De la Création de l’Ordre dans l’Humanité/Ch. I.

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CHAPITRE PREMIER


LA RELIGION


§ I. — La Religion impuissante à découvrir l’ordre


24. La Religion est hostile à la science et au progrès : cette proposition, qu’on pourrait croire dictée par l’impiété et la haine, est presque un article de foi.

Autre chose est de croire, dit un théologien, autre chose de juger ce qui mérite créance : Aliud credere, aliud judicare esse credendum. Il veut dire que le premier est de l’homme, et le second de Dieu ou de l’autorité qu’il a divinement établie pour enseigner les hommes. — Quelle est la règle de la foi ? demande un autre. C’est de s’attacher à ce qui a été cru de tous, partout et toujours : Quod ab omnibus, quod ubique, quod semper.

Voilà bien, d’une part, la foi opposée au raisonnement ; de l’autre, l’immobilité dans la foi prescrite. Déjà l’on avait séparé le spirituel du temporel ; il ne restait plus qu’à le séparer du rationnel, et à faire de la science de l’homme, de la société, de Dieu même, une chose de tradition. Quand on est arrivé là, il faut mourir : on n’a plus rien à faire au monde et à dire aux hommes.

Mais ceci ne concerne que la morale et la théodicée (et ce n’est pas peu de chose, puisque la morale embrasse l’économie politique et la famille, et que la théodicée résulte des plus hautes conclusions de la métaphysique) : il faut montrer que l’antipathie de la religion pour la science est générale.

25. Quelques esprits d’élite se sont imaginé de nos jours qu’en fécondant par la science les restes encore palpitants du catholicisme, on opérerait une heureuse révolution dans la société, en même temps qu’on servirait la Religion. On a pu se convaincre de la profonde répugnance de celle-ci pour le mouvement et la pensée. Des chrétiens, trop prévoyants pour le repos de leur foi, offraient de mettre au service de la religion tout ce que nous avons acquis de science historique, économique, naturelle : — et le pape a désavoué M. de Lamennais, imposé silence à M. Bautain ; les théories progressives et tendancielles de M. Buchez donnent l’alarme aux feuilles catholiques ; M. de Genoude commence à déplaire par son royalisme semi-démocratique et sa foi gallicane ; l’abbé Lacordaire, inspiré dans ses prônes par les idées du siècle autant au moins que par la Bible, a paru dangereux. Prêtres imprudents, qui vous croyez sages ! voulez-vous plaire aux hommes de religion ? N’apprenez rien, ne parlez pas, bouchez vos oreilles, brûlez tous vos livres, et récitez votre bréviaire.

Voilà pour l’application de la science à la théologie : voici pour la science en elle-même.

26. Rien de nouveau sous le soleil, répètent les prédicateurs depuis l’Ecclésiaste, comme s’il s’agissait du fait, et non pas de l’observation ! Ils ne savent pas, ces déclamateurs, qu’aux yeux du physicien la nature est toujours nouvelle, et que, pour l’historien philosophe, chaque jour amène du nouveau. — J’ai vu tout, s’écrie le prétendu Sage, et j’ai dit : Tout est vanité. Et quand vous parcourez le sommaire de sa science, vous apercevez qu’il n’a rien vu, excepté ses eunuques et ses femmes. Cependant il n’en faut pas plus à l’évêque auteur des Oraisons funèbres pour ranger la science, la seule réalité accessible à l’homme, l’unique source de son bonheur, parmi les choses vaines et affligeantes[1].

27. Dialogue entre un Théologien et un Raisonneur :

« Th. Le maître l’a dit.

R. Le maître s’est trompé. »

Commentaire de J.-B. Say :

« La sagesse des siècles n’est guère que l’ignorance des siècles. »

Les habitants de Minorque, au lieu de greffer leurs arbres comme ils le voyaient pratiquer aux Anglais, répondirent que personne ne savait mieux que Dieu comment les arbres devaient croître. — Sous Louis XI, la peste et la famine ayant désolé la France, le seul remède qu’on sut opposer à ces maux fut d’ordonner des prières et des processions. Empirisme, routine, respect de l’antique foi, religion et superstition, c’est toujours la même fin de non-recevoir opposée à la science, le même entêtement. L’homme dont la foi est invincible ressemble à l’animal plongé dans un air désoxygéné : en respirant il étouffe.

28. Mais si, d’après la définition que nous en avons donnée, la Religion n’est que la première impression produite sur l’esprit de l’homme par le spectacle de la nature, il semble qu’elle n’exclue pas nécessairement l’examen, comment donc se fait-il que partout on ait prétendu consacrer à jamais les inventions religieuses ?

Longtemps il a été de mode d’attribuer cette conjuration aux prêtres et aux rois : rien n’est plus injuste.

29. La Religion, essayant à sa manière de rendre raison des choses, s’exprimant par figures et allégories, et secondée en cela par la vive imagination de sociétés jeunes, produisit dès l’origine de vastes épopées cosmogoniques, et tout un monde de fantômes. Incapable d’observer et de définir, elle se réfugiait dans le symbolisme. Or qu’est-ce que le symbole ? la matérialisation de l’idée, une sorte d’hiéroglyphe tenant lieu de formule. Que prouve-t-il ? l’impuissance de généraliser et d’abstraire, l’oppression de l’esprit par le fait de la substance.


30.
Ce n’est plus la vapeur qui produit le tonnerre,
C’est Jupiter armé pour effrayer la terre,


a dit le poëte de la raison. Tous les faits naturels, psychologiques et sociaux, ont été taillés par la Religion sur le même moule. Ainsi,

Les bouleversements du globe furent un déluge envoyé pour laver les crimes du genre humain.
L’origine du mal, — la pomme d’Ève et la boîte de Pandore.
L’esprit de conquête, — des géants nés du commerce des anges et des femmes.
Les révolutions des empires, — la statue de Nabuchodonosor[2].
Les causes de la ruine d’un peuple, — le festin de Balthasar.
La législation, — les oracles du Sinaï, et les réponses de la nymphe Égérie.
La pudeur conjugale, — Junon sur le mont Ida, Marie vierge et mère tout ensemble.
Les trois règnes de la Nature, — Dieu en trois personnes.
La diversité des idiomes, — la tour de Babel.
La parole, — le Verbe, seconde personne de la Trinité.
La réforme sociale, — l’initiation par le bain.
La fraternité de tous les hommes, — l’eucharistie ou manducation de Dieu.
La théorie des délits et des peines, — les clefs de saint Pierre.
La sanction des lois, — le Poul-Serrho, ou le jugement universel[3].

31. Telles furent les premières compositions par lesquelles l’esprit humain, essayant ses forces, répondait aux grandes questions de cosmogonie et d’anthropologie. Les miracles et théophanies faisaient partie essentielle de ces récits, dont les acteurs, abstractions personnifiées, revêtirent des formes fantastiques, pareilles à ces monstres dont les artistes du moyen âge chargeaient leurs sculptures : sphinx, dragons, lions ailés, chimères, centaures, démons, etc.

Or, telle était la base, non-seulement des croyances, mais de la morale et des lois. Qu’on juge, dès lors, si ces fables ou mythes étaient chères aux peuples, et précieuses aux législateurs ! Avec quel dédain on dut accueillir les premiers qui s’avisèrent d’en révoquer en doute la réalité ! Qui êtes-vous, hommes nouveaux, leur disait-on, pour substituer les pensées de votre cœur à la parole de Dieu, à la foi de nos pères ? Nos pères ont été témoins de ces miracles ; ils ont reçu ces révélations ; et nous savons qu’à Dieu rien n’est impossible……

Combien ensuite la foi religieuse dut se fortifier, lorsqu’on vit la philosophie elle-même échouer dans la solution des problèmes qu’elle accusait la Religion de travestir !

32. Le symbolisme, loin d’être une réponse aux problèmes dont je parle, n’a fait, pour ainsi dire, que les mettre en scène. Une erreur très-commune de nos jours est de s’imaginer que ces mythes cachent une philosophie profonde et de hautes formules métaphysiques, tandis qu’ils attestent l’impuissance même de la pensée, et la nullité de la science.

Plus on creusera l’esprit du dogme et les traditions, plus on se convaincra que la Religion roule perpétuellement dans un cercle d’idées concrètes dénuées de profondeur et de généralité ; plus on verra, chose singulière ! que la Religion ne comprend rien à ses propres mystères et à ses cérémonies, qu’elle s’ignore elle-même autant qu’elle méconnaît la fin de l’homme et le but de la Société.

33. Quel est le sens du sacrifice ? La nécessité de l’expiation après le délit, et l’élévation du cœur à la vue de la nature, en signe de reconnaissance et d’amour. Idées sublimes, que le progrès des sciences ne fait que développer de plus en plus. Qui croirait que nos prêtres ne sont guère plus avancés sur ce point que les sauvages ?

Le sauvage brise son idole quand il ne peut rien en obtenir, dans Homère, les héros cherchent à se rendre les dieux favorables par de magnifiques promesses ; au Pentateuque, on voit le dieu des Juifs régler lui-même sa part de gâteaux et de carbonnades. Aujourd’hui la basse messe coûte 15 sous, la grand’messe 3 francs ; partout le sacrifice assimilé à un échange, dont le prêtre est l’agent. Certes il est loin de ma pensée de reprocher aux curés leur modique casuel, qu’eux-mêmes dédaignent le plus souvent, et maudissent à l’égal d’une simonie : mais que le peuple vienne à penser que Dieu ne vend pas ses dons, qu’il pleut sur les fidèles et sur les mécréants, qu’il reçoit également dans sa miséricorde les âmes pour qui l’on offre des messes et celles qui n’en ont pas, et que devant lui la dévotion n’est rien sans les œuvres : alors adieu les messes salariées, adieu les profits de fabriques et le commerce des sacristies.

34. Voici, sur le sacrifice, la doctrine du plus profond des écrivains catholiques :

« La foi nous apprend qu’il a fallu, pour effacer le péché inhérent à la nature de l’homme, une victime théandrique. Peut-être les inventeurs des sacrifices humains avaient-ils appris cette vérité par quelque tradition vague, et les rites qui nous révoltent n’étaient de leur part qu’une tentative pour trouver cette victime. »

Quand l’homme, dit B. Constant, a sacrifié tout ce qu’il lui est donné d’offrir, les plantes, les fruits, les animaux, l’homme, le plaisir, la pudeur, la vertu même, il finit par immoler ses dieux.

35. Qu’est-ce que la prière ? une méditation, le plus souvent toute faite, que l’homme grossier, ignorant, distrait, sans idées liées, apprend à répéter, et sur laquelle sa faible intelligence s’appuie pour s’élever à des pensées consolantes et généreuses. La prière, en un mot, pour des esprits peu exercés, est un auxiliaire de la réflexion, un commencement de philosophie. Les prêtres en ont fait une psalmodie ennuyeuse : rosaire, litanies, antiennes, guirlandes d’Oremus et d’Ave Maria, avec remise des peines temporelles et hypothèques pour l’autre vie.

Ce que la Religion renferme de profond et de divin, la Religion ne le sait pas : et pourquoi ? toujours parce qu’elle se renferme dans le symbole, dans le sens littéral, et qu’elle ne peut passer du concret à l’abstrait.

36. J’ai signalé l’incurie de la Religion à l’égard de la science et son ignorance d’elle-même : voyons comment elle entend la société. Je prends mes exemples chez les Juifs, d’abord parce que le sacerdoce figurait chez eux comme corps politique, et partie prépondérante de la nation ; puis, parce que notre clergé reconnaît Aaron et les lévites pour ses prédécesseurs.

Sennachérib, après une défaite, périt assassiné : c’est Jéhovah qui l’a frappé…… Toujours, selon les rédacteurs de la Bible, Jéhovah punit, toujours il tue. Il ne leur vient point à l’esprit de chercher la cause des catastrophes dont ils sont témoins dans le défaut d’unité et de centralisation, dans l’absence de constitution politique et de garanties, dans les jalousies de petits peuples que leur intérêt commun devait unir : de pareilles idées sont trop profanes pour le style des hommes de Dieu, trop timides pour la hauteur de leurs conceptions. À leurs yeux, le mal qui arrive est nécessairement une preuve que Dieu est irrité : donc, malheur au vaincu ! Damas tombe : anathème à Damas. Tyr est vaincue : anathème à Tyr. Babylone périt : anathème à Babylone. Moab est menacé : anathème à Moab. Samarie et Jérusalem succombent à leur tour ; oh ! le prêtre patriote va reculer devant son argument parricide ! non, non ; c’est Jéhovah qui a tué son peuple infidèle ; anathème à Samarie, à Jérusalem ; anathème !

37. Veut-on un échantillon des lumières prophétiques sur les causes de la corruption des mœurs, les besoins de la société, et la tendance des esprits ? J’ouvre Isaïe :

« Cieux ! écoutez ; Terre, prête l’oreille : l’Éternel a parlé. »

Bien : qu’a-t-il dit ?

« J’ai nourri des enfants, je les ai comblés de gloire : et ils me méprisent !

« Le bœuf connaît son maître, et l’âne son étable, Israël ne me connaît plus ; mon peuple est sans intelligence.

« Malheur à la nation pécheresse, au peuple d’iniquité, à la race adultère, aux enfants du crime… »

Le reste est sur ce ton. Étonnez-vous après cela que les prophètes n’aient recueilli que le dédain ; que leurs réclamations aient été méprisées de tout ce qui n’était pas dévot et se souciait peu des intérêts du culte. Nous croyons posséder les monuments les plus précieux de la littérature hébraïque, nous n’avons guère que des homélies de missionnaires. Les écritures publiques et les ouvrages profanes ont péri : les prêtres, par l’énergie de leur institut ayant survécu à la ruine universelle, nous ont conservé leurs rapsodies, qu’ils eussent dû enfouir avec l’arche de leur dieu. Quand nous jugeons les mœurs et l’esprit des Hébreux d’après la Bible, c’est comme si nous raisonnions de la politique de Richelieu d’après les Sermons de Bourdaloue et le Petit Carême de Massillon.

38. Toutefois, à travers ce flux de prosopopées et d’injures, on aperçoit çà et là quelques vérités.

« Tes gouvernants sont des coquins et des larrons, qui aiment les présents et recherchent les pots-de-vin. »

Le sacerdoce, comme tous les partis ambitieux, s’efforce de capter la bienveillance du peuple, en attaquant les désordres et les dilapidations du gouvernement. Le secret est vulgaire, et exige peu de génie : mais des principes, des lois, des moyens, des remèdes, n’en demandez pas aux prophètes ; ils n’en connaissent d’autre que de se convertir et de faire pénitence.

39. Interrogez maintenant leurs successeurs : après trois mille ans ils rebattent les mêmes choses, trois mille ans ne leur ont rien appris.

« Nulle institution, dit de Maistre, ne peut durer si elle n’est fondée sur la religion. » D’autres ont remarqué, au contraire, qu’un peuple est d’autant moins politique et législateur, qu’il est plus religieux.

Mais qu’entend-il par religion ? Les commandements de l’Église, les sept sacrements, l’abstinence du vendredi et le repos du dimanche, avec la soumission au prince et au clergé. Or, qu’y a-t-il de commun entre l’organisation du travail et la communion pascale ? entre la division des pouvoirs et le culte de la madone ? entre la liberté de la presse et la confession auriculaire ? entre la boîte aux agnus et le problème de la répartition des richesses ?…

« Si la science, ajoute le théosophe, n’est mise après la religion, nous serons abrutis par la science. » Il veut dire que nous n’aurons plus de religion. Mais quel danger y aurait-il si les prêtres, au lieu de sacrements, parlaient un peu d’égalité ; au lieu de rémission des péchés, enseignaient la rémission des usures ; au lieu de chanter en latin des vêpres délaissées, travaillaient à moraliser les théâtres ; au lieu de confréries, organisaient des sociétés scientifiques et littéraires ? Ignorent-ils que plus l’homme travaille, moins il lui faut de pénitences ; que plus il raisonne, moins il a besoin de prier ? Que les prêtres nous montrent enfin, par une expérience décisive, l’efficacité de leurs pratiques : après dix-huit siècles il n’est pas trop tôt.

40. Incapable de pénétrer la raison des choses, la religion est plus impuissante encore à réaliser l’ordre dans la société. L’humanité, saisie dès le berceau par la religion, a grandi et s’est développée sous ses ailes ; mais le progrès de son intelligence, le perfectionnement de ses mœurs et l’amélioration de son sort, l’homme ne le doit point à sa nourrice ; nulle part la religion n’a parlé à la raison.

Partout où apparaît la religion, ce n’est point comme principe organisateur, mais comme moyen de maîtriser les volontés. Indifférente à la forme du gouvernement, c’est-à-dire à l’ordre politique, la religion consacre ce que le législateur lui demande de consacrer ; maudit ce qu’il lui prescrit de maudire : la raison d’État fait la loi, la religion sanctionne cette loi, imprime le respect et la terreur, commande l’obéissance.

41. Dans l’Inde, la religion partage avec la noblesse et la royauté les priviléges de caste, tandis qu’en Grèce elle chante la liberté et l’égalité. Subalternisée en Égypte par un gouvernement occulte qu’elle feint de dominer ; à Rome elle ne sert plus qu’à sanctifier les décrets du forum et la politique du sénat : là oppressive et mystérieuse, parlant un langage surhumain ; ici humble servante, réduite à un vain cérémonial et à des fonctions culinaires.

42. À la Chine, où l’esprit public, malgré l’isolement de la nation, a fait de si remarquables progrès, on ne connaît, depuis une très-haute antiquité, ni culte officiel ni religion de l’État. La société subsiste là, depuis plus de 2,000 ans, inaltérable dans sa forme, sans prêtres, sans dogme, sans autel, sans sacrifice[4].

Toutefois, ce développement prématuré de la raison a nui au progrès des Chinois autant qu’aurait pu faire une religion positive : l’esprit, trop tôt débarrassé de l’enveloppe religieuse, s’est enfoncé dans une sophistique inextricable, et, perdu dans un océan de subtilités et de minuties, malgré de belles découvertes, n’a jamais pu s’élever à la vraie science.

43. Moïse peut être regardé comme l’inverse de Confucius. Au lieu de soustraire complétement l’État à l’influence religieuse, il fit de ses institutions politiques la religion elle-même. Pour lui, Dieu ou la Loi, ce devait être tout un. Le résultat fut une immobilité absolue : malgré les éléments les plus riches et les germes les plus précieux, l’idée d’une révélation divine arrêtant tout développement (qui eût osé toucher à l’œuvre de Dieu ?), le système mosaïque périt faute de mouvement et de vie.

44. Quant à Jésus, son rôle de destructeur de la religion n’est pas équivoque : il raille les dévots, se moque des prêtres, prétend que la religion est faite pour l’homme, non l’homme pour la religion, donnant à entendre que, quand la religion est inutile, il convient de s’en défaire.

Mais quand on le vit prescrire de rendre à César ce qui était à César, et déclarer que son royaume n’était pas de ce monde ; maintenir une vieille formule d’initiation, instituer en guise de sacrifice un repas commémoratif, parler de sa doctrine sous les termes métaphoriques de nourriture et de breuvage, opposant ainsi figure à figure, et parabole à parabole : au lieu de comprendre qu’il s’agissait d’une réforme sociale, par opposition à un changement politique ou religieux, on s’imagina qu’il était venu apporter un dogme nouveau, des mystères plus profonds, des cérémonies nouvelles ; et de moraliste populaire qu’il était, on en eut bientôt fait un révélateur, un dieu. Les efforts du Galiléen pour dégager la société des langes de la superstition devinrent les matériaux d’une superstition nouvelle ; et le plus hardi des raisonneurs fut transformé en thaumaturge et en mythologue. Une semblable méprise est presque incroyable : elle est attestée par chaque verset de l’Évangile. Je ne crains pas de le dire : c’est la manie religieuse qui a faussé le christianisme et perdu le fruit de cette immense révolution. Mais le siècle n’était pas mûr ; les temps n’étaient pas arrivés ; l’esprit humain ne pouvait encore marcher qu’à l’aide de mythes et de symboles. Si, trois siècles auparavant, la réforme tentée par Socrate ne réussit pas, c’est que Socrate resta Socrate ; pour se faire écouter des hommes, il fallait que Jésus-Christ fût Dieu.


§ II. — La religion cause de relâchement et de stérilité.


45. Voyez l’ancienne Égypte, enlacée dans ses superstitions et ses hiéroglyphes, et consumant vingt siècles dans l’immobilité ; l’empire d’Orient, depuis Constantin jusqu’au dernier Paléologue, s’abîmant dans les disputes de théologie ; le moyen âge courbé sous la féodalité et la foi, et ne déposant sa rouille qu’en secouant l’une et l’autre ; les nations mahométanes, d’abord florissantes, et tuées à la longue par le fatalisme ; les Indous résignés à l’oppression pourvu qu’on respecte leurs pagodes, et la morale relâchée des jésuites, et les missions du Paraguay, et le gouvernement du Pape. Comparez ces troupeaux humains avec la Grèce artiste et philosophe, Rome législatrice, la jeune Amérique, partagée entre cent cultes divers, preuve qu’elle ne tient à aucun ; l’Europe moderne, où l’Église, respectée comme une relique, ne subsiste plus que sous le bon plaisir de la science, qui ne daigne pas s’occuper d’elle, et où la société marche à la conquête de l’ordre en délaissant les croyances catholiques : et dites-moi s’il ne vous semble pas que religion et liberté, religion et science, religion et mœurs, religion et progrès, soient choses antipathiques, ou du moins essentiellement hétérogènes ?

Pénétrez plus avant, et sans vous occuper des personnes, comparez encore la Politique tirée de l’Écriture sainte avec l’Esprit des lois ; le Télémaque avec le Contrat social ; l’Inquisition avec les Parlements ; l’Université avec l’ancienne Sorbonne, Henri IV et Richelieu avec le cardinal Fleuri et Louis XV ; la première moitié du règne de Louis XIV avec la seconde ; Mirabeau et l’abbé Maury, la République et la Restauration : et dites encore si, d’après ces exemples, le génie politique habite avec la pensée religieuse ?

46. Le spirituel est incapable de donner des règles de conduite pour le temporel : cela est si vrai, que la Religion n’a jamais su appliquer ses propres maximes. D’où vient que le christianisme n’a pu réaliser sa loi de charité et de fraternité ? si ce n’est que, l’expression de cette loi étant toute mystique, au lieu d’y voir un principe que la réflexion devait développer, les fidèles n’y trouvèrent qu’un précepte divin auquel la raison devait se soumettre. Toujours, dans la sphère religieuse, l’indivision de l’idée, la symbolisation du concept, le fait brut, et la lettre qui tue, oppriment la pensée et empêchent l’analyse. J’admire les premiers chrétiens : avides de martyre, prompts à livrer leurs richesses, humbles, fervents, austères, enthousiastes, l’établissement de l’égalité leur eût moins coûté que toutes leurs vertus et n’eût pas fait une victime : ils ne surent le comprendre. Au lieu de chercher par le menu la règle des droits et des devoirs, ils s’arrêtent à contempler cette belle, mais infructueuse parole : Aimez-vous les uns les autres, aimez votre prochain comme vous-mêmes ; et bientôt, faute de théorie et d’organisation, l’amour et la fraternité disparurent. Quelque temps on essaya de la communauté : bientôt le dégoût survint, et tandis que l’héroïsme de la foi et le zèle de la propagande allaient croissant, on laissait tomber les agapes. Nulle part le christianisme n’a réalisé ses idées : Syriens, Arabes, Arméniens, Juifs, Persans, Druzes, au milieu desquels il a passé, sont restés ce qu’ils étaient. Mais, ô profondeur de l’esprit de religion ! parce que la vie commune se trouva impraticable, on la jugea trop parfaite pour la multitude : la difficulté d’accomplir le précepte fut rejetée sur la corruption de la nature ; et les couvents, séjours de cabales et de jalousies, de tristesse et d’ennui, furent réservés pour les élus. Dès lors, il fut convenu que les hommes, égaux devant Dieu, ne pouvaient l’être sur la terre ; une éternité de délices fut promise en échange des privations d’ici-bas, et l’aumône, l’aumône avare, remplaça la douce fraternité. En revanche, on inventa la théologie, qui a damné plus de chrétiens que la charité n’en a nourri.

47. « Il est impossible, s’écrie Herder, d’imaginer combien la pensée humaine en fut longtemps altérée, et quelle empreinte la croix laissa sur le front des peuples. Pendant des siècles les pisciculi christiani nagèrent dans des flots bourbeux ; le plus ingénieux des peuples de la terre, les Grecs, changés par mille ans d’infortunes, perfides, ignorants, superstitieux, devinrent les misérables esclaves des prêtres et des moines, à peine capables de comprendre le génie de leurs ancêtres. Ainsi finit le premier et le plus brillant État de la chrétienté : puisse-t-il n’en reparaître jamais d’autres ! »

48. Loin d’avoir en elle-même aucune force évolutive et créatrice, la religion n’a pu vivre qu’en s’appropriant la politique profane et les lois civiles.

Le christianisme est tout romain : je n’ai pas besoin de dire que je prends ce nom dans un autre sens que le catéchisme. La fraternité primitive n’ayant pu se soutenir, il fallut pourvoir d’une autre manière au gouvernement de l’Église ; on se modela sur la république. Chaque évêque devint une sorte de proconsul, ayant ses lieutenants, ses questeurs, ses édiles, ses légats et sa milice. Des synodes simulèrent les délibérations du sénat, et ne produisirent pas moins de troubles ; l’élection populaire des évêques, usitée dans les commencements, figura les comices, pendant que l’imposition des mains rappelait la transmission des faisceaux. Enfin, il y eut un empereur ecclésiastique, et, lorsque l’empire se fut divisé, il y en eut deux. Ce mouvement d’imitation s’étendit à tout : encycliques, extravagantes, canons, décrétales, définitions, rappelèrent les décrets du peuple, les sénatus-consultes, les édits du préteur, et les rescrits de l’empereur : la diplomatie pontificale et la hiérarchie ecclésiastique furent prises de celles des césars. Il n’y eut pas jusqu’à la vieille formule sacer esto, de la loi des douze tables, qui ne reparût dans l’anathema sit, par lequel on préluda tant de fois au supplice des hérétiques.

49. Peu à peu, la morale de l’Évangile se modifia sur la jurisprudence : tandis que les premiers Pères, les grecs surtout, imbus d’idées esséniennes et platoniques, vantent la communauté, s’élèvent contre le tien et le mien, propagent l’égalité civile ; les latins maintiennent et consacrent la propriété, le fermage, et se bornent à appeler usure l’intérêt de l’argent[5]. — Un passage de l’Évangile mal entendu fait condamner le divorce : l’Église supplée aussitôt à cette lacune en établissant une foule d’empêchements dirimants. Par une fiction théologique, elle ne cassait pas le mariage, elle disait qu’il n’y avait pas eu de mariage. — Enfin, la monogamie, enseignée par l’Évangile, trouva un auxiliaire puissant dans les mœurs grecques et romaines : on ne l’a pas encore assez remarqué. La monogamie était une institution latine, longtemps avant la prédication de Jésus : et lorsque des sectes chrétiennes, originaires d’Orient, se mirent à attaquer le mariage, la famille, la procréation des enfants, et à pratiquer une dégoûtante promiscuité, l’unité et la sainteté du mariage trouvèrent leur plus ferme appui dans les Églises de la Gaule et de l’Italie.

50. Maintenant, comme autrefois, le christianisme emprunte de tous côtés, s’assimilant ce qu’il juge lui convenir ; et avec quel discernement, grand Dieu ! Aux philosophes il prend la logique ; aux géologues il demande des conclusions favorables à la Genèse ; aux philologues, une théorie des langues qui confirme l’histoire de Babel[6] ; aux géomètres, la vérification des mesures de l’arche de Noé ; aux chimistes, de prouver que l’or dissous est potable, afin de sauver la vraisemblance de la légende du veau d’or ; aux astronomes, une explication du miracle d’Isaïe, qui fit, dit-on, rétrograder l’ombre d’un gnomon, le soleil avançant toujours[7] : il permet aux phrénologistes de dire que les têtes du Christ et de la Vierge sont l’idéal de la bonté unie à la sagesse, et de la maternité jointe à la pudeur ; mais il les condamne quand ils font des facultés et des passions le résultat de l’organisme.

Le christianisme, en un mot, ne comprend, n’admet la science que comme démonstration de ses mythes. Pourvu que l’histoire exalte les triomphes de l’Église, que la morale paraphrase le catéchisme, que le gouvernement soit le bras visible du pouvoir spirituel ; pourvu que l’art serve à élever des temples et parer des autels, le christianisme encouragera l’étude. Hors de là, il juge la science inutile ; et il n’est pas rare d’entendre des prêtres, des prêtres dont la mission est d’enseigner, accuser le gouvernement d’imprudence parce qu’il multiplie les écoles et propage l’instruction.

Comment le christianisme oserait-il encore afficher des prétentions à l’originalité et au progrès ? Et que veulent dire ceux qui parlent de développer ses principes ?… Est-ce qu’une religion a des principes ?

51. Il se passe en ce moment, au sein du catholicisme, un mouvement extraordinaire. Les prêtres ont entendu les reproches qui s’élèvent contre eux de toutes parts, d’obstination dans des préjugés usés, de résistance aux lumières, de contradiction au siècle ; reproches bien injustes, vraiment, car l’opposition aux idées suppose l’intelligence des idées, et l’ordre est lettre close pour tout dogmatisme religieux. Ne confondons pas la force d’inertie avec la négation philosophique. Et voici que les prêtres s’inquiètent, sentent leur foi qui chancelle, interrogent la science, qui s’est faite sans eux et qui les dépasse, observent les oscillations de cette politique à laquelle ils ne comprennent rien, et s’efforcent de faire tourner à leur profit des révolutions qu’ils n’ont pas prévues, et qui les emportent dans leur tourbillon. Voici que les prêtres s’avisent de prêcher rénovation et réforme ! Mais, comme ils n’ont point marché avec la civilisation, et qu’il n’est donné à personne de franchir les intervalles marqués par la nature, les prêtres, dans leurs projets réformistes, se trouvent les plus arriérés de tous les hommes. Quelques-uns parmi eux, fatigués de l’immobilisme chrétien, se détachent brusquement de l’Église, et abjurent leur foi : mais tous, orthodoxes et dissidents, subjugués dès longtemps par la forme religieuse, et s’imaginant dès les premiers pas avoir parcouru un immense chemin, entreprennent bravement de refaire la société sur un plan qu’ils croient neuf, et qui n’est jamais qu’une figure morte, ou prête à s’évanouir. Sous toutes les formes usées des vieux systèmes politiques, il y a en ce moment conspiration de l’impuissance sacerdotale contre la réalisation de l’ordre. Du reste, toujours même dogmatisme, couvert des grands noms de Dieu, de Providence, de Tradition, d’Autorité ; toujours même style, celui des oracles. Pour achever de les peindre, je ne puis mieux faire que de les imiter.

52. Voici ce que dit l’Esprit d’ordre, le Génie aux ailes de flamme, qui veille aux destinées de la France :

Fils de l’homme !

Écris au prêtre Lacordaire, ultramontain :

Quoi ! tu parles de liberté, fils de Dominique ! tu annonces un siècle nouveau, toi disciple du bourreau de mes premiers élus ! Mais, peux-tu recueillir le sang répandu il y a sept siècles, ressusciter une race exterminée, retirer les proscrits d’Innocent et de Grégoire des bûchers de Montfort et de Castelnau ?… Le sang innocent crie vers moi contre l’Église ! Jadis elle employa le fer et la flamme contre les bons hommes ; et maintenant les maximes des bons hommes sont dans sa bouche ! Mais j’en jure par le sang des martyrs, la fraternité ne viendra pas de l’Église, et je n’aurai pour l’orgueilleuse que mépris et sifflets : Ridebo et subsannabo.

53. Écris à l’abbé de Genoude, légitimiste :

Quand le peuple demandait la liberté, pourquoi criâtes-vous à l’insolence ? Quand il réclamait l’égalité devant la loi, pourquoi répondîtes-vous par la menace ? Quand il voulut mettre l’ordre dans l’Église et dans l’État, pourquoi l’accusâtes-vous d’usurpation ? Et maintenant vous parlez d’ordre, de constitution, de liberté ! Instruisez-vous, hommes des siècles antiques ; marchez au bruit de mes pas, vétérans d’une royauté dont je ne me souviens plus : c’est moi qui ai brisé le sceptre du grand roi, proscrit sa race, amoindri ses nobles et ses prêtres, parce qu’ils refusaient d’entrer dans ma route… Qui donc es-tu pour faire mentir le destin ? Tes révélations viennent trop tard ; ta politique est un mensonge : tourne-toi, aveugle, et marche.

54. Écris à l’abbé de Lamennais, démocrate :

Je connais tes œuvres, ange de contradiction, je lis tous tes livres. Vingt ans tu défendis le Christ et son Église, vingt ans tu détruiras ton ouvrage. Tes colères contre les indifférents et les incrédules m’ont réjoui ; je disais alors : Tu seras incrédule et indifférent. Tu t’es fait l’émule et l’adversaire de Rousseau : c’est pour cela que tu t’es arrêté à Rousseau. Tu t’écriais d’après l’Évangile : Que celui qui n’écoute pas l’Église soit regardé comme païen et publicain ; tu dis maintenant, d’après Rousseau : Que celui qui n’écoute pas l’assemblée du peuple soit regardé comme rebelle. Tu combattis la légitimité de la raison ; tu invoques la liberté de la pensée. Tu dis au peuple : Vous êtes esclaves ; vos maîtres sont infâmes, stupides et lâches ; vous n’avez ni religion ni morale ; votre dissolution approche. Et quand le peuple demande la règle des mœurs, tu lui contes des paraboles ; quand il cherche les conditions de l’ordre et de la liberté, tu lui réponds qu’il est souverain. Tu n’as rien ajouté à ton modèle : ta philosophie se tait où les difficultés commencent, prêtre jadis par le cœur, prêtre aujourd’hui par la raison, prêtre toujours.

55. Écris à l’abbé Constant, communiste :

Qui t’a chargé de dire mes justices et de prophétiser en mon nom l’incendie et le carnage ?… Infortuné ! tu fais des révélations, parce que tu ne peux soutenir le travail qui donne l’intelligence ; tu appelles le martyre, et il n’y a plus d’autre martyre que celui de la patience. Tu invoques la paix, la fraternité, l’amour : et ton œur est plein de fiel, tes lèvres sont chargées d’écume et les mains dégouttantes de sang ; tes chants d’amour sont des chants de libertinage. Malheureuse victime du sacerdoce, âme égarée par d’horribles lectures, je ne t’impute pas ta folie : mais garde pour toi tes visions impies, ou je te marquerai au front du signe de Caïn, je t’affligerai dans ton cœur, et le ver de ta conscience ne mourra pas. Tais-toi.

56. Écris à l’abbé Pillot, athée :

Je suis le prince des génies qui se tiennent devant le trône de Dieu. Mais tu dis : C’est l’idée de Dieu qui enfanta l’esclavage ; la liberté ne connaît point d’Être suprême. La vie et la mort de l’homme sont comme la vie et la mort de la brute : citoyens ! détruisez ces temples, ces châteaux et ces chaumières : construisez-vous des demeures communes ; à bas le tien et le mien, à bas tout ce qui s’élève, à bas ! — Et moi, je suis l’Esprit d’ordre et de liberté ; j’ai fondé les religions afin d’exciter la pensée par le symbole : et j’élèverai d’autres temples à mon Dieu ; je révélerai à l’homme un pacte nouveau ; je donnerai les châteaux des rois à des sociétés d’hommes libres ; je changerai les chaumières en solitudes de délices ; et les princes seront les forts au travail, et les prêtres des anges de perfection. Religion et Royauté sont des paroles de promesse : le Dieu de l’humanité aurait-il parlé en vain ?

57. Écris à l’abbé Châtel, antipape :

Je t’ai fait prêtre de la canaille, afin que tu serves d’exemple aux ambitieux et aux charlatans. Tu as été ta première dupe, la dupe de ton ignorance et de ton orgueil. Tu croyais qu’au nom de liberté, le peuple en foule courrait à ton autel, et que tu serais pontife de la France raisonneuse. Tu t’es trompé, téméraire ! tes mascarades font pitié, tes scandales soulèvent le dégoût. Tu le sais, et tu t’obstines : mais plus tu étales d’impudence, plus ton cœur est abîmé ; et plus je sens redoubler ma joie.

58. Écris à l’évêque Affre, dynastique :

Si je te livrais les enfants du peuple, parle, que leur enseignerais-tu ? Les sciences ? tu ne t’en soucies guère ; — l’histoire ? elle n’a pas de sens pour toi ; — la morale ? celle de Loyola ou de Jansénius ? vous n’en avez point d’autre ; — la politique ? appelles-tu de ce nom les rêves d’Hildebrand ou les cabales des Médicis et des Borgia ? — l’égalité ? selon toi, il n’y a d’égalité que par l’aumône[8] ; — les langues ? tu n’entends pas même tes écritures… Tu leur enseignerais le chapelet. Écoute : tes catéchismes, tes processions, tes aumônes, tes confréries et tes talismans, sont moins à mes yeux que cet adage : Qui travaille, prie.

59. Quittons ce style, dont on a tant abusé, et qui n’est propre qu’à amuser des enfants et des femmes.

Tous ces hommes sont sortis du sanctuaire ; tous ont été formés à l’école mystique, inintelligente et immobile du clergé ; tous également dépourvus de génie inventif et organisateur, saturés de phrases orientales et de fatras théologique, se disent ou se croient révélateurs. Accoutumés aux figures et à la pompe des livres hébreux, ils prennent pour grandeur d’idées l’exaltation de leurs sentiments ; parce qu’ils sont violemment émus, ils s’imaginent que leur intelligence est forte, et toujours, après de magnifiques oraisons, ils retombent, sans idées, dans l’atonie et l’impuissance[9].


§ II. — Disparition prochaine de la Religion.


60. L’homme est destiné à vivre sans religion[10] : une foule de symptômes démontrent que la société, par un travail intérieur, tend incessamment à se dépouiller de cette enveloppe désormais inutile.

Sans rappeler ici les institutions religieuses déjà abolies, on m’accordera, je pense, que les religions mahométane, indoue, japonaise, thibétaine, américaines et autres, ne sont point taillées à la mesure de l’homme civilisé : reste par conséquent, pour nous autres Européens, le christianisme.

C’est donc sur le christianisme seul que porteront mes remarques : je laisse aux publicistes hétérodoxes à faire à leurs cultes respectifs l’application de ce que je dirai du nôtre. En raisonnant sur une espèce, j’aurai soin de ne rien avancer qui ne convienne au genre : ainsi la généralisation sera légitime[11].

61. Dans toute société en progrès, la Religion fléchit en proportion du développement scientifique : pour trouver une religion permanente, il faut chercher un pays où l’ignorance politique reste inviolée, où les lois et les coutumes n’éprouvent ni amélioration ni changement : il faut aller en Chine, chez les Kalmouks et les sauvages. La philosophie grecque avait tué le polythéisme avant que l’Évangile parût : j’entends qu’à la venue de Jésus-Christ le polythéisme était mort pour tous ceux qui pensaient et raisonnaient. Qu’importe que la canaille et les esclaves y crussent encore ! Nous ne voulons plus parmi nous ni canaille ni prolétaires.

62. Dans l’Europe chrétienne, le vent d’incrédulité s’est levé de bonne heure : en plein moyen âge, l’empereur Frédéric II était accusé par Grégoire IX d’avoir fait le livre des Trois imposteurs. Probablement cet ouvrage n’exista jamais que dans l’imagination épouvantée des prêtres : mais l’idée seule d’un pareil livre prouve qu’un levain d’impiété fermentait dès le commencement du treizième siècle. Vers la même époque parut l’hérésie des Albigeois : la pensée de réformer et de simplifier le culte était un symptôme non équivoque de philosophisme ; l’instinct des inquisiteurs et des papes ne s’y trompa pas. Vinrent ensuite les tentatives de Jean Hus et de Jérôme de Prague : enfin Luther parut, et une large brèche fut faite à la religion, dans les parties les plus ferventes de la chrétienté. Les contrées qui gardèrent la communion de Rome furent précisément celles où la corruption des mœurs était le plus avancée, France, Italie, Espagne : tout le monde peut constater aujourd’hui comment, à mesure que les habitudes d’ordre, de travail, de sobriété, d’économie, se fortifient chez le peuple, le christianisme s’éteint en lui sans retour[12]. Chose singulière, que la foi, étrangère à la science, ne le soit pas moins à la morale !

63. Depuis lors, la Religion n’a fait que dépérir, et les motifs d’incrédulité que s’aggraver. Le scepticisme de Voltaire est bien plus raisonneur et plus réfléchi que celui de Rabelais, mais moins profond que celui de Rousseau ; et qu’est-ce que le doute de celui-ci, à côté de la négation de Strauss, appuyée sur une exégèse effrayante d’érudition ? Si ce progrès antichrétien entre dans les vues de la Providence, il faut avouer que la Providence a condamné le christianisme.

64. Telle se développe l’incrédulité dans une nation, telle aussi elle se développe dans l’individu : d’abord fanatique d’impiété comme Labarre ; plus tard libertin et sophiste, moqueur et superficiel ; à la fin sérieux et grave, l’homme au dernier moment étudie la religion, non plus pour lui chercher des ridicules et des crimes, mais afin d’en expliquer le sens et les causes. C’est alors que l’incrédule se prend à aimer la religion comme un souvenir d’enfance, une poésie, un emblème ; pour peu qu’il croie faire plaisir, il ira à la procession et au salut : tel César consultait les poulets sacrés, et Cicéron prenait les augures. Le sphinx deviné, l’homme cesse de le haïr en cessant de le craindre.

65. Les efforts des prêtres pour accorder la foi avec la raison et donner à leurs dogmes une apparence de solidité, n’ont servi qu’à mettre en évidence les embarras de leur cause et la faiblesse de leurs moyens. Résumons quelques-uns de leurs arguments.

a) La Religion, disent-ils, est un fait constant, universel ; une chose non inventée, mais créée avec l’homme, existante par cela seul qu’il existe : donc la religion est nécessaire, indestructible. — Cette argumentation est commune aux prêtres et à certains novateurs, qui, désabusés du catholicisme et de toutes les religions connues, rêvent d’une religion nouvelle.

Erreur de critique : la Religion, première forme de la pensée humaine, sorte de préparation à la science, ne tend pas à vivre, mais à mourir. Pour apprécier sa nature transitoire, il faut considérer, non l’universalité de son existence, mais l’universalité de son dépérissement.

b) L’idée de Dieu et de ses attributs est le principe de toute religion : or cette idée ne s’acquiert ni par les sens, ni par induction ; elle nous est révélée de Dieu même. Donc la Religion est divine.

Erreur de fait : l’idée de Dieu est d’autant plus grossière qu’on la prend de plus haut dans la Religion ; elle s’épure, au contraire, à mesure que la philosophie l’en éloigne. La révélation complète de l’idée de Dieu n’est point à l’origine des religions, mais à leur fin.

c) Toute la nature est pleine de mystères : pourquoi reprochera la Religion d’avoir aussi les siens ? — Cette analogie a paru si convaincante, qu’on l’a développée à l’infini.

Oubli des faits : nous ne connaissons pas la cause du mouvement, mais nous le voyons ; nous ne savons pas comment un être organisé en produit un autre, mais nous sommes témoins de cette génération. Or qui a vu la génération du Verbe, et la procession de l’Esprit ? qui a constaté la virginité de Marie ? qui nous garantit la présence réelle ?

d) Les prophéties, les miracles…

Erreurs de faits : on sait aujourd’hui que les prophéties se réduisent à des phrases métaphoriques, mal entendues, mal traduites, détournées de leur application, quelquefois même à des interpolations et des fraudes pieuses. On sait comment se forment les mythes, comment se fabriquent les légendes, comment s’organise un système religieux ; on sait enfin comment les dogmes commencent, comment les dogmes finissent[13].

66. Qu’eussent dit Pascal, Nicole, Arnauld, Saint-Cyran, ces illustres défenseurs de la religion, qui distinguaient avec tant de soin les questions de fait des questions de droit, affirmant avec toute l’Église que l’Église éclairée d’en haut pour l’exposition du dogme, peut être trompée sur des faits et des textes ; qu’eussent-ils répondu à qui leur eût démontré que tel est précisément le cas de l’Église, pour tout ce qui concerne les antiquités hébraïques, l’interprétation des Écritures, les causes de la formation du christianisme, et les fondements de sa propre autorité ? Quelle distinction, quelle subtilité nouvelle eussent-ils inventée pour sauver, je ne dis pas la tradition, puisque la tradition est constante ; je ne dis pas non plus le dogme, puisque le dogme étant surhumain ne peut à priori être nié ; mais les motifs de crédibilité du dogme ?

67. Cette manière d’argumenter par les faits est aujourd’hui la seule qui ait cours dans les masses : le peuple ne connaît rien à la métaphysique de Hume, de Rousseau, de d’Holbach ; il a ri des plaisanteries de Voltaire, mais elles ne l’ont pas persuadé. Le peuple vient aux faits.

Jamais on ne parla tant de Jésus-Christ, dans le monde profane, que depuis dix ans : or qu’en font ceux qui en parlent ? un sage, un essénien, un réformateur : personne ne s’avise d’en faire un dieu. Jésus, disent les communistes, fut une âme généreuse, dévorée de l’amour du peuple, et qui mourut pour une vérité sainte, pour le dogme de la fraternité. Dès lors il suffit : Jésus n’est plus qu’un saint révolutionnaire, ayant sa place à côté de Saint-Just, de Babœuf ou de Socrate, selon la dévotion des gens. Cette idée, rapidement popularisée, enlève chaque jour des milliers d’adorateurs à la croix ; et le peuple, qui persiste à se dire chrétien, se trouve tout à coup déiste[14].

Une autre fois on s’empare de l’eucharistie : le redoutable sacrement ne paraît qu’un repas égalitaire, symbole d’association : l’interprétation court, et d’un seul mot le mystère de la communion, qui fit faire de si gros livres, est expliqué.

Chaque formule par laquelle le peuple exprime ses opinions nouvelles sur les dogmes de la religion, est un jugement clair, précis, par lequel il déclare que l’Église a erré, sur quoi ? sur le dogme ? non, mais sur le fait. Aussi cette exégèse nouvelle, simple comme l’esprit du vulgaire, s’empare des intelligences avec une force indomptable : partout où elle pénètre, l’Église compte une défection.

Et, ce qu’il importe de remarquer, le jugement du peuple embrasse le présent et l’avenir : tandis que la philosophie des habiles prédit une restauration religieuse, le rationalisme du peuple exclut toute religion ultérieure. Ainsi la Providence se joue de la sagesse de l’homme ! La religion s’était perpétuée parmi le peuple, malgré les railleries des philosophes : elle finit par la désertion du peuple, malgré les cris des philosophes.

68. On pourrait résumer en un catéchisme de cinquante pages l’histoire de la Religion, depuis Adam jusqu’à Grégoire XVI, avec l’interprétation de tous ses symboles. Un pareil travail, s’il était bien fait, changerait l’Europe en moins de dix ans. Ce qu’il faut au peuple, ce ne sont point thèses, dissertations, longs discours ; ce sont des pensées sommaires : le peuple retient mieux une formule que les raisonnements qui servent à la démontrer. La profession de foi des douze a fait depuis dix-huit siècles toute la philosophie de plusieurs milliards d’hommes : c’est par un symbole en douze articles qu’il faut attaquer celui des apôtres, en attendant que chaque homme puisse être métaphysicien et savant.

69. Déjà le gouvernement français est entré dans cette voie : l’article 6 de la Charte modifiée a constaté officiellement l’extinction progressive des cultes. En déclarant que la religion catholique, jusqu’alors religion de l’État, n’était plus qu’une religion de majorité, on a eu pour objet, non pas d’indiquer le rapport numérique du catholicisme et des cultes dissidents, mais de mettre, pour ainsi dire, la «religion hors la loi. La Charte sans cela n’aurait pas de sens.

En effet, la forme monarchique admise en France comme principe du gouvernement est loi de l’État : ce n’est pourtant qu’une loi de majorité.

Le système électoral est loi de l’État ; ce n’est aussi qu’une loi de majorité.

Toutes nos lois civiles et administratives sont lois de l’État : — cependant elles n’ont été, la plupart, votées qu’à la majorité.

Seulement le gouvernement espère, et il ne peut pas ne pas l’espérer, soit de rallier les dissidents, soit d’améliorer les lois et par là de les faire accepter de tous, soit d’étendre la jouissance des droits politiques. Mais, en attendant, les lois de majorité sont lois de l’État : sans cela elles n’obligeraient pas.

Si donc la religion catholique, religion de majorité, n’est plus religion de l’État, c’est qu’au lieu d’être en voie de progrès et de ralliement, comme les autres institutions de l’État, elle est envoie de décadence et de désertion ; c’est, en un mot, que sa majorité décline, tandis que la minorité philosophe grossit tous les jours.

En France, la loi est athée, a dit Odilon Barrot : cela ne signifie pas, comme on l’a calomnieusement interprété, que la loi française nie l’Être suprême, mais qu’elle exclut toute religion.

70. L’argument péremptoire contre l’existence ultérieure d’une religion quelconque, c’est qu’aujourd’hui la Religion est une impossibilité, une contradiction dans le progrès.

Selon M. Edgar Quinet, qui n’a fait en cela que résumer, comme il le dit lui-même, la science moderne, il y a eu plusieurs Révélations :

…...Révélation par la nature, source du panthéisme indien, la plus ancienne forme religieuse ;
…...Révélation par la lumière, d’où sortirent les religions de la Haute-Asie et des patriarches ;
…...Révélation par la parole, qui produisit la religion des Perses et des Mèdes ;
…...Révélation par la vie organique, qui amena le culte des animaux, religion de l’Égypte ;
…...Révélation par la solitude, d’où naquit la religion des Hébreux, monothéiste ;
…...Révélation par la beauté, qui donna lieu au polythéisme grec.

Ajoutons :

…...Révélation par l’humanité, qui produisit le christianisme.

71. Mais là ne finit point la série commencée par M. Edgar Quinet. Il y a eu encore :

…...Révélation par l’idée de causalité, qui engendra la superstition et suggéra la théorie des causes, l’ætiologie, ou philosophie ;
…...Révélation par le doute, qui produisit le scepticisme et l’indifférence : révélation nécessaire, puisqu’elle eut pour objet d’assurer le progrès, en modérant l’essor philosophique ;
…...Révélation par l’expérience, qui a constitué successivement toutes les sciences ;
…...Enfin nous touchons à la révélation par l’idée d’ordre, laquelle, en donnant la formule absolue du vrai, abolit la religion et la philosophie.

72. Or il est évident que la première catégorie de révélations, celle développée par M. Edgar Quinet, a un caractère tout objectif, qu’elle vient à l’homme de l’extérieur ; que la dernière, au contraire, celle qui commence à la Révélation par l’idée de causalité, est entièrement subjective, ou donnée par la spontanéité de la raison ; et qu’entre ces deux catégories extrêmes, le christianisme apparaît comme la transition, le lien qui les unit.

Il est évident encore que toutes ces révélations progressent du symbolisme concret au rationalisme libre, du mystère à la raison pure, de l’autorité à la liberté, de la foi à la science.

Donc, dire aujourd’hui, avec les saints-simoniens et les éclectiques, que nous marchons à une nouvelle période religieuse, que le christianisme va ressusciter sous une forme nouvelle, et que la religion sortira de la science, c’est confondre des faits essentiellement distincts, brouiller les idées et les dates[15].

73. Par une politique de violence, la Religion peut être brusquement supprimée, mais elle se relève : 1793 et le Concordat le prouvent. Par la science, la Religion périt jusque dans son germe, et irrévocablement. Depuis quarante ans nous la voyons, convaincue d’impuissance et d’erreur, tomber d’une chute accélérée, malgré l’appui des gouvernements, malgré les efforts du clergé, malgré les complaisantes équivoques de la philosophie et la faveur de l’opinion ; et je ne saurais dire quelle triste et douloureuse impression produisit d’abord sur mon cœur le spectacle de cette agonie. Je voyais un peuple irréligieux avant d’être instruit, un gouvernement que rien d’éternel, rien d’absolu ne soutenait ; une société pour qui l’ordre était une convention, le vice et la vertu des idées arbitraires, le passé du genre humain un long mensonge : et cette situation sans exemple, cet avenir sans providence, m’effrayaient. Mais je me rassurai bientôt en démêlant dans les faits les plus vulgaires, et les causes secrètes les révolutions religieuses, et les éléments d’un ordre merveilleux, qui se laissait d’autant moins apercevoir qu’il était plus près de moi. Alors je me dis que le temps était venu d’aider au travail de la nature, et de procurer, par tous les moyens que la raison avoue, la dernière crise de la société.

Que les chrétiens me le pardonnent : si ces recherches ne sont point une illusion du ténébreux esprit, la religion est désormais un non-sens ; si je me trompe, le salut de mon âme ne payera point trop cher ce triomphe de la théologie.

74. Plusieurs obstacles retardent l’extinction définitive des religions : le peuple, surtout celui des campagnes, n’est pas prêt ; la science de l’homme et de la société n’existe pas ; la métaphysique est à faire. Il faut une raison forte et longtemps exercée pour se contenter, en attendant la lumière, d’une philosophie négative : le vulgaire ne quitte une croyance que pour une autre ; chez lui, une idée peut seule chasser une idée. C’est ce qui explique la manie, je dirai presque l’hypocrisie de religiosité si commune aujourd’hui, dans l’enseignement, la presse, mais surtout dans le gouvernement. Tandis que les philosophes annoncent une réforme religieuse, que radicaux et conservateurs parlent d’intérêts spirituels, que les proviseurs recommandent à leurs élèves, qui rient, la fréquentation des sacrements, et donnent des prix de religion ; le pouvoir favorise de toutes ses forces l’action du clergé, et prêche volontiers, par ses procureurs généraux et ses préfets, contre l’impiété et les mauvaises doctrines. Étourdi des reproches de corruption et d’anarchie qui s’élèvent de toutes parts, il n’imagine rien de mieux, pour le peuple, qu’un retour à la religion, pour lui-même qu’une royauté absolue. Mais personne n’est dupe : tout le monde rit de ces mines, et le même coup qui abattra le scepticisme finira cette comédie[16].

75. Est-ce que moi, qui suis vieux, je puis rentrer dans le sein de ma mère, et revenir au monde ? disait au Christ le pharisien Nicodème. Génération du dix-neuvième siècle, tu ne saurais non plus rentrer dans le giron de l’Église : la période religieuse est finie pour toi. Que l’avenir n’effraye pas ton courage : ce sont des aveugles ou des désespérés ceux qui te disent : Pouvez-vous vivre sans religion ! Non, ce n’est point en vain qu’ont protesté dès l’origine ces penseurs que le sacerdoce a inscrits parmi ses ennemis, quand il n’a pu les compter parmi ses victimes ; ce n’est point en vain que dix générations ont affaibli pour nous la crainte de l’autel et le respect du trône : incrédules et libres dès le ventre de nos mères, boirons-nous encore, après voir vu le soleil, les eaux de l’amnios ?

76. Qu’un monument s’élève en témoignage du mouvement qui vient de s’accomplir : la révolution française a sa colonne ; que la Religion ait sa pyramide. Jadis, après avoir béni notre naissance, elle priait sur notre cercueil : sachons, aujourd’hui, lui rendre les derniers devoirs. Craindrions-nous, par piété filiale, d’ensevelir notre mère ? Notre émancipation complète ne datera que de ces grandes funérailles. Jusqu’à présent l’homme a marché dans la crainte des dieux et des démons, exhorté par le prêtre, bercé par des fables, et consolé par des symboles : qu’il sache désormais qu’entre Dieu et lui la nature est son seul interprète ; qu’il apprenne à lire ses destinées au grand livre de l’Univers ; que la connaissance de ses rapports avec le monde et avec ses semblables fasse toute son étude ; que le développement des puissances de son être devienne son seul exercice ; qu’il sache enfin que tout problème que sa raison peut se proposer, elle doit tôt ou tard le résoudre ; que par conséquent il n’est pas pour elle de mystères.

77. À peine sorti des mains du Créateur, l’homme eut un songe fatidique : il rêva de dieux, d’anges, de génies ; il parcourut en esprit la demeure des âmes, et contempla l’Éternel dans sa gloire. Il vit Dieu, sortant d’un éternel repos, séparer les éléments, semer les étoiles à travers l’espace, répandre de toutes parts la pensée et la vie, peupler les cieux de natures légères, pendant qu’il tirait l’homme du limon, et formait la femme du propre cœur de l’homme. Au même instant il fut ravi avec elle en un lieu de délices ; là ils entendirent des voix mystérieuses, des paroles ineffables et des rires sataniques : puis tout à coup, au moment où ils sortaient, tristes, honteux et nus, du séjour d’innocence, il s’éveilla.

78. Longtemps encore l’homme eut des visions pareilles : peu à peu elles devinrent moins fréquentes, et cessèrent tout à fait. Mais jamais sa mémoire n’en perdit le souvenir lugubre : à peine rendu à lui-même, il pose en dogmes ses propres rêves, et s’interdit d’en douter. Source de terreur et de joie, de résignation et d’espérance ; mais principe de discorde, de relâchement et de paresse !… les maux qu’a causés la Religion sont connus : rappelons seulement, à sa dernière heure, ses bienfaits, ses hautes inspirations. C’est elle qui cimenta les fondements des sociétés, qui donna l’unité et la personnalité aux nations, qui servit de sanction aux premiers législateurs, anima d’un souffle divin les poëtes et les artistes, et, plaçant dans le ciel la raison des choses et le terme de notre espérance, répandit à flots sur un monde de douleurs la sérénité et l’enthousiasme. C’est encore elle qui, déjà couverte du voile funèbre, fait brûler tant d’âmes généreuses du zèle de la vérité et de la justice, et, dans les exemples qu’elle nous laisse, nous avertit en mourant de chercher les conditions du bonheur et les lois de l’égalité. Combien elle embellit nos plaisirs et nos fêtes ! quel parfum de poésie elle répandait sur nos moindres actions ! Comme elle sut ennoblir le travail, rendre la douleur légère, humilier l’orgueil du riche, et relever la dignité du pauvre ! Que de courages elle échauffa de ses flammes ! que de vertus elle fit éclore ! que de dévouements elle suscita ! quel torrent d’amour elle versa au cœur des Thérèse, des François de Sales, des Vincent de Paul, des Fénelon ; et de quel lien fraternel elle embrassa les peuples, en confondant dans ses traditions et ses prières les temps, les langues et les races ! Avec quelle tendresse elle consacra notre berceau, et de quelle grandeur elle accompagna nos derniers instants ! Quelle chasteté délicieuse elle mit entre les époux ? La femme vraiment forte et divine est celle en qui l’amour a fait mourir le sens, et qui conçoit sans volupté : la femme à l’état de nature, c’est la prostituée. La Religion a créé des types auxquels la science n’ajoutera rien : heureux si nous apprenons de celle-ci à réaliser en nous l’idéal que nous a montré la première[17].

  1. Dans la dernière retraite d’un séminaire de province, le sujet principal des discours a été le danger pour les prêtres et l’inutilité de la science. Un philosophe du pays avait-il tort de leur dire : Vous ne savez rien ?
  2. C’est au chapitre ii de Daniel, que Bossuet a pris le thème du Discours sur l’histoire universelle.
  3. J’ai dit, en définissant la Science, qu’elle est l’interprétation des symboles religieux. Les exemples cités dans le texte montrent quel est le sens de cette proposition. La science ne nie point les vérités prêchées par la religion, telles que l’existence de Dieu, les principes de la morale, etc. ; elle rejette seulement la manière dont la religion en rend compte, et les broderies qu’elle y ajoute. Ainsi la science admet que la continence est nécessaire à la paix des familles, au bonheur des mariages, au perfectionnement des personnes : mais elle est peu touchée de ces considérations religieuses, savoir, que nos corps sont les temples du Saint-Esprit ; que Jésus-Christ a voulu naître d’une vierge et mourir vierge ; que par sa virginité la mère de Dieu est devenue la plus parfaite des créatures ; que le célibat est un état plus saint que le mariage ; que la dévotion à Marie est un excellent moyen de conserver la pureté, etc. Toute cette partie théologique est mise par la science au rang des symboles ; et, tandis que le vulgaire n’y voit qu’un accessoire de la religion, je l’appelle, moi, exclusivement religion.

    Au reste, je déclare que je n’avance rien dans ce chapitre, que l’on ne professe publiquement dans l’université.

  4. Des honneurs à la mémoire de Confucius et des ancêtres, honneurs regardés par les Chinois eux-mêmes comme simplement commémoratifs, ne sont pas des cérémonies religieuses. Mais, chose singulière ! tandis que le pape traitait de religion les cérémonies chinoises, l’empereur Khang-Hi ayant ordonné d’informer sur les prédications des missionnaires, le tribunal des rites déclara de son côté que la secte chrétienne n’était pas une religion !
  5. Voir Bossuet, Traité de l’usure ; La Luzerne, du Prêt de commerce ; Gousset, notes au Dictionnaire de Théologie de Bergier, etc.
  6. Voir la conclusion du Discours de Cuvier sur les Révolutions du globe, et les ouvrages des docteurs Bucklaud et Wiseman.
  7. Bible vengée de Duclot.
  8. Mandement de l’archevêque de Paris sur les inondations du Rhône.
  9. Et remarquons-le bien : ce vice ou défaut d’intelligence que nous venons de signaler dans le prêtre, ne vient pas de la nature, mais du métier. Où trouver une imagination plus riche, une éloquence plus pathétique, un art de style plus consommé, qu’en M. de Lamennais ? Quel homme sembla jamais, plus que lui, destiné à représenter son siècle ? Mais la religion a pour jamais comprimé cette grande âme, en l’occupant de ses monstres et de ses chimères.
    …...Ce fut une singulière controverse, que celle soulevée par M. de Lamennais dans l’Essai sur l’indifférence en matière de religion. Entreprendre de prouver à Cicéron, Brutus, Scipion, Atticus, César, Horace, Virgile, Mécène, qu’ils avaient tort de rire de Pluton et des Euménides, de la naissance de Minerve et de l’incarnation de Bacchus ; que Cerbère avec sa triple gueule pourrait bien les dévorer, et qu’il y allait pour eux d’une éternité de peines dans le Tartare, s’ils continuaient à se moquer des augures et des sacrifices, à négliger les ablutions et les féries ; tandis qu’ils jouiraient de la vision béatifique dans l’Élysée, s’ils se montraient humbles et fervents adorateurs d’Ammon ; qu’un homme raisonnable ne pouvait négliger de si précieux intérêts, et que la chose, toute affaire cessante, devait être au plus tôt examinée : une semblable pensée, dis-je, eût été le comble du délire, si la bonne foi du prêtre n’avait excusé l’écrivain. Que d’érudition, d’éloquence et de chaleur d’âme, quel luxe de raisonnement, furent déployés dans cette inconcevable dispute ! Le sacerdoce fut ému ; les libertins tremblèrent, les littérateurs admirèrent le talent de l’orateur, et le monde rit beaucoup. Se pouvait-il, en effet, une plus étonnante alliance de la raison et de l’absurde ? Et admirez la force des mauvaises influences ! Il fallut vingt ans à ce vigoureux génie pour comprendre qu’un honnête homme pouvait très-bien ne pas aller à la messe, jamais ne faire ses pâques, violer les prescriptions de l’Église et mourir sans sacrements, dans la plus parfaite sécurité de conscience. Ceux que possède la crainte du diable sont bien possédés ! Il en a coûté de plus grands efforts à M. de Lamennais, pour quitter le catholicisme que pour composer tous ses ouvrages ; cette abjuration n’a pas fait moins d’éclat, et c’est peut-être en quoi l’illustre converti a eu tort.
    …...Quand ensuite M. de Lamennais, guéri de sa fièvre catholique, apostolique et théocratique, voulut travailler à la cause de la liberté, déjà il n’était plus temps : le froc du prêtre tenait à sa chair comme la chemise empoisonnée du centaure aux épaules d’Hercule. En changeant de cotte, M. de Lamennais ne changea pas de méthode ; et si quelque chose peut troubler ses dernières années, ce sera le regret d’avoir été chrétien trop longtemps.
  10. Cette assertion n’a plus rien d’effrayant, après la distinction que nous avons faite de la loi morale et du symbole religieux : celle-là, éternelle et absolue ; celui-ci, variable, transitoire, et n’ayant pour objet que de donner momentanément à la morale une sanction et une base. Or, la science nouvelle doit suppléer partout la religion, et faire mieux que sa devancière ; à cette condition seule, les conclusions que nous allons poser sont légitimes. Ainsi, que les âmes timorées se rassurent. Eh ! qui donc aujourd’hui oserait attaquer la morale ? mais, en revanche, qui se soucie des symboles ? Les pères envoient-ils leurs enfants au catéchisme pour y apprendre à théologiser, ou bien pour y puiser des principes de probité et de politesse ? Toute la question est là.
  11. Ce paragraphe n’est, du reste, que la conclusion d’un raisonnement dont on trouvera les prémisses dans le dernier ouvrage de M. Edgar Quinet, du Génie des Religions. Dans cet écrit, auquel on ne saurait reprocher qu’un trop grand luxe de style, le savant professeur, après avoir montré les religions antiques tombant les unes sur les autres, s’est arrêté tout à coup au christianisme : on comprend les motifs de cette réserve.
  12. La cessation du culte suit la même marche qu’a suivie autrefois son établissement ; elle commence par les villes, centres de population et foyers de lumières, et s’étend de proche en proche dans les campagnes. On sait que le polythéisme subsista chez les paysans, ou païens, pagani, longtemps encore après la reconnaissance officielle du catholicisme dans tout l’Empire.
  13. Titre d’un ouvrage de M. Jouffroy. — Dans ses œuvres posthumes, ce philosophe a confirmé, relativement à la religion, toutes les opinions qu’il avait émises dans ses précédentes publications. Il en résulte que M. Jouffroy admet comme vérités philosophiques, c’est-à-dire, démontrables, mais non comme vérités révélées ou inaccessibles à la raison, les théorèmes de métaphysique enveloppés sous les dogmes religieux, et que ces dogmes eux-mêmes, pris dans leur sens littéral, il les rejette. En d’autres termes, M. Jouffroy, séparant de la religion les vérités générales que suppose la religion, accepte les unes et nie la réalité de l’autre.
  14. Les philosophes y mettent plus de façons et moins de franchise : ils croient, ou font semblant de croire que Dieu s’est révélé à Abraham, à Moïse, aux prophètes, et que la divinité était immanente en Jésus ; mais ils soutiennent en même temps que Dieu s’est révélé aussi à Platon, à Bouddha, à Luther, et que tous les hommes sont pleins du Saint-Esprit. Or, si tout est miracle, incarnation et révélation dans la société, il n'y a plus ni révélation, ni incarnation, ni miracle.
  15. « La religion de l’avenir sera toute scientifique, dit M. Damiron ; ce sera la découverte rationnelle de l’inconnu par le connu, de l’invisible par le visible. Elle ne se prêchera plus ; elle s’enseignera, se démontrera, au lieu de s’imposer. Ce n’est plus que de cette manière que se forment aujourd’hui, en quoi que ce soit, les idées et les croyances ; et il n’y aura pas d’exception pour les idées et les croyances religieuses. De même donc qu’au temps de la première, de la seconde et de la troisième révélation, c’eût été un contre-sens et une étrange anomalie que la théologie eût été plus philosophique que les autres sciences ; de même aujourd’hui ce serait une inconséquence et une contradiction qu’elle restât étrangère à leurs procédés et à leurs progrès. On sera donc théologien, comme on sera physicien et philosophe ; ou plutôt le théologien se formera du physicien et du philosophe… C’est alors que viendront les conclusions que la science universelle doit mettre à même de tirer relativement à l’être duquel émane toute action, toute vie, tout mouvement… ; et toute une religion sortira du sein de cette vaste philosophie. »
    …...Ainsi, selon M. Damiron, il y aura une quatrième révélation, comme il y en a eu une première, une deuxième et une troisième : or, comme la quatrième révélation sera toute scientifique, et cependant tout humaine, tandis que les trois premières révélations n’eurent rien de scientifique, c’est-à-dire de vrai, quoique divines, il s’ensuit que la révélation de la raison est au-dessus des révélations prophétiques et miraculeuses ; qu’elle les abolit toutes, les déclarant insuffisantes et même fausses.
    …...De plus, comme rien ne sera cru qui ne soit démontré, il y aura une vertu théologale de moins, la foi, partant plus de religion, selon l’Apôtre. Et puisqu’à l’égard de l’avenir, le grand inconnu étant dégagé, comme dit M. Damiron, la science aura conquis la certitude, il n’y aura plus lieu de pratiquer la seconde vertu théologale, l’espérance, partant plus de religion. Et comme les rapports des hommes entre eux seront fixés par une science, la charité, aujourd’hui troisième vertu théologale, ne sera plus vertu, mais plaisir ; en sorte qu’au lieu de religion, nous aurons les joies de la fraternité, en un mot, la béatitude, objet de toute religion. Les théologiens acceptent-ils la religion de M. Damiron ?
  16. L’erreur capitale de la secte saint-simonienne a été, dans une nation philosophe, de vouloir tout ramener au sentiment et à la foi, et de se poser comme église et sacerdoce, tandis qu’elle devait considérer sa mission comme un professorat. Jusqu’à présent l’intelligence est née du sentiment et de la passion : désormais c’est le contraire qui aura lieu ; l’intelligence produira l’enthousiasme et la foi, la passion et le sentiment. La secte de Saint-Simon a été punie de sa méprise par l’ineffable ridicule où elle est tombée aussitôt : le rationalisme du siècle, plus encore que la répugnance universelle pour une organisation aristocratique et féodale, a tué le saint-simonisme.
  17. En lisant ces dernières pages, on s’aperçoit que l’auteur est plus religieux qu’il ne dit, et surtout qu’il ne veut être (Note de l’éditeur.)