De l’interprétation géographique des paysages

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De l’interprétation géographique des paysages
Texte établi par Arthur de Claparède, Société Générale d'imprimerie (3p. 59-64).

CIX

DE L’INTERPRÉTATION GÉOGRAPHIQUE DES PAYSAGES


Par le professeur Paul VIDAL de la BLACHE
Membre de l’Institut de France (Paris)


Depuis que la géographie pédagogique est sortie du cabinet où elle s’enfermait trop volontiers et qu’elle s’est mise à observer directement la nature, l’interprétation des paysages est devenue un de ses principaux objets. C’est un art délicat, sur lequel il n’est peut-être pas inutile d’attirer brièvement l’attention du Congrès. L’analyse et la synthèse y ont chacune leur rôle. L’analyse s’efforce de distinguer les traits hétérogènes qui entrent dans la composition d’un paysage ; et comme les causes passées et présentes s’entremêlent dans les formes du relief, ce genre d’interprétation tient un peu de l’exégèse. Mais d’autre part ce paysage forme un tout dont les éléments s’enchaînent et se coordonnent ; son interprétation exige une perception raisonnée de la synthèse vivante qu’il met sous nos yeux.

I. — Il est à peine besoin de dire que la plus large part, dans cette interprétation, doit être faite à l’étude des formes du terrain. Elles sont l’architecture du paysage, parfois le paysage même. Suivant qu’elles se présentent unies ou accidentées, molles ou heurtées, un certain style prévaut, d’où sort un avertissement, quand il arrivera que telle partie du spectacle qu’embrassent nos yeux, s’en écarte. Le cas ne se présente pas seulement dans des contrées très bouleversées, comme les Alpes. Il suffit que telle roche friable succède à telle roche dure ; il suffit que, comme dans le pays de Bray ou dans le Boulonnais, un simple bombement ait mis a nu des terrains de contexture différente, donnant plus de prise à l’érosion.

Un œil exercé ne s’en tiendra pas à cette modalité générale. Dans la sculpture à laquelle se livrent incessamment les divers agents d’érosion, chacun avec sa manière propre de procéder, il y a des différences qui tiennent non seulement à l’inégale dureté des matériaux, mais à l’usure antérieure qu’ils avaient déjà subie, et qui, si elle s’est longtemps prolongée, les a désormais rendus moins sensibles aux agents du modelé, moins capables d’en ressentir les effets destructeurs. Il y a différences d’âge, autant que différences de roches. L’uniformité générale des lignes, en Bretagne, par exemple, est l’expression de cette usure prolongée. Mais là comme ailleurs des lambeaux-témoins restent en saillie. Telle colline isolée, telle butte, dans nos campagnes d’Île-de-France, ne se coordonne-t-elle pas avec une ligne de niveau en partie atrophiée ou rongée ? Telle vallée actuelle ne s’inscrit-elle pas dans une vallée plus grande, dont quelques linéaments subsistent ? Autant de questions qui se dressent en face des lieux ; autant d’analyses qui se justifient d’elles-mêmes à mesure qu’on se rend mieux compte que la plupart des surfaces que nous avons sous les yeux, sont des surfaces ayant subi l’action des âges et en portant les stigmates.

Il y a des paysages où la ligne domine, où tout, comme dans un temple grec, lui est subordonné : tels certains paysages du Sahara ou du Colorado, où la couleur ne fait qu’accentuer le dessin des lignes. Mais en général l’eau, la vie végétale, les œuvres de l’homme se combinent avec les linéaments du relief pour composer l’image qu’encadre l’horizon : l’eau, sous toutes ses formes et avec les phénomènes météoriques qu’elle engendre ; la végétation, avec ses associations, ses caractères hygrophiles ou xérophiles, etc. Contentons-nous d’indiquer ces riches matières d’observations. Je laisse aux botanistes-géographes le soin de montrer les influences que l’eau, les différences de terrain, le voisinage de la mer exercent sur le manteau végétal. Mais, marchant à leur suite, je me propose de chercher si quelque trace de cet enchaînement se manifeste aussi dans les œuvres de l’homme.

II. — Sans tomber dans un excès de déterminisme qui ne serait pas moins fallacieux que son contraire, on peut affirmer que les groupements, cultures, mouvements et relations de l’homme n’échappent point à ce réseau de causes et d’effets. Les géographes de jadis se préoccupaient, — encore ne le faisaient-ils pas toujours, — d’expliquer la position des villes les plus importantes ; l’idée ne leur fût pas venue de porter leur attention sur les villages ou de plus humbles modes de groupements. Ce sont pourtant ces formes plus élémentaires qui révèlent le mieux les motifs que l’homme a eus de choisir telle place plutôt que telle autre pour s’y créer des conditions assurées d’existence. Tantôt son choix a été déterminé par l’affleurement de couches imperméables : des peupliers à moitié-hauteur des côteaux de l’Île-de-France annoncent aussi sûrement un village, ou du moins une ferme ou un château, que la présence d’une couche d’argile. Tantôt il a été attiré par la contiguïté sur une longue étendue de terrains différents permettant une combinaison de ressources, telle que bois, prairies et champs cultivés ; comme on le voit si bien en Lorraine sur les confins des grés et des calcaires coquillers. Ce n’est pas dans le pays où nous sommes qu’il serait nécessaire d’insister sur l’attraction qu’ont exercée les versants bien orientés, les terrasses à l’abri des inondations, les placages morainiques offrant des éléments variés de sol. On dirait donc qu’il y a des zones de prédilection où les établissements humains aient, pour ainsi dire, cristallisé, où très anciennement se soit formée une densité supérieure d’habitants. La région de la châtaigneraie dans le Vivarais et surtout en Corse, entre 40 et 800 mètres, en offre l’exemple très net. C’est ce qu’on pourrait appeler des types de peuplement.

Il est vrai que ces types sont sujets à se modifier, comme il arrive pour toutes les œuvres humaines. Ici les populations descendent des hauteurs vers la plaine ; c’est le cas, de nos jours, en Algérie, en Grèce, dans plusieurs régions de la Méditerranée. Ailleurs, les populations qui sous l’action de la nécessité s’étaient concentrées en villages, s’éparpillent en maisons isolées ; c’est par exemple le changement qui s’est produit en Scanie vers la fin du XVIIIe siècle. Enfin l’industrie moderne, différente de l’industrie antérieure qui n’avait besoin que d’une eau courante ou de l’orée d’un bois, agissant de fortes masses de produits et d’hommes, obligée par la concurrence de se concentrer sur certains points déterminés, vient apporter à son tour une puissante cause de perturbation dans les groupements humains : perturbation limitée cependant aux régions relativement restreintes où la grande industrie a fixé son siège.

Qu’est-ce à dire, sinon que dans la mobilité perpétuelle des phénomènes, certaines causes nouvelles entrent en jeu ? L’analyse reprend ici ses droits, il faut ranger ces différents types de peuplement d’après les familles auxquelles ils appartiennent. Le principe de classification est ici le genre de vie adopté. L’industrie groupe les établissements humains d’après d’autres lois que la vie agricole. De même, l’élevage apporte des modifications dans la répartition des habitations, dans leur disposition et leur entourage. Ainsi dans le pays d’Auge la dissémination prévaut, les fermes s’éparpillent entre les herbages et les arbres fruitiers. Les chalets alpins se disséminent sur les flancs des montagnes ; et là même où prévaut le type de villages fermés, des chalets temporaires, des granges (Vosges) répondent aux nécessités diverses et saisonnales de la vie pastorale.

III. — Par ses œuvres, par l’influence qu’il exerce autour de lui sur le monde vivant, l’homme est partie intégrante du paysage. Il le modifie et l’humanise en quelque sorte. Et par là, l’étude de ses établissements fixes est particulièrement suggestive, puisque c’est d’après eux que s’ordonnent cultures, jardins, voies de communication ; puisqu’ils sont les points d’appui des modifications que l’homme produit sur la terre.

Je ne puis entrer ici dans les développements qu’exigerait ce nouvel aspect de la question. Bornons nous à faire remarquer que les établissements humains introduisent un élément de fixité dans les relations géographiques. Le fait seul qu’ils existent est une raison de subsister, car ils représentent un dépôt que les générations antérieures laissent aux suivantes, un fonds de mise en valeur qui dispense de recommencer sur nouveaux frais. En outre le réseau de routes et la formation de relations leur assure en bien des cas de nouvelles raisons d’être. C’est une plante qui étend ses racines. Cependant il en est qui dépérissent, qui meurent. Mais il est rare qu’ils disparaissent, dans nos pays de constructions solides, sans laisser de traces : voyez les pays classiques des bords de la Méditerranée, ou même le Mexique et le Yucatan. Il y a, comme disait Ratzel, une géographie des ruines ; et la persistance dont elles font preuve dans les contrées de la pierre et du mortier, est en elle-même un fait géographique. Les anciens auteurs croyaient exprimer le comble de l’anéantissement quand ils disaient : Etiam periere ruinæ ! [Même les ruines ont péri ! ] Il y a pourtant des contrées où les ruines elles-mêmes périssent : celles où la fragilité des matériaux ne résiste pas aux assauts des agents naturels, aux atteintes d’une nature aussi puissante pour la destruction que pour la création ; celles où les établissements humains, n’ayant pas poussé autour d’eux les fortes racines qui contribuent à assurer leur perpétuité, se déplacent, se transportent comme la tente du nomade. Il n’en reste plus alors que des traces semblables à celles que les botanistes retrouvent de la forêt, quand elle a disparu : d’humbles plantes ; et dans le cas qui nous occupe, quelques végétaux ou légumes apportés par l’homme et continuant à végéter après son départ. Les voyageurs nous ont plusieurs fois décrit ce spectacle dans les régions cultivées de l’Afrique centrale.

Tel est le champ d’observations en partie inexploré qu’offre l’étude des établissements humains, et qui est une des substances fécondes de la science géographique. Je me suis borné ici à parler des observations qu’on peut faire dans nos contrées ; autour de nos centres universitaires, en des excursions d’étudiants et professeurs. Mais si l’on étend ce genre d’observations, non plus à des contrées restreintes, mais à l’ensemble de la terre habitée, que de matières à d’utiles méditations ! Les steppes, les sylves tropicales, les bords et les alluvions des rivières, les confins de la forêt arctique et de la toundra, offrent des modes d’établissements, soit permanents, soit temporaires, qui sont adaptés aux conditions du milieu et particulièrement au genre de vie qui s’est développé dans ce milieu. Ici c’est le roseau, le palmier et la liane ; là c’est la brique et la terre ; ailleurs le bois ou même les mottes de neige qui en fournissent les matériaux. Je ne rappelle ces grandes diversités que pour montrer combien les faits que nous pouvons observer autour de nous se rattachent à des causes générales agissant sur l’ensemble terrestre. Car l’idée de l’unité terrestre, dans quelque manifestation qu’on l’étudie, dans quelque région qu’on se place, est l’inspiration et le principe original de toute géographie.