Dix Écrits de Richard Wagner/De l’ouverture

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Traduction par Henri Silège.
Dix Écrits de Richard Wagner, Texte établi par Henri Silège Voir et modifier les données sur WikidataLibrairie Fischbacher (p. 92-112).


DE L’OUVERTURE




Autrefois les pièces de théâtre étaient précédées de prologues. Il est probable qu’on regardait comme une tentative trop hardie d’arracher d’un seul signe les spectateurs aux impressions encore toutes-puissantes de la vie habituelle, pour les transporter au milieu des apparitions idéales des héros de théâtre. On croyait agir plus prudemment en préparant le public par une introduction qui tenait déjà de l’art à un ordre de choses qui lui appartenait immédiatement. Ce prologue faisait appel à l’imagination des spectateurs, réclamait leur concours dans l’action qui allait se passer, et ajoutait un récit succinct de tous les événements qu’on devait supposer antérieurs à cette action, ou même quelquefois de ceux qu’on allait voir se développer dans la pièce. Quand on commença à donner des drames en musique, on aurait dû, pour rester fidèle à la mode, les faire précéder de prologues mêlés de chant. On introduisit à leur place l’ouverture, morceau de musique confié à l’orchestre seul, et qui devait précéder l’exécution du véritable drame. La manière dont furent conçues ces premières introductions instrumentales donne à croire que les compositeurs n’avaient nullement l’intention de satisfaire toutes les conditions de l’ancien prologue. Elles étaient bien loin de donner par avance le sens de la pièce comme le faisait le prologue. L’art de la musique instrumentale était alors encore si borné que les compositeurs de ces époques n’avaient même pas à leur disposition les premiers moyens de résoudre un semblable problème. En conséquence, ils se contentèrent de donner un simple prélude musical qui ne devait servir à autre chose qu’à préparer les spectateurs au chant qu’ils allaient entendre. Si l’on n’avait déjà trop de raisons de reconnaître que la musique instrumentale de ce temps était encore dans son enfance, on pourrait supposer peut-être qu’on n’avait pas eu l’intention d’imiter le prologue, parce qu’on sentait combien peu il était dramatique. Toujours est-il certain qu’on ne peut rien retrouver de l’intention du prologue dans les premières ouvertures, si ce n’est peut-être celle d’établir une transition par laquelle les auditeurs étaient introduits dans le drame.

Ce ne fut que lorsqu’on eût été un peu familiarisé avec la musique instrumentale que vint l’idée de donner à cette introduction musicale un caractère plus déterminé qui s’accordât avec celui du drame qui allait suivre. Ce caractère ne s’exprima guère que dans les traits principaux et se borna à reproduire ou plutôt à faire pressentir la tendance triste ou gaie du sujet. Ces ouvertures étaient courtes, consistaient souvent en un seul mouvement lent, et l’on peut retrouver les exemples les plus frappants de ce mode de construction, quoique étendu considérablement, dans les oratorios de Haendel. Le libre développement de l’ouverture fut paralysé par cette fâcheuse circonstance qui arrêtait les compositeurs dans les premières périodes de la musique, à savoir l’ignorance où ils étaient des procédés sûrs par lesquels on peut, à l’aide des hardiesses légères et des successions de fraîches nuances, étendre un morceau de musique de longue haleine. Cela ne leur était guère possible qu’au moyen des finesses du contre point, la seule invention de ces temps qui permît à un compositeur de dévider un thème unique en un morceau de quelque durée. On écrivait des fugues instrumentales ; on se perdait dans les détours de ces curieuses monstruosités de la spéculation artistique. La monotonie et l’uniformité furent les produits nets de cette direction. Ces sortes de compositions étaient surtout impuissantes à exprimer un caractère déterminé et individuel. Haendel lui-même ne paraît pas s’être aucunement soucié que l’ouverture s’accordât exactement avec la pièce ou l’oratorio. Il est par exemple impossible de pressentir par l’ouverture du Messie qu’elle doit servir d’introduction à une création aussi fortement caractérisée, aussi sublime que l’est ce célèbre oratorio.

On fut bien plus près de résoudre la question, quand on fit précéder les opéras par des symphonies en trois parties. On tâcha d’exprimer dans ces trois divisions des caractères, qui formaient contraste, et, plus tard, Mozart montra, dans sa symphonie de l’Enlèvement du Sérail, jusqu’à quel point on peut réussir à rendre ainsi par avance le sens d’un opéra. Cependant, il existe encore dans cette distinction en trois parties, dont chacune exprime un caractère à part, au moyen d’un mouvement musical différent, une sorte de gaucherie. Il s’agissait donc désormais de réunir en un tout ce qui était isolé, et de relier dans un seul morceau de musique qui se développât sans interruption, des caractères et des contrastes. Les créateurs de la forme parfaite de l’ouverture furent Gluck et Mozart. Gluck lui-même se contenta souvent encore de traiter l’ouverture comme un morceau de musique qui devait introduire l’auditeur dans l’opéra, ou du moins dans la première scène. Cependant, quoiqu’il parût la considérer dans ce cas sous le rapport purement musical, et qu’il n’écrivit pas de conclusion complète, il eut toujours à cœur de développer d’une manière indépendante, dès le commencement de cette introduction instrumentale, le caractère dramatique de l’opéra. L’ouverture d’Iphigénie en Aulide est la plus achevée que Gluck ait écrite. Le maître a tracé ici en traits grandioses et puissants l’idée principale du drame, et l’a personnifiée avec la clarté de l’évidence. Nous reviendrons sur ce chef-d’œuvre quand nous aurons à démontrer d’après ce magnifique exemple quelle forme d’ouverture peut être tenue pour la plus parfaite.

Après Gluck, ce fut Mozart qui donna à l’ouverture son véritable sens. Sans chercher péniblement à exprimer et à rendre ce que la musique ne peut jamais, par sa nature, ni rendre ni exprimer, les détails et les complications de l’action, comme les expliquait l’ancien prologue, il saisit l’idée conductrice du drame, en prit le côté qui appartenait essentiellement à la musique, la passion, et en fit ainsi une poétique contre-épreuve du drame proprement dit, tableau qui avait assez de valeur indépendante pour être vu isolé, mais qui puisait pourtant sa nécessité intrinsèque dans le drame auquel il était destiné. De cette façon, l’ouverture devint un morceau de musique qui existait par lui-même, et qui était par conséquent complètement fini, alors même que sa contexture le rattachait à la première scène de l’opéra. Mozart donna pou rtant à la plupart de ses ouvertures une conclusion musicale, comme on en trouve dans celles de la Flûte enchantée, du Mariage de Figaro, de la Clémence de Titus. On devrait donc s’étonner qu’il n’ait pas fait de même dans la plus achevée, la plus complète de toutes, celle de Don Juan, si l’on n’était d’ailleurs forcé d’accorder que la prodigieuse transition des dernières mesures de l’ouverture à la première scène de l’opéra est un trait de génie tel qu’il constitue une conclusion d’une nature toute particulière qui ne pouvait tourner autrement dans une ouverture de Don Juan.

L’ouverture ainsi faite par Gluck et Mozart devint la propriété de Cherubini et de Beethoven. Il faut seulement remarquer que dans la manière de voir de ces deux grands compositeurs, qui ont, du reste, de nombreux points d’affinité, Cherubini conçut en grande partie selon le type laissé par Mozart, pendant que Beethoven finit par s’en éloigner prodigieusement. Les ouvertures de Cherubini sont des esquisses poétiques de la principale idée du drame, envisagée dans ses traits généraux, et resserrée dans l’unité claire et transparente ; mais son ouverture des Deux Journées nous montre comment la marche dramatique du poème peut s’exprimer, même dans cette forme, sans nuire en rien à l’unité de la facture artistique. L’ouverture de Fidelio, de Beethoven (la seconde en mi) est incontestablement parente de cette ouverture des Deux Journées de Cherubini, et c’est dans ces deux morceaux que ces deux grands maîtres ont le plus de points de contact. Que ces limites ainsi faites aient été d’ailleurs trop gênantes pour le génie impétueux de Beethoven, c’est ce qu’on reconnaît bien évidemment dans ses autres grandes ouvertures, surtout dans celle de Léonore. Beethoven, qui n’eut jamais une véritable occasion de déployer l’élan dramatique de son génie sur le terrain du drame, tel qu’il le lui eût fallu, paraît avoir cherché à s’en dédommager en s’appropriant l’ouverture comme un domaine vacant qui lui appartenait par le droit du génie, et où il put développer sans entraves les inspirations pour lesquelles le drame lui mesurait l’espace d’une main avare. Ce fut comme avec humeur qu’il se détourna des petits intérêts de situation de l’intrigue dramatique, pour recomposer complètement, dans l’ouverture, le drame à sa manière. On ne peut admettre d’autre origine à son ouverture de Léonore. Bien loin de vouloir se réduire à une simple introduction musicale pour le drame, il anticipa, au contraire, sur le drame dans l’ouverture, et le développa par avance selon ses inspirations créatrices. Cette composition gigantesque ne peut plus s’appeler ouverture : c’est le drame lui-même à sa plus haute puissance.

Les ouvertures de Beethoven et de Cherubini furent les modèles de Weber, et quoiqu’il n’osât pas tendre à cette hauteur vertigineuse où s’était placé Beethoven dans l’ouverture de Léonore, il continua avec bonheur à imprimer à l’ouverture une allure dramatique qui, heureusement, ne se perdit jamais dans la peinture minutieuse d’accessoires sans valeur et dépourvus de portée musicale. Et même là où Weber se laissa entraîner par le besoin de la description musicale à réunir plus de pensées et d’images secondaires que ne pouvait le comporter la forme de l’ouverture telle que lui-même l’avait admise, il a toujours su, du moins, si bien conserver l’unité dramatique de sa conception, qu’on peut lui attribuer le mérite d’invention d’un nouveau genre. Ce genre, on dut lui donner le nom de fantaisie dramatique, et le plus beau résultat obtenu sous ce rapport est l’ouverture d’Obéron. Cette composition est, pour les compositeurs modernes, de la plus haute importance, eu égard à la tendance qu’ils ont prise en traitant l’ouverture. Dans cet ouvrage, Weber a fait un pas qui, avec son grand talent et l’élan poétique de son imagination, ainsi que je l’ai fait remarquer, ne pouvait que produire un brillant résultat. On ne peut nier cependant que l’indépendance de la production musicale doit être compromise quand elle est subordonnée à une idée dramatique qu’on lui impose, alors que cette idée n’est pas rendue à grands traits, dont la largeur ne saurait être un obstacle à la conception purement musicale. Le compositeur ne peut alors peindre les détails dans le développement de son thème dramatique qu’en morcelant son travail musical. Comme je me propose d’insister ultérieurement sur ce point, je me borne à faire remarquer ici que l’ouverture conçue de cette manière tourne nécessairement à la décadence, car elle tombe ainsi de plus en plus dans la classe des morceaux qui méritent moins le nom d’ouverture que celui de pot-pourri.

L’histoire des pots-pourris commence à l’ouverture de la Vestale de Spontini. Quels que soient le génie et la poésie qu’on doive reconnaître dans ce morceau, il n’en contient pas moins les premières traces de cette manière légère et superficielle dans l’exécution de l’ouverture, manière qui a si généralement prévalu depuis ce temps. Pour peindre d’avance le mouvement dramatique d’un opéra, il ne fut plus question de créer un nouveau tableau existant par lui-même et en vertud’un enchaînement d’idées indépendantes, mais on y suppléa en dépeçant les images isolées de l’opéra, moins à raison de leur importance qu’à cause de leur éclat, et en les alignant l’une à côté de l’autre. Pour un public auquel on demandait ainsi moins de réflexion profonde, la séduction de cette manière de procéder consistait tout à la fois dans un choix habile des motifs les plus brillants et dans le mouvement agréable, dans le papillotage varié qui résultait de leur arrangement. C’est ainsi que naquirent l’ouverture si admirée de Guillaume Tell de Rossini, et celle de Zampa d’Hérold. On ne peut méconnaître dans les compositions de cette espèce une grande puissance d’amusement, mais la complète renonciation à une idée artistique et indépendante les rend indignes de compter dans l’histoire de l’art noble et élevé. C’est de la musique faite pour plaire, et rien de plus.

Maintenant que nous avons parcouru l’histoire de l’ouverture, et mis sous nos yeux les produits divers les plus brillants de ce genre, reste la question de savoir laquelle de ces manières de concevoir et d’exécuter l’ouverture est la plus juste et la mieux appropriée à sa destination. Comme il s’agit de ne pas se faire exclusif, une réponse nette et précise à cette question n’est certainement pas une chose facile. Nous avons devant nous deux chefs-d’œuvre inaccessibles dans lesquels, si la sublime intention exécutrice est absolument la même, la conception immédiate et le travail de la matière diffèrent complètement. Je parle des ouvertures de Don Juan et de Léonore. Dans la première, l’idée dominante, l’idée saisissante du drame est pour ainsi dire indiquée par deux traits principaux, et puise le complément d’une vie réelle, incontestable, dans le mouvement du travail musical. La passion humaine s’agite dans un conflit contre la puissance infernale sous laquelle elle paraît destinée à succomber. Si Mozart eût ajouté à son ouverture la terrible et tragique conclusion de son opéra, rien ne manquerait à cette œuvre pour être considérée comme un tout complet, un drame à part. Mais le compositeur abandonne au pressentiment le résultat de cette lutte que personnifie son ouverture. Dans l’étonnante transition à la première scène de l’opéra, les éléments ennemis semblent se plier à une volonté supérieure, et un souffle plaintif, profond et tragique plane comme un souffle calmant sur les combattants épuisés. Quelque précise, claire et saisissable que soit dans cette ouverture, du moins pour une organisation poétique, cette principale idée tragique de l’opéra, il ne s’y trouve pourtant pas un seul passage qui se rapporte immédiatement à la marche dramatique de l’action. Nous ne trouvons nulle part un motif qu’on puisse signaler comme telle ou telle partie de l’opéra. Le mouvement du travail musical de l’ouverture est complètement indépendant des péripéties de la scène. L’auditeur est saisi par les alternatives d’un combat acharné, mais il ne s’attend jamais à le voir se transformer en drame. C’est ici qu’existe la différence radicale entre l’ouverture de Don Juan et celle de Léonore. En écoutant ce dernier morceau, on ne peut se défendre de cette violente anxiété qui nous domine quand nous assistons au développement immédiat d’une action saisissante. Dans cette puissante composition, Beethoven a donné, comme je l’ai déjà dit, un drame musical, drame à part, créé à l’occasion d’un autre drame, et non pas la simple esquisse de l’idée dominante, ou une introduction préparatoire à l’action scénique. La manière de procéder de Beethoven avec la conception de l’élément dramatique nous fait deviner facilement le motif pour lequel il a regardé comme un devoir d’artiste, devoir supérieur, de faire son ouverture ainsi et non autrement. L’acte grandiose, poétique, qui s’accomplit, mais retardé, affaibli par une foule d’incidents inutiles, dans l’opéra même, il s’agissait pour Beethoven de le représenter ici dans son unité la plus resserrée. L’histoire d’un cœur animé d’un grand amour, exalté par une résolution sublime jusqu’à descendre comme un génie sauveur dans les abîmes de la mort, voilà ce que le grand musicien voulait nous rendre sous les couleurs les plus naturelles d’une sainte poésie. Une pensée morale, élevée, semble pénétrer tout l’ouvrage. C’est la liberté qu’un ange de lumière apporte joyeusement à l’humanité souffrante. Nous sommes transportés dans un sombre cachot. Aucun rayon du jour, n’arrive jusqu’à nous. L’horrible silence de la nuit n’est troublé que par des soupirs gémissants, par une aspiration profonde vers la liberté, la liberté ! Là-bas, sous la lumière du soleil, un ange abaisse vers le cachot des regards pleins de désirs. L’air de pure, de divine liberté qu’il respire lui devient un fardeau du moment qu’il ne peut le respirer avec vous sur qui pèse l’abîme. Il prend alors une résolution de détruire toutes les barrières, tous les obstacles qui vous séparent des regards du ciel lumineux. Semblable à un second Messie, il veut accomplir l’œuvre de rédemption. Mais cet ange est une femme douée d’une force non divine, mais humaine. Elle est menacée de succomber. Mais l’idée surhumaine, divine, qui illumine son âme relève de nouveau son héroïque résolution, soutient ses forces jusqu’au bout ; par un effort suprême, immense, elle surmonte les derniers obstacles, arrache la dernière pierre qui mure l’entrée du cachot ; les puissants rayons du soleil vont éclater dans les ténèbres: Liberté ! liberté ! s’écrie la rédemptrice ; Liberté ! s’écrie le captif délivré. Voilà l’ouverture de Léonore comme l’a faite Beethoven. Elle est dominée dans tout son cours par l’infatigable animation du progrès dramatique, par l’ardent désir d’accomplir une tâche sublime.

Cet ouvrage est cependant unique en son genre, et, comme je l’ai déjà dit, ne saurait plus être appelé ouverture, tant que nous entendrons par ouverture un morceau dont la seule destination est d’être exécuté avant le drame et de disposer l’auditeur à en comprendre le caractère particulier. D’ailleurs, comme je ne traite point ici d’œuvre d’art en général, mais seulement de ce qui doit être la véritable destination de l’ouverture prise dans son sens exact, celle de Léonore ne doit pas être admise comme règle, parce qu’elle offre par avance le drame complet, dans son mouvement ardent et précipité. Il en résulte qu’elle risque de ne pas être comprise des auditeurs, s’ils ne possèdent ni une grande dose d’imagination ni la connaissance anticipée de l’action scénique ; ou bien elle satisfait tout d’abord l’auditeur mieux doué, et, dans un certain sens, atténue le plaisir qu’il doit trouver à connaître l’opéra même.

Laissons donc de côté cette gigantesque ouverture de Léonore, et retournons à celle de Don Juan. Ici nous avons trouvé le contour de l’idée conductrice du drame développé par une exécution purement musicale, mais nullement dramatique. Je déclare sans hésiter que cette manière de concevoir et de traiter l’ouverture me parait la plus appropriée à la destination de ces sortes de morceaux, et surtout parce que, de cette manière, le compositeur peut demeurer complètement dans le domaine de la musique, sans être mis dans la nécessité d’introduire dans son travail musical des détails d’art purement dramatiques, et, par conséquent, de sacrifier plus ou moins sa liberté d’artiste. Et puis, le musicien atteint ainsi, du moins à mon avis, le plus sûrement au but de l’ouverture. Ce morceau doit être en réalité un prologue idéal, et comme tel, en vous transportant dans une sphère supérieure, doit vous préparer, et non épuiser par avance le sujet, du moins sous le rapport dramatique. Je ne prétends pas dire cependant que l’idée personnifiée musicalement ne doit pas être poussée jusqu’à son expression la plus complète. Au contraire, l’ouverture, considérée comme œuvre musicale, doit être un tout amené à sa plus entière conclusion.

On ne peut donner, pour cette manière de concevoir l’ouverture, d’exemple plus clair et plus beau que l’ouverture d’Iphigénie en Aulide de Gluck. Essayons de démontrer plus particulièrement, d’après cette composition, quelle est la meilleure façon de procéder dans la construction d’une ouverture. Ici encore, comme dans celle de Don Juan, c’est la lutte de deux éléments ennemis qui produit le mouvement du morceau. Le drame même d’Iphigénie se compose de ces deux éléments. L’armée des héros grecs est convoquée et réunie pour l’accomplissement d’une grande entreprise commune : animée d’une seule idée, l’exécution de ce grand dessein, tout intérêt humain disparait devant cet intérêt unique de la masse. A cet intérêt colossal est opposé un seul intérêt privé, la conservation d’une seule vie humaine, le salut d’une tendre jeune fille. Avec quelle vérité caractéristique Gluck n’a-t-il pas personnifié musicalement ces éléments ennemis ! Avec quelles sublimes dimensions ne les a-t-il pas mesurés et opposés l’un à l’autre dans l’ouverture, à ce point que dans cette opposition seule résident tout d’abord la lutte et, par conséquent, le mouvement. On peut reconnaître à sa vigueur imposante, dans l’unisson de fer de l’allégro, la masse réunie pour un intérêt unique. C’est avec attendrissement qu’on reconnaît ensuite, dans le tendre et touchant contraste, l’individu souffrant qui doit être sacrifié à la masse. L’œuvre musicale ainsi animée par le contraste de ces mêmes éléments nous donne immédiatement l’idée la plus grande de la tragédie grecque, et remplit tour à tour nos cœurs d’admiration et de pitié. Nous sommes donc préparés par un sentiment surexcité et sublime ; nous recevons même une intelligence supérieure pour voir se développer devant nous l’action dramatique. Puisse ce magnifique exemple servir, à l’avenir, de règle pour la composition de l’ouverture, et montrer en même temps combien une simplicité grandiose dans le choix des motifs musicaux est faite avant tout pour donner la plus réelle et la plus prompte intelligence des vues les plus élevées de l’artiste ! Combien, au contraire, ce résultat eut été plus difficile à obtenir si, au milieu de la lutte de ces éléments principaux telle que Gluck l’a peinte dans son ouverture, on eût introduit toutes sortes de motifs accessoires destinés à exprimer telle ou telle circonstance secondaire du drame, qui auraient disparu dans la masse ou bien morcelé et affaibli l’impression immédiate ! Malgré cette simplicité dans les moyens d’entraînement, on peut donner encore un vaste champ dramatique au développement musical des idées dominantes dans l’ouverture. Il ne s’agit pas, à la vérité, de cette sorte d’action qu’on ne peut trouver que dans le drame même, mais de celle qui réside dans l’essence de la musique instrumentale. Quand vous traiterez musicalement deux idées dominantes, vous ferez presque toujours naître une sorte d’attraction ardente vers un point culminant. La conclusion devient même souvent indispensable, car tout combat doit finir par une victoire, par une défaite, ou par une conciliation. Or, comme c’est la lutte des principes qui produit surtout la vie dramatique, on peut donner déjà dans l’ouverture, comme conclusion dramatique, le résultat de ce combat dont la peinture est fort bien dans les moyens de l’art musical. C’est de ce point de vue qu’ont été conçues la plupart des ouvertures de Cherubini, Beethoven et Weber. Dans l’ouverture des Deux Journées, cette importante crise est peinte avec la plus grande décision. Les ouvertures de Fidelio, d’Egmont, de Coriolan, ainsi que celle du Freischütz, expriment clairement et fort bien le résultat d’un violent combat. Les points de repère pour l’intelligence du sujet dramatique résideraient donc dans le caractère des deux thèmes principaux ainsi que dans le mouvement que donne à ces motifs le travail musical inspiré par l’idée de la lutte. Ce travail, d’ailleurs, n’en doit pas moins être purement musical, et l’allure ne doit jamais être modelée sur la marche des événements du drame même, parce qu’une pareille manière de procéder détruirait l’indépendance de la production musicale.

Le problème le plus élevé dans cette manière modifiée de concevoir l’ouverture consiste donc à rendre avec des principes musicaux indépendants l’idée caractéristique du drame, et à la conduire vers une conclusion telle qu’on puisse y reconnaître la solution du problème scénique. Le compositeur travaille fort heureusement pour l’intelligence de l’intention dramatique, quand il sait enchâsser dans son ouverture des motifs caractéristiques, des dessins ou des rythmes qui sont empruntés à l’opéra. Ces éléments doivent alors offrir une signification importante, et non un mérite purement accidentel. Ces motifs ou rythmes apparaîtront comme incidents indicateurs ou décisifs et de manière à pouvoir donner au mouvement dutravail musical un sens précis et individuel. Mais on ne doit jamais perdre de vue qu’ils doivent être de source entièrement musicale et non emprunter leur signification aux paroles qui les accompagnent dans l’opéra. Le compositeur commettrait alors la faute de se sacrifier lui et l’indépendance de son art devant l’intervention d’un art étranger. Il faut, dis-je, que ces éléments soient de nature purement musicale, et je citerai comme exemples les accords de trombones des prêtres dans l’ouverture de la Flûte enchantée, l’appel de trompettes dans celle de Léonove, et la mélodie du cor enchanté dans celle d’Obéron. Ces motifs musicaux empruntés à l’opéra arrivent dans ces ouvertures comme moyens d’explication ou de conclusion pour l’intérêt dramatique, et servent à donner d’une manière poétique, et par les seuls moyens de l’art musical, un sens individuel à l’ouverture, ce qui tourne au profit de l’intelligence du drame.

Si l’on établit donc qu’il faut, sans sacrifier la destination spéciale de la musique, colorer par un mouvement dramatique le travail musical de l’ouverture en tant que la décision de la lutte musicale répond à la crise résultant des éléments constitutifs du drame, il faut revenir à poser cette question : le dénouement du drame ou les péripéties dans la destinée des personnages principaux doivent-ils exercer une influence immédiate sur la conception de l’ouverture, surtout à la péroraison ? Cette influence ne doit certainement être admise que d’une manière conditionnelle. L’ouverture, aussitôt qu’elle a posé ses pensées principales et ses moyens d’exécution dans le sens purement musical, peut toujours développer les principes constitutifs du drame, mais n’a rien à faire avec la destinée individuelle des personnages. Le compositeur ne doit résoudre que la question supérieure et philosophique de l’ouvrage, et exprimer immédiatement le sentiment qui s’y répand et le parcourt dans toute son étendue comme un fil conducteur. Ce sentiment arrive-t-il dans le drame à un dénouement victorieux, le compositeur n’a guère à s’occuper que de savoir si le héros de la pièce remporte cette victoire, ou s’il épronve une fin tragique. En se plaçant à ce point de vue, il s’éloigne et s’affranchit de toutes les complications accidentelles du fait. Nulle part l’idée supérieure et tragique n’a été exprimée en musique avec plus de beauté et de noblesse que dans l’ouverture d’Egmont, de Goethe. Le destin élève ici par un coup décisif le héros au triomphe. Les derniers accents de l’ouverture, qui se montent à la sublimité de l’apothéose, rendent parfaitement l’idée dramatique, tout en formant l’œuvre la plus musicale. Le combat des deux éléments nous entraîne ici impérieusement, même dans la musique, à un dénouement nécessaire, et il est surtout de l’essence de la musique de faire apparaître cette conclusion comme un fait consolateur. Je ne connais qu’une seule exception remarquable qui contredise cette opinion, c’est l’ouverture de Coriolan. Mais si l’on étudie encore avec attention cette œuvre tragique et importante, cela s’explique, parce qu’il ne pouvait être question d’y exprimer une idée tragique qui fût généralement sentie par tous. Une sauvage arrogance qui n’a pu exciter l’intérêt et la pitié que lorsque l’excès de sa force a été brisé, forme l’élément vital de cette ouverture. Mais le maître ne s’y montre pas moins unique et inaccessible, le maître qui a créé Coriolan et Léonore ; et ce que nous devons admirer en lui avec un religieux saisissement, est souvent ce qui est le moins fait pour être imité. Ce n’est qu’en combinant tout ce qu’ont créé des génies tels que Gluck, Mozart et Beethoven, qu’on peut en composer un idéal à la portée du plus grand nombre, susceptible de nous guider aujourd’hui comme une constellation amie dans toutes les branches de l’art. Quant à les considérer isolément, chacun de ces grands hommes n’est pas imitable, et aucun d’eux n’a été atteint jusqu’à ce jour.