De l’esprit des lois (éd. Nourse)/Livre 2

La bibliothèque libre.
De l’esprit des lois (éd. Nourse)
Livres I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII XIII XIV XV XVI XVII XVIII XIX XX XXI XXII XXIII XXIV XXV XXVI XXVII XXVIII XXIX XXX XXXI


Nourse (tome 1p. 9-21).


LIVRE II

Des loix qui dérivent directement de la nature du gouvernement.


CHAPITRE PREMIER.

De la nature des trois divers gouvernemens.

IL y a trois especes de gouvernemens ; le RÉPUBLICAIN, le MONARCHIQUE, & le DESPOTIQUE. Pour en découvrir la nature, il suffit de l’idée qu’en ont les hommes les moins instruits. Je suppose trois définitions, ou plutôt trois faits : l’un que le gouvernement republicain est celui où le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance ; le monarchique, celui où un seul gouverne, mais par des loix fixes & établies : au lieu que, dans le despotique, un seul, sans loi & sans regle, entraîne tout par sa volonté & par ses caprices.

Voilà ce que j’appelle la nature de chaque gouvernement. Il faut voir quelles sont les loix qui suivent directemt de cette nature, & qui par conséquent sont les premieres loix fondamentales.

CHAPITRE II.

Du gouvernement républicain, & des Loix relatives à la démocratie.


LORSQUE, dans la république, le peuple en corps a la souveraine puissance, c’est une démocratie. Lorsque la souveraine puissance est entre les mains d’une partie du peuple, cela s’appelle une aristocratie.

Le peuple, dans la démocratie, est à certains égards le monarque ; à certains autres, il est le sujet.

Il ne peut être monarque que par ses suffrages, qui sont ses volontés. La volonté du souverain est le souverain lui-même. Les loix qui établissent le droit de suffrage, sont donc fondamentales dans ce gouvernement. En effet, il est aussi important d’y régler comment, par qui, à qui, sur quoi, les suffrages doivent être donnés, qu’il l’est dans une monarchie de savoir quel est le monarque, & de quelle maniere il doit gouverner.

Libanius[1] dit, qu’à Athenes un étranger qui se mêloit dans l’assemblée du peuple, étoit puni de mort. C’est qu’un tel homme usurpoit le droit de souveraineté.

Il est essentiel de fixer le nombre des citoyens qui doivent former les assemblées ; sans cela on pourroit ignorer si le peuple a parlé, ou seulement une partie du peuple. A Lacédémone, il falloit dix mille citoyens. A Rome, née dans la petitesse pour aller à la grandeur ; à Rome, faite pour éprouver toutes les vicissitudes de la fortune ; à Rome, qui avoit tantôt presque tous ses citoyens hors de ses murailles, tantôt toute l’Italie & une partie de la terre dans ses murailles, on n’avoit point fixé ce nombre[2] ; & ce fut une des plus grandes causes de sa ruine.

Le peuple qui a la souveraine puissance, doit faire par lui-même tout ce qu’il peut bien faire ; & ce qu’il ne peut pas bien faire, il faut qu’il le fasse par ses ministres.

Ses ministres ne sont point à lui, s’il ne les nomme : c’est donc une maxime fondamentale de ce gouvernement, que le peuple nomme ses ministres, c’est-à-dire, ses magistrats. Il a besoin, comme les monarques, & même plus qu’eux, d’être conduit par un conseil ou sénat. Mais pour qu’il y ait confiance, il faut qu’il en élise les membres ; soit qu’il les choisisse lui-même, comme à Athenes ; ou par quelque magistrat qu’il a établi pour les élire, comme cela se pratiquoit à Rome dans quelques occasions.

Le peuple est admirable pour choisir ceux à qui il doit confier quelque partie de son autorité. Il n’a à se déterminer que par des choses qu’il ne peut ignorer, & des faits qui tombent sous les sens. Il sait très-bien qu’un homme a été souvent à la guerre, qu’il y a eu tels ou tels succès : il est donc très-capable d’élire un général. Il sait qu’un juge est assidu, que beaucoup de gens se retirent de son tribunal contens de lui, qu’on ne l’a pas convaincu de corruption ; en voilà assez pour qu’il élise un préteur. Il a été frappé de la magnificence ou des richesses d’un citoyen ; cela suffit pour qu’il puisse choisir un édile. Toutes ces choses sont des faits dont il s’instruit mieux dans la place publique, qu’un monarque dans son palais. Mais, saura-t-il conduire une affaire, connoître les lieux, les occasions, les moments, en profiter ? Non : il ne le saura pas.

Si l’on pouvoit douter de la capacité naturelle qu’a le peuple pour discerner le mérite, il n’y auroit qu’à jetter les yeux sur cette suite continuelle de choix étonans que firent les Athéniens & les Romains ; ce qu’on n’attribuera pas sans doute au hasard.

On sçait qu’à Rome, quoique le peuple se fût donné le droit d’élever aux charges les Plébéiens, il ne pouvoit se résoudre à les élire ; & quoiqu’à Athenes on pût, par la loi d'Aristide, tirer les magistrats de toutes les classes, il n’arriva jamais, dit Xénophon[3], que le bas peuple demandât celles qui pouvoient intéresser son salut ou sa gloire.

Comme la plupart des citoyens, qui ont assez de suffisance pour élire, n’en ont pas assez pour être élus ; de même le peuple qui a assez de capacité pour se faire rendre compte de la gestion des autres, n’est pas propre à guérir par lui-même.

Il faut que les affaires aillent, & qu’elles aillent un certain mouvement qui ne soit ni trop lent ni trop vite. Mais le peuple a toujours trop d’action, ou trop peu. Quelquefois avec cent mille bras il renverse tout ; quelquefois avec cent mille pieds il ne va que comme les insectes.

Dans l’état populaire, on divise le peuple en de certaines classes. C’est dans la maniere de faire cette division, que les grands législateurs se sont signalés ; & c’est de-là qu’ont toujours dépendu la durée de la démocratie, & sa prospérité.

Servius-Tullius suivit, dans la composition de ses classes, l’esprit de l’aristocratie. Nous voyons dans Tite-Live[4] & dans Denys d’Halicarnasse[5], comment il mit le droit de suffrage entre les mains des principaux citoyens. Il avoit divisé le peuple de Rome en cent quatre-vingt-treize centuries, qui formoient six classes. Et mettant les riches, mais en plus petit nombre, dans les premieres centuries ; les moins riches, mais en plus grand nombre, dans les suivantes ; toute la foule des indigens dans la derniere : & chaque centurie n’ayant qu’une voix[6], c’étoient les moyens & les richesses qui donnoient le suffrage, plutôt que les personnes.

Solon divisa le peuple d'Athenes en quatre classes. Conduit par l’esprit de la démocratie, il ne les fit pas pour fixer ceux qui devroient élire, mais ceux qui pouvoient être élus : & laissant à chaque citoyen le droit d’élection, il voulut[7] que dans chacune de ces quatre classes on pût élire des juges ; mais que ce ne fût que dans les trois premieres, où étoient les citoyens aisés, qu’on pût prendre les magistrats.

Comme la division de ceux qui ont droit de suffrage, est dans la république une loi fondamentale ; la maniere de le donner est une autre loi fondamentale.

Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par choix est de celle de l’aristocratie.

Le sort est une façon d’élire qui n’afflige personne ; il laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable de servir sa patrie.

Mais, comme il est défectueux par lui-même, c’est à le régler & à le corriger que les grands législateurs se sont surpassés.

Solon établit à Athenes, que l’on nommeroit par choix à tous les emplois militaires ; & que les sénateurs & les juges seroient élus par le sort.

Il voulut que l’on donnât par choix les magistratures civiles qui exigeoient une grande dépense, & que les autres fussent données par le sort.

Mais pour corriger le sort, il régla qu’on ne pourroit élire que dans le nombre de ceux qui se présenteroient ; que celui qui auroit été élu, seroit examiné par des juges[8], & que chacun pourroit l’accuser d’en être indigne[9] : cela tenoit en même temps du sort & du choix. Quand on avoit fini le temps de sa magistrature, il falloit essuyer un autre jugement sur la maniere dont on s’étoit comporté. Les gens sans capacité devoient avoir bien de la répugnance à donner leur nom pour être tirés au sort.

La loi qui fixe la maniere de donner les billets de suffrage, est encore une loi fondamentale dans la démocratie. C’est une grande question, si les suffrages doivent être publics ou secrets. Cicéron[10] écrit que les loix[11] qui les rendirent secrets dans les derniers temps de la république Romaine, furent une des grandes causes de sa chûte. Comme ceci se pratique diversement dans différentes républiques, voici, je crois, ce qu’il en faut penser.

Sans doute que, lorsque le peuple donne ses suffrages, ils doivent être publics[12] ; & ceci doit être regardé comme une loi fondamentale de la démocratie. Il faut que le petit peuple soit éclairé par les principaux, & contenu par la gravité de certains personnages. Ainsi, dans la république Romaine, en rendant les suffrages secrets, on détruisit tout ; il ne fut plus possible d’éclairer une populace qui se perdoit. Mais lorsque dans une aristocratie le corps des nobles donne les suffrages[13], ou dans une démocratie le sénat[14] ; comme il n’est là question que de prévenir les brigues, les suffrages ne sauroient être trop secrets.

La brigue est dangereuse dans un sénat ; elle est dangereuse dans un corps de nobles : elle ne l’est pas dans le peuple, dont la nature est d’agir par passion. Dans les états ou il n’a point de part au gouvernement, il s’échauffera pour un acteur, comme il auroit fait pour les affaires. Le malheur d’une république, c’est lorsqu’il n’y a plus de brigues ; & cela arrive, lorsqu’on a corrompu le peuple à prix d’argent : il devient de sang froid, il s’affectionne à l’argent ; mais il ne s’affectionne plus aux affaires : sans souci du gouvernement, & de ce qu’on y propose, il attend tranquillement son salaire. C’est encore une loi fondamentale de la démocratie, que le peuple seul fasse des loix. Il y a pourtant mille occasions où il est nécessaire que le sénat puisse statuer ; il est même souvent à propos d’essayer une loi avant de l’établir. La constitution de Rome & celle d’Athenes étoient très-sages. Les arrêts du sénat ([15]) avoient force de loi pendant un an ; ils ne devenoient perpétuels que par la volonté du peuple.


CHAPITRE III.

Des loix relatives à la nature de l’aristocratie.

DANS l’aristocratie, la souveraine puissance est entre les mains d’un certain nombre de personnes. Ce sont elles qui font les loix & qui les font exécuter ; & le reste du peuple n’est tout au plus à leur égard que comme dans une monarchie les sujets sont à l’égard du monarque.

On n’y doit point donner le suffrage par sort ; on n’en auroit que les inconvéniens. En effet, dans un gouvernement qui a déja établi les distinctions les plus affligeantes, quand on seroit choisi par le sort, on n’en seroit pas moins odieux ; c’est le noble qu’on envie, & non pas le magistrat.

Lorsque les nobles sont en grand nombre, il faut un sénat qui regle les affaires que le corps des nobles ne sauroit décider, & qui prépare celles dont il décide. Dans ce cas, on peut dire que l’aristocratie est en quelque sorte dans le Sénat, la démocratie dans le corps des nobles, & que le peuple n’est rien.

Ce sera une chose très-heureuse dans l’aristocratie, si, par quelque voie indirecte, on fait sortir le peuple de son anéantissement : ainsi, à Gênes, la banque de Saint-Georges, qui est administrée en grande partie par les principaux du peuple, donne à celui-ci une certaine influence dans le gouvernement, qui en fait toute la prospérité.[16]

Les Sénateurs ne doivent point avoir le droit de remplacer ceux qui manquent dans le sénat ; rien ne seroit plus capable de perpétuer les abus. A Rome, qui fut dans les premiers temps une espece d’aristocratie, le sénat ne se suppléoit pas lui-même ; les sénateurs nouveaux étoient nommés[17] par les censeurs. Une autorité exorbitante, donnée tout-à-coup à un citoyen dans une république, forme une monarchie, ou plus qu’une monarchie. Dans celles-ci les loix ont pourvu à la constitution, ou s’y sont accommodées ; le principe du gouvernement arrête le monarque : mais, dans une république où un citoyen se fait donner[18] un pouvoir exhorbitant, l’abus de ce pouvoir est plus grand ; parce que les loix, qui ne l’ont point prévu, n’ont rien fait pour l’arrêter.

L’exception à cette regle est lorsque la constitution de l’état est telle qu’il a besoin d’une magistrature qui ait un pouvoir exorbitant. Telle étoit Rome avec ses dictateurs, telle est Venise avec ses inquisiteurs d’état ; ce sont des magistratures terribles qui ramenent violemment l’état à la liberté. Mais d’où vient que ces magistratures se trouvent si différentes dans ces deux républiques ? C’est que Rome défendoit les restes de son aristocratie contre le peuple ; au lieu que Venise se sert de ses inquisiteurs d’état pour maintenir son aristocratie contre les nobles. De-là il suivoit qu’à Rome la dictature ne devoit durer que peu de temps, parce que le peuple agit par sa fougue, & non pas par ses desseins.

Il
Il falloit que cette magistrature s’exerçât avec éclat, parce qu’il s’agissoit d’intimider le peuple, & non pas de le punir ; que le dictateur ne fût créé que pour une seule affaire, & n’eût une autorité sans bornes qu’a raison de

cette affaire, parce qu’il étoit toujours créé pour un cas imprévu. A Venise, au contraire, il faut une magistrature permanente : c’est là que les desseins peuvent être commencés, suivis, suspendus ; repris ; que l’ambition d’un seul devient celle d’une famille, & l’ambition d’une famille celle de plusieurs. On a besoin d’une magistrature cachée ; parce que les crimes qu’elle punit, toujours profonds, se forment dans le secret & dans le silence. Cette magistrature doit avoir une inquisition générale ; parce qu’elle n’a pas à arrêter les maux que l’on connoit, mais à prévenir même ceux qu’on ne connoit pas. Enfin, cette derniere est établie pour venger les crimes qu’elle soupçonne ; & la premiere employoit plus les menaces que les punitions pour les crimes, même avoués par leurs auteurs.

Dans toute magistrature, il faut compenser la grandeur de la puissance par la briéveté de sa durée. Un an est le temps que la plupart des législateurs ont fixé ; un temps plus long seroit dangereux, un plus court seroit contre la nature de la chose. Qui est-ce qui voudroit gouverner ainsi ses affaires domestiques ? A Raguse[19], le chef de la république change tous les mois, les autres officiers toutes les semaines, le gouverneur du château tous les jours. Ceci ne peut avoir lieu que dans une petite république[20], environnée de puissances formidables, qui corromproient aisément de petits magistrats.

La meilleure aristocratie est celle où la partie du peuple qui n’a point de part à la puissance, est si petite & si pauvre, que la partie dominante n’a aucun intérêt à l’opprimer. Ainsi, quand Antipater[21] établit à Athenes que ceux qui n’auroient pas deux mille drachmes seroient exclus du droit de suffrage, il forma la meilleure aristocratie qui fût possible ; parce que ce cens, étoit si petit, qu’il n’excluoit que peu de gens, & personne qui eût quelque considération dans la cité.

Les familles aristocratiques doivent donc être peuple, autant qu’il est possible. Plus une aristocratie approchera de la démocratie, plus elle sera parfaite ; & elle le deviendra moins à mesure qu’elle approchera de la monarchie.

La plus imparfaite de toutes est celle où la partie du peuple qui obéit est dans l’esclavage civil de celle qui commande, comme l’aristocratie de Pologne, où les paysans sont esclaves de la noblesse.


CHAPITRE IV.

Des loix, dans leur rapport avec la nature du gouvernement monarchique.


LES pouvoirs intermédiaires, subordonnés & dépendans, constituent la nature du gouvernement monarchique, c’est-à-dire, de celui où un seul gouverne par des loix fondamentales. J’ai dit les pouvoirs intermédiaires, subordonnés & dépendans : en effet, dans la monarchie, le prince est la source de tout pouvoir politique & civil. Ces loix fondamentales supposent nécessairement des canaux moyens par où coule la puissance : car, s’il n’y a dans l’état que la volonté momentanée & capricieuse d’un seul, rien ne peut être fixe, & par conséquent aucune loi fondamentale.

Le pouvoir intermédiaire subordonné le plus naturel, est celui de la noblesse. Elle entre, en quelque façon, dans l’essence de la monarchie, dont la maxime fondamentale est, Point de monarque, point de noblesse ; point de noblesse, point de monarque ; mais on a un despote.

Il y a des gens qui avoient imaginé, dans quelques états en Europe, d’abolir toutes les justices des seigneurs. Ils ne voyoient pas qu’ils vouloient faire ce que le parlement d’Angleterre a fait. Abolissez, dans une monarchie, les prérogatives des seigneurs, du clergé, de la noblesse & des villes, vous aurez bientôt un état populaire, ou bien un état despotique.

Les tribunaux d’un grand état en Europe frappent sans cesse, depuis plusieurs siecles, sur la juridiction patrimoniale des seigneurs & sur l’ecclésiastique. Nous ne voulons pas censurer des magistrats si sages : mais nous laissons à décider jusqu’à quel point la constitution en peut être changée.

Je ne suis pas entêté des privileges des ecclésiastiques : mais je voudrois qu’on fixât bien une fois leur juridiction. Il n’est point question de savoir si on a eu raison de l’établir : mais si elle est établie ; si elle fait une partie des loix du pays, & si elle y est par-tout relative ; si, entre deux pouvoirs que l’on reconnoît indépendans, les conditions ne doivent pas être réciproques ; & s’il n’est pas égal à un bon sujet de défendre la justice du prince, ou les limites qu’elle s’est de tout temps prescrites.

Autant que le pouvoir du clergé est dangereux dans une république, autant est-il convenable dans une monarchie ; sur-tout dans celles qui vont au despotisme. Où en seroient l’Espagne & le Portugal depuis la perte de leurs loix, sans ce pouvoir qui arrête seul la puissance arbitraire ? barriere toujours bonne, lorsqu’il n’y en a point d’autre : car, comme le despotisme cause à la nature humaine des maux effroyables, le mal même qui le limite est un bien.

Comme la mer, qui semble vouloir couvrir toute la terre, est arrêtée par les herbes & les moindres graviers qui se trouvent sur le rivage ; ainsi les monarques, dont le pouvoir paroît sans bornes, s’arrêtent par les plus petits obstacles, & soumettent leur fierté naturelle à la plainte & à la priere.

Les Anglois, pour favoriser la liberté, ont ôté toutes les puissances intermédiaires qui formoient leur monarchie. Ils ont bien raison de conserver cette liberté ; s’ils venoient à la perdre, ils seroient un des peuples les plus esclaves de la terre.

M. Law, par une ignorance égale de la constitution républicaine & de la monarchique, fut un des plus grands promoteurs du despotisme que l’on eût encore vu en Europe. Outre les changemens qu’il fit si brusques, si inusités, si inouis, il vouloit ôter les rangs intermédiaires, & anéantir les corps politiques : il dissolvoit[22] la monarchie par ses chimériques remboursemens, & sembloit vouloir racheter la constitution même.

Il ne suffit pas qu’il y ait, dans une monarchie, des rangs intermédiaires ; il faut encore un dépôt de loix. Ce dépôt ne peut être que dans les corps politiques, qui annoncent les loix lorsqu’elles sont faites, & les rappellent lorsqu’on les oublie. L’ignorance naturelle à la noblesse, son inattention, son mépris pour le gouvernement civil, exigent qu’il y ait un corps qui fasse sans cesse sortir les loix de la poussiere où elles seroient ensevelies. Le conseil du prince n’est pas un dépôt convenable. Il est, par sa nature, le dépôt de la volonté momentanée du prince qui exécute, & non pas le dépôt des loix fondamentales. De plus, le conseil du monarque change sans cesse ; il n’est point permanent ; il ne sçauroit être nombreux ; il n’a point, à un assez haut degré, la confiance du peuple : il n’est donc pas en état de l’éclairer dans les temps difficiles, ni de le ramener à l’obéissance.

Dans les états despotiques, où il n’y a point de loix fondamentales, il n’y a pas non plus de dépôt de loix. De-là vient que, dans ces pays, la religion a ordinairement tant de force ; c’est qu’elle forme une espece de dépôt & de permanence : Et, si ce n’est pas la religion, ce sont les coutumes qu’on y vénere, au lieu de loix.


CHAPITRE V.

Des loix relatives à la nature de l’état despotique.


IL résulte de la nature du pouvoir despotique, que l’homme seul qui l’exerce, le fasse de même exercer par un seul. Un homme à qui ses cinq sens disent sans cesse qu’il est tout, & que les autres ne sont rien, est naturellement paresseux, ignorant, voluptueux. Il abandonne donc les affaires. Mais, s’il les confioit à plusieurs, il y auroit des disputes entre eux ; on feroit des brigues pour être le premier esclave ; le prince seroit oblige de rentrer dans l’administration. Il est donc plus simple qu’il l’abandonne à un vizir[23], qui aura d’abord la même puissance que lui. L’établissement d’un vizir est, dans cet état, une loi fondamentale.

On dit qu’un pape, à son élection, pénétré de son incapacité, fit d’abord des difficultés infinies. Il accepta enfin, & livra à son neveu toutes les affaires. Il étoit dans l’admiration, & disoit : "Je n’aurois jamais cru que cela eût été si aisé." Il en est de même des princes d’orient. Lorsque, de cette prison où des eunuques leur ont affoibli le cœur & l’esprit, & souvent leur ont laissé ignorer leur état même, on les tire pour les placer sur le trône ; ils sont d’abord étonnés : mais, quand ils ont fait un vizir ; & que, dans leur serrail, ils se sont livrés aux passions les plus brutales ; lorsqu’au milieu d’une cour abbattue, ils ont suivi leurs caprices les plus stupides, ils n’auroient jamais cru que cela eût été si aisé.

Plus l’empire est étendu, plus le serrail s’aggrandit ; & plus, par conséquent, le prince est enivré de plaisirs. Ainsi, dans ces états, plus le prince a de peuples à gouverner, moins il pense au gouvernement ; plus les affaires y sont grandes, moins on y délibere sur les affaires.


  1. Déclamations 17 & 18.
  2. Voyez les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains & de leur décadence, Chap. IX.
  3. Page 691 & 692, édition de Wechelius, de l’an 1596.
  4. Liv. I.
  5. Liv. IV, art. 15 & suiv.
  6. Voyez dans les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains & de leur décadence, ch. IX, comment cet esprit de Servius Tullius se conserva dans la république.
  7. Denys d’Halicarnasse, éloge d’Isocrate, p. 97, t. 2. édition de Weehelius. Pollux, liv. VIII, ch. X, art. 130.
  8. Voyez l’oraison de Démosthene, de falsa legat. & l’oraison contre Timarque.
  9. On tiroit même, pour chaque place, deux billets ; l’un qui donnoit la place, l’autre qui nommoit celui qui devoit succéder, en cas que le premier fût rejetté.
  10. Liv. I & III des Loix.
  11. Elles s’appelloient loix tabulaires. On donnoit à chaque citoyen deux tables ; la premiere, marquée d’un A, pour dire antiquo ; l’autre d’un U & d’un R, uti rogas.
  12. A Athenes, on levoit les mains.
  13. Comme à Venise.
  14. Les trente tyrans d’Athenes voulurent que les suffrages des Aréopagites fussent publics, pour les diriger à leur fantaisie. Lysias, orat. contrà Agorat. cap. VIII.
  15. Voyez Denys d’Halicarnasse, liv. IV & IX.
  16. Voyez M. Addisson, voyages d’Italie, page 16.
  17. Ils le furent d’abord par les consuls.
  18. C’est ce qui renversa la république Romaine. Voyez les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains & leur décadence.
  19. Voyages de Tournefort.
  20. A Luques, les magistrats ne sont établis que pour deux mois.
  21. Diodore, liv. XVIII, page 601, édition de Rhodoman.
  22. Ferdinand, roi d’Aragon, se fit grand-maître des ordres ; & cela seul altéra la constitution.
  23. Les rois d’orient ont toujours des vizirs, dit M. Chardin.