d’une vérité évidente quelconque, alors on dit que ſa concluſion eſt contraire à la raiſon, & une telle conclusion ſe nomme abſurdité.

§. 13. Comme il a été néceſſaire d’inventer des noms pour tirer les hommes de l’ignorance en leur rappellant la liaiſon néceſſaire qui ſubſiſte entre une conception & une autre ; d’un autre côté ces noms ont précipité les hommes dans l’erreur, au point qu’ils ſurpaſſent les bêtes brutes en erreur autant qu’à l’aide des avantages que leur procurent les mots & le raiſonnement, ils les ſurpaſſent en ſcience & dans les avantages qui l’accompagnent. Le vrai & le faux ne produiſent aucun effet ſur les bêtes vû qu’elles n’ont point de langage, n’adherent point à des propoſitions, & n’ont pas comme les hommes des raiſonnemens par le moyen desquels les fauſſetés ſe multiplient.

§. 14. Il eſt de la nature de preſque tous les corps qui ſont ſouvent mûs de la même maniere, d’acquérir de plus en plus de la facilité ou de l’aptitude au même mouvement : par-là ce mouvement leur devient ſi habituel que pour le leur faire prendre il ſuffit de la plus légere impulſion. Comme les paſſions de l’homme ſont les principes de ſes mouvemens volontaires, elles ſont auſſi les principes de ſes diſcours, qui ne ſont que des mouvemens de ſa langue. Les hommes deſirant de faire connoître aux autres les connoiſſances, les opinions, les conceptions, les paſſions qui ſont eu eux-mêmes, & ayant dans cette vue inventé le langage, ils ont par ce moyen fait paſſer tout le diſcours de leur eſprit, dont nous avons parlé dans le Chapitre précédent, à l’aide du mouvement de la langue dans le diſcours des mots. Et la raiſon (ratio n’est plus qu’une oraiſon (oratio) pour la plus grande partie, ſur laquelle l’habitude à tant de pouvoir que l’esprit ne fait que ſuggérer le premier mot, le reſte ſuit machinalement ſans que l’eſprit s’en mêle. Il en eſt comme des mendians lorſqu’ils récitent leur Pater-noſter, dans lequel ils ne font que combiner des mots de la maniere qu’ils l’ont appris de leurs nourrices ou de leurs camarades ou de leurs inſtructeurs ſans avoir dans l’eſprit aucunes images ou conceptions qui répondent aux mots qu’ils prononcent. Ces mendians apprennent à leurs enfans ce qu’ils ont appris eux-mêmes. Si nous conſidérons le pouvoir de ces illuſions des ſens, dont nous avons parlé dans la Section 10. du Chapitre II., le peu de conſtance ou de fixité que l’on a mis dans les mots, à quel point ils ſont ſujets à des équivoques, combien ces mots ſont diverſifiés par les paſſions qui font que l’on trouve à peine deux hommes qui ſoient d’accord ſur ce qui doit être appellé bien ou mal, libéralité ou prodigalité, valeur ou témérité : enfin ſi nous conſidérons combien les hommes ſont ſujets à faire des paralogiſmes ou de faux raiſonnemens, nous ſerons forcés de conclure qu’il eſt impoſſible de rectifier un ſi grand nombre d’erreurs ſans tout refondre & ſans reprendre les premiers fondemens des connoiſſances humaines & des ſens. Au lieu de lire des livres, il faut lire ſes propres conceptions, & c’eſt dans ce sens que je crois que le mot fameux Connois-toi toi-même peut

être digne de la réputation qu’il s’eſt acquiſe.
CHAPITRE VI.
§. 1. Des deux ſortes de Sciences. 2. La Vérité & l’Evidence néceſſaires à la Science. 3. Définition de l’Evidence. 4. Définition de la Science. 5. Définition de la Suppoſition. 6. Définition de l’Opinion. 7. Définition de la Croyance. 8. Définition de la Conscience. 9. Il eſt des cas où la Croyance ne vient pas moins du Doute que de la Science.

§. 1.
Jai lu quelque part l’histoire d’un Aveugle-né, qui prétendoit avoir été guéri miraculeuſement par Saint Alban ; le Duc de Gloceſter ſe trouvant ſur les lieux & voulant s’aſsûrer de la vérité du miracle, demanda à l’aveugle de quelle couleur étoit ce qu’il tenoit ; celui-ci répondit qu’il étoit verd, par où il découvrit ſa fourberie dont il fut puni. Car quoiqu’à l’aide de la vue qu’il venoit d’obtenir tout récemment, il fût en état de diſtinguer le rouge du verd & les autres couleurs, auſſi bien qué ceux qui lui faiſoient des queſtions, cependant il lui étoit impoſſible de distinguer au premier coup d’œil quelle étoit la couleur appellée verte ou rouge. Ce fait nous montre qu’il y a deux ſortes de ſciences ou de connoissances, dont l’une n’eſt que l’effet du ſens ou la ſcience originelle & ſon ſouvenir, comme je l’ai dit au commencement du Chapitre II. L’autre est appellée ſcience ou connoiſſance de la vérité des propoſitions & des noms que l’on donne aux choſes, & celle-ci vient de l’eſprit. L’une & l’autre ne ſont que l’expérience ; la premiere eſt l’expérience des effets produits ſur nous par les Etres extérieurs qui agiſſent ſur nous ; & la derniere eſt l’expérience que les hommes ont ſur l’uſage propre des noms dans le langage. Mais, comme j’ai dit, toute expérience n’étant que ſouvenir, il en faut conclure que toute ſcience eſt ſouvenir. L’on appelle hiſtoire la premiere ſcience enregiſtrée dans les livres, l’on appelle les ſciences les regiſtres de la derniere.

§. 2. Le mot de ſcience ou de connoiſſance renferme néceſſairement deux choſes : l’une eſt la vérité & l’autre eſt l’évidence ; en effet ce qui n’eſt point vérité ne peut être connu. Qu’un homme nous diſe tant qu’il voudra qu’il connoît très-bien une choſe, ſi ce qu’il en dit ſe trouve faux par la suite, il ſera forcé d’avouer qu’il n’avoit point une connoiſſance mais une opinion. Pareillement ſi une vérité n’eſt point évidente, la connoiſſance de l’homme qui la soutient ne ſera pas plus ſûre que celle de ceux qui ſoutiennent le contraire, car ſi la vérité ſuffiſoit pour conſtituer la connoiſſance ou la ſcience, toute vérité ſeroit connue, ce qui n’eſt pas.

§. 3. Nous avons défini la Vérité dans le Chapitre précédent, je vais donc examiner ce que c’eſt que l’Evidence. Je dis donc que c’eſt la concomitance de la conception d’un homme avec les mots qui ſignifient cette conception dans l’acte du raiſonnement ; car quand un homme ne raiſonne que des lèvres, après que l’eſprit ne lui a ſuggéré que le commencement de ſon diſcours, & loſsqu’il ne ſuit pas ſes paroles avec les conceptions de ſon eſprit ou ne parlant que par habitude, quoiqu’il débute dans ſon raiſonnement par des propoſitions vraies & qu’il procede par des ſyllogiſmes certains dont il tire des concluſions véritables, cependant ſes concluſions ne ſeront point évidentes pour lui-même, parce que ces conceptions n’accompagnent point ſes paroles. En effet si les mots ſeuls ſuffisoient, on parviendroit à enſeigner à un perroquet à connoître & à dire la vérité. L’évidence eſt pour la vérité ce que la sève eſt pour l’arbre ; tant que cette sève s’éleve dans le tronc & circule dans les branches, elle les tient en vie, mais ils meurent dès que cette sève les abandonne, attendu que l’évidence qui conſiste à penſer ce que nous diſons, eſt la vie de la vérité.

§. 4. Ainsi je définis la connoiſſance que nous nommons Science, l’évidence de la vérité fondée ſur quelque commencement ou principe du ſens : car la vérité d’une propoſition n’est jamais évidente juſqu’à ce que nous concevions le ſens des mots ou termes qui la compoſent qui ſont toujours des conceptions de l’eſprit, & nous ne pouvons nous rappeller ces conceptions ſans la choſe qui les a produites ſur nos ſens. Le premier principe de connoiſſance eſt d’avoir telles & telles conceptions ; le ſecond eſt d’avoir nommé de telle ou telle maniere les choſes dont elles ſont les conceptions ; le troiſieme est de joindre ces noms de façon à former des propoſitions vraies ; le quatrieme & dernier principe eſt d’avoir rassemblé ces propoſitions de maniere à être concluantes, & que la vérité de la conclufion ſoit connue. La premiere de ces deux ſortes de connoiſſances qui eſt fondée ſur l’expérience des faits s’appelle Prudence, & la ſeconde fondée ſur l’évidence de la vérité eſt appellée Sageſſe par les Auteurs tant anciens que modernes. Il n’y a que l’homme qui ſoit ſuſceptible de cette derniere, tandis que les bêtes participent à la premiere.

§. 5. On dit qu’une propoſition eſt ſuppoſée, lorſque n’étant point évidente, elle ne laiſſe pas d’être admiſe pour quelque tems, afin qu’en y joignant d’autres propoſitions, nous puiſſions en tirer quelque concluſion, & procéder de concluſion en concluſion pour voir ſi elle nous conduira à quelque concluſion abſurde ou impoſſible, & lors que cela arrive nous ſçavons que la ſuppoſition a été fauſſe.

§. 6. Mais ſi en paſſant par un grand nombre de conclufions nous n’en rencontrons aucune qui ſoit abſurde, alors nous jugeons que la propoſition d’où nous ſommes partis eſt probable. Pareillement nous regardons comme probable toute propoſition que par l’erreur du raiſonnement ou par la confiance en d’autres hommes, nous admettons pour une vérité, & toutes les propoſitions ainſi admiſes par confiance ou par erreur ne nous ſont point connues, mais nous croyons qu’elles ſont vraies, & leur admiſſion ſe nomme Opinion.

§. 7. Quand une opinion eſt admire par confiance en d’autres hommes on dit que nous la croyons & ſon admiſſion eſt appellée Croyance ou Foi.

§. 8. C’eſt ou la Science ou l’Opinion que nous déſignons communément ſous le nom de Conſcience. Les hommes diſent que telle ou telle choſe eſt vraie ſur leur conſcience, ce qu’ils ne diſent jamais quand ils la croient douteuſe ; ainfi lorſqu’ils le font ils ſçavent ou ils croyent ſçavoir que la choſe eſt véritable. Cependant quand les hommes aſſurent des choſes ſur leur conſcience, on ne préſume pas pour cela qu’ils ſçavent avec certitude la vérité de ce qu’ils diſent ; il ſuit donc que le mot de conſcience eſt employé par ceux qui ont une opinion non ſeulement de la vérité de la choſe mais encore de la connoiſſance qu’ils en ont, opinion dont la vérité de la propoſition eſt une conſéquence. Cela poſé, je définis la Conſcience l’opinion de l’évidence.

§. 9. La croyance qui conſiſte à admettre des propoſitions par la confiance ou ſur l’autorité des autres, eſt en pluſieurs cas auſſi exempte de doute que la connoiſſance parfaite & claire ; car comme il n’y a point d’effet ſans cauſe, lors qu’il y a doute, il faut qu’on en ait conçu quelque cauſe. Il y a beaucoup de choſes que nous recevons ſur le rapport des autres ſur leſquelles il eſt impoſſible d’imaginer aucune cauſe de doute. En effet que peut-on oppoſer au conſentement de tous les hommes dans les choſes qu’ils ſont à portée de ſçavoir & qu’ils n’ont aucun motif de rapporter autrement qu’elles ſont, cas dans lequel ſe trouve une partie de nos hiſtoires ? A moins qu’un homme ne prétendît que tout l’univers a conſpiré pour le tromper.

Voilà ce que j’avois à dire ſur les ſens, l’imagination, le diſcours, le raiſonnement & la connoiffance ou ſcience, qui ſont des actes de notre faculté cognitive ou conceptive. La faculté de l’eſprit que nous appellons motrice differe de la faculté motrice du corps ; car cette faculté dans le corps eſt le pouvoir qu’il a de mouvoir d’autres corps & nous la nommons force ; mais la faculté motrice de l’eſprit eſt le pouvoir qu’il a de donner le mouvement animal au corps dans lequel il exiſte, ſes actes ſe nomment affections ou paſſions, dont je vais parler en général.
CHAPITRE VII.
§. 1. Du Plaiſir, de la Douleur, de l’Amour & de la Haine. 2. Du Deſir, de l’Averſion, de la Crainte. 3. Du Bien & du Mal, du Beau & du Honteux. 4. De la Fin, de la Jouiſſance. 5. Du Profitable, de l’Uſage, de la Vanité. 6. De la Félicité. 7. Du mélange du Bien & du Mal. 8. Du Plaiſir & de la Douleur des Sens ; de la Joie & du Chagrin.

§. 1.
On a fait voir dans le Paragraphe 8. du Chapitre II. que les conceptions & les apparitions ne ſont réellement rien que du mouvement excité dans une ſubſtance intérieure de la tête ; ce mouvement ne s’arrêtant point là mais ſe communiquant au cœur doit néceſſairement aider ou arrêter le mouvevement que l’on nomme vital. Lorsqu’il l’aide & le favoriſe on l’appelle Plaiſir, Contentement, Bien-être, qui n’eſt rien de réel qu’un mouvement dans le cœur, de même que la conception n’eſt rien qu’un mouvement dans la tête ; alors les objets qui produiſent ce mouvement ſont appellés agréables, délicieux &c. Les Latins ont fait le mot jucundum, de juvare, aider. Ce mouvement agréable eſt nommé Amour relativement à l’objet qui l’excite. Mais lorſque ce mouvement affoiblit ou arrête le mouvement vital, on le nomme Douleur. Et relativement à l’objet qui le produit on le déſigne ſous le nom de Haine. Les Latins l’ont exprimé quelquefois par le mot odium & d’autres fois par tædium.

§. 2. Ce mouvement dans lequel conſiſte le plaiſir ou la douleur eſt encore une ſollicitation ou une attraction qui entraîne vers l’objet qui plaît, ou qui porte à s’éloigner de celui qui déplaît. Cette ſollicitation eſt un effort ou un commencement interne d’un mouvement animal qui ſe nomme Appétit ou Deſir quand l’objet eſt agréable, qui ſe nomme Averſion lorſque l’objet déplaît actuellement, & qui ſe nomme Crainte relativement au déplaiſir que l’on attend. Ainſi le Plaiſir, l’Amour, l’Appétit ou Deſir font des mots divers dont on ſe ſert pour déſigner une même choſe enviſagée diverſement.

§. 3. Chaque homme appelle Bon ce qui eſt agréable pour lui-même & appelle Mal ce qui lui déplaît. Ainſi chaque homme différant d’un autre par ſon tempérament ou ſa façon d’être, il en differe ſur la diſtinction du Bien & du Mal ; & il n’exiſte point une bonté abſolue conſidérée ſans relation, car la bonté que nous attribuons à Dieu même n’eſt que ſa bonté relativement à nous. Comme nous appellons bonnes ou mauvaiſes les choſes qui nous plaiſent ou nous déplaiſent, nous appellons bonté & méchanceté les facultés par leſquelles elles produiſent ces effets : les Latins déſignent par le mot ſeul pulchritudo les ſignes de la bonté, & ils déſignent ſous le nom de turpitudo les ſignes de la méchanceté.

Toutes les conceptions que nous recevons immédiatement par les ſens étant ou plaiſir ou douleur, produiſent ou le deſir ou la crainte ; il en eſt de même de toutes les imaginations qui viennent à la ſuite de l’action des ſens. Mais comme il y a des imaginations foibles, il y a auſſi des plaiſirs & des douleurs plus ou moins foibles.

§. 4. L’appétit ou le deſir étant le commencement du mouvement animal qui nous porte vers quelque choſe qui nous plaît, la cauſe finale de ce mouvement eſt d’en atteindre la fin que nous nommons auſſi le but ; & lorſque nous atteignons cette fin, le plaiſir qu’elle nous cauſe ſe nomme Jouiſſance. Ainſi le bien (bonum) & la fin (finis) ſont la même choſe enviſagée diverſement.

§. 5. Parmi les fins, les unes ſont nommées prochaines & les autres éloignées ; mais lorſqu’on compare les fins les plus prochaines avec les plus éloignées, on ne les appelle plus des fins mais des moyens ou des voyes pour parvenir. Quant à la fin la plus éloignée dans laquelle les anciens Philoſophes ont placé la félicité, elle n’exiſte point dans le monde, & il n’y a pas de voye qui y conduiſe ; car tant que nous vivons nous avons des déſirs, & le déſir ſuppoſe toujours une fin. Les choſes qui nous plaiſent comme des moyens ou des voyes pour parvenir à une fin ſont appellées utiles ou profitables ; leur jouisſance ſe nomme uſage, & celles qui ne nous rendent aucun profit s’appellent vaines.

§. 6. Puiſque nous voyons que tout plaiſir eſt appétence & ſuppoſe une fin ultérieure, il ne peut y avoir de contentement qu’en continuant d’appéter. Il ne faut donc pas être émerveillés que les deſirs des hommes aillent en augmentant à meſure qu’ils acquierent plus de richeſſes, d’honneurs ou de pouvoir ; & qu’une fois parvenus au plus haut dégré d’un pouvoir quelconque, ils ſe mettent à la recherche de quelque autre tant qu’ils ſe jugent inférieurs à quelqu’autre homme. Voilà pourquoi par mi ceux qui ont joui de la puiſſance ſouveraine, quelques-uns ont affecté de ſe rendre éminens dans les Arts. C’eſt ainſi que Néron s’eſt adonné à la Muſique & à la Poëſie ; l’Empereur Commode s’eſt fait Gladiateur ; ceux qui n’affectent point de pareilles choſes ſont obligés de chercher à s’amuſer ou à récréer leur imagination par l’application que donnent le jeu, ou les affaires, ou l’étude &c. C’eſt avec raiſon que les hommes éprouvent du chagrin quand ils ne ſçavent que faire. Ainſi la félicité, par laquelle nous entendons le plaiſir continuel, ne conſiſte point à avoir réuſſi mais à réuſſir.

§. 7. Il y a peu d’objets dans ce monde qui ne ſoient mélangés de bien & de mal ; ils font ſi intimement & ſi nécesſairement liés que l’on ne peut obtenir l’un ſans l’autre. C’eſt ainſi que le plaiſir qui réſulte d’une faute eſt joint à l’amertume du châtiment ; c’eſt ainſi que l’honneur eſt joint communément avec le travail & la peine. Lorſque dans la ſomme totale de la chaîne le bien fait la plus grande partie, le tout eſt appellé bon ; mais quand le mal fait pancher la balance, le tout eſt appellé mauvais.

§. 8. Il y a deux ſortes de plaiſirs ; les uns ſemblent affecter les organes du corps ou les ſens, & je les appelle ſenſuels, parmi leſquels le plus grand eſt celui qui nous invite à la propagation de notre eſpece ; vient enſuite celui qui nous invite à manger pour la conſervation de notre individu. Le plaiſir de l’autre eſpece n’affecte aucune portion de notre corps en particulier, on le

nomme plaiſir de l’eſprit, & c’eſt ce que je nomme la joie. Il en eſt de même des peines dont les unes affectent le corps & d’autres ne l’affectent point & ſont appellées chagrins.
CHAPITRE VIII.
§ 1. & 2. En quoi conſiſtent les plaiſirs des ſens. 3. & 4. De l’imagination ou de la conception du pouvoir dans l’homme. 5. De l’Honneur, de l’Honorable du Mérite. 6. Des marques d’Honneur. 7. Du Reſpect. 8. Des Paſſions.

§. 1.
Comme dans le premier Paragraphe du Chapitre précédent, j’ai avancé que le mouvement ou l’ébranlement du cerveau que nous appellons conception, eſt continué jusqu’au cœur où il prend le nom de pasſion, je me ſuis par-là engagé à chercher & à faire connoître, autant qu’il eſt en mon pouvoir, de quelle conception procede chacune des paſſions que nous remarquons être les plus communes. Car en conſidérant que les choſes qui plaiſent & déplaiſent ſont innombrables & agiſſent d’une infinité de façons, il eſt évident qu’on n’a fait attention qu’à un très-petit nombre dont pluſieurs même n’ont aucun nom.

§. 2. D’abord il eſt à propos d’obſerver que les conceptions font de trois ſortes ; les unes ſont préſentes, elles viennent du ſens ou ſont la ſenſation actuelle ; les autres ſont paſſées & conſtituent la mémoire ; les troiſiemes ont pour objet l’avenir & produiſent l’attente. Nous avons indiqué ces diſtinctions dans le ſecond & le troiſieme Chapitre ; de chacune de ces conceptions naiſſent ou un plaiſir ou une douleur préſente. En premier lieu les plaiſirs du corps qui affectent les ſens du tact & du goût, en tant qu’ils ſont organiques, leur conception et ſenſation ; tels ſont encore les plaiſirs qu’on éprouve toutes les fois que la nature ſe débarraſſe ; j’ai déſigné toutes ces paſſions ſous le nom de plaiſirs ſenſuels, & leurs contraires ſous celui de douleurs ſenſuelles. On peut y joindre les plaiſirs & les déplaiſirs qui réſultent des odeurs, ſi quelques-unes ſont organiques, ce qu’elles ne ſont point pour la plupart ; en effet l’expérience de chaque homme démontre que les mêmes odeurs quand elles paroiſſent venir des autres, nous offenſent, bien qu’elles émanent de nous ; tandis qu’au contraire quand nous croyons qu’elles émanent de nous, elles ne nous déplaiſent pas, lors même qu’elles émanent des autres. Le déplaiſir que nous éprouvons dans ce cas naît de la conception ou de l’idée que ces odeurs peuvent nous nuire ou ſont mal-ſaines, & par conſéquent ce déplaiſir eſt une conception d’un mal à venir & non d’un mal préſent. A l’égard du plaiſir que nous procure le ſens de l’ouïe, il eſt différent, & l’organe lui-même n’en eſt point affecté ; les ſons ſimples, tels que ceux d’une cloche ou d’un luth, plaiſent par leur égalité ; en effet il paroît qu’il réſulte du plaiſir de la percuſſion égale & continuée d’un objet ſur l’oreille. Les ſons contraires s’appellent durs : tel eſt celui du frottement aigre de deux corps & quelques autres ſons qui n’affectent pas toujours le corps, qui ne l’affectent que quelque fois, & cela avec une eſpece d’horreur qui commence par les dents. L’harmonie ou l’aſſemblage de pluſieurs ſons qui s’accordent nous plaiſent par la même raiſon que l’uniſſon ou le ſon produit par des cordes égales & également tendues. Les ſons qui different les uns des autres par leurs dégrés du grave à l’aigu, nous plaiſent par les alternatives de leur égalité & de leur inégalité, c’eſt-à-dire que le ſon le plus aigu nous frappe deux fois contre un coup de l’autre ; ou qu’ils nous frappent enſemble à chaque ſecond tems, comme Galilée l’a très-bien prouvé dans ſon premier dialogue ſur le mouvement local, où il fait voir de plus que deux ſons qui different d’une quinte plaiſent à l’oreille parce qu’ils nous affectent d’une égalité après deux inégalités, car alors le ſon le plus aigu frappe l’oreille trois fois tandis que l’autre ne la frappe que deux. Il montre de la même maniere en quoi conſiſte le plaiſir du conſonant & le déplaiſir du diſſonant dans d’autres différences de ſons. Il y a encore un autre plaiſir & un autre déplaiſir réſultant des ſons ; il naît de la ſucceſſion de deux ſons diverſifiés par le dégré & la meſure. On appelle air une ſucceſſion de ſons qui plaît ; cependant j’avoue que j’ignore pour qnelle raiſon une ſucceſſion de ſons diverſifiés par le dégré & la meſure produit un air plus agréable qu’un autre, je préſume ſeulement que quelques airs imitent ou font revivre en nous quelque paſſion cachée, tandis que d’autres ne produiſent point cet effet.

Pareillement le plaiſir des yeux conſiſte dans une certaine égalité de couleurs ; car la lumiere qui eſt la plus belle des couleurs, eſt produite par une opération égale de l’objet, tandis que la couleur en général eſt une lumiere inégale & troublée, comme on l’a dit au Chapitre II. Paragraphe 8. Voilà pour quoi les couleurs ſont d’autant plus éclatantes qu’elles ont plus d’égalité. Et comme l’harmonie cauſe du plaiſir à l’oreille par la diverſité de ſes ſons, de même il eſt des mélanges & des combinaiſons de couleurs qui ſont plus harmonieuſes à l’ail que d’autres. Il y a encore un plaiſir pour l’oreille, mais qui n’eſt fait que pour les perſonnes verſées dans la muſique ; il eſt d’une nature différente & n’eſt pas comme ceux dont on vient de parler, une conception du préſent ; il conſiſte à ſe complaire dans ſon propre talent ; les paſſions dont je vais bientôt parler ſont de la même nature.

§. 3. La conception de l’avenir n’en eſt qu’une ſuppoſition, produite par la mémoire du paſſé : nous concevons qu’une choſe ſera par la ſuite parce que nous ſçavons qu’il exiſte quelque choſe à préſent qui a le pouvoir de la produire ; or nous ne pouvons concevoir qu’une choſe a le pouvoir d’en produire une autre par la ſuite, que par le ſouvenir qu’elle a produit la même choſe ci-devant. Ainſi toute conception de l’avenir eſt la conception d’un pouvoir capable de produire quelque choſe. Cela poſé, quiconque attend un plaiſir futur doit concevoir en lui-même un pouvoir à l’aide duquel ce plaiſir peut être atteint. Et comme les paſſions dont je parlerai bien tôt conſiſtent dans la conception de l’avenir, c’eſt-à-dire, dans la conception d’un pouvoir paſſé & d’un acte futur, avant d’aller plus loin il faut que je parle de ce pouvoir.

§. 4. Par ce pouvoir j’entends les facultés du corps nutritives, génératives, motrices, ainſi que les facultés de l’eſprit, la ſcience, & de plus, les pouvoirs acquis par leur moyen, tels que les richeffes, le rang, l’autorité, l’amitié, la faveur, la bonne fortune, qui n’eſt à proprement parler que la faveur du Tout-puiſſant. Les contraires de ces facultés ſont l’impuiſſance, les infirmités, les défauts de ces pouvoirs reſpectivement, Comme le pouvoir d’un homme réſiſte & empêche les effets du pouvoir d’un autre homme, le pouvoir pris ſimplement n’eſt autre choſe que l’excès du pouvoir de l’un ſur le pouvoir d’un autre ; car deux pouvoirs égaux & oppoſés ſe détruiſent, & cette oppoſition qui ſe trouve entre eux ſe nomme contention ou conflict.

§. 5. Les ſignes auxquels nous connoiſſons notre propre pouvoir ſont les actions que nous lui voyons produire ; les ſignes auxquels les autres hommes le reconnoiſſent ſont les actes, les geſtes, les diſcours, l’extérieur que l’on voit communément réſulter de ce pouvoir. L’on appelle Honneur l’aveu du pouvoir ; honorer un homme intérieurement c’eſt concevoir ou reconnoître que cet homme a un excédent de pouvoir ſur un autre homme avec qui il lutte ou auquel il ſe compare. L’on appelle honorables les ſignes pour leſquels un homme reconnoît le pouvoir ou l’excédent du pouvoir qu’un autre a ſur ſon concurrent : par exemple, la beauté du corps qui conſiſte dans un coup d’œil animé ou d’autres ſignes de la chaleur naturelle ſont honorables, étant des ſignes qui précedent le pouvoir génératif & qui annoncent beaucoup de poſtérité, aimai qu’une réputation établie généralement dans l’autre ſexe par des ſignes qui promettent les mêmes avantages. Et les actions qui ſont dues à la force du corps & à la force ouverte ſont des choſes honorables comme des ſignes conſéquens au pouvoir moteur, tels que ſont une victoire remportée dans une bataille ou dans un düel, d’avoir tué ſon homme de tenter quelque entrepriſe accompagnée de danger, ce qui eſt un ſigne conſéquent à l’opinion que nous avons de notre propre force, opinion qui eſt elle même un ſigne de cette force. Il eſt honorable d’enſeigner ou de perſuader les autres parce que ce ſont des ſignes de nos talens & de notre ſçavoir. Les richeſſes ſont honorables comme étant des ſignes du pouvoir qu’il a fallu pour les acquérir. Les préſens, les dépenſes, la magnificence des bâtimens & des habits, &c. ſont honorables autant qu’ils font des lignes de la richeſſe. La nobleſſe eſt honorable par réflexion comme étant un ſigne du pouvoir qu’ont eu les ancêtres. L’autorité eſt honorable parce qu’elle eſt un ſigne de force, de ſageſſe, de faveur ou des richeſſes par leſquelles on y eſt parvenu. La bonne fortune ou la proſpérité accidentelle eſt honorable parce qu’elle eſt regardée com me un ſigne de la faveur divine à laquelle on attribue tout ce qui nous vient par hazard & tout ce que nous obtenons par notre induſtrie. Les contraires ou les défauts de ces ſignes font réputés déshonorans, & c’eſt d’après les ſignes de l’honneur ou du déshonneur que nous eſtimons & apprécions la valeur d’un homme, le prix de chaque choſe dépendant de ce qu’on voudroit donner pour l’uſage de tout ce qu’elle peut procurer.

§. 6. Les lignes d’honneur ſont ceux par leſquels nous appercevons qu’un homme reconnoît le pouvoir & la valeur d’un autre ; telles ſont les louanges qu’il lui donne, le bonheur qu’il lui attribue, les prieres & les ſupplications qu’il lui fait, les actions de grace qu’il lui rend, les dons qu’il lui offre, l’obéiſſance qu’il a pour lui ; l’attention qu’il prête à ſes diſcours, le reſpect avec lequel il lui parlé, la façon dont il l’aborde, la distance où il ſe tient de lui, la façon dont il ſe range pour lui céder le pas, & d’autres choſes ſemblables qui ſont des marques d’honneur que l’inférieur rend à ſon ſupérieur.

Mais les lignes d’honneur que le ſupérieur rend à ſon inférieur conſiſtent à le louer ou à le préférer à ſon concurrent, à l’écouter plus favorablement, à lui parler plus familiérement, à lui permettre un accès plus facile, à l’employer par préférence, à le conſulter plus volontiers, à ſuivre ſon avis, à lui faire plutôt des préſens que de lui donner de l’argent, ou s’il lui donne de l’argent de lui en donner aſſez pour empêcher de ſoupçonner qu’il avoit beſoin d’un peu ; car le beſoin de peu marque une plus grande pauvreté que le beſoin de beaucoup. Voilà ſuffiſamment d’exemples des ſignes d’honneur & de pouvoir.

§. 7. Le reſpect ou la vénération eſt la conception que nous avons qu’un autre a le pouvoir de nous faire du bien & du mal, mais non la volonté de nous nuire.

§. 8. C’eſt le plaiſir ou le déplaiſir que cauſent aux hommes les ſignes d’honneur ou de déshonneur qu’on leur donne, qui conſtitue la nature des paſſions dont nous allons parler dans le Chapitre ſuivant.
CHAPITRE IX.
§. 1. De la Gloire, de la fauſſe Gloire, de la vaine Gloire. 2. De l’Humilité & de l’Abjection. 3. De la Honte. 4. Du Courage. 5. De la Colere. 6. De la Vengeance. 7. Du Repentir. 8. De l’Eſpérance, du Déſespoir, de la Défiance. 9. De la Confiance. 10. De la Pitié & de la Dureté. 11. De l’Indignation. 12. De l’Emulation & de l’Envie. 13. Du Rire. 14. Des Pleurs. 15. De la Luxure. 16. De l’Amour. 17. De la Charité. 18. De l’Admiration & de la Curioſité. 19. De la pasſion de ceux qui courent en foule pour voir le danger. 20. De la grandeur d’ame & de la puſillanimité. 21. Vue générale des paſſions comparées à une courſe.

§. 1.
La Gloire, ce sentiment intérieur de complaiſance, ce triomphe de l’eſprit, eſt une paſſion produite par l’imagination ou par la conception de notre propre pouvoir que nous jugeons ſupérieur au pouvoir de celui avec lequel nous diſputons ou nous nous comparons. Les ſignes de cette paſſion, indépendamment de ceux qui ſe peignent ſur le viſage & ſe montrent par des geſtes que l’on ne peut décrire, ſont la jactance dans les paroles, l’inſolence dans les actions ; cette paſſion eſt nommée orgueil par ceux à qui elle déplaît ; mais ceux à qui elle plaît l’appellent une juſte appréciation de ſoi-même. Cette imagination de notre pouvoir ou de notre mérite perſonnel peut être fondée ſur la certitude d’une expérience tirée de nos propres actions ; alors la gloire eſt juſte & bien fondée, & elle produit l’opinion qu’on peut l’accroître par de nouvelles actions ; opinion qui eſt la ſource de cette appétence ou deſir qui nous fait aſpirer à nous élever d’un dégré de pouvoir à un autre.

Cette même paſſion peut bien ne pas venir de la conſcience que nous avons de nos propres actions, mais de la réputation & de la confiance en autrui, par où nous pouvons avoir une bonne opinion de nous mêmes & pourtant nous tromper ; c’eſt-là ce qui conſtitue la fauſſe Gloire, & le deſir qu’elle fait naître n’a qu’un mauvais ſuccès. De plus, ce que l’on appelle ſe glorifier & ce qui eſt auſſi une imagination, c’eſt la fiction d’actions faites par nous-mêmes tandis que nous ne les avons point faites ; comme elle ne produit aucun deſir & ne fait faire aucun effort pour aller en avant, elle eſt inutile & vaine ; comme ſi un homme s’imaginoit qu’il eſt l’auteur des actions qu’il lit dans un Roman ou qu’il reſſemble à quelque héros dont il admire les exploits. C’eſt-là ce qu’on nomme vaine Gloire, elle eſt dépeinte dans la fable de la Mouche qui placée ſur l’eſſieu d’une voiture s’applaudit de la pouſſiere qu’elle excite. L’expreſſion de la vaine gloire eſt ce ſouhait, que dans les Ecoles on a cru mal à propos devoir diſtinguer par le nom de velléité ; on a cru qu’il falloit inventer un nouveau mot pour exprimer une nouvelle paſſion que l’on croyoit ne point exiſter auparavant. Les ſignes extérieurs de la vaine gloire conſiſtent à imiter les autres, à uſurper les marques des vertus qu’on n’a pas, à en faire parade, à montrer de l’affectation dans ſes manieres, à vouloir ſe faire honneur de ſes rêves, de ſes avantures, de la naiſſance, de ſon nom &c.

§. 2. La paſſion contraire à la gloire qui eſt produite par l’idée de notre propre foibleſſe, eſt appellée humilité par ceux qui l’approuvent, les autres lui donnent le nom de baſſeſſe & d’abjection. Cette conception peut être bien ou mal fondée ; lorſqu’elle eſt bien fondée, elle produit la crainte d’entreprendre quel que choſe d’une façon inconſidérée ; ſi elle eſt mal fondée, elle dégrade l’homme au point de l’empêcher d’agir, de parler en public, d’eſpérer un bon ſuccès d’aucune de ſes entrepriſes.

§. 3. Il arrive quelquefois qu’un homme qui a bonne opinion de lui-même & avec fondement, peut toutefois en conſéquence de la témérité que cette paſſion lui inſpire, découvrir en lui quelque foibleſſe ou défaut dont le ſouvenir l’abbat, & ce ſentiment ſe nomme honte ; celle-ci en calmant ou refroidiſſant ſon ardeur le rend plus circonſpect pour l’a venir. Cette paſſion eſt un ſigne de foibleſſe, ce qui eſt un déshonneur ; elle peut être auſſi un ſigne de ſcience, ce qui eſt honorable. Elle ſe manifefte par la rougeur, qui ſe montre moins fortement dans les perſonnes qui ont la con ſcience de leurs propres défauts parce qu’elles ſe trahiſſent d’autant moins ſur les foibleſſes qu’elles ſe reconnoiſſent.

§. 4. Le Courage, dans une ſignification étendue, eſt l’abſence de la crainte en préſence d’un mal quelconque ; mais pris dans un ſens plus commun & plus ſtrict, c’eſt le mépris de la douleur & de la mort lorſqu’elles s’oppoſent à un homme dans la voie qu’il prend pour parvenir à une fin.

§. 5. La Colere, ou le courage ſoudain, n’eſt que l’appétence ou le deſir de vaincre un obſtacle ou une oppoſition préſente ; on l’a communément définie un chagrin produit par l’opinion du mépris, mais cette définition ne s’accorde point avec l’expérience qui nous prouve très-ſouvent que nous nous mettons en colere contre des objets inanimés, & par conſéquent incapables de nous mépriſer.

§. 6. La Vengeance eſt une paſſion produite par l’attente ou l’imagination de faire enſorte que l’action de celui qui nous a nui lui devienne nuiſible à lui même, & qu’il le reconnoiſſe. C’eſt-là la vengeance pouſſée à ſon plus haut point, car quoiqu’il ne ſoit pas difficile d’obliger un ennemi à ſe repentir de ses actions en lui rendant le mal pour le mal, il eſt bien plus difficile de le lui faire avouer, & bien des hommes aime roient mieux mourir que d’en convenir, La vengeance ne fait point deſirer la mort de l’ennemi mais de l’avoir en ſa puiſſance & de le ſubjuğuer. Cette pasſion fut très-bien exprimée par une exclamation de Tibere, à l’occaſion d’un homme qui, pour fruſtrer ſa vengeance, s’étoit tué dans la priſon, il m’a donc échappé ? Un homme qui hait a le deſir de tuer, afin de ſe débarraſſer de la peur, mais la vengeance ſe propoſe un triomphe que l’on ne peut plus exercer ſur les morts.

§. 7. Le Repentir eſt une paſſion produite par l’opinion ou la connoiſſance qu’une action qu’on a faite, n’eſt point propre à conduire au but qu’on ſe propoſe ; ſon effet eſt de faire quitter la route que l’on ſuivoit afin d’en prendre une autre qui conduiſe à la fin que l’on enviſage. L’attente ou la conception de rentrer dans la vraie route eſt la Joye, ainſi le Repentir eſt compoſé de l’une & de l’autre, mais c’eſt la joye qui prédomine ſur la peine, ſans quoi tout y ſeroit douloureux, ce qui ne peut être vrai, vu que celui qui s’achemine vers une fin qu’il croit bonne & avantageuſe le fait avec deſir ou appétence, or l’appétence eſt une joye, comme on a vu dans le Chapitre II. Paragraphe 2.

§. 8. L’Eſpérance eſt l’attente d’un bien à venir, de même que la crainte eſt l’attente d’un mal futur. Mais lorsque des cauſes dont quelques-unes nous font attendre du bien & d’autres nous font attendre du mal, agiſſent alternativement ſur notre eſprit, ſi les cauſes qui nous font attendre le bien ſont plus fortes que celles qui nous font attendre le mal, la paſſion eſt toute eſpérance ; ſi le contraire arrivé, toute la paſſion de vient crainte. La privation totale d’espérance ſe nomme déſespoir, dont la défiance eſt un dégré.

§. 9. La Confiance eſt une paſſion produite par la croyance ou la foi que nous avons en celui de qui nous attendons ou nous eſpérons du bien ; elle eſt ſi dégagée d’incertitude que dans cette croyance nous ne prenons point d’autre route pour obtenir ce bien. La Défiance eſt un doute qui fait que nous nous pour voyons d’autres moyens moyens. Il eſt évident que c’eſt-là ce qu’on entend par les mots confiance & défiance, un homme n’ayant recours à un ſecond moyen pour réuſſir que dans l’incertitude ſur le ſuccès du premier.

§. 10. La Pitié eſt l’imagination ou la fiction d’un malheur futur pour nous mêmes, produite par le ſentiment du malheur d’un autre. Lorſque ce mal heur arrive à une perſonne qui ne nous ſemble point l’avoir mérité, la pitié de vient plus forte, parce qu’alors il nous paroît qu’il y a plus de probabilité que le même malheur nous peut arriver, le mal qui arrive à un homme innocent pouvant arriver à tout homme. Mais lorſque nous voyons un homme puni pour de grands crimes dans leſquels nous ne pouvons aiſément imaginer que nous tomberons nous-mêmes, la pitié eſt beaucoup moindre. Voilà pourquoi les hommes ſont diſpofés à compâtir à ceux qu’ils aiment ; ils penſent que ceux qu’ils aiment ſont dignes d’être heureux, & par conſéquent ne méritent point le mal. C’eſt encore la raiſon pourquoi l’on a pitié des vices de quelques perſonnes, dès le premier coup d’œil, parce qu’on avoit pris du goût pour elles ſur leur phyſionomie. Le contraire de la pitié eſt la dureté du cœur ; elle vient ſoit de la lenteur de l’imagination, ſoit d’une forte opinion où l’on eſt d’être exempt d’un pareil malheur, ſoit de la myſanthropie ou de l’averſion qu’on a pour les hommes.

§. 11. L’Indignation eſt le déplaiſir que nous cauſe l’idée du bon ſuccès de ceux que nous en jugeons indignes. Cela poſé, comme les hommes s’imaginent que tous ceux qu’ils haïſſent ſont indignes du bonheur, ils croient qu’ils ſont indignes non ſeulement de la fortune dont ils jouiſſent mais même des vertus qu’ils poſſedent. De toutes les paſſions il n’en eſt pas qui ſoient plus fortement excitées par l’éloquence que l’indignation & la pitié ; l’aggravation du malheur & l’exténuation de la faute augmentent la pitié ; l’exténuation du mérite d’une perſonne & l’augmentation de ſes ſuccès font capables de changer ces deux paſſions en fureur.

§. 12. L’Emulation eſt un déplaiſir que l’on éprouve en ſe voyant ſurpaſſé par un concurrent, accompagné de l’eſpérance de l’égaler ou de le ſurpaſſer à ſon tour avec le tems. L’Envie eſt ce même déplaiſir accompagné du plaiſir que l’on conçoit dans ſon imagination par l’idée du malheur qui peut arriver à ſon rival.

§. 13. Il exiſte une paſſion qui n’a point de nom, mais elle ſe manifeſte par un changement dans la phyſionomie que l’on appelle le Rire, qui annonce toujours la joye. Juſqu’à préſent perſonne n’a pu nous dire de quelle nature eſt cette joye, ce que nons penſons & en quoi conſiſte notre triomphe quand nous rions. L’expérience ſuffit pour réfuter l’opinion de ceux qui diſent que c’eſt l’eſprit renfermé dans un bon mot qui excite cette joye, puiſque l’on rit d’un accident, d’une ſottiſe, d’une indécence dans leſquels il n’y a ni eſprit ni mot plaiſant. Comme une même choſe ceſſe d’être riſible quand elle eſt uſée, il faut que ce qui excite le rire ſoit nouveau & inattendu. Souvent l’on voit des perſonnes, & ſur-tout celles qui ſont avides d’être applaudies de tout ce qu’elles font, rire de leurs propres actions, quoique ce qu’elles diſent ou font ne ſoit nullement inattendu pour elles ; elles rient de leurs propres plaiſanteries, & dans ce cas il eſt évident que la paſſion du rire eſt produite par une conception ſubite de quelque talent dans celui qui rit. L’on voit encore des hommes rire des foibleſſes des autres, parce qu’ils s’imaginent que ces défauts d’autrui ſervent à faire mieux ſortir leurs propres avantages. On rit des plaiſanteries dont l’effet conſiſte toujours à découvrir finement à notre eſprit quelque abſurdité ; dans ce cas la paſſion du rire eſt encore produite par l’imagination ſoudaine de notre propre excellence. En effet n’eſt-ce pas nous confirmer dans la bonne opinion de nous-mêmes que de comparer nos avantages avec les foibleſſes ou les abſurdités des autres ? Nous ne ſommes point tentés de rire lorſque nous ſommes nous-mêmes les objets de la plaiſanterie, ou lorſquelle s’adreſſe à un ami au deshonneur duquel nous prenons part. On pourroit donc en conclure que la paſſion du rire eſt un mouvement ſubit de vanité produit par une conception ſoudaine de quelque avantage perſonnel, comparé à une foibleſſe que nous remarquons actuellement dans les autres, ou que nous avions auparavant ; les hommes ſont diſpoſés à rire de leurs foibleſſes paſſées lorſqu’ils ſe les rappellent, à moins qu’elles ne leur cauſent un deshonneur actuel. Il n’eſt donc pas ſurprenant que les hommes s’offenſent grièvement quand on les tourne en ridicule, c’eſt-à-dire, quand on triomphe d’eux. Pour plaiſanter ſans offenſer il faut s’adreſſer à des abſurdités ou des défauts, abſtraction faite des perſonnes ; & alors toute la compagnie peut ſe joindre à la riſée ; rire pour ſoi tout ſeul excite la jalouſie des autres, & les oblige de s’examiner. De plus, il y a de la vaine gloire & c’eſt une marque de peu de mérite que de regarder le défaut d’un autre comme un objet de triomphe pour ſoi-même.

§. 14. Les Pleurs annoncent une pasſion contraire à celle qui excite le rire, Elle eſt due à un mécontentement ſoudain de nous-mêmes ou à une conception ſubite de quelque défaut en nous. Les enfans pleurent très-aiſément ; perſuadés qu’on ne doit jamais s’oppoſer à leurs deſirs, tout refus eſt un obſtacle inattendu qui leur montre qu’ils ſont trop foible pour ſe mettre en poſſeſſion des choſes qu’ils voudroient avoir. Pour la même raiſon les femmes ſont plus ſujettes à pleurer que les hommes, non ſeulement parce qu’elles ſont moins accoutumées à la contradiction, mais encore parce qu’elles meſurent leur pouvoir ſur celui de l’amour de ceux qui les protegent. Les hommes vindicatifs ſont ſujets à pleurer lorſque leur vengeance eſt arrêtée ou fruſtrée par le repentir de leur ennemi ; voilà la cauſe des larmes que la réconciliation fait verſer. Les perſonnes vindicatives ſont encore ſujettes à pleurer à la vue des gens dont elles ont compaſſion lorſqu’elles viennent à ſe rappeller ſoudain qu’elles n’y peuvent rien faire. Les autres pleurs dans les hommes ſont communément produits par les mêmes cauſes que ceux des femmes & des enfans.

§. 15. L’appétit que l’on nomme Luxure & la jouiſſance qui en eſt la ſuite, eſt non ſeulement un plaiſir des ſens, mais de plus il renferme un plaiſir de l’eſprit ; en effet il eſt compoſé de deux appétits différens, le deſir de plaire & le deſir d’avoir du plaiſir. Or le deſir de plaire n’eſt point un plaiſir des ſens, mais c’eſt un plaiſir de l’eſprit qui conſiſte dans l’imagination du pouvoir que l’on a de donner du plaiſir à un autre. Le mot de Luxure étant pris dans un ſens défavorable, l’on déſigne cette paſſion ſous le nom d’Amour qui annonce le deſir indéfini qu’un ſexe a pour l’autre, deſir auſſi naturel que la faim.

§. 16. Nous avons déjà parlé de l’amour entant que l’on déſigne par ce mot le plaiſir que l’homme trouve dans la jouiſſance de tout bien préſent. Sous cette dénomination il faut comprendre l’affection que les hommes ont les uns pour les autres, ou le plaiſir qu’ils trouvent dans la compagnie de leurs ſemblables, en vertu duquel on les dit ſociables. Il eſt une autre eſpece d’amour que les Grecs nomment Ερως, c’eſt celui dont on parle quand on dit qu’un homme eſt amoureux ; comme cette pasſion ne peut avoir lieu ſans une diverſité de ſexe, on ne peut disconvenir qu’il participe de cet amour indéfini dont nous avons parlé dans le paragraphe précédent. Mais il y a une grande différence entre le deſir indéfini d’un homme, & ce même deſir limité à un objet ; c’eſt celui-ci qui eſt le grand objet des peintures des Poëtes ; cependant nonobſtant tous les éloges qu’ils en font, on ne peut le définir qu’en diſant que c’eſt un beſoin ; en effet c’eſt une conception qu’un homme a du beſoin où il eſt de la perſonne qu’il deſire. La cauſe de cette paſſion n’eſt pas toujours la beauté ou quelque autre qualité dans la perſonne aimée, il faut de plus qu’il y ait eſpérance dans la perſonne qui aime : pour s’en convaincre il n’y a qu’à faire réflexion que parmi les perſonnes d’un rang très-différent, les plus élevées prennent ſouvent de l’amour pour celles qui ſont d’un rang inférieur, tandis que le contraire n’arrive que peu ou point. Voilà pourquoi ceux qui fondent leurs eſpérances ſur quelque qualité perſonnelle, ont communément de meilleurs ſuccès en amour que ceux qui ſe fondent, ſur leurs diſcours ou leurs ſervices ; ceux qui ſe donnent le moins de peines & de ſoucis réuſſiſſent mieux que ceux qui s’en donnent beaucoup. Faute d’y faire attention bien des gens perdent leur tems, & finiſſent par perdre & l’eſpérance & l’eſprit.

§. 17. Il y a encore une autre paſſion que l’on déſigne quelquefois ſous le nom d’Amour, mais que l’on doit plus proprement appeller Bienveillance ou Charité. Un homme ne peut point avoir de plus grande preuve de ſon propre pouvoir que lorſqu’il ſe voit en état, non ſeulement d’accomplir ſes propres deſirs, mais encore d’aſſiſter les autres dans l’accompliſſement des leurs. C’eſt en cela que conſiſte la conception que l’on nomme charité, tendreſſe, bienveillance. Elle renferme d’abord l’affection naturelle que les parens ont pour leurs enfans que les Grecs ont appellé Στοργὴ ; ainſi que la diſpoſition qui porte à aſſiſter ceux qui leur ſont attachés. Mais l’affection qui nous porte ſouvent à répandre des bienfaits ſur des étrangers ne doit point être appellée charité : ou c’eſt un contract par lequel nous cherchons à acquérir leur amitié, ou c’eſt une crainte qui fait que nous en achetons la paix.

Voici l’opinion de Platon ſur l’amour honnête que ſuivant ſa coutume il met dans la bouche de Socrate dans ſon Dialogue intitulé le Banquet. Il croit qu’un homme rempli de ſageſſe & de vertu cherche naturellement une perſonne agréable, qui ſoit d’un âge & d’une capacité propre à concevoir, avec laquelle, abſtraction faite de tout plaiſir ſenſuel, il puiſſe engendrer & produire la ſageſſe & la vertu. C’eſt-là l’idée que l’on doit ſe faire de cet amour ſage & réglé que Socrate avoit pour le beau & le jeune Alcibiade, en qui ce Philoſophe ne cherchoit qu’à faire germer la ſcience & la vertu, ſentiment bien oppoſé à l’amour vulgaire ; par lequel quoique l’on génere, cependant ce n’eſt pas-là le but que l’on ſe propoſe ; c’eſt uniquement de donner & de recevoir du plaiſir. Ainſi il s’agit dans ce cas de cette charité dont nous parlons, ou du deſir d’être utile & de faire du bien aux autres ; mais pourquoi le ſage doit-il re chercher l’ignorant & montrer. plus de charité à un bel homme qu’aux autres ? Il paroît qu’en cela Socrate ſe conformoit à quelques égards au goût de ſon tems, & quoiqu’il fût très-continent & réglé dans ſes mœurs, cependant un homme continent doit avoir les paſſions qu’il contient, & les avoir autant & plus peut-être que ceux qui ſatisfont leurs deſirs ; ce qui me fait ſoupçonner que cet Amour Platonique étoit purement ſenſuel, mais ſe couvroit d’un prétexte qui pût fournir à un vieillard un motif honnête de fréquenter un jeune homme d’une figure agréable.

§. 18. Comme l’expérience eſt la baſe de toute connoiſſance, de nouvelles expériences ſont la ſource de nouvelles ſciences, & les expériences accumulées doivent contribuer à les augmenter. Cela poſé, tout ce qui arrive de neuf à un homme lui donne lieu d’eſpérer qu’il ſçaura quelque choſe qu’il ignoroit auparavant. Cette eſpérance & cette attente d’une connoiſſance future que nous pouvons acquérir par tout ce qui nous arrive de nouveau & d’étrange eſt la paſſion que nous déſignons fous le nom d’Admiration. La même paſſion conſidérée comme un deſir eſt ce qu’on nomme Curioſité, qui n’eſt que le deſir de ſçavoir ou de connoître.

Comme dans l’examen des facultés du jugement l’homme rompt toute communauté avec les bêtes par celle d’impoſer des noms aux choſes, il les ſurpaſſe encore par la paſſion de la curioſisté ; en effet quand une bête aperçoit quelque choſe de nouveau & d’étrange pour elle, elle ne la conſidere uniquement que pour s’aſsûrer ſi cette choſe peut lui être utile ou lui nuire, en conſéquence elle s’en approche où la fuit au lieu que l’homme, qui dans la plupart des événemens ſe rappelle la maniere dont ils ont été cauſés où dont ils ont pris naiſſance, cherche le commencement ou la cauſe de tout ce qui ſe préſente de neuf à lui, Cette paſſion d’admiration & de curioſité a produit non ſeulement l’invention des mots, mais encore la ſuppoſition des cauſes qui pouvoient engendrer toutes chofes. Voi1à la ſource de toute Philoſophie. L’Asaronomie eſt due à l’admiration des corps céleſtes. La Phyſique est due aux effets étranges des élémens & des corps. Les hommes acquierent des connoiſſances à proportion de leur curioſité ; un homme occupé du soin d’amaſſer des richeſſes ou de ſatisfaire ſon ambition, qui ne ſont que des objets ſenſuels relativement aux ſciences, ne trouve que très-peu de ſatisfaction à ſçavoir ſi c’eſt le mouvement du Soleil ou celui de la Terre qui produit le jour ; il ne fera attention à aucun événement étrange qu’autant qu’il peut être utile ou nuiſible à ſes vues.

La curioſité étant un plaiſir, la nouveauté doit en être un auſſi, ſur-tout quand cette nouveauté fait concevoir à l’homme une opinion vraie ou fauſſe d’améliorer ſon état ; dans ce cas un homme éprouve les mêmes eſpérances qu’ont tous les joüeurs tandis qu’on batles cartes.

§. 19. Il y a plusieurs autres paſſions mais elles n’ont point de nom ; néanmoins quelques-unes d’entre elles ont été obſervées par la plupart des hommes Par exemple, d’où peut venir le plaiſir que les hommes trouvent à contempler du rivage le danger de ceux qui ſont agités par une tempête, ou en gagés dans un combat, ou à voir d’un château bien fortifié deux armées qui ſe chargent dans la plaine ? On ne peut douter que ce ſpectacle ne leur donne de la joye, ſans quoi ils n’y courroient pas avec empreſſement. Cependant cette joye doit être mêlée de chagrin ; car ſi dans ce ſpectacle il y a nouveauté, idée de ſécurité préſente & par conſéquent plaifir ; il y a auſſi ſentiment de pitié qui eſt déplaiſir : mais le ſentiment du plaiſir prédomine tellement que les hommes, pour l’ordinaire, conſentent en pareil cas à être ſpectateurs du malheur de leurs amis.

§. 20. La grandeur d’ame n’eſt que la gloire dont j’ai parlé dans le premier paragraphe ; gloire bien fondée ſur l’expérience certaine d’un pouvoir ſuffiſant pour parvenir ouvertement à ſa fin. La puſillanimité eſt le doute de pouvoir y parvenir. Ainſi tout ce qui eſt ſigne de vaine gloire eſt auſſi ſigne de puſillanimité vû qu’un pouvoir ſuffiſant fait de la gloire un aiguillon pour atteindre ſon but. Se réjouir ou s’affliger de la réputation vraie ou fauſſe eſt encore un ſigne de puſillanimité, parce que celui qui compte ſur la réputation n’eſt pas le maître d’y parvenir. L’artifice & la fourberie ſont pareillement des ſignes de puſillanimité, parce qu’on ne s’en repoſe pas ſur leur pouvoir, mais ſur l’ignorance des autres. La facilité à ſe mettre en colere marque de la foibleſſe & de la puſillanimité, parce qu’elle montre de la difficulté dans la marche. Il en eſt de même de l’orgueil, fondé ſur la naiſſance & les ancêtres, parce que tous les hommes ſont plus diſpoſés à faire parade de leur propre pouvoir, quand ils en ont, que de celui des autres ; de l’inimitié & des diſputes avec les inférieurs, puiſqu’elles montrent que l’on n’a pas le pouvoir de terminer la diſpute ; & du penchant à ſe moquer des autres, parce que c’eſt une affectation à tirer gloire de leurs foibleſſes & non de ſon propre mérite, & de l’irréſolution qui vient de ce qu’on n’a pas aſſez de pouvoir pour mépriſer les petites difficultés qui ſe preſentent dans la délibération.

§. 21. La vie humaine peut être comparée à une courſe, & quoique la comparaiſon ne ſoit pas juſte à tous égards, elle ſuffit pour nous remettre ſous les yeux toutes les paſſions dont nous venons de parler. Mais nous devons ſuppoſer que dans cette courſe on n’a d’autre but & d’autre récompenſe que de devancer ſes concurrens.

S’efforcer, c’eſt appéter ou deſirer.

Se relâcher, c’eſt ſenſualité. Regarder ceux qui ſont en arriere, c’eſt gloire.

Regarder ceux qui précedent, c’eſt humilité.

Perdre du terrein en regardant en arriere, c’eſt vaine gloire.

Etre retenu, c’eſt haine.

Retourner ſur ſes pas, c’eſt repentir.

Etre en haleine, c’eſt eſpérance.

Etre excédé, c’eſt déſespoir.

Tâcher d’atteindre celui qui précede, c’eſt émulation.

Le ſupplanter ou le renverſer, c’eſt envie.

Se réſoudre à franchir un obſtacle prévu, c’eſt courage.

Franchir un obſtacle ſoudain, c’eſt colere.

Franchir avec aiſance, c’eſt grandeur d’ame

Perdre du terrein par de petits obſtacles, c’eſt pufillanimité.

Tomber ſubitement, c’eſt diſpoſition à pleurer.

Voir tomber un autre, c’eſt diſpoſition à rire.

Voir ſurpaſſer quelqu’un centre notre gré, c’eſt pitié.

Voir gagner le devant à celui que nous n’aimons pas, c’eſt indignation.

Serrer de près quelqu’un, c’eſt amour.

Pouſſer en avant celui qu’on ſerre, c’eſt charité.

Se bleſſer par trop de précipitation, c’eſt honte.

Etre continuellement devancé, c’eſt malheur.

Surpaſſer continuellement celui qui précédoit, c’eſt félicité.

Abandonner la courſe, c’eſt mourir.
CHAPITRE X.
§. 1. Autres cauſes des variétés dans les capacités & les talens. 2. La différence des eſprits vient de la différence des pasſions. 3. De la ſenſualité & de la ſtupidité. 4. Ce qui conſtitue le Jugement. 5. De la légéreté d’eſprit. 6. De la gravité ou fermeté. 3. De la ſtolidité. 8. De l’indocibilité. 9. De l’extravagance ou folie. 10. & 11. différentes eſpeces de folies.

§. 1.
Après avoir montré dans les Chapitres précédens que ſenſation eſt due à l’action des objets extérieurs ſur le cerveau ou ſur une ſubstance renfermée dans la tête, & que les paſſions viennent du changement qui s’y fait & qui eſt tranſmis juſqu’au cœur, en voyant que la diverſité des dégrés de connoiſſance ou de ſcience qui ſe trouvent dans les hommes eſt trop grande pour pouvoir être attribuée aux différentes conſtitutions de leurs cerveaux, il convient de faire connoître ici quelles peuvent être les autres cauſes qui produiſent tant de variétés dans les capacités & les talens par leſquels nous remarquons tous les jours qu’un homme en ſurpaſſe un autre. Quant à la différence que produiſent la maladie & les infirmités accidentelles, je n’en parle point comme étant étrangere à mon ſujet, & je ne conſidere que l’homme en ſanté, ou dont les organes ſont bien diſpoſés. Si la différence dans les facultés étoit due au tempérament naturel du cerveau, je n’imagine point de raiſon pourquoi cette différence ne ſe manifeſteroit pas d’abord & de la façon la plus marquée dans tous les ſens, qui étant les mêmes dans les plus ſages que dans les moins ſages, indiquent une même nature dans le cerveau qui eſt l’organe commun de tous les ſens.

§. 2. L’expérience nous montre que les mêmes cauſes ne produiſent pas la joie & la triſteſſe dans tous les hommes, & qu’ils different conſidérablement les uns des autres dans la conſtitution de leurs corps ; d’où il arrive que ce qui ſoutient & favoriſe la conſtitution vitale dans l’un, & par conſéquent lui plaît, nuit à celle d’un autre & lui cauſe du déplaiſir. Ainſi la différence des eſprits tire ſon origine de la différence des pasſions & des fins différentes auxquelles l’appétence les conduit.

§. 3. En premier lieu les hommes dont le but eſt d’obtenir les plaiſirs des ſens, & qui communément cherchent leurs aiſes, les mets délicats, à charger & à décharger leur corps, doivent trouver beaucoup moins de plaiſir dans les imaginations qui ne conduiſent point à ces fins, telles que ſont les idées de l’honneur, de la gloire, &c. qui, comme je l’ai dit ci-devant, ſont relatives au futur, En effet la ſenſualité conſiſte dans les plaiſirs des ſens, qu’on n’éprouve que dans le moment ; ils ôtent l’inclination d’obſerver les choſes qui procurent de l’honneur, & par conſéquent font que les hommes ſont moins curieux ou moins ambitieux, ce qui les rend moins attentifs à la route qui conduit à la ſcience, fruit de la curioſité, ou à tout autre pouvoir iſſu de l’ambition : car c’eſt dans ces deux choſes que conſiſte l’excellence du pouvoir de connoître ; & c’eſt le défaut abſolu de ce pouvoir qui produit ce qu’on nomme ſtupidité ; c’eſt la ſuite de l’appétit des plaiſirs ſenſuels, & l’on pourroit conjecturer que cette paſſion a ſa ſource dans la groſſiéreté des eſprits & dans la difficulté du mouvement du cœur.

§. 4. La diſpoſition contraire eſt ce mouvement rapide de l’eſprit (décrit au Chapitre IV. §. 3.) qui eſt accompagné de la curioſité de comparer les uns avec les autres les objets qui ſe préſentent à nous ; comparaiſon dans laquelle l’homme ſe plaît à découvrir une reſſemblance inattendue entre des choſes qui ſembloient diſparates, en quoi l’on fait conſiſter l’excellence de l’imagination qui produit ces agréables ſimilitudes, ces métaphores, ces figures à l’aide des quelles les Orateurs & les Poëtes ont le pouvoir de rendre les objets agréables ou désagréables, & de les montrer bien ou mal aux autres de la façon qu’il leur plaît : ou bien l’homme découvre promptement de la diſſimilitude entre des objets qui ſembloient être les mêmes : c’eſt au moyen de cette qualité de l’eſprit qu’il s’avance à une connoiſſance exacte & parfaite des choſes ; le plaiſir qui en réſulte conſiſte dans une inſtruction continuelle dans la juſte diſtinction des tems, des lieux, des perſonnes, ce qui conſtitue le Jugement. Juger n’eſt autre chofe que diſtinguer ou diſcerner ; l’imagination & le jugement ſont compris communément ſous le nom d’eſprit, qui paroît conſiſter dans une agilité ou ténuité des liqueurs ſubtiles, oppoſée à la langueur de ceux que l’on traite de ſtupides.

§. 5. Il y a un autre défaut de l’eſprit que l’on nomme légéreté qui décele pareillement une mobilité dans les eſprits, mais portée à l’excès ; nous en avons des exemples dans les perſonnes qui au milieu d’un diſcours ſérieux ſont detournées par une bagatelle ou une plaiſanterie, ce qui leur fait faire des parenthèſes, les écarte de leur ſujet & donne à ce qu’elles diſent l’air d’un rêve ou d’un délire étudié. Cette diſpoſition eſt produite par une curioſité, mais trop égale ou trop indifférente ; puiſque les objets faiſant tous une impreſſion égale & plaiſant également, ils ſe préſentent en foule pour être exprimés & ſortir à la fois.

§. 6. La vertu oppoſée à ce défaut eſt la gravité ou fermeté ; l’atteinte du but étant ſon principal plaiſir, elle ſert à diriger & à retenir dans la route qui y mene toutes les autres penſées.

§. 7. L’extrême de la ſtupidité eſt cette ſottiſe naturelle que l’on peut nommer ſolidité ; mais je ne ſçai quel nom donner à l’extrême de la légéreté, quoi qu’elle ſoit une ſottiſe diſtinguée de l’autre & que chaque homme ſoit à portée de l’obſerver.

§. 8. Il y a un défaut de l’eſprit que les Grecs ont déſigné ſous le nom d ’Αμαθία indocibilité, ou difficulté d’appren dre & de s’inſtruire ; cette diſpoſition paroît venir de la fauſſe opinion où l’on eſt que l’on connoît déjà la vérité ſur l’objet dont il s’agit, car il eſt certain qu’il y a moins d’inégalité de capacité entre les hommes, que d’inégalité d’évidence entre ce qu’enſeignent les Mathématiciens & ce qui ſe trouve dans les autres livres. Si donc les eſprits des hommes étoient comme un papier blanc ou comme une table raſe, ils ſeroient également diſpoſés à reconnoître la věrité de tout ce qui leur ſeroit préſenté ſuivant une méthode convenable & par de bons raiſonnemens ; mais lorſqu’ils ont une fois acquieſcé à des opinions fauſſes & les ont authentiquement enregiſtrées dans leurs eſprits, il eſt tout auſſi impoſſible de leur parler intelligiblement que d’écrire liſiblement ſur un papier déjà barbouillé d’écriture. Ainſi la cauſe immédiate de l’indocibilité eſt le préjugé, & la cauſe du préjugé eſt une opinion fauſſe de notre propre ſçavoir.

§. 9. Un autre défaut eſſentiel de l’eſprit eſt celui que l’on nomme extravagance, folie, qui paroît être une imagination tellement prédominante qu’elle devient la ſource de toutes les autres paſſions. Cette conception n’eſt qu’un effet de vaine gloire ou d’abbattement, comme on peut en juger par les exemples ſuivans, qui tous ſemblent être dus ſoit à l’orgueil ſoit à la foibleſſe d’ame, En premier lieu nous avons l’exemple d’un homme qui, dans le Quartier nommé Chéapſide à Londres, prêchoit du haut d’une charette qui lui ſervoit de chaîre & diſoit qu’il étoit le Chriſt, ce qui étoit l’effet d’une folie & d’un orgueil ſpirituel. Nous avons encore eu pluſieurs exemples d’une folie ſçavante dans un grand nombre d’hommes qui entroient en délire toutes les fois que quelque occaſion les faiſoit reſſouvenir de leur propre habileté. On peut mettre au nombre de ces Sçavans inſenſés ceux qui prétendent fixer le tems de la fin du monde & qui débitent de ſemblables prophéties. L’extravagance galante de Dom Quichotte n’eſt qu’une expreſſion de vaine gloire au plus haut point où la lecture des romans puiſſe porter un homme d’un eſprit rétréci. Les fureurs cauſées par l’amour ne ſont que des effets d’une forte indignation produite dans le cerveau par l’idée de ſe voir mépriſé d’une maîtreſſe. L’orgueil affecté dans le maintien extérieur & les procédés a rendu fous bien des gens, & les a fait paſſer pour tels ſous le nom d’hommes fantaſques & bizarres.

§. 10. Voilà des exemples des extrémes, mais nous en avons encore des différens dégrés auxquels l’on eſt porté par ces paſſions que l’on peut mettre au nombre des folies. C’eſt, par exemple, une folie du premier ordre dans un homme de ſe croire inſpiré ſans en avoir de preuves évidentes, ou de s’imaginer que l’on éprouve des effets de l’eſprit de Dieu que n’éprouvent point les autres perſonnes pieuſes. Nous avons un exemple du ſecond ordre dans ceux qui ne parlent que par ſentences tirées des Auteurs Grecs ou Latins. La galanterie, les amours, les düels qui ſont maintenant en vogue font encore des folies d’une autre nuance. La malice eſt une nuance de la fureur & l’affectation eſt un commencement de phrénéſie.

§. 11. Les exemples qui viennent d’être rapportés nous montrent les dégrés de folie réſultans d’un excès d’orgueil ou de bonne opinion de ſoi-même ; mais nous avons encore des exemples de folies & de leurs différentes nuances produites par un excès de crainte & d’abjection d’ame. Tels ſont ces hypocondriaques qui ſe croyent fragiles comme du verre, ou qui ſont affectés par des imaginations pareilles. Nous remarquons les différens dégrés de cette démence dans toutes les perſonnes mélancoliques qui ſont communément tourmentées de craintes chimériques.
CHAPITRE XI.
§. 1. 2. & 3. De la Divinité. Ce que l’on conçoit par le nom de Dieu, & ce que ſignifient les attributs qu’on lui donne. 4. Ce qu’on entend par le mot Eſprit. 5. Ce qu’on peut penſer ſur la nature des Anges ou Eſprits, d’après l’Ecriture Sainte. 6. L’opinion des Payens touchant les Eſprits, ne proxve point leur exiſtence. 7. Elle n’eſt fondée que ſur la foi que nous avons dans la Révélation. Caracteres du bon & du mauvais Eſprit, de la bonne & de la mauvaiſe Inſpiration. 8. La divinité des Ecritures n’eſt fondée que ſur la foi. 9. La foi n’eſt que la confiance en des hommes vraiment inſpirés. 10. Dans le doute on doit préférer, à ſa propre opinion, celle de l’Egliſe. 11. Affections des hommes envers Dieu. 12. Comment on honore Dieu.
§. 1.


Nous avons parlé juſqu’ici des choſes naturelles & des pasſions qu’elles produiſent naturellement : maintenant comme nous donnons des noms non ſeulement aux objets naturels mais encore aux ſurnaturels, & comme nous devons attacher une conception ou un ſens à tous les noms, il faut nous conſidérions quelles font les penſées ou les imaginations que nous avons dans l’eſprit lorſque nous prononçons le ſaint nom de Dieu, & les noms des vertus ou qualités que nous lui attribuons. Nous examinerons auſſi quelle eſt l’image qui ſe préſente à notre eſprit quand nous entendons prononcer le mot Eſprit ou celui des Anges bons ou mauvais.

§. 2. Comme le Dieu Tout-puiſſant eſt incompréhenſible, il s’enſuit que nous ne pouvons avoir de conception ou d’image de la Divinité ; conſéquemment tous ſes attributs n’annoncent que l’impoſſibilité de concevoir quelque choſe touchant ſa nature dont nous n’avons d’autre conception, ſinon que Dieu exifte. Nous reconnoiffons naturellement que les effets annoncent un pouvoir de les produire avant qu’ils aient été produits, & ce pouvoir ſuppoſe l’exiſtence antérieure de quelque Etre revêtu de ce pouvoir. L’Etre exiſtant avec ce pouvoir de produire, s’il n’étoit point éternel, devroit avoir été pro duit par quelque Etre antérieur à lui, & celui-ci par un autre Etre qui l’auroit précédé. Voilà comme en remontant de cauſes en cauſes nous arrivons à un pouvoir éternel, c’eſt-à-dire, antérieur à tout, qui eſt le pouvoir de tous les pouvoirs & la cauſe de toutes les cauſes. C’eſt-là ce que tous les hommes conçoivent par le nom de Dieu, qui renferme éternité, incompréhenſibilité, toute-puiſſance. Ainſi tous ceux qui veulent y faire attention ſont à portée de ſçavoir que Dieu eſt, quoiqu’ils ne puiſſent point ſçavoir ce qu’il eſt. Un aveugle-né, quoiqu’il lui ſoit impoſſible de ſe faire une idée du feu, ne peut pas ne point ſçavoir qu’il exiſte une choſe que les hommes appellent du feu, vu qu’il eſt à portée de ſentir fa chaleur.

§. 3. Lorſque nous diſons de Dieu qu’il voit, qu’il entend, qu’il parle, qu’il ſçait, qu’il aime, &c. mots par leſquels nous comprenons quelque choſe dans les hommes à qui nous les attribuons, nous ne concevons plus rien lorſque nous les attribuons à la nature divine. C’eſt très-bien raiſonner que de dire : le Dieu qui a fait l’œil ne verra-t-il pas ; le Dieu qui a fait l’oreille n’entendra-t-il pas ? Et ce n’eſt pas moins bien raiſonner que de dire : le Dieu qui a fait l’œil n’eſt-il pas en état de voir ſans œil ? ou celui qui a fait l’oreille n’entendra-t-il pas fans oreilles ? celui qui a fait le cerveau ne ſçaura-t-il pas fans cerveau ? celui qui a fait le cœur n’aimera-til pas ſans avoir un cœur ? Ainſi les attributs que l’on donne à la Divinité ne ſignifient que notre incapacité ou le reſpect que nous avons pour lui. Ils annoncent notre incapacité lorſque nous diſons qu’il eſt incompréhenſible & infini. Ils annoncent notre reſpect quand nous lui donnons les noms qui parmi nous ſervent à déſigner les choſes que nous louons & que nous exaltons tels que ceux de tout-puiſſant, d’omniſcient, de juſte, de miſéricordieux, &c. Quand Dieu ſe donne à lui même ces noms dans les Saintes Ecritures, ce n’eſt que ἀνθρωποπαθῶς, c’eſt-à-dire, pour s’accommoder à notre façon de parler, ſans quoi nous ſerions dans l’impoſſibilité de l’entendre.

§. 4. Par le mot Eſprit, nous entendons un corps naturel d’une telle ſubtilité qu’il n’agit point ſur les ſens, mais qui remplit une place, comme pourroit la remplir l’image d’un corps viſible. Ainſi la conception que nous avons d’un Eſprit eſt celle d’une figure ſans couleur : dans la figure nous concevons dimenſion ; par conſéquent concevoir un Eſprit c’eſt concevoir quelque choſe qui a des dimenſions : mais qui dit un Eſprit ſurnaturel dit une ſubſtance ſans dimenſions, deux mots qui ſe contrediſent. Ainſi quand nous attribuons le mot Eſprit à Dieu, nous ne le lui attribuons non plus ſelon l’expreſſion d’une choſe que nous concevons, que quand nous lui attribuons le ſentiment & l’intellect ; c’eſt une maniere de lui marquer notre respect, que cet effort en nous de faire abſtraction en lui de toute ſubſtance corporelle & groſſiere.

§. 5. Il n’eſt pas poſſible par les ſeuls moyens naturels de connoître même l’exiſtence des autres Etres que les hommes appellent Eſprits incorporels. Nous qui ſommes des Chrétiens nous admettons l’exiſtence des Anges bons & mauvais, & des Eſprits ; nous diſons que l’ame humaine eſt un Eſprit & que ces Eſprits ſont immortels, mais il eſt impoſſible de le ſçavoir, c’eſt-à-dire, d’avoir une évidence naturelle de ces choſes. Car, comme on a dit dans le Chapitre VI. §. 3., toute évidence eſt conception, & par le Chapitre III. §. 1, toute conception eſt imagination & vient des ſens. Or nous ſuppoſons que les Eſprits ſont des ſubſtances qui n’agisſent point ſur les ſens, d’où il ſuit qu’ils ne ſont point poſſibles à concevoir.

Mais quoique l’Ecriture admette des Eſprits, elle ne dit en aucun endroit qu’ils ſoient incorporels, dans le ſens qu’ils ſoient privés de dimenſions & de qualités ; & même je ne penſe pas que le mot incorporel ſe trouve dans toute la Bible ; mais il y eſt dit que l’Eſprit habite dans les hommes, qu’il deſcend ſur les hommes, qu’il va & qu’il vient, que des Eſprits ſont des Anges, c’eſt-à-dire, des Meſſagers ; tous ces mots impliquent localité qui eſt une dimenſion ; or tout ce qui a dimenſion eſt corps, quelque ſubtil qu’on le ſuppoſe. Il me paroît donc que l’Ecriture eſt plus favorable à ceux qui prétendent que les Anges & les Eſprits ſont corporels qu’à ceux qui ſoutiennent le contraire ; c’eſt une contradiction palpable dans le discours naturel que de dire en parlant de l’ame humaine qu’elle eſt toute dans le tout & toute dans chaque partie du tout, tota in tote, & tota in qualibet parte corporis : propoſition qui n’eſt fondée ni ſur la raiſon, ni ſur la révélation, mais qui vient de l’ignorance de ce que ſont les choſes que l’on nomme des Spectres, ces images qui ſe montrent dans l’obſcurité aux enfans & à ceux qui ſont peureux, & d’autres imaginations étranges dont j’ai parlé dans le Chapitre III. §. 5. où je les appelle des Phantômes. Car en les prenant pour des choſes réelles placées hors de nous comme les corps, & en les voyant paroître & ſe diſliper d’une façon ſi étrange & ſi peu ſemblable à la façon d’agir des corps, comment les déſigner autrement que ſous le nom de corps incorporels ? Ce qui n’eſt pas un nom, mais une abſurdité du langage.

§. 6. Il eſt vrai que les Payens & toutes les nations du monde ont reconnu qu’il y avoit des Eſprits que l’on a regardés comme incorporels, d’où l’on pourroit vouloir conclure qu’un homme ſans le ſecours des Saintes Ecritures peut à l’aide des ſeules lumieres de la raiſon parvenir à connoître qu’il exiſte des Eſprits, mais les idées que les Payens ont eu des Eſprits ſont, comme je l’ai dit ci-devant, les ſuites de l’ignorance de la cauſe des phantômes & des apparitions. Ce fut cette ignorance qui fit éclore chez les Grecs une foule de Dieux & de Démons bons & mauvais & de Génies pour chaque homme. Mais cela ne prouve pas qu’il exiſte des Eſprits. Cela n’eſt qu’une opinion fauſſe de la force de l’imagination.

§. 7. En voyant donc que la connoiſſance que nous avons des Eſprits n’eſt point une connoiſſance naturelle, mais eſt fondée ſur la foi que nous avons dans la révélation ſurnaturelle faite à ceux de qui nous tenons les Saintes Ecritures, il ſuit encore que c’eſt ſur l’Ecriture que doit ſe fonder la connoiſſance que nous avons de l’inſpiration qui eſt l’opération de l’eſprit en nous. Les ſignes qu’on nous y donne de l’inſpiration ſont les miracles lorſqu’ils ſont tels qu’il ſoit impoſſible à l’impoſture humaine d’en faire de ſemblables. C’eſt ainſi, par exemple, que l’inſpiration du Prophête Elie fut prouvée par le feu du ciel qui tomba miraculeuſement & conſuma l’offrande du ſacrifice.

Mais les ſignes auxquels nous pouvons reconnoître ſi un Eſprit eſt bon ou mauvais, ſont les mêmes que ceux par lesquels nous diſtinguons ſi un homme ou un arbre ſont bons ou mauvais, ſçavoir, les actions & les fruits ; en effet il y a des Eſprits ſéducteurs & menteurs par qui les hommes ſont quelquefois inſpirés, de même qu’il y en a qui reçoivent leurs inſpirations des Eſprits de vérité. L’Ecriture nous dit de juger des Eſprits par leur doctrine & non de la doctrine par les Eſprits ; car Jéſus-Chriſt notre Sauveur nous a défendu de régler notre foi ſur les miracles (Voyez S. Mathieu Chapitre XXIV. verſet 24.) Et S. Paul dit dans l’Epitre aux Galates Chap. I. verſ. 8. Quand un Ange du ciel Vous prêcheroit un autre Evangile, qu’il ſoit anathême. Cela nous prouve clairement que nous ne devons point juger d’après l’Ange ſi une doctrine eſt vraie ou non. S. Jean nous dit de même Chap. IV. v. 1. de ne pas croire à tout Eſprit vu qu’il s’eſt répandu des faux Prophêtes dans le monde. Voici, dit— il, à quoi vous reconnoîtrez l’Eſprit de Dieu ; tout Eſprit qui ne confeſſe pas que Jéſus-Chrift eſt venu dans la chair, n’eſt point de Dieu, & c’est-là l’Eſprit de l’Antechriſt. Au verſet 15 ; il ajoute quiconque reconnoît que Jéſus-Chriſt eſt le fils de Dieu, Dieu habitera en lui & il habitera en Dieu.

Ainſi la connoiſſance que nous avons de la bonne & de la mauvaiſe inſpiration ne nous vient pas par la viſion d’un Ange qui nous l’enſeignera, ni par un miracle qui paroîtra confirmer ſes paroles, mais elle doit ſe fonder ſur la conformité de ſa doctrine avec cet article fondamental de la foi chrétiennes & ſuivant St. Paul, le ſeul fondement de cette foi eſt que Jéſus-Chriſt eſt venu dans la chair. I. Corinth, Chap. III. verſ. 2.

§. 8. Mais ſi c’eſt à ce caractere que l’on doit reconnoître l’inſpiration, & ſi ce caractere doit être reconnu & crų ſur l’autorité des Saintes Ecritures quelqu’un demandera, peut-être, comment l’on peut ſçavoir que ces Ecritures méritent d’avoir une ſi grande autorité, une autorité égale à celle de la voix de Dieu même, en un mot comment on ſçait que l’Ecriture eſt la parole de Dieu ?

En premier lieu il eſt évident que ſi par connoiſſance nous entendons une ſcience infaillible & naturelle telle que celle qui a été définie au Chapitre VI. §. 4. c’eſt-à-dire, qui nous vienne des ſens, nous ne pouvons pas nous flatter de ſçavoir de cette maniere que l’Ecriture eſt la parole de Dieu, cette connoiſſance n’étant pas fondée ſur des conceptions produites par les ſens. Si par-là nous entendons une connoiffance ſur naturelle, nous ne pouvons l’avoir que par inſpiration, & nous ne pouvons juger de cette inſpiration que par la doctrine, d’où il ſuit que nous n’avons point là-deſſus une ſcience que l’on puiſſe proprement nommer infaillible ni par une voie naturelle ni par une voie ſurnaturelle. Cela poſé, la connoiſſance que nous avons que les Ecritures ſont la parole de Dieu ne peut être fondée que ſur la foi, que St. Paul définit dans l’Epitre aux Hébreux Chap. XI. verſet 1. l’évidence des chofes inviſibles, c’eſt-à-dire, qui ne ſont évidentes que par la foi. En effet tout ce qui eſt évident ſoit par la raiſon naturelle, ſoit par la révélation ſurnaturelle, ne s’appelle point foi ; ſans cela la foi ne ceſſeroit pas plus que la charité, quand nous ſerons dans le ciel, ce qui eſt contraire à la doctrine de l’Ecriture, & il n’eſt pas dit que nous croyons mais que nous ſçavons les choſes qui ſont évidentes.

§. 9. En voyant donc que la confesſion ou la reconnoiſſance que les Ecritures ſont la parole de Dieu n’eſt point fondée ſur l’évidence mais ſur la foi, & la foi ſuivant ce qui a été dit dans le Chapitre VI. §. 7. conſiſtant dans la confiance que nous avons en d’autres hommes, il paroît clairement que les hommes en qui nous avons cette confiance ſont les ſaints perſonnages de l’Egliſe de Dieu qui ſe ſont ſuccédé les uns aux autres depuis le tems de ceux qui ont été les témoins des merveilles que Dieu a opérées lorſqu’il étoit dans la chair ; & cela n’indique pas que Dieu ne ſoit pas l’auteur ou la cauſe efficiente de la foi, ou que la foi ſoit produite dans l’homme ſans le ſecours de l’Eſprit de Dieu, car toutes ces opinions ſalutaires que nous admettons & que nous croyons, quoiqu’elles procedent de l’ouïe, & l’ouïe de l’enſeignement qui ſont des voies naturelles, ne laiſſent pas d’être l’œuvre de Dieu : car il eſt l’auteur de toutes les œuvres de la nature & elles ſont attribuées à ſon Eſprit. Par exemple, il eſt dit dans l’Exode Chap. XXVIII. verſ. 3. Vous parlerez à tous les ouvriers que j’ai remplis de l’Esprit de ſagelle, & vous leur direz de faire les habillemens deſtinés à la conſécration d’Aaron, afin qu’il me ſerve dans l’office de Prêtre. D’où l’on voit que la foi par laquelle nous croyons, eſt l’ouvrage de l’Eſprit de Dieu, entant que l’Eſprit de Dieu accorde à un homme plus de ſageſſe & d’adreſſe qu’à un autre, ce qui le met en état d’agir plus ou moins bien dans les choſes qui concernent la vie commune. De là vient qu’un homme croit fermement une choſe qu’un autre ne croit pas ; un homme reſpecte une opinion & obéit aux commandemens de ſon ſupérieur, tandis qu’un autre ne reſpecte pas cette opinion & désobéit à ce ſupérieur.

§. 10. Après avoir trouvé que la foi ou la croyance que les Ecritures ſont la parole de Dieu tire ſa ſource de la confiance que nous avons dans l’Egliſe, il n’eſt pas douteux le parti le plus ſûr pour tout homme eſt de s’en rapporter plutôt à l’interprétation de l’Egliſe qu’à ſon propre raiſonnement ou à ſon propre eſprit, c’eſt-à-dire, à ſa propre opinion toutes les fois qu’il s’élevera quelque doute ou diſpute pour ſça voir à quoi s’en tenir ſur ce point fondamental que Jéſus-Chriſt eſt venu dans la chair.

§. 11. A l’égard des affections des hommes envers Dieu, elles ne ſont pas toujours les mêmes que celles qui ont été décrites dans le Chapitre des Pasſions ; nous y diſions qu’aimer c’eſt trouver du plaiſir dans l’image ou la conception de l’objet que l’on aime, mais Dieu eſt inconcevable ; ainſi dans l’Ecriture aimer Dieu, c’eſt obéir à ſes commandemens & nous aimer les uns les autres. Cela poſé, ſe confier à Dieu n’eſt pas la même choſe que ſe confier les uns aux autres ; car quand un homme a de la confiance dans un autre homme, comme on a vu dans le Chapitre IX. §. 8., il ne fait plus d’efforts ; mais ſi nous agiſſions de même dans notre confiance en Dieu tout-puiſſant, nous lui désobéirions ; & comment pourrions-nous avoir de la confiance en celui à qui nous ſçaurions que nous désobéisſons ? Ainſi nous confier à Dieu, c’eſt nous en rapporter à ſa volonté ſur tout : ce qui eſt au deſſus de notre pouvoir, ce qui eſt la même choſe que de ne reconnoître qu’un ſeul Dieu ſuivant le premier commandement du Décalogue. Avoir confiance en Jéſus-Chriſt ce n’eſt que le reconnoître pour Dieu, ce qui eſt l’article fondamental de la foi des Chrétiens ; conſéquemment ſe confier ou s’abandonner à Jéſus-Chriſt eſt la même choſe que l’article fondamental de la foi qui conſiſte à croire que Jéſus-Chriſt eſt le fils de Dieu.

§. 12. Honorer Dieu dans le fond de notre cœur eſt la même choſe que ce que nous appellons honorer parmi les hommes ; ce n’eſt que reconnoître ſon pouvoir ; les ſignes de l’honneur que nous lui rendons ſont les mêmes que ceux que ceux que nous montrons à nos ſupérieurs ; &, comme on l’a dit dans le Chapitre VIII. §. 6. ; ils conſiſtent à le louer, le bénir, l’exalter, à lui

adreſſer nos prieres, à lui rendre des actions de grace, à lui faire des offrandes & des ſacrifices, à prêter attention à ſa parole, à lui parler d’une façon respectueuſe, à nous préſenter à lui avec humilité dans le maintien, à lui rendre un culte pompeux & magnifique ; voilà les ſignes par leſquels nous lui montrons que nous l’honorons intérieurement ; ainſi une conduite oppoſée, comme de négliger de prier, de lui parler ſans préparation, d’aller à l’Egliſe mal vêtu, de ne pas mieux orner ſa maiſon que la notre, d’employer ſon nom dans des diſcours frivoles, ſont des ſignes évidens du mépris de ſa Majeſté Divine. Il y a d’autres ſignes encore, mais qui ſont arbitraires, comme de parler à Dieu la tête découverte, comme nous faiſons en ce pays ; d’ôter ſes ſouliers, comme fit Moyſe dans le buiſſon ardent, & autres cérémonies du même genre qui ſont indifférentes en elles-mêmes juſqu’à ce que d’un commun accord on ſoit convenu de s’y conformer ; ce qu’il faut faire alors pour éviter la discorde & l’indécence.
CHAPITRE XII.
§ 1. De la délibération. 2. Deux condditions pour la délibération. 3. 4. 5. & 6. Des actions volontaires, involontaires & mixtes. 7. Du conſentement, & du conflict ou contention. 8. De l’union. 9. De l’intention ou deſſein.

§. 1.
Nous avons déjà expliqué de quelle maniere les objets extérieurs produiſent des conceptions, & ces conceptions le deſir ou la crainte qui ſont les premiers mobiles cachés de nos actions ; car ou les actions ſuivent immédiatement la premiere appétence ou deſir, comme lorſque nous agiſſons ſubitement ; ou bien à notre premier deſir il ſuccede quelque conception du mal qui peut réſulter pour nous d’une telle action, ce qui eſt une crainte qui nous retient ou nous empêche d’agir. A cette crainte peut ſuccéder une nouvelle appétence ou deſir, & à cette appétence une nouvelle crainte qui nous balotte alternativement ; ce qui continue juſqu’à ce que l’action ſe faſſe ou ſoit impoſſible à faire par quelque accident qui ſurvient. Alors ces alternatives de deſir & de crainte ceſſent.

L’on nomme délibération ces deſirs & ces craintes qui ſe ſuccedent les uns aux autres auſſi long tems qu’il eſt en notre pouvoir de faire ou de ne pas faire l’action ſur laquelle nous délibérons, c’eſt-à-dire, que nous deſirons & craignons alternativement ; car tant que nous ſommes en liberté de faire ou de ne pas faire, l’action demeure en notre pouvoir, & la délibération nous ôte cette liberté.

§. 2. Ainſi la délibération demande deux conditions dans l’action ſur laquelle on délibere ; l’une eſt que cette action ſoit future ; l’autre qu’il y ait eſpérance de la faire ou poſſibilité de ne la pas faire ; car le deſir & la crainte ſont des attentes de l’avenir, & il n’y a point d’attente d’un bien ſans eſpérance, ni d’attente d’un mal ſans poſſibilité ; il n’y a donc point de délibération ſur les choſes néceſſaires. Dans la délibération le dernier deſir, ainſi que la derniere crainte, ſe nomme volonté. Le dernier deſir veut faire ou veut ne pas faire. Ainſi la volonté ou la derniere volonté ſont la même choſe ; car quoiqu’un homme exprime ſon inclination ou ſon deſir préſent relativement à la diſpoſition de ſes biens par des paroles ou par des écrits, cependant ſon teſtament n’eſt point encore réputé ſa volonté, parce qu’il lui reſte la liberté d’en diſpofer autrement ; mais lorſque la mort lui ôte cette liberté, alors ſes diſpoſitions ſont réputées ſa volonté.

§. 3. Les actions & les omiſſions volontaires ſont celles qui tirent leur ſource de la volonté ; toutes les autres ſont involontaires ou mixtes telles que celles que l’homme produit par deſir ou par crainte. Les involontaires ſont celles qu’il fait par la néceſſité de nature, comme quand il eſt pouſſé, qu’il tombe & fait par la chute du mal à quelqu’un. Les mixtes ſont celles qui participent de l’un & de l’autre ; comme quand un homme eſt conduit en priſon, il marche volontairement, mais il va dans la priſon involontairement. L’action de celui qui pour ſauver ſon vaiſſeau & ſa vie jette ſes marchandiſes dans la mer, eſt volontaire, car il n’y a dans cette action d’involontaire que la dureté du choix qui n’eſt pas ſon action mais l’action des vents : ce qu’il fait alors n’eſt pas plus contre la volonté que de fuir un danger eſt contre la volonté de celui qui ne voiț pas d’autre moyen de ſe conſerver.

§. 4. Les actions produites par une colere ſubite ou par tout autre appétit ſoudain, dans les perſonnes qui ſont en état de diſtinguer le bien du mal, ſont des actions volontaires ; car en elles le tems qui a précédé eſt réputé délibération, & par conſéquent elles ſont cenſées avoir délibéré ou examiné les cas dans leſquels c’eſt un bien de frapper, d’injurier ou de faire telle autre action qui eſt l’effet de la colere ou d’une pasſion ſoudaine.

§. 5. Le deſir, la crainte, l’eſpérance & les autres paſſions ne ſont point appellées volontaires car elles ne procedent point de la volonté, mais elles ſont la volonté même, & la volonté n’eſt point une action volontaire, car un homme ne peut pas plus dire qu’il veut vouloir qu’il ne peut dire qu’il veut vouloir vouloir, & répéter ainſi à l’infini le mot vouloir, ce qui ſeroit abſurde ou dépourvu de ſens.

§. 6. Comme vouloir faire eſt deſir, & vouloir ne pas faire eſt crainte, la cauſe du deſir ou de la crainte eſt auſſi la cauſe de notre volonté ; mais l’action de peſer les avantages & les désavantages, c’eſt-à-dire, la récompenſe & le châtiment, eſt la cauſe de nos deſirs & de nos craintes, & par conſéquent de nos volontés, entant que nous croyons que les récompenſes ou les avantages que nous peſons nous arriveront : en conſéquence nos volontés ſuivent nos opinions de même que nos actions ſuivent nos volontés ; c’eſt dans ce ſens que l’on a raiſon de dire que l’opinion gouverne le monde.

§. 7. Si les volontés de pluſieurs concourent à la même action, l’on nomme conſentement ce concours de volontés, par où nous ne devons pas entendre une même volonté de pluſieurs hommes ; car chaque homme a ſa volonté particuliere, mais pluſieurs volontés produiſant le même effet. Si les volontés de pluſieurs hommes produiſent des actions qui réſiſtent les unes aux autres, cela s’appelle conflict ou contention ; il y a combat lorſque les perſonnes agiſſent corps à corps les unes contre les autres ; aide au contraire lorſque les actions ſont unies par le conſentement.

§. 8. Lorſque pluſieurs volontés ſont renfermées dans la volonté d’une perſonne ou de pluſieurs qui conſentent ; (nous dirons par la ſuite comment cela peut avoir lieu) cette concluſion de pluſieurs volontés en une ou plus ſe nomme union.

§. 9. Dans les délibérations interrompues, comme elles peuvent l’être par des diſtractions, des amuſemens, par le ſommeil &c., la derniere appétence ou deſir de cette délibération partielle ſe nomme intention ou deſſein.
CHAPITRE XIII.
§. 1. Facultés de l’eſprit conſidérées dans les rapports des hommes entre eux. 2. Ce qu’on nomme enſeigner, apprendre, perfuafion, controverſe. 3. Signe d’un enſeignement exact & ſans erreur. Sciences qui en ſont ſuſceptibles, & celles qui ne le ſont pas. 4. Toutes les diſputes viennent des Dogmatiques : les Mathématiciens n’en font naître aucune. 5. Ce que c’eſt que conſeil. 6. Ce que ſignifient l’interrogation, la priere, la promeſſe, la menace, le commandement. Ce qu’on appelle Loi. 7. La paſſions & l’opinion produiſent la perſuaſion. 8. Difficulté de découvrir le vrai ſens des Ecrivains qui ont vécu longtems avant nous. 9. Ce qu’il faut faire lorſqu’un homme avance deux opinions contradictoires. 10. Lorſqu’il parle un langage que ne comprend point celui à qui il parle. 11. Et lorſqu’il garde le ſilence.
§. 1.


Arès avoir parlé des facultés & des actes de l’eſprit tant cognitifs que moteurs, conſidérés dans chaque homme en particulier, abſtraction faite de ſes rapports avec les autres, il eſt à propos de traiter dans ce Chapitre des effets de ces facultés les unes ſur les autres, effets qui ſont les ſignes auxquels un homme connoît ce qu’un autre conçoit & ſe propoſe de faire. Parmi ces ſignes il y en a qui ne peuvent être aiſément diſſimulés ; tels ſont les actions & les geſtes, ſur tout quand ils ſont ſoudains ; j’en ai rapporté des exemples dans le Chapitre IX, & j’ai parlé des paſſions diverſes dont ils ſont des ſignes. Il y en a d’autres qui peuvent être diſſimulés ou feints, tels ſont les mots & les diſcours dont je dois développer les effets dans ce Chapitre.

§. 2. Le premier uſage du langage eſt d’exprimer nos conceptions, c’eſt-à-dire, de produire dans un autre les mêmes conceptions qui ſont au dedans de nous-mêmes ; c’eſt-là ce qu’on nomme enſeigner. Si la conception de celui qui enſeigne, accompagne continûment ſes paroles en partant d’une vérité fondée ſur l’expérience, alors elle produit la même évidence dans celui qui écoute & qui comprend ce qu’on lui dit, & lui fait connoître quelque choſe : c’eſt ce que l’on nomme apprendre. Mais s’il n’y a point une pareille évidence, cet enſeignement ſe nomme perſuaſion ; elle ne produit dans celui qui écoute que ce qui eſt uniquement dans l’opinion de celui qui parle. L’on appelle controverſe les ſignes de deux opinions contradictoires, ſçavoir, l’affirmation & la négation de la même choſe, mais les deux affirmations ou deux négations font conſentement dans les opinions.

§. 3. Il y a ſigne infaillible d’un enſeignement exact & fans erreur, lorſque nul homme n’a enſeigné le contraire, quelque petit que ſoit le nombre de ceux qui l’ont pu faire ; car la vérité eſt communément plutôt du côté du petit nombre que du côté de la multitude. Mais lorſque dans des opinions & des questions conſidérées ou diſcutées par bien des gens, il arrive qu’aucun des hommes qui les ont ainſi diſcutées, n’ont différé les uns des autres, l’on peut justement en conclure qu’ils ſçavent ce qu’ils enſeignent : à ce défaut l’on peut ſoupçonner qu’ils ne ſçavent ce qu’ils diſent. C’eſt ce qui paroît très-clairement à ceux qui ont conſidéré les ſujets divers fur leſquels ces hommes ont exercé leurs plumes, les routes différentes qu’ils ont employées pour réuſſir, ainſi que leurs ſuccès divers. Les hommes qui ne ſe ſont propoſé d’examiner que la comparaiſon des grandeurs, des nombres, des tems, des mouvemens & leurs proportions, ont été en cette qualité les auteurs de tous les avantages dont nous jouiſſons ſur les Sauvages qui habitent certaines parties de l’Amérique, ou les premiers habitans des contrées ou l’on voit aujourd’hui fleurir les Arts & les Sciences. En effet c’eſt aux études de ces hommes que ſont dus & l’utile & l’agréable que nous avons tirés de la navigation, de la géographie, de la diviſion, de la diſtinction & des deſcriptions qu’ils ont faites de la terre : c’eſt à eux que nous devons les calculs des tems & la faculté de prévoir la marche des corps céleſtes, ainſi que de meſurer les diſtances, les ſolides, &c. ; c’eſt d’eux que nous vient l’architecture & l’art de nous fortifier & de nous défendre. Dépouillés de ces connoiſſances, en quoi différerions-nous des Indiens les plus barbares ? Cependant juſqu’à ce jour on n’a point entendu dire qu’il y ait eu aucune diſpute ſur les conſéquences tirées de ces fortes de Sciences qui ſe ſont au contraire continuellement enrichies de concluſions qui ont été des réſultats des ſpéculations les plus profondes. Tout homme qui jettera les yeux ſur leurs écrits en ſentira la raiſon ; c’eſt qu’ils partent de principes très-ſimples & dont l’évidence eſt frappante pour les eſprits les plus ordinaires, & s’avancent peu à peu en mettant beaucoup de ſévérité dans leurs raiſonnemens ; de l’impoſition des noms ils concluent la vérité de leurs premieres propoſitions ; des deux premieres propoſitions ils en inſerent une troiſieme ; de ces trois une quatrieme, & ſuivent ainſi la route de la ſcience pas à pas ſelon la méthode indiquée dans le Chapitre VI. §. 4. D’un autre côté ceux qui ont écrit ſur les facultés, les paſſions & les noms des hommes, c’eſt-àdire, ſur la Philoſophie morale, la Politique, le Gouvernement & les Loix ſujets qui font la matiere d’une infinité de volumes, bien loin de diminuer les doutes & les diſputes ſur les queſtions qu’ils ont traitées, n’ont fait que les multiplier. Il n’y a perſonne aujourd’hui qui puiſſe ſe flatter d’en ſçavoir plus ſur ces matieres que ce qu’Ariſtote en a dit il y a deux mille ans ; chacun s’imagine en ſçavoir là-deſſus autant qu’un autre, & ſe perſuade qu’il ſuffit pour ces choſes d’avoir de l’eſprit naturel & qu’elles n’exigent point une étude particuliere & ne doivent pas détourner des amuſemens ou des ſoins qu’on ſe donne pour acquérir des richeſſes & des emplois. La raiſon du peu de progrès de ces Auteurs, c’eſt que dans leurs ouvrages & leurs diſcours ils prennent pour principes les opinions vulgaires ſans s’embarraſſer fi elles ſont vraies ou fauſſes, tandis qu’elles ſont fauſſes pour la plupart. Il y a donc une trèsgrande différence entre enſeigner & perſuader ; le ſigne de la perſuaſión eſt la diſpute ; le ſigne de l’enſeignement eſt, point de diſpute.

§. 4. Parmi ceux que l’on nomme Sçavans, il y en a de deux eſpeces ; les uns partent de principes ſimples & communs comme ceux dont on a parlé dans le Paragraphe précédent & on les nomme Mathématiciens ; les autres ſont ceux qui ſe fondent ſur des maximes qu’ils ont adoptées dans leur éducation & d’après l’autorité des hommes ou de l’uſage, & qui regardent le mouvement habituel de la langue comme du raiſonnement, & ceux-ci ſont appellés Dogmatiques. Mais comme nous venons de voir que ceux que l’on nomme Mathématiciens ne ſe rendent pas coupables du crime de faire éclore des diſputes & qu’on ne peut point accuſer des hommes qui ne prétendent point être ſçavans, c’eſt aux Dogmatiques qu’il faut s’en prendre c’eſt-à-dire, à ceux qui ne ſont qu’imparfaitement ſçavans, & qui veulent avec hauteur faire paſſer leurs opinions pour des vérités ſans en fournir aucune démonſtration fondée ſur l’expérience ou ſur des paſſages de l’Ecriture dont l’interprétation ne ſoit point ſujette à diſpute.

§. 5. L’expreſſion & des conceptions qui nous procurent l’expérience du bien pendant que nous délibérons, & de celles qui font naître en nous l’attente du mal, eſt ce que nous appellons Conſeil ; c’eſt une délibération intérieure de l’esprit concernant ce que nous devons faire ou ne pas faire. Les conſéquences de nos actions ſont nos conſeillers par leur ſucceſſion alternative dans l’eſprit. Dans les conſeils qu’un homme prend des autres, ſes conſeillers ne font que lui montrer alternativement les conſéquences d’une action : aucun d’eux ne délibere, mais tous enſemble fournisſent à celui qui les conſulte des objets ſur leſquels il puiſſe délibérer avec lui-même.

§. 6. Un autre uſage du langage eſt d’exprimer le deſir, l’intention, la volonté. C’eſt ainſi que l’interrogation exprime le deſir de ſçavoir ; la priere annonce le deſir d’engager un autre à faire une choſe ; la promeſſe qui eſt l’affirmation ou la négation d’une action qui doit ſe faire par la ſuite, indique le desſein ou l’intention ; la menace eſt la promeſſe d’un mal ; un commandement eſt un diſcours par lequel nous faiſons ſçavoir à un autre le deſir que nous avons qu’une choſe ſe faſſe ou ne ſe faffe pas pour les raiſons contenues dans la volonté même ; car ce n’eſt pas par ler proprement que de dire ſic volo, ſic jubeo, ſi l’on n’y ajoute l’autre clauſe flet pro ratione voluntas. Et lorſque le commandement eſt une raiſon ſuffiſante pour nous faire agir, ce commandement eſt nommé Loi.

§. 7. Le langage ſert encore à exciter ou appaiſer, à échauffer ou éteindre les paſſions dans les autres ; c’eſt la même choſe que la perſuaſion ; il n’y a point de différence réelle, car inſpirer des opinions ou faire naître des paſſions eſt la même choſe : mais comme dans la perſuaſion nous nous propoſons de faire naître l’opinion par l’entremiſe de la paſſion, dans le cas dont il s’agit on ſe propoſe d’exciter la paſſion à l’aide de l’opinion. Or comme pour faire naître l’opinion de la paſſion il eſt néceſſaire de faire adopter une concluſion de tels principes qu’on veut ; de même en excitant la paſſion à l’aide de l’opinion, il n’importe que l’opinion ſoit vraie ou fauſſe, que le récit qu’on fait ſoit hiſtorique ou fabuleux ; car ce n’eſt pas la vérité, c’eſt l’image qui excite la pasſion : une Tragédie bien jouée affecte autant que la vue d’un aſſaſſinat.

§. 8. Quoique les mots ſoient les ſignes que nous avons des opinions & des intentions, comme ils ſont ſi ſouvent équivoques ſuivant la diverſité de la texture du diſcours & celle des perſonnes en la compagnie deſqueles ces mots ſe débitent, & comme pour nous en faire démêler le vrai ſens il faut voir celui qui parle, être témoin de ſes actions & conjecturer ſes intentions il s’enſuit qu’il doit être extrêmement difficile de découvrir les opinions & le vrai ſens de ceux qui ont vécu longtems avant nous, & qui ne nous on laiſſé que leurs ouvrages pour nous en inſtruire, vu que nous ne pouvons les entendre qu’à l’aide de l’hiſtoire, par le moyen de laquelle nous ſuppléerons, peut-être, au défaut des circonſtances paſſées, mais non ſans beaucoup de ſagacité.

§. 9. Lorſqu’il arrive qu’un homme nous annonce deux opinions contradictoires dont l’une eſt exprimée clairement & directement, & dont l’autre ou a été tirée de la premiere par induction ou lui a été aſſociée faute d’en avoir ſenti la contradiction ; alors quand l’homme n’eſt pas préſent pour s’expliquer lui-même, nous devons prendre la premiere propoſition pour ſon opinion, car c’eſt celle qu’il a exprimée clairement & directement comme la ſienne, tandis que l’autre peut venir de quelque erreur dans la déduction ou de l’ignorance où il étoit de la contradiction qu’elle renfermoit. Il faut en uſer de même & pour la même raiſon lorſqu’un homme exprime ſon intention de deux manieres contradictoires.

§. 10. Tout homme qui s’adreſſe à un autre ſe propoſant de lui faire entendre ce qu’il lui dit, s’il lui parle dans un langage qu’il ne puiſſe comprendre, ou s’il emploie des mots dans un ſens autre que celui qu’il croit y devoir être attaché par l’homme qui l’écoute, on doit préſumer qu’il n’a pas deſſein d’en être entendu & en cela il ſe contredit lui-même. Il faut donc toujours ſuppoſer qu’un homme qui n’a pas l’intention de tromper permet une interprétation particuliere de ſon discours à celui à qui ce diſcours eſt adreſſé.

§. 11. Le ſilence dans celui qui croit qu’il ſera pris pour un ſigne de ſon intention, en eſt réellement le ſigne ; car s’il n’y conſentoit pas, la peine d’en dire allez pour faire connoître ſon intention eſt ſi petite qu’il eſt à préſumer qu’il auroit bien voulu la prendre.
CONCLUSION.


Nous avons considéré la nature humaine autant qu’il étoit néceſſaire pour découvrir les premiers & les plus simples élémens dans leſquels les regles & les loix de la politique peuvent ſe réſoudre ; & c’eſt le but que je m’étois propoſé.

FIN.