De l’empoisonnement par le tabac chez les bêtes bovines

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École Impériale Vétérinaire de Toulouse




DE L’EMPOISONNEMENT


PAR LE TABAC


CHEZ LES BÊTES BOVINES


PAR


A. Édouard GRELLIER


NÉ À TONNEINS (Lot-et-Garonne)


Il vaut mieux prévenir ou chasser les maladies,
Que de souffrir et dépenser pour les voir guéries,
Car la richesse n’est rien ; malgré tous ses appas,
Quand la santé, cette reine de la terre n’y est pas.

(J.-B. Rhodes.)



(THÈSE POUR LE DIPLÔME DE MÉDECIN-VÉTÉRINAIRE.)



TOULOUSE
IMPRIMERIE COOPÉRATIVE TREILLE ET Cie
43, rue des balances, 43.

1869



JURY D’EXAMEN

MM. BOULEY O. ❄, Inspecteur-général.
LAVOCAT ❄, Directeur.
LAFOSSE ❄, Professeurs.
LARROQUE,
GOURDON,
SERRES,
ARLOING,
Bonnaud, Chefs de Service.
Mauri,
Bidaud,


――✾oo✾――


PROGRAMME D’EXAMEN

instruction ministérielle
Du 12 octobre 1866.

THÉORIE Épreuves
écrites
1o Dissertation sur une question de Pathologie spéciale dans ses rapports avec la Jurisprudence et la Police sanitaire, en la forme soit d’un procès-verbal, soit d’un rapport judiciaire, ou à l’autorité administrative ;
2o Dissertation sur une question complexe d’Anatomie et de Physiologie.
Épreuves
orales
1o Pathologie médicale spéciale ;
2o Pathologie chirurgicale ;
3o Manuel opératoire et Maréchalerie ;
4o Thérapeutique générale ; Posologie et Toxicologie légale ;
5o Police sanitaire et Jurisprudence ;
6o Hygiène, Zootechnie, Extérieur.
PRATIQUE Épreuves
pratiques
1o Opérations chirurgicales et Ferrure ;
2o Examen clinique d’un animal malade ;
3o Examen extérieur de l’animal en vente ;
4o Analyses des sels ;
5o Pharmacie pratique ;
6o Examen pratique de Botanique médicale et fourragère.

À MON EXCELLENT PÈRE
À MA BONNE MÈRE
Faible témoignage de reconnaissance et de dévouement.

À MA SŒUR
Gage d’affection.

À TOUS MES PARENTS.

À MES PROTECTEURS

À MES PROFESSEURS

À TOUS MES AMIS


AVANT-PROPOS


Il vaut mieux prévenir ou chasser les maladies,
Que de souffrir et dépenser pour les voir guéries,
Car la richesse n’est rien ; malgré tous ses appas,
Quand la santé, cette reine de la terre n’y est pas.

(J.-B. Rhodes.)


Appelé à exercer dans une contrée, où la culture du tabac se fait sur une vaste échelle, mais où cette plante devient la cause d’empoisonnements assez fréquents sur le gros bétail, faute de prévoyance et de soins de la part des propriétaires, je crois d’une certaine utilité de dire quelques mots des effets pernicieux que cette plante produit sur l’organisme et des moyens propres à les prévenir ou à les combattre. En me livrant à cette étude, que ma faible expérience rend un peu difficile, mon but principal est de faire comprendre aux agriculteurs de mon pays qu’elle doit être leur règle de conduite dans tout ce qui touche de plus près leur intérêt, surtout quand il importe d’éloigner de leurs animaux, quels qu’ils soient, toutes les causes nuisibles et dévastatrices. C’est une tâche d’autant plus difficile à remplir, que la plupart du temps ils ne puisent leurs conseils que dans de mauvais préjugés ou auprès de prétendus guérisseurs, malheureusement trop répandus, et qui pour la plupart mériteraient mieux encore le titre de charlatan que celui d’empirique. Ces hommes ne contribuent pas peu, par leur effronterie presque toujours en rapport avec leur ignorance, à entretenir ou même à augmenter l’aveuglement des habitants des campagnes, avec lesquels ils se trouvent en rapports journaliers. Dès lors, le raisonnement perd tous ses droits, ils aiment mieux voir et toucher et leur conviction demande pour se former bien moins d’arguments et de conseils que l’exemple et la démonstration qui résultent des preuves matérielles.

On ne doit donc pas s’étonner, si les instructions et les enseignements des personnes habiles et éclairées qui les entourent, trouvent encore de nos jours un difficile accès auprès du plus grand nombre des agriculteurs et viennent échouer contre leur sotte incrédulité. Les uns dépourvus des éléments de savoir nécessaires, les autres ne voulant pas laisser de côté leurs vieilles habitudes, ils n’ont que faire des conseils utiles qu’on leur donne, tant qu’ils croient être dans la bonne voie, tant que leur bétail est en bonne condition de santé. Mais, quand le moment du danger arrive, que leurs animaux sont frappés, c’est alors seulement qu’ils ouvrent les yeux, qu’ils réfléchissent et prennent conseil : Cependant le moment du danger, comme on l’a dit bien justement, n’est pas celui de la prudence et de la réflexion. Il faut donc chercher à faire disparaître ces mauvais procédés, qui mettent en jeu les plus grands et les plus chers intérêts de l’agriculture. Dans ce but le vétérinaire peut concourir pour une bonne part à obtenir les meilleurs résultats. Il ne saurait jamais donner assez de conseils aux propriétaires pour leur faire désormais éviter les pertes nombreuses qu’ils éprouvent. Parmi les causes fâcheuses qui frappent leur bétail, le tabac peut être considéré comme une des principales. Il ne faut pas en effet se le dissimuler, dans toutes les contrées, où le tabac et le bétail occupent une place importante dans le commerce et l’industrie, il meurt beaucoup d’animaux empoisonnés par cette plante. Bien souvent les animaux succombent et les propriétaires, s’ils n’ont pas été témoins de son ingestion, recherchent en vain la cause qui leur a donné la mort, ils n’en ont pas le moindre soupçon. Ce n’est que plus tard que, comparant et rappelant leurs souvenirs, ils peuvent se rendre compte de leur imprévoyance et se faire une idée exacte de ce qui s’est passé. Des observations nombreuses, rapportées à ce sujet, prouvent assez la justesse de ce que j’avance : Je ferai connaître plus tard celles qui m’ont paru les plus importantes. Il importe avant tout d’instruire tous ceux qui sont appelés à donner leurs soins journaliers au bétail, d’encourager les propriétaires à veiller de près à tout ce qui concerne la conservation de leurs animaux, soit en modifiant leurs habitations, soit en surveillant la nourriture destinée à leur entretien. Si ces conseils étaient suivis, l’agriculture n’aurait pas tant à souffrir et les agriculteurs ne subiraient pas des pertes, qui souvent sont leur ruine. De son côté, le vétérinaire doit porter tous ses soins vers l’hygiène du bétail, ayant toujours en vue cette maxime : « Il vaut mieux prévenir les maladies qu’avoir à les combattre : » maxime d’une haute importance que la science a érigée en principe et que tout homme instruit devrait adopter comme loi. Elle est si vraie, qu’elle résume tous les grands principes d’hygiène et élève cette dernière au-dessus de toutes les autres sciences médicales. Par une bonne hygiène en effet on arrive toujours à des résultats avantageux ; en remplissant les prescriptions dictées par ses préceptes, on prévient toujours les fléaux prêts à fondre sur les bêtes de production ou de travail. Si je pouvais espérer par ce faible travail amener quelques modifications dans l’hygiène des animaux, si les agriculteurs pouvaient enfin comprendre que les préceptes d’hygiène une fois remplis, la plupart des causes morbifiques disparaissent avant d’agir, je croirais avoir rempli ma tâche.

Je ferai tous mes efforts pour atteindre dignement le but que je me suis proposé : Cependant, si quelques imperfections venaient à se montrer dans l’étude qui va suivre, je prie mes bienveillants appréciateurs d’avoir égard à ma faible expérience et de lui accorder toute l’indulgence qu’il leur sera possible.


É. Grellier.



DE L’EMPOISONNEMENT
PAR LE TABAC
CHEZ LES BÊTES BOVINES


COMPOSITION CHIMIQUE DU TABAC

Avant d’entrer en matière, je dois faire connaître les éléments qui entrent dans la composition du tabac, car cette partie se rattache trop intimement au sujet pour être passée sous silence.

Le tabac offre de nombreuses espèces, mais la plus répandue, celle qui fait l’objet principal de la culture, est celle qu’on désigne sous le nom de nicotiana tabacum. Vauquelin, qui a fait l’analyse de cette plante, y a trouvé les principes suivants : 1o une grande quantité de matière animale de nature albumineuse ; 2o du malate de chaux avec un excès d’acide ; 3o de l’acide acétique ; 4o du nitrate et du muriate de potasse en quantité notable ; 5o une matière rouge, soluble dans l’eau et l’alcool, qui se boursouffle au feu d’une manière considérable ; 6o du muriate d’ammoniaque ; 7o un principe âcre, volatil, dont je vais donner les caractères et qu’on nomme nicotine.


Nicotine. — Cette substance, qui donne au tabac préparé un caractère particulier et des propriétés vénéneuses très énergiques, a été signalée, pour la première fois, par Vauquelin en 1809. Mais ce ne fut que plus tard qu’elle fut isolée à l’état de pureté par Barral, dont les belles recherches ont avancé de beaucoup les connaissances chimiques du tabac ; après lui, Ortigosa, Melsens, Schlewesing et bien d’autres chimistes s’en sont occupés. Le procédé mis aujourd’hui en usage pour l’obtenir est bien simple : il consiste à faire arriver la vapeur du tabac dans de l’eau acidulée par de l’acide sulfurique ; il se forme bientôt un sulfate de nicotine, que l’on décompose par un alcali puissant : il suffit ensuite de chauffer assez pour volatiliser la nicotine. Ce mode de préparation indique suffisamment que les fumeurs, en aspirant la fumée du tabac, introduisent dans l’organisme une certaine quantité de vapeurs de nicotine.


Caractères. — La nicotine est un liquide oléagineux, transparent, incolore, assez fluide, d’une densité de 1,048. Avec le temps, elle brunit et devient épaisse par le contact de l’air, dont elle absorbe l’oxygène. Son odeur est âcre, sa saveur brûlante : chauffée à 250 degrés elle se volatilise, en laissant un résidu charbonneux : les vapeurs qu’elle donne offrent une telle odeur de tabac et sont tellement irritantes, qu’on respire avec peine dans une pièce où l’on a répandu une goutte de cet alcali. Elle brûle avec une flamme fuligineuse et laisse un résidu charbonneux, comme le ferait une huile essentielle. En présence des papiers de tournesol et de curcuma, elle agit à la manière des alcalis. Elle est très soluble dans l’eau, l’alcool, l’éther et les huiles grasses : sa grande solubilité à la fois dans l’eau et l’éther sert à la distinguer des autres alcalis végétaux, qui, solubles dans un de ces liquides, ne se dissolvent pas dans l’autre. Elle se combine directement avec les acides et forme des sels déliquescents et difficilement cristallisables. Si on la traite par l’acide sulfurique concentré et pur, elle se colore en rouge vineux et par l’acide chlorhydrique froid, elle répand des vapeurs blanches comme le ferait l’ammoniaque. La dissolution aqueuse de nicotine est incolore, transparente et fortement alcaline : elle agit sur plusieurs réactifs, comme l’ammoniaque ; ainsi, elle précipite en blanc le bichlorure de mercure, l’acétate de plomb ; avec le chlorure de platine, il y a formation d’un précité jaune-serin, soluble dans l’eau. Traitée par l’acétate de bioxyde de cuivre, elle donne un précité bleu, qui est gélatineux, soluble dans un excès, en formant un acétate double. Le chlorure de cobalt la précipite en bleu, l’eau iodée en jaune, enfin l’acide tannique en blanc.

La nicotine est en proportions variable, suivant les diverses espèces de tabac, depuis 2 % pour le tabac de la Havane, qui est le plus estimé, jusqu’à près de 8 % pour le tabac du Lot : le tabac du Lot-et-Garonne en renferme 7,36 % celui de Virginie 6,87 %.

INFLUENCE DU TABAC SUR L’ORGANISME EN GÉNÉRAL.

Dans les quelques considérations qui vont suivre, j’ai cru opportun de m’étendre un peu au-delà des limites que je me suis imposées, pour mieux faire ressortir, d’une manière générale, quelle est l’influence du tabac sur l’organisme. Si on l’étudie à la fois chez nos animaux domestiques et chez l’espèce humaine, elle est d’une appréciation variable. Chez nos animaux domestiques, et notamment chez l’espèce bovine, qui le plus souvent la subit, elle est assez difficile à apprécier, car elle ne s’exerce que d’une manière accidentelle et passagère. Ce n’est, en effet, que par un défaut de surveillance et de soins de la part des propriétaires ou des gardiens qu’ils mangent cette plante, les uns parce qu’ils la reçoivent mêlée aux fourrages qui doivent les nourrir, les autres parce qu’ils possèdent pour elle une sorte d’inclination qui les porte à la prendre chaque fois qu’elle se trouve à leur portée. Les effets qu’on observe alors apparaissent assez rapidement, toujours avec la même physionomie et le même caractère. Mais si leur apparition est rapide, bien courte en général est leur durée, car la guérison ou la mort les suivent de près. Il n’en est pas de même de ce qu’on observe chez l’espèce humaine. Depuis l’introduction du tabac en France et même en Europe, depuis que l’usage de cette plante est devenu, on peut le dire, l’un des besoins factices les plus impérieux que l’homme se soit créés, on a pu constater l’influence fâcheuse qu’il a exercée sur les personnes qui ont abusé de son emploi. Ce n’est plus cette influence passagère que nous avons vu se produire chez nos animaux domestiques, mais elle agit, au contraire, d’une manière constante, car la cause est continue. Cependant, malgré sa permanence, elle est lente à se produire, et le motif est facile à expliquer : les parcelles de principes actifs sont absorbées en faible quantité à la fois ; mais, par suite de l’usage constant de cette plante, elles finissent par s’accumuler peu à peu dans l’organisme, et arrive un moment où celui-ci se trouve saturé par ces principes : dès lors apparaissent les effets sous des formes diverses. Certains auteurs ont prétendu que les inconvénients produits par le tabac ne provenaient pas de l’absorption de la fumée, mais plutôt du crachement continuel qu’il provoque. Il est plus rationnel, ce me semble, d’admettre qu’une fois passée dans l’organisme par le phénomène de l’absorption, cette fumée de tabac puisse y déterminer les fâcheux effets qu’on observe, puisque, d’après les analyses de Melsens, elle contient de la nicotine, dont la proportion a été évaluée, par Malapert, à 9 ou 10 %. D’ailleurs, le mode de préparation de cette substance y indique suffisamment sa présence.

Comment agissent les principes actifs du tabac ? On s’accorde généralement à dire qu’ils exercent d’abord une action locale, capable de produire une inflammation plus ou moins intense. Cette action locale, considérée d’une manière exclusive, ne serait pas très redoutable ; mais bientôt les principes actifs solubles qui, d’après Orfila, contiennent de l’acétate de nicotine, sont pris par l’absorption, et alors, charriés par le sang, ils pénètrent dans tout l’organisme ; à ce moment commence une action générale qui se concentre particulièrement sur le système nerveux. Cette action se présente sous une forme spéciale et avec des effets très variés. Comment s’en étonner, lorsqu’on se rappelle que le système nerveux présente une organisation complexe et qu’à chacune de ses parties est dévolue une fonction particulière. Aussi les principes actifs du tabac, agissant plutôt sur une partie que sur telle autre, il doit nécessairement en résulter une diversité dans la production des effets ; mais il faut croire que les prédispositions du sujet jouent alors un rôle assez important. C’est surtout chez l’espèce humaine que s’observent ces différents phénomènes, et on peut considérer l’usage immodéré du tabac comme le point de départ de maladies nombreuses, maladies d’autant plus graves qu’elles affectent les fonctions les plus importantes à la vie. Que de maladies des voies respiratoires n’a-t-on pas à lui reprocher ! À ce sujet, M. le docteur Beau a démontré, par des observations positives, l’influence que le tabac avait sur la production de l’angine de poitrine : ce n’est pas la seule affection de ce genre qu’on pourrait citer. La cause principale de ces maladies prend surtout naissance dans la mauvaise habitude de fumer en aspirant fortement la fumée dans l’arrière-bouche, le larynx et les bronches pour la chasser ensuite par le nez ou par la bouche. Dès lors, les principes actifs que renferme la fumée du tabac agissent principalement en produisant des effets locaux.

Mais des faits plus remarquables tendent à démontrer l’action que le tabac exerce sur les autres fonctions et surtout sur le système nerveux : dans ce second cas on peut considérer cette action comme générale, quoiqu’elle se localise presque toujours, les principes toxiques n’agissant qu’après être passés dans le torrent circulatoire. Parmi les nombreuses observations qui ont été faites à ce sujet, je trouve rapportés par M. Viardin fils, deux cas d’amaurose, qu’on ne peut attribuer qu’à l’influence du tabac à fumer par suite d’un abus dans son emploi. Les sujets faisant l’objet de cette observation fumaient avec excès ; mais bientôt ils éprouvèrent un tel affaiblissement de la vue, que tout travail leur était devenu impossible. Consulté sur la cause de cette affection et connaissant l’usage abusif qu’ils faisaient du tabac, M. Viardin leur recommanda énergiquement de réduire peu à peu sa consommation pour arriver à la cesser complètement. Ces prescriptions furent remplies scrupuleusement ; aussi une amélioration sensible se fit bientôt sentir et au bout de deux mois de traitement la guérison était complète ; dans cette circonstance on peut voir que l’action générale s’est localisée au nerf optique ou à la partie de l’encéphale d’où ce nerf émerge.

Le cœur lui-même ne reste pas toujours à l’abri de cette influence fâcheuse. Organe central, par où passe tout le sang de l’organisme, comment pourrait-il s’y soustraire, lorsque le liquide qu’il doit recevoir est chargé des principes malfaisants du tabac. Cette action sur le cœur n’a pas échappé à l’esprit des observateurs, et il n’y a pas longtemps qu’elle a été mise en évidence devant l’Académie des Sciences par un honorable docteur, M. Émile Decaisne. « L’abus du tabac, dit ce savant médecin, peut produire sur certains sujets un état particulier, que j’appelle Narcotisme du cœur, et qui se traduit par des intermittences dans les battements de cet organe et dans les pulsations artérielles. Dans certains cas, ajoute-t-il, il suffit de suspendre ou du moins de réduire l’usage du tabac pour voir disparaître entièrement ou diminuer l’irrégularité dans les fonctions du cœur. » — Dès lors il n’y a pas lieu de douter que les perturbations fonctionnelles du cœur, dont parle M. É. Decaisne, soient le résultat de l’action produite par le tabac. Mais doit-on attribuer ces troubles à l’action exclusive du tabac sur les nerfs qui règlent les fonctions du cœur ? Ne peut-on pas admettre que l’altération du sang par les principes actifs de cette plante puisse, elle aussi, participer à leur production ? Je ne crois donc pas qu’on doive exclure l’une de ces deux causes plutôt que l’autre, car l’une et l’autre agissent d’une manière plus ou moins énergique.

Malgré tous les méfaits qu’on peut reprocher au tabac, ne pourrait-il pas servir à remplir des indications très-importantes dans le traitement de certaines affections ? Si on examine, en effet, la plupart de nos agents thérapeutiques ne doivent-ils pas aux mêmes éléments les vertus salutaires, qui les font rechercher, et les propriétés toxiques, qui les rendent redoutables. Il est donc permis de considérer les principes actifs du tabac comme pouvant exercer sur l’organisme des influences salutaires, soit en détruisant en lui le principe morbifique, soit en le privilégiant de l’immunité contre certaines affections épidémiques. Si quelque part on est en même de se rendre bien compte de ces influences, c’est bien dans les manufactures, où s’opère la fabrication du tabac, chez ceux qui le travaillent. L’opinion, qui existe parmi les médecins sur cette question, est bien divergente : les uns ne voient rien de plus dangereux que cette fabrication, les autres rien de plus complètement inoffensif. Entre ces deux opinions extrêmes, où se trouve la vérité ? D’après un document adressé, il y a quelques années, à l’Académie de Médecine, par le ministre d’Agriculture et du Commerce, document qui résume les observations faites par les médecins de diverses manufactures, le tabac ne produirait que rarement des effets sensibles sur les ouvriers qui le préparent : deux ateliers seulement, celui où s’opère la fermentation du tabac à priser, et celui où l’on fait dessécher le tabac à fumer, auraient sur eux une certaine influence. On va même plus loin : on est porté à considérer la fabrication du tabac comme un préservatif ou même comme un remède dans certains cas et même dans certaines maladies graves, la phthisie en particulier.

Dans un rapport fait à ce sujet, M. Mêlier a cherché à résoudre ces différentes questions. Il s’en faut de beaucoup, selon ce savant docteur, que la fabrication du tabac soit complètement exempte de toute action sur les ouvriers. À vrai dire, on ne concevrait guère, qu’elle pût être sans inconvénients, quand on songe à la composition de cette plante et au principe si énergique qu’elle contient, la nicotine, poison des plus violents. Beaucoup d’ouvriers au contraire ressentent les effets, surtout quand ils se livrent pour la première fois à la manipulation de cette plante ; mais ils sont loin d’être d’une conséquence aussi grave qu’on le croyait autrefois : ces effets sont passagers et les ouvriers finissent par s’y habituer. Il ne faut donc rien exagérer, car l’action du tabac, bien que réelle, n’est pas telle qu’il faut voir dans sa fabrication une chose éminemment nuisible et dangereuse ; ce n’est rien de comparable au plomb ni au mercure ; il n’y a pas même de maladies déterminées, on n’observe que des effets physiologiques bien certains, tels qu’on doit les attendre de la substance dont il s’agit et d’après la connaissance de ses propriétés.

Mais à côté des inconvénients que produit la fabrication du tabac, n’y a-t-il pas comme compensation des effets salutaires ? Ce n’est pas une chose étonnante ni contradictoire ; l’expérience de chaque jour le prouve. Les ouvriers eux-mêmes, persuadés de leur efficacité contre les douleurs rhumatismales, ne connaissent de meilleur remède, après un refroidissement, qu’un bon sommeil sur un tas de tabac en fermentation. M. Mêlier cite, à ce propos et à l’appui du fait, une foule d’observations, qui lui ont été communiquées par M. le docteur Berthelot et desquelles il résulte que des cataplasmes de farine de graine de lin délayée dans une décoction de tabac calment promptement les douleurs rhumatismales et amènent en moyenne une guérison aussi prompte que la plupart des traitements employés contre cette maladie. L’influence que le travail du tabac opère sur l’organisme va plus loin : on le considère encore comme un préservatif puissant contre les fièvres intermittentes ; il aurait également pour effet de préserver des atteintes de certaines épidémies.

Le fait a pu être constaté bien des fois dans les contrées où s’opère sa fabrication : ou bien ces maladies y ont été moins graves, moins intenses, ou bien le nombre des malades a été proportionnellement moins considérable : c’est ainsi qu’à Morlaix, à une époque où la dyssenterie a régné épidémiquement pendant deux mois, peu d’ouvriers ont été atteints et ceux qu’elle a frappés étaient des hommes d’une constitution usée ou altérée, mais aucun n’a succombé ; c’est ainsi qu’à Lyon, où les affections typhoïdes, maladies constamment graves, sont assez fréquentes, elles sont rares chez les ouvriers de la manufacture ; c’est ainsi enfin que dans la contrée que j’habite, à l’époque où régnait la suette, cette affection, qui fit de si grands ravages, aurait épargné presque complétement les ouvriers du tabac.

Encouragés par des faits si avantageux, certains médecins sont même allés jusqu’à se demander, si ce travail ne préserverait pas de la phthisie, s’il ne pourrait pas en ralentir la marche ou même la guérir. Loin de jeter le blâme sur ceux qui ont cru entrevoir une si belle espérance, on doit leur savoir gré de l’avoir signalée, parce qu’on ne doit rien négliger de ce qui semble pouvoir donner prise sur une maladie aussi funeste ; mais il ne faut pas se reposer sur une aussi bonne opinion du tabac, tout au plus faut-il la considérer comme un simple aperçu, jusqu’à ce que de nouvelles observations, des faits concluants viennent la confirmer.

Comme complément de ce qui précède, je dois signaler l’influence que le tabac exerce sur certaines glandes dont elle active la sécrétion. Ainsi les glandes salivaires et buccales, qui subissent cette influence, donnent une quantité de salive plus abondante ; c’est ce qui explique le crachement fréquent, qu’on observe chez les fumeurs, crachement fâcheux, car il devient bientôt une cause d’épuisement et auquel certains médecins ont attribué d’une manière trop exclusive les inconvénients produits par le tabac. Une influence non moins remarquable se fait sentir du côté de l’appareil urinaire : on constate alors une augmentation marquée dans la sécrétion des urines. Abstraction faite de l’influence nerveuse, ne pourrait-on pas faire participer à la production de ce phénomène la présence du nitrate de potasse contenu en quantité assez notable dans le tabac ? Aussi, appliquée au traitement des hydropisies, cette plante peut donner des résultats avantageux, car on a observé que dans ces affections son action diurétique était des plus marquées.

En résumé, on peut dire que, si le tabac participe à l’évolution d’un grand nombre de maladies, il est des cas, où employé avec méthode, dans des indications déterminées, il peut guérir avec efficacité, bien plus souvent qu’on ne serait porté à le croire en lisant les traités de thérapeutique.

Les faits que j’ai pris soin de signaler me paraissent suffisants, pour mettre en évidence la manière d’agir du tabac sur l’organisme ; aussi, abordant tout de suite une autre question, je vais faire connaître les causes qui produisent l’empoisonnement chez l’espèce bovine, puis, passant en revue les symptômes, les lésions, les doses toxiques, je terminerai en exposant les différents moyens à mettre en usage pour prévenir ou combattre les terribles effets du tabac.

ÉTIOLOGIE

Les empoisonnements par le tabac, comme je l’ai dit déjà, sont assez fréquents dans la contrée que j’habite. Ces accidents, qui parfois portent une grave atteinte aux intérêts de l’agriculture, prennent leurs causes dans deux sources principales : 1o Les unes sont la conséquence de l’insouciance des propriétaires qui font la culture et des mauvais procédés qu’ils mettent en usage ; 2o les autres sont du ressort de l’organisation elle-même de l’animal qui subit les fâcheuses influences du tabac.

1o Dans les fermes où sont établies des plantations de tabac, les locaux destinés à recevoir cette plante et où doit s’opérer sa dessiccation avant d’être livrée au travail manufacturier, ces locaux, dis-je, pèchent par leur construction. Dans les petites exploitations, les propriétaires, dans un but tout économique, ne font pas même construire de hangards spéciaux ou séchoirs, pour suspendre leur produit : ils mettent à profit toute la place qui s’offre à leur disposition : grande imprudence qu’ils ne tardent pas à payer bien cher ! Parfois, en effet, ce sont des granges voisines des étables et que les animaux doivent traverser pour se rendre aux pâturages ou à leur travail. Il arrive même qu’en l’absence de leurs gardiens ils se détachent de l’étable et pénétrant dans ces granges, ils mangent à loisir tout ce qu’ils peuvent prendre. Revenus à leur place, ils ne tardent pas à éprouver les premiers symptômes d’empoisonnement et succombent bientôt, s’ils sont abandonnés à eux-mêmes. D’autres poussent encore plus loin leur imprévoyance : à défaut de granges ils vont placer leur tabac à la partie supérieure des étables et même au-dessus des crèches. On sait généralement que dans nos campagnes les étables sont d’une construction bien imparfaite et surtout qu’elles sont assez basses. Les animaux alors, alléchés par l’odeur pénétrante de cette plante, font tous leurs efforts pour s’emparer de quelques fragments. Quelquefois le vent lui-même, pénétrant dans les étables, agite les feuilles, qui, au moment où la dessiccation a commencé de s’opérer, tombent facilement soit dans la crèche, soit dans la litière, soit enfin parmi les fourrages destinés à la nourriture du bétail. Comme dans les fermes le pansement se fait souvent avant le jour, les bouviers ne s’aperçoivent pas qu’avec la ration destinée à chacun ils donnent une substance nuisible. Cependant, ce ne sont pas là les seules fautes commises par les propriétaires. Lorsque le tabac a passé quelque temps enfermé, soit dans les granges, soit dans les étables et qu’il tend à la moisissure, profitant d’une belle journée de soleil, ils exposent ce produit autour de leur habitation, sur des échafaudages particuliers, sans prendre la précaution de les établir hors de la portée des animaux. Aussi le bétail, venant à sortir des étables ou y rentrant après leur travail, sous la conduite d’un bouvier insouciant, arrache, en passant près de cet étalage, tout ce qu’il peut saisir : quelquefois même il s’arrête, poussé par son avidité pour cette solanée, alors il mange ou plutôt il dévore son butin. Enfin, je citerai une dernière imprudence, mais qui est bien la plus grave. Souvent, après avoir disposé le tabac pour être livré à la manufacture, au lieu d’enfouir dans le fumier les débris qui restent, les propriétaires sont assez inconséquents pour jeter ces débris dans la litière sous les pieds des animaux. M. Dupeyron cite deux faits de ce genre qu’il a lui-même observés. Une fois pris, ce tabac est bientôt dégluti et ses principes actifs ne tardent pas à produire leurs fâcheuses influences. Les propriétaires s’étonnent dès lors d’une mort si rapide et sont loin de l’attribuer à l’ingestion du tabac, car le plus grand nombre ne soupçonnent même pas que cette plante puisse produire de tels effets. Il arrive aussi, lorsque personne n’a été témoin de l’ingestion, que la cause de la mort reste inconnue : on ne doit pas trop s’en étonner, car le traitement du bétail est encore en grande partie entre les mains des empiriques.

Telle est la place qu’occupe le tabac chez les planteurs et la conduite de ces derniers jusqu’au moment où ils livreront leur produit aux manufactures. Ces dispositions influent sans doute beaucoup sur la production des accidents redoutables que j’aie en vue, mais, considérées d’une manière exclusive, elles seraient insuffisantes à les produire. Aussi une autre cause que l’animal porte dans sa propre organisation, joue le rôle le plus important. Comment expliquer en effet, la première cause agissant isolément, que l’espèce bovine soit généralement la seule à payer tribut à cette plante ? Les autres animaux, surtout les solipèdes, ne se trouvent-ils pas aussi dans les mêmes conditions ? On objectera peut-être que les solipèdes, se trouvant en moins grand nombre dans les fermes, sont par suite moins exposés à un empoisonnement de ce genre. L’objection, il est vrai, est admissible, mais ce n’est pas là le motif le plus rationnel, comme l’expérience peut aisément le démontrer. Qu’on place ces animaux dans les mêmes conditions que le bétail, et on pourra juger d’une différence notable de mortalité entre l’une et l’autre espèce. Pas un seul cheval, soumis à l’expérience, ne présentera les plus légers symptômes d’empoisonnement, pas un ne se dérangera pour chercher à atteindre la plus petite parcelle de tabac. Et, si par hasard, on a vu ou on voit encore ces accidents se produire chez les solipèdes, c’est qu’ils reçoivent mêlés aux fourrages des débris de feuille de tabac, quelquefois même c’est que les aliments qu’on leur destine, placés dans les mêmes locaux que cette plante, ont pu s’imprégner du principe volatil qui se dégage pendant que s’opère la dessiccation. L’observation est juste et prouve une fois de plus jusqu’où va l’imprudence des propriétaires. À l’appui de ce que je viens de dire, je puis citer deux faits observés par M. A. Walravens, médecin-vétérinaire, à Enghien (Belgique).


1re  Observation. — Un cultivateur des environs de cette ville avait perdu dans le court espace de huit jours deux chevaux d’une valeur assez conséquente pour lui, et un troisième, atteint de la même affection que les deux premiers, était déjà sans ressources, lorsqu’il vint faire part de ces faits à M. A. Walravens. Les trois sujets en question avaient été traités par des empiriques, qui, ne pouvant déterminer la nature de leur maladie, avaient déclaré chaque fois qu’ils étaient perdus sans recourir à aucun traitement. Le dernier sujet vivant encore, le vétérinaire voulut se rendre compte des divers phénomènes qu’il présentait pour chercher à établir un diagnostic. À son arrivée près de l’animal, il n’eût pas de peine à reconnaître qu’il était sous le coup d’un narcotisme auquel il devait bientôt succomber. Le lendemain en effet la mort arriva et en procédant à l’autopsie, M. A. Walravens trouva toutes les lésions produites par une substance narcotique-âcre. Désireux de s’expliquer comment ces chevaux avaient pris cette substance, il visite les aliments qui leur servaient de nourriture habituelle : parmi ces aliments se trouvaient des balles de lin ; en flairant ces dernières, il est frappé de l’odeur vireuse qui s’en exhale et plongeant la main au fond d’une de ces balles, il en retire une feuille de tabac. Il n’y avait donc plus de doute à cet égard, les sujets étaient morts empoisonnés par des feuilles de cette plante.


2e  Observation. — Un mois plus tard ce même vétérinaire fut consulté par un autre cultivateur auquel le même accident venait d’arriver. À sa première visite, le premier soin de M. A. Walravens fut d’inspecter les aliments. L’avoine soumise à son examen, exhalait une odeur vireuse des plus fortes, odeur rappelant celle du tabac. Sur les renseignements fournis par le propriétaire, il apprit que dans le grenier, où était étendue l’avoine, se trouvait aussi du tabac qui séchait. Cette avoine avait donc pu s’imprégner des principes actifs de cette plante et par suite produire les accidents que j’ai signalés.

En présence de faits aussi concluants, on peut dire que l’empoisonnement par le tabac est exceptionnel chez les solipèdes. Mais est-ce bien ce qui se passe chez les animaux de l’espèce bovine ? L’observation démontre le contraire. Le bœuf en effet appète, recherche cette plante et, chaque fois qu’elle se trouve à sa portée, il s’en empare, dédaignant même des aliments sains et utiles qu’il aurait pu prendre. Ce n’est pas une idée chimérique, fondée à plaisir, que je me plais à reproduire, mais une idée appuyée sur des observations très remarquables qui ont été faites à ce sujet. Je n’en citerai que deux, qui m’ont paru le plus faire ressortir l’inclination de l’espèce bovine pour le tabac.

La première observation a été fournie par M. Perry. L’animal qu’il fut appelé à traiter présentait tous les symptômes d’un empoisonnement par le tabac. Mais ignorant comment l’animal avait pu prendre cette substance nuisible, il interrogea le propriétaire. Ce dernier lui apprit « que le bœuf s’était détaché pendant la nuit et s’était introduit dans une grange voisine de l’étable où se trouvait du tabac : qu’en entendant du bruit dans la grange, il était accouru et avait trouvé le bœuf cherchant à fuir, emportant une manoque de tabac ; enfin qu’il avait alors arraché plusieurs feuilles, et que le reste avait été avalé par l’animal. » Mais était-ce les premières qu’il avait mangées ? ce n’est pas probable.

Comment expliquer chez l’espèce bovine cette avidité pour cette plante, avidité qu’on est loin d’observer chez les solipèdes ? Avant de passer à cette autre question, qui forme le second groupe de causes que j’ai établi, je dois citer la seconde observation, rapportée par M. Deynaud.

Appelé par un propriétaire pour visiter un bœuf qui se mourait, cet honorable praticien arrive auprès de l’animal qu’il trouve couché sur la litière, mais à une place autre que celle qu’il occupait habituellement. Pendant l’absence des gens de la ferme, l’animal s’était détaché : au fond de la grange se trouvait un vieux lit qui avait été complètement bouleversé : la paillasse avait été éventrée à deux ou trois endroits et traînée au milieu de la litière. Le bœuf gisait à côté de cette paillasse rendant son dernier soupir. Après avoir fait un examen suivi de l’animal et cherché par l’autopsie à reconnaître la cause d’une mort si rapide, il était encore dans la plus grande incertitude. Cependant l’idée lui vint de vider le rumen et là il découvrit le secret de tout ce qui s’était passé. Le rumen contenait encore quelques débris de feuilles de tabac mêlés aux autres substances. Mais où l’animal avait-il pris ces feuilles ? comment expliquer tout ce désordre ? pourquoi ce lit bouleversé ? cette paillasse éventrée et traînée sur la litière ? interrogé à ce sujet, le propriétaire avoua se souvenir qu’il avait caché, depuis longtemps déjà, quelques feuilles de tabac dans la paillasse que le bœuf avait fouillée.

Il a donc fallu que ce bœuf ait été fortement attiré par ce tabac qui cependant était si bien caché au fond de cette paillasse. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’à côté se trouvait des betteraves, dont l’animal n’a pas fait cas, puisqu’il n’y avait pas touché. D’où vient donc cette préférence accordée à une substance qui lui sera funeste et qu’il va déterrer, pour ainsi dire, avec beaucoup d’efforts, alors qu’il dédaigne un aliment sain et utile qu’il a à sa portée ? C’est ce que je vais maintenant chercher à expliquer.


2o. Cette appétence pour le tabac paraît particulière au bœuf ; on ne l’observe en effet chez aucune autre espèce herbivore domestique, ni chez le cheval, moins difficile sur le choix des aliments que les bestiaux, dont il mange les restes ramassés dans la crèche, ni même chez la chèvre, dont on connaît les goûts bizarres. On a cherché à expliquer dans quelles conditions elle se montrait, mais les opinions émises à ce sujet sont loin de s’accorder ou du moins d’être complètes ; sans doute il y a du vrai dans l’une comme dans l’autre, mais on a été trop exclusif.

C’est ainsi que, d’après M. Berganot, les sujets de l’espèce bovine n’offriraient pas tous ce phénomène. Pendant l’état normal tous, sans distinction d’âge, dédaignent ou repoussent instinctivement les feuilles vertes ou sèches du tabac. Ce n’est que dans les cas d’une aberration particulière de l’organe du goût, que ces animaux appètent et mangent avec plus ou moins d’avidité cette plante. Cet état, d’après lui, n’est qu’une variété de Pica, qu’il désigne sous le nom de Malacia bovina. Est-ce bien là la cause réelle de cette tendance du bœuf vers le tabac ? Sans rejeter cette opinion, je crois que M. Berganot va trop loin en ne considérant cette appétence comme n’étant le partage que de quelques sujets. Ne voit-on pas en effet tous les animaux de l’espèce bovine, sans distinction aucune, rechercher et manger cette plante ? On peut aisément s’en convaincre en jetant un coup-d’œil sur les nombreuses observations qui ont trait à ce genre d’empoisonnement. Cependant, si on observe quelques différences dans cette inclination chez certains sujets, elles dépendent seulement de l’âge, car il est reconnu que les jeunes offrent moins d’exemples d’empoisonnement, tandis que les adultes et les plus âgés y sont plus exposés.

M. Lanusse, qui s’est occupé aussi de cette question, fait jouer un rôle important à l’imperfection des organes du goût et de l’odorat chez l’espèce bovine. On serait tout d’abord porté à admettre cette seule explication, si on examine ces organes. En effet la muqueuse, qui revêt les diverses parties de la cavité buccale, présente des papilles très prononcées, coniques ; mais elles sont dures, comme cornées et pourvues d’une faible sensibilité, par suite du développement excessif de l’épithélium, qui en forme la couche superficielle ; la mastication est très incomplète ou presque nulle, lors de la première déglutition. Quant aux organes de l’odorat, ils offrent une muqueuse peu sensible, des volutes ethmoïdales et des cornets peu étendus, peu développés, les ouvertures extérieures du nez assez étroites, formées par des lèvres épaisses et peu mobiles. Toutes ces dispositions anatomiques rendent, il est vrai, les fonctions du goût et de l’odorat un peu obscures ; mais comment concilier cette opinion avec la difficulté qu’on éprouve à faire boire et manger un bœuf, même poussé par la soif et la faim, lorsqu’un animal d’une autre espèce a flairé ou humé les aliments ou les boissons qu’on lui présente ? On est donc forcé d’admettre l’existence d’une cause plus réelle que celle qu’expose M. Lanusse, dont la manière de voir est trop exclusive. Où trouver alors l’origine de cette tendance qu’à le bœuf vers une substance qui lui sera funeste ? Sans entrer à ce sujet dans de vaines et inutiles dissertations, je puis dire que c’est un instinct inné chez l’espèce bovine. Cet instinct qui ne s’observe chez aucune autre espèce, et que M. Berganot considère comme une sorte d’état maladif, se fait remarquer chez tous les animaux de l’espèce bovine et à toutes les périodes de la vie, contrairement à l’opinion émise par M. Berganot. Maintenant l’organisation anatomique que M. Lanusse fait intervenir exerce sans doute pour sa part une certaine influence et se lie intimement à la première cause, que je viens de signaler : mais on ne doit pas la considérer isolément, si on veut avoir une explication exacte du phénomène qui se passe. Une fois, en effet, que l’animal a pris cette plante, elle est soumise à la mastication et bientôt déglutie. Or, son action irritante peut-elle se faire sentir, comme cela a lieu chez l’homme, du moment que les organes du goût sont peu impressionnables et que la mastication, incomplète chez l’espèce bovine, ne permet pas aux principes actifs d’être attaqués par les fluides salivaires et d’exercer sur la muqueuse buccale une impression désagréable ?

Il en résulte que le concours des deux dernières causes est indispensable pour la production des phénomènes que j’ai en vue, et qu’on ne peut l’attribuer pas plus à l’une qu’à l’autre, considérée chacune isolément.

SYMPTÔMES

Lorsque l’ingestion du tabac s’est produite, de quelque manière que l’animal ait pris cette plante, les premiers symptômes de l’empoisonnement ne tardent pas à se manifester, et si l’animal est abandonné à lui-même la mort arrive ordinairement en quelques heures. Les symptômes qui se déroulent alors ont une physionomie bien différente suivant le temps qui s’est écoulé depuis que l’ingestion s’est produite jusqu’au moment où la mort vient mettre fin aux souffrances de l’animal. Parfois, il est vrai, la terminaison se fait d’une manière favorable, mais, pour espérer un résultat aussi avantageux, il faut que les soins aient été prodigués au moment de l’accident ou peu de temps après. Quoiqu’il en soit, on peut distinguer trois périodes bien distinctes : 1o une période de début ; 2o une période d’excitation ; 3o une période de coma, à laquelle on donne encore le nom de narcotisme.


1re  PériodeDébut. — Dans le début les symptômes de l’empoisonnement sont bien obscurs, peu pathognomoniques et si le propriétaire n’a pas vu lui-même ingérer le tabac, il devient difficile au vétérinaire de diagnostiquer, d’une manière sûre, l’affection qu’il a à combattre. Cependant il est rare que quelqu’un n’ait été témoin de l’ingestion de cette plante et alors la difficulté du diagnostic est levée. On constate que l’animal porte la tête basse : il est inquiet, refuse les aliments, la rumination est suspendue, par suite la panse est plus ou moins dure, selon la quantité d’aliments qu’elle contenait lors de l’accident, il y a peu ou point de météorisme. Quelquefois l’animal allonge sa tête sur l’encolure et fait des efforts inutiles comme pour effectuer le vomissement : la sensibilité diminue, la respiration et la circulation s’accélèrent : quand on fait marcher l’animal, il montre une certaine paresse à se mouvoir et semble comme dans un état d’ivresse : les extrémités sont tantôt froides tantôt chaudes : on observe de légers tremblements dans certaines parties du corps principalement au grasset, à l’épaule, aux muscles axillaires. M. Lanusse a remarqué que ces tremblements commençaient à se montrer aux muscles de la cuisse. D’abord limités à certaines régions, ces tremblements finissent par se généraliser : à ce moment commence la seconde période.


2e  PériodeExcitation. — À cette période, qui arrive une ou deux heures après, quelquefois plutôt, les tremblements généraux continuent, le sujet est dans une anxieté générale, il s’agite ; il peut arriver cependant que la prostration s’empare de lui et le force à se coucher ; on constate aussi une légère météorisation, l’animal fait entendre des grincements de dents, sa bouche est brûlante, une salive visqueuse s’en écoule avec abondance, la langue est dans une agitation continuelle, parfois grosse au point de pendre au-dehors, la soif est dévorante ; les muqueuses sont d’un rouge foncé, les yeux sont fixes ou pirouettent dans leur orbite, la pupille est extrêmement dilatée ; il y a des coliques plus ou moins intenses, accompagnées de plaintes, de convulsions ; l’animal se regarde souvent les flancs. Quand on presse la région abdominale, plus particulièrement celle des hypocondres, on provoque de vives douleurs, contre lesquelles l’animal cherche à se défendre ; une raideur tétanique apparaît à la colonne vertébrale, qui se vousse légèrement ; la respiration est plaintive, les battements du cœur sont forts ; la défécation est rare et les excréments rendus sont durs ; une chaleur intense apparaît à la peau, qui se couvre de sueurs froides et visqueuses ; la sensibilité diminue de plus en plus, les mouvements deviennent plus difficiles, l’animal a de la peine à se tenir debout, la prostration augmente et bientôt apparaît la troisième période.


3e Période. — Coma ou Narcotisme. — Lorsque le narcotisme survient, il se produit un état général de relâchement dans les muscles, une immobilité très prononcée ; les animaux semblent dormir d’un sommeil profond ; les muqueuses changent d’aspect, du rouge foncé elles passent à la teinte violacée ; les sens sont abolis ou à peu près ; la vue est obtuse, les paupières sont baissées, la pupille est tantôt dilatée, tantôt resserrée ; l’animal n’entend plus, n’obéit plus à la voix qui le commande, ne prête nulle attention aux bruits qui se produisent autour de lui et la présence de bons aliments ne peuvent le distraire. On observe encore des convulsions, d’abord partielles, puis générales : la sensibilité a complètement disparu, au point que les coups d’aiguillon aux cuisses, aux flancs, aux côtes ne parviennent point à le réveiller ; l’animal pousse des plaintes qui peuvent s’entendre à de très-grandes distances, les battements du cœur sont faibles, le pouls presque inexplorable : bientôt à la constipation succède une diarrhée fétide et entraînant des lambeaux d’épithélium et beaucoup de mucosités ; à ce moment la prostration est telle que l’animal se laisse choir sur la litière, comme un corps inerte ; l’affaiblissement fait des progrès, des paralysies surviennent, les extrémités se refroidissent, le corps se couvre de sueurs froides et abondantes et la mort suit de près cette scène de désordre.

L’affection ne se présente pas toujours avec des caractères aussi graves que ceux que je viens d’exposer : traité au début, surtout si la quantité de tabac ingéré est peu considérable, l’animal n’offre parfois qu’une légère indisposition qui ne tarde pas à disparaître sous l’influence d’un traitement convenable. Parfois cependant elle parcourt toutes ses phases, mais arrive un moment les symptômes semblent s’apaiser et disparaître graduellement jusqu’à une guérison complète : dès lors on a tout lieu d’espérer une terminaison favorable ; l’animal reprend peu à peu ses forces, la rumination, suspendue pendant longtemps, reparaît, enfin le malade reprend ses vieilles habitudes et peut être remis à son travail. Dans certaines circonstances la guérison peut n’être pas complète, il reste toujours un trouble plus ou moins marqué dans l’une des différentes fonctions. C’est ainsi que dans un cas observé par M. Dupeyron, l’animal est guéri, mais il est resté comme hébété, souvent ne sachant pas se conduire ; on constata alors que l’empoisonnement avait laissé chez lui un affaiblissement notable de la vue.

LÉSIONS

Lorsqu’on fait l’ouverture d’un animal qui a succombé à la suite d’un empoisonnement par le tabac, quelquefois on remarque à peine une légère rougeur sous l’épithélium de la muqueuse gastrique, mais dans l’intérieur du rumen on trouve toujours les débris des principales nervures de la feuille, cependant celle-ci n’est jamais entière, comme on pourrait le croire en voyant la rapidité avec laquelle l’animal l’a avalée ; d’autrefois au contraire, cette muqueuse est le siége d’une vive inflammation, parsemée de tâches livides. Son épithélium s’enlève avec facilité ; pressé entre les doigts, il se réduit en pulpe. L’intestin grêle participe de cet état inflammatoire ; il présente sur sa muqueuse de nombreuses pointillations noirâtres, d’une étendue variable ; les vaisseaux mésentériques sont gorgés d’un sang noir. La rate a acquis un volume anormal, elle est friable et remplie de sang coagulé. Les poumons participent aussi de ces altérations ; ils présentent çà et là des taches brunâtres ; ils sont durs, gorgés de sang, plus denses et moins crépitant qu’à l’état normal. Les cavités du cœur sont ordinairement remplies de sang, et présentent sur leurs parois de nombreuses ecchymoses ; le sang qu’elles renferment, ainsi que celui qui est accumulé dans les poumons, est noir, liquide et visqueux, comme dans les maladies charbonneuses, typhoïdes ou gangréneuses ; le caillot qu’il forme est mou et peu résistant ; enfin les vaisseaux sanguins des centres nerveux sont fortement distendus ; la substance cérébrale et ses membranes sont injectées.

DOSES TOXIQUES

Une question difficile à résoudre est bien la détermination de la quantité de tabac nécessaire pour produire l’empoisonnement. Les observateurs qui se sont occupés de cette partie sont loin d’être d’accord à ce sujet. D’où provient cette différence si marquée dans la quantité déterminée par eux ? C’est que ces observateurs, se préoccupant seulement de rechercher la quantité que les animaux avaient pu prendre, ou se basant sur celle que dans leurs expériences ils avaient eux-mêmes données, n’ont pas pris en considération les nombreuses circonstances qui influent sur l’apparition des symptômes, ou du moins n’ont pas pris soin d’indiquer la qualité du produit ingéré. Comment expliquer autrement, qu’un animal, comme l’a observé M. Hertwig, n’a succombé qu’après l’ingestion de deux kilos de cette substance, lorsque dans un autre cas signalé par M. Lanusse, l’animal, n’ayant pris qu’une feuille et demie de tabac, a succombé douze heures après.

Il est en effet certaines circonstances qui peuvent avoir de l’influence sur l’apparition plus ou moins rapide des symptômes et par suite qui font varier la dose toxique du tabac. Ainsi, il est démontré par l’expérience que les animaux de l’espèce bovine peuvent brouter impunément le tabac à l’état vert, sans présenter de graves dérangements ; c’est qu’alors les principes actifs sont peu énergiques, noyés pour ainsi dire dans une grande quantité d’eau de végétation. Mais il n’en est pas de même lorsque le tabac a subi la dessiccation, état que M. Lanusse appelle de conservation : le tabac jouit alors de toutes ses propriétés toxiques, seulement son action varie suivant le terrain qui l’a produit, suivant le climat de la contrée où il a été cultivé, suivant l’état de plénitude ou de vacuité de l’estomac au moment de l’ingestion, enfin suivant la nature elle-même des aliments qu’il peut contenir.

En général lorsque le terrain est formé de sable à grains fins ou de graviers avec un sous-sol argileux, le tabac qu’il fournit est très énergique, car la quantité de nicotine qu’il contient est considérable. On peut s’en convaincre en effet par l’analyse qui a été faite du tabac cultivé dans les départements du Lot et du Lot-et-Garonne qui reposent sur ce terrain : sa qualité, par rapport à la dose de nicotine, est bien supérieure à celle des autres tabacs.

Le climat joue encore un certain rôle sur l’activité qu’acquiert cette plante : aussi il est reconnu que le tabac du Nord est bien moins actif que celui du Midi : cela provient de ce que, pendant que s’opère la dessiccation, il se produit une excrétion gommeuse plus ou moins abondante, qui fixe la nicotine et l’empêche de se volatiliser. Or, dans le Nord, l’influence de la basse température retarde ou empêche cette excrétion gommeuse et par suite une grande partie de la nicotine, n’étant plus retenue, se volatilise : dans le Midi, le contraire a lieu.

L’état de plénitude ou de vacuité de l’estomac peut aussi modifier l’activité de cette plante. Lorsque le tabac arrive dans cet organe, s’il est vide, rien ne s’oppose à son contact avec la muqueuse et les sucs digestifs : dès lors la marche de l’empoisonnement est rapide et une faible quantité peut produire de graves désordres : à moins de dispositions individuelles particulières le tabac jouit alors de son maximum d’intensité. Mais si l’estomac renferme des substances alimentaires, la présence dans ce viscère de ces aliments accumulés en quantité plus ou moins grande, paralyse, pour ainsi dire, ou atténue l’agent toxique. Une partie des principes actifs, perdue au milieu des résidus de la digestion, chemine mécaniquement avec eux jusqu’à leur expulsion au-dehors, et ce qu’il en reste représente une quantité trop petite ou trop divisée, ou bien encore son absorption est trop lente, pour apporter dans l’organisme des troubles sérieux et inquiétants.

Enfin, l’empoisonnement est plus ou moins rapide, suivant que les aliments, contenus dans l’estomac, se composent de substances sèches, ou que ces aliments renferment beaucoup de principes aqueux : c’est ainsi que l’absorption de la nicotine se fait avec rapidité, quand l’animal a mangé des fourrages secs, comme du foin, de la paille, de l’avoine, etc., parce qu’alors leur mélange avec la substance toxique est impossible ou du moins difficile. Si, au contraire, l’estomac contient des substances très aqueuses, du fourrage vert par exemple ou des boissons, les principes actifs se trouvent atténués par leur présence et, par suite de leur mélange plus ou moins intime, ils ont moins de prise sur l’organisme et souvent même ils deviennent impuissants.

On voit par ce simple exposé que les doses varient plus ou moins suivant les circonstances et qu’il est difficile de fixer d’une manière exacte la quantité nécessaire pour produire l’empoisonnement.

TRAITEMENT

Lorsqu’on a été témoin de l’ingestion du tabac, que les symptômes d’empoisonnement se soient manifestés ou non, il importe de secourir l’animal. Le traitement, qu’il convient de mettre en usage dans ces circonstances, repose surtout sur les considérations précédemment exposées au sujet des symptômes et de la composition chimique du tabac. On peut distinguer deux sortes de moyens curatifs : 1o Les moyens médicamenteux ; 2o les moyens chirurgicaux.


1o Moyens médicamenteux. — Si l’ingestion du tabac s’est produite depuis peu de temps et que, d’après les symptômes existants, on a lieu de croire que les principes actifs ne sont pas passés dans la circulation, on doit tout d’abord empêcher l’absorption de se produire, ou du moins la retarder : il importe à ce moment de recourir à l’emploi des médicaments dits enveloppants : les boissons émollientes, mucilagineuses, les substances miellées, gommeuses, les blancs d’œufs et les farineux ont tour à tour donné des résultats avantageux entre les mains des praticiens. Les vomitifs trouveraient ici une utile application pour débarrasser l’estomac des principes nuisibles ingérés, mais il est reconnu par le plus grand nombre des physiologistes que le vomissement ne peut s’effectuer chez l’espèce bovine. Cependant une fois que l’absorption des principes actifs est moins à redouter, que les substances médicamenteuses déjà employées ont pu mettre une barrière entre les organes de l’absorption et les principes toxiques en les isolant de la muqueuse gastrique, il faut sans retard attaquer les principes actifs eux-mêmes et chercher à neutraliser leur action : l’emploi des antidotes ou contrepoisons trouve très bien son application. Le choix de ces médicaments se déduit naturellement de ce que j’ai dit en parlant de la nicotine. Quels sont donc ces médicaments ? En jetant un coup d’œil sur les nombreuses observations faites à ce sujet, on peut voir que les boissons acidulées, surtout l’eau vinaigrée, ont été le plus souvent employées par les praticiens, dans le but de combattre l’inflammation de la muqueuse gastrique : malheureusement le plus grand nombre l’emploient aussitôt que l’ingestion du tabac s’est produite. N’est-ce pas là la plus grande inconséquence ? C’est ainsi que M. Perry et bien d’autres conseillent l’emploi de l’eau vinaigrée : ce qu’il y a de plus étrange, c’est que des toxicologistes recommandables, tels que Tissot, Rodet, Orfila, partagent cette opinion. Cependant, M. Lanusse, qui à leur exemple et au début de sa carrière avait posé la plus grande confiance dans l’emploi de ce médicament, a pu constater depuis son impuissance dans tous les cas sérieux d’empoisonnement : souvent même il a pu être témoin de l’influence factieuse qu’il exerçait sur l’apparition des symptômes. Un fait très remarquable tend à confirmer cette opinion : Un bœuf venait d’avaler quelques feuilles de tabac : aussitôt les gens de la ferme, témoins de l’accident, lui administrèrent des breuvages émollients et de l’huile ; trois heures s’étaient déjà écoulées et l’animal ne présentait aucun symptôme d’empoisonnement : cependant dans la crainte que les breuvages déjà administrés ne fussent assez efficaces, on lui fit prendre un litre d’eau vinaigrée : bientôt les phénomènes généraux de l’empoisonnement se manifestèrent. Peut-on réfuter que l’absorption, déjà empêchée par l’administration des premières substances, n’ait été provoquée par cette eau vinaigrée ? Que se passe-t-il donc ? Quel rôle si puissant peut jouer en présence de la nicotine l’action du vinaigre sur les phénomènes d’absorption ? Le vinaigre forme alors avec ce principe alcaloïde un sel soluble et facilement absorbable. Comment admettre, à l’exemple des partisans de l’eau vinaigrée, que cette boisson puisse neutraliser l’action de la nicotine ? N’est-ce pas au contraire lui faire acquérir plus d’activité, plus d’énergie et faciliter son absorption par suite de sa dissolution et de sa transformation en sel soluble d’acétate de nicotine ? Confirmé par l’opinion de MM. Lanusse et Thabourin, je crois qu’on doit rejeter cette médication à la période de début et n’y recourir qu’à une période plus avancée, alors que le sang est déjà chargé du principe actif du tabac. Cependant, si dès le début on a vidé le rumen au moyen de la gastrotomie, l’absorption n’étant plus à redouter, on peut encore l’employer. À côté de ce moyen irrationnel, on en trouve d’autres dont l’emploi a donné des résultats avantageux : c’est ainsi qu’on a conseillé l’usage de l’écorce de chêne, des glands de chêne, le tan en décoction, car l’acide tannique agissant sur la nicotine la transforme en produit inoffensif. À ce sujet, M. Lanusse, sur la communication qui lui en a été faite par M. Miciol, ingénieur des manufactures des tabacs, cite les bons effets qu’a toujours produit l’acide tannique chez les ouvriers, qui, occupés à remuer les grandes masses de tabac en fermentation, subissaient l’influence fâcheuse des vapeurs de nicotine ; lui-même n’a eu qu’à se louer des résultats heureux que cette médication a produits chez le plus grand nombre des animaux qu’il a eu à soigner. On peut aussi recourir à l’emploi des préparations iodées, car l’iode neutralise l’action de la nicotine : dans ce but M. Bouchardat a préconisé la solution d’iodure de potassium iodurée : pour la préparer il fait dissoudre dans 1 litre d’eau 20 grammes d’iodure de potassium, puis il ajoute peu à peu 10 grammes d’iode. On peut, sans inconvénients, remplacer cette préparation par la teinture d’iode, car les effets qu’elle produit sont les mêmes. M. Dupeyron vante les succès qu’il a obtenus par l’emploi de l’eau de chaux : on ne doit pas s’en étonner, car il est reconnu que sous l’influence des alcalis caustiques fixes le plus grand nombre d’alcaloïdes perdent leur action et leurs propriétés chimiques.

Enfin, à cette période, il importe de bien couvrir les animaux pour appeler à la surface du corps la chaleur qui a considérablement baissé ; on peut aider l’action des couvertures par des frictions irritantes de farine de moutarde ou de vinaigre chaud.

Si, malgré tous ces moyens, on n’a pu empêcher l’absorption de la nicotine de se produire, la médication doit subir quelques légères modifications. À cette période, les boissons acidulées conviennent très bien pour combattre l’inflammation de la muqueuse gastro-intestinale ; pour empêcher un contact moins prolongé du sang avec les centres nerveux, il faut renouveler les frictions irritantes. Lorsqu’il existe de la constipation, on doit administrer des lavements d’eau salée ou émollients.

Si les symptômes continuent à s’aggraver, que la prostration succède à la période d’excitation, on doit aussitôt recourir à la médication dite stimulante. Il importe alors, par l’emploi de médicaments spéciaux, de chercher à exciter les fonctions nerveuses qui semblent vouloir s’éteindre. Parmi les nombreux médicaments, appartenant à cette classe, M. Lanusse, préconise surtout l’emploi de l’infusion de café concentrée dont il a eu bien souvent à apprécier les bons effets. Ne pourrait-on pas obtenir aussi les mêmes résultats en donnant à l’animal une bonne infusion de canelle dans du vin ? Tout en relevant les forces abattues, elle peut, en outre, par suite de la transpiration qu’elle provoque, permettre en même temps l’élimination d’une certaine quantité de principe toxique : les diurétiques, les sudorifiques et les purgatifs laxatifs trouveraient encore leur heureuse application, car, en excitant la sécrétion de certaines glandes, ils concourent à débarrasser le sang du principe nuisible dont il est chargé ; le vin de quinquina pourrait aussi être essayé ; enfin, les frictions irritantes de moutarde, d’essence de térébenthine, de vinaigre chaud le long de la colonne dorso-lombaire et sur les différentes parties du corps, doivent encore être employées.

Pendant tout le temps que dure l’affection, il importe de surveiller avec soin le régime de l’animal : dès le début, on doit le tenir à une diète absolue. Si, sous l’influence de la médication, une amélioration sensible survient dans l’état du sujet, que ce dernier cherche à prendre de la nourriture, il faut bien s’abstenir tout d’abord de lui en donner jusqu’à ce que le tube digestif se soit en grande partie vidé ; dès ce moment, on peut commencer à donner quelques farineux en barbottage, de la farine d’orge par exemple. À mesure que l’animal prend des forces, que l’amélioration continue, on peut augmenter la ration ; cependant il faut agir avec prudence, car le tube digestif est pour ainsi dire dans une sorte d’atonie, et le trop de nourriture à ce moment pourrait provoquer une indigestion tout aussi grave que l’affection première.


2o Moyens chirurgicaux. — Comme moyens chirurgicaux, il n’y a à signaler que la saignée et la gastrotomie.

La saignée est un moyen très efficace lorsqu’elle est pratiquée au moment opportun, mais qui, dans le cas contraire, ne sert qu’à aggraver l’état de l’animal. C’est ainsi, que MM. Dupuy et Daynaud, dans le but de combattre l’inflammation de la muqueuse gastro-intestinale, l’ont pratiquée dès le début et avec succès. Mais n’est-ce pas là la plus grande inconséquence ? n’y a-t-il pas à craindre de favoriser à ce moment le passage du principe toxique dans le sang, en activant l’absorption par suite de la déplétion faite dans le torrent circulatoire ? L’emploi de la saignée ne trouverait-il pas mieux son application, alors que le sang est vicié par la présence de la nicotine ? Ce qu’il importe en effet à cette période, c’est d’empêcher la stase sanguine dans le système veineux cérébral et les gros vaisseaux ; la saignée peut alors avoir une influence salutaire, elle aide en même temps à débarrasser l’économie d’une certaine quantité du principe nuisible que l’absorption y a introduit ; elle doit être plus ou moins copieuse suivant le tempérament, la force du sujet, son état pléthorique et on doit la faire marcher de pair avec la médication qui convient à cette période.


Gastrotomie. — Cette opération a bien souvent donné des résultats avantageux entre les mains de M. Lanusse, comme tendent à le prouver ses nombreuses observations. Mais peut-on attendre les bons effets de cette opération à toutes les périodes de l’empoisonnement ? Je ne le pense pas. Quel but en effet se propose-t-on ? C’est d’extraire du rumen les matières toxiques que l’animal a ingérées, afin d’empêcher leur passage dans le torrent circulatoire. Or, quels succès espérer, lorsque le sang est déjà vicié par leur présence ? Le moment le plus opportun pour pratiquer cette opération est donc celui où l’ingestion vient de se produire et où les véritables symptômes de l’empoisonnement n’ont pas encore apparu : cependant avant de recourir à ce moyen extrême, il faut admettre que la quantité de tabac ingéré est trop considérable pour être combattue avec efficacité par les médicaments et que la mort devient inévitable. La gastrotomie par elle-même a peu de gravité : la muqueuse du rumen est peu sensible, peu irritable et son incision ne nuit pas d’une manière évidente à la digestion. Quant à ce qui concerne les plaies du péritoine, on les considère bien souvent comme mortelles ; mais chez l’espèce bovine les lésions de cet organe ont moins d’importance qu’on le suppose généralement, car il jouit d’une moins grande sensibilité que chez les autres espèces.

La gastrotomie, ai-je dit, a pour but d’extraire de l’estomac le tabac qui a été ingéré et par suite d’empêcher l’absorption de ses principes ; elle permet en outre de combattre directement l’inflammation de la muqueuse gastrique. Elle consiste en une incision verticale pratiquée dans le flanc gauche à une égale distance de la dernière côte, de l’angle de la hanche et des apophyses transverses des vertèbres lombaires ; cette incision intéresse à la fois les parois du flanc et du rumen. Dans le principe, avant d’extraire les matières accumulées dans l’estomac, on mettait un linge sur la commissure inférieure de l’incision pour empêcher les matières de tomber dans le péritoine. M. Lafosse a imaginé un moyen plus simple ; il conseille de fixer les lèvres de l’incision faite au rumen avec celles des parois abdominales au moyen de deux points de suture. Une fois qu’on a vidé le rumen et qu’on a combattu l’inflammation de la muqueuse, une simple suture suffit pour réunir les lèvres de la plaie et la cicatrisation s’effectue sans grandes difficultés. M. Cruzel, qui a souvent employé cette opération, dans le cas d’indigestion par surcharge d’aliments, dit qu’une fois les lèvres de la plaie réunies par une suture, on doit tenir la partie bien sèche, aussi propre que possible ; il conseille même de l’humecter avec du vin ou une infusion aromatique, en s’abstenant d’employer des corps gras.

Faite au moment opportun, cette opération est le moyen le plus avantageux, le plus expéditif et en même temps le plus sûr. Il peut cependant arriver quelquefois qu’elle soit infructueuse, c’est lorsque les matières qu’on se proposait d’extraire sont parvenues dans les derniers réservoirs, le feuillet et même la caillette.

Tels sont les moyens curatifs que j’avais à faire connaître.

CONCLUSION

Il ressort des faits, à l’étude desquels j’ai apporté tous mes soins, que l’empoisonnement par le tabac est un accident très grave et parfois même au dessus des ressources de l’art ; ils méritent donc d’attirer l’attention des propriétaires, qui bien souvent, quoiqu’éclairés par l’expérience, et à leurs dépens, de la facilité avec laquelle leurs animaux s’empoisonnent en mangeant du tabac, sont à cet égard d’une imprévoyance rare. C’est à eux surtout de prévenir le mal autant que possible en écartant soigneusement la cause matérielle par tous les moyens qui sont à leur disposition. Comme indication hygiénique très importante, ils doivent bien se garder de laisser des feuilles desséchées de tabac à la portée de leurs bestiaux ; pour arriver à ce but ils devraient s’imposer quelques dépenses en faisant construire leurs séchoirs loin des étables et des lieux fréquentés par les animaux. La plupart, je le sais, reculent devant les sacrifices, mais si leurs animaux succombent, alors qu’ils pouvaient éviter le mal, n’est-ce pas un plus grand sacrifice ? Qu’eux aussi aient toujours en vue cette maxime : « Il vaut mieux prévenir les maladies qu’avoir à les combattre, » et je suis convaincu d’avance qu’ils n’auront qu’à se louer des avantages qu’ils en retireront.

É. Grellier


Toulouse, le 1er  juillet 1869.