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Les Rayons de l’aube/Chapitre 17

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De la tromperie de l’Église
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Les Rayons de l’aube
Dernières études philosophiques
Stock (p. 203-214).
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XVII

DE LA TROMPERIE DE L’ÉGLISE


J’ai reçu et je continue de recevoir vos nombreuses lettres, mon cher X***, et je voudrais répondre de façon complète à ce qu’elles contiennent de plus important pour moi.

Répondre à vos injustes suppositions : d’abord que je suis fâché contre vous ; ensuite que, selon moi, notre vie finit ici-bas ; enfin, que je puis et dois mettre mes soins à fournir des secours pécuniaires à quelques personnes choisies par vous parmi les millions d’hommes qui m’entourent, serait, je pense, bien superflu, puisque les réfutations que j’en pourrais faire ont été déjà présentées par moi dans mes écrits avec tout le développement que je suis capable de leur donner. (Je vous envoie la collection de mes œuvres). C’est comme vous savez, dans les ouvrages interdits que vous trouverez toutes ces réfutations.

Je ne puis être fâché contre vous parce que je vous aime. Ce même motif me fait désirer de vous aider dans la pénible et dangereuse situation où vous vous trouvez. Je veux parler de votre désir de vous laisser hypnotiser dans la foi de l’Église. Cela est très dangereux, parce que dans tel hypnotisme l’homme perd le plus précieux de tous ses biens : sa raison.

Je commencerai par le commencement. Avant la réception de votre lettre j’ai reçu celle d’Isaac Cyrine avec la copie de la requête au gouverneur, et cette requête et votre lettre ont encore excité davantage en moi le désir, la conscience du devoir d’essayer de vous aider, et je dirai franchement, non pas d’aider à vous seul, mais à beaucoup d’hommes qui se trouvent dans la même situation que vous ou marchent vers elle. Je parle des hommes francs, purs, qui acceptent telle ou telle conviction, non pour justifier leur situation avantageuse, mais seulement parce qu’ils voient en elle la vérité.

Une dame qui jouit d’une grande fortune et d’une haute situation à la Cour, m’entretenait un jour de la foi. Elle me disait avoir quant à elle, la « foi du charbonnier ». Et visiblement, elle croyait faire tenir quelque chose de subtil, de profond même dans cette marque d’honneur qu’elle donnait, elle, une personne si raffinée à la foi du charbonnier. Or ce qu’elle disait là était sot, et de plus inexact.

Cette dame sait lire et écrire en plusieurs langues ; elle a étudié la cosmographie, l’histoire ; elle a entendu parler de Voltaire, de Renan, du brahmanisme, du bouddhisme, du confucianisme. Et c’est pourquoi elle ne peut pas avoir la foi du charbonnier. Le charbonnier qui croit à la Sainte Vierge, à saint Nicolas, au Père éternel qui est dans les cieux, etc., va jusqu’au terme de sa connaissance, et sa foi, non seulement n’est pas en contradiction avec son idée de la vie, mais encore elle lui explique, elle lui éclaire le phénomène de l’existence du monde. Pour la dame en question, la chose n’est plus possible. Elle sait que le monde n’a pas été créé il y a 6000 ans ; elle sait que l’humanité est issue, non d’Adam et d’Ève, mais du développement de la vie animale ; elle sait qu’il existe sur la terre des hommes qui professent d’autres religions que la sienne et que ces hommes sont cinq fois plus nombreux que les chrétiens ; elle sait que le christianisme s’est dénaturé, qu’il continue à se dénaturer, qu’il a donné naissance à des centaines, à des milliers de sectes ennemies les unes des autres, et que de corruption en corruption il a abouti à l’Inquisition et au fanatisme sauvage ; elle sait ce qu’ont été les conciles où les dogmes furent établis ; elle sait que le bouddhisme avec son maître Çakya et toutes les autres religions ont eu la même histoire ; elle sait que les religions évoluent nécessairement aussi bien que les organismes et les États, qu’elles naissent, se développent, vieillissent et disparaissent comme ont déjà disparu celles de l’Égypte et de la Perse ; elle sait que les livres que nous appelons les « Saintes Écritures » ne nous sont pas venus du ciel, mais que sortis de la main des hommes, ils ont été, dans la suite des temps, épurés et réformés, si bien qu’ils ne peuvent avoir d’autorité indiscutable ; elle sait que la solidité du ciel n’existe pas, qu’Enoch, Élie et le Christ, en s’élevant dans les airs, n’y auraient pu trouver où se nicher et qu’ils volent encore s’ils se sont envolés ; elle sait que les mêmes prodiges par lesquels l’Église essaie de prouver la vérité de ses dogmes, sont rapportés par toutes les traditions religieuses, que l’enfantement par une vierge, les signes accompagnant la naissance, le don prophétique et la sagesse se révélant dans un enfant, l’incorruptibilité, la résurrection, etc., sont autant de traits fabuleux qui se retrouvent dans toutes les religions, comme se retrouvent les mêmes exploits héroïques dans les épopées populaires.

Tout cela cette dame doit le savoir, parce qu’on le lui a appris, parce qu’elle a pu le lire dans les livres qui sont à sa portée. Tout cela est également connu des messieurs qui fréquentent son salon.

Voilà pourquoi, non seulement elle n’a pas le droit de croire comme le charbonnier, mais elle ne peut avoir une telle foi. Elle peut dire qu’elle croit comme son charbonnier ; en réalité, elle ne peut pas croire comme lui. Pour elle comme pour le charbonnier, les conditions de foi sont les mêmes. Il faut pour qu’elle croie vraiment, que sa foi embrasse tous les éléments de sa connaissance, qu’elle ne soit pas en opposition avec sa conception du monde, mais au contraire, qu’elle éclaire, qu’elle coordonne en un tout, toutes ses notions.

Cette dame ne me comprendra pas, parce qu’il lui faut cette foi du charbonnier pour continuer à faire servir effrontément à ses caprices, à son luxe de chaque jour, le travail des centaines d’ouvriers, tout en devisant et de Dieu et du Christ et de sa naturelle religiosité. S’approprier, confesser la foi du charbonnier — en d’autres termes, la foi d’hommes qui vivaient il y a deux mille ans — c’est le seul moyen d’assurer la tranquillité de la vie impie où se complaît sa religiosité satisfaite. C’est pourquoi je la comprends encore : mais vous, exilé aux extrémités de la terre, qui vous traînez dans les prisons, de village en village, au pays des déportés, pour avoir voulu conformer votre vie aux vrais préceptes chrétiens, pourquoi céder à cette horrible tromperie et mettre cette irréductible contradiction entre vos croyances et les notions que vous avez acquises sur le monde ?

Pensez seulement à vos convictions, à votre état. Oui, je comprends : il est très bon, très agréable de se sentir en communauté de foi avec les gens qui nous entourent. Au temps du carême, quand les cloches tintent avec mélancolie, quand les fidèles se demandent mutuellement le pardon de leurs offenses et que la foule en prière met dans de jolies églises une animation pittoresque, il nous semble être reportés aux jours d’une vie lointaine paisible et solennelle, et nous sommes tentés de nous joindre à ces hommes pour mener avec eux cette vie. Mais ce serait nous tromper nous-mêmes et jouer un rôle. Que vous soyez aujourd’hui, pendant le grand carême à Poudoge, ce n’est qu’un accident secondaire ; votre véritable état se définit ainsi : vous vivez dans le monde de Dieu, sur la planète Terre, habitée par 1500 millions d’hommes de races et de religions diverses — quelque cent mille ans après l’apparition de l’espèce humaine — dans un coin de l’hémisphère septentrional, au milieu d’un peuple appelé russe ; et vous vivez en cet endroit, à ce moment, par la volonté de Dieu, de ce même Dieu qui a tiré du néant la terre et ses habitants et jusqu’à l’univers infini qui vous enveloppe. Cet état, vous le connaissez et c’est lui qui détermine le rapport de vous à Dieu. Autrement dit, le rapport que vous établissez de vous à Dieu doit être tel qu’il puisse convenir à tout homme dont l’état est pareil au vôtre, tel qu’il soit clair, intelligible et obligatoire pour tout homme pensant : Japonais, Malais ou Zoulou.

Et vous cependant, malgré toute votre science, quel rapport établissez-vous de vous à Dieu. Vous dites : Dieu m’est révélé, il a révélé sa vérité il y a 5000 ans, à un petit peuple de l’Asie choisi parmi tant d’autres. Mais cette première révélation fut incomplète et il y a 1900 ans, Dieu envoya au même peuple son fils, qui lui aussi est Dieu, pour révéler sa vérité tout entière. Et les hommes tuèrent ce Fils de Dieu et par cette mort fut racheté le péché des premiers hommes et de tous leurs descendants. Mais cette rédemption ne fut pas la seule œuvre du fils de Dieu.

Par lui, Dieu fonda son Église qui reçut la garde de sa vérité et la charge de rendre aux hommes le salut plus facile par le secours des sacrements, c’est-à-dire de les oindre, de leur faire avaler du pain et du vin… Et cette Église, elle n’existe qu’en Russie. Et tous les hommes qui ont vécu avant sa fondation, tous ceux qui vivent en dehors d’elle sont absolument négligés.

Parlez de tout cela et de beaucoup d’autres choses : du baptême, des icônes, de la commémoration des morts, surtout de ce Dieu punisseur et rédempteur à quelque homme, d’esprit sain, qui n’a jamais rien entendu de pareil, vous verrez les yeux qu’il ouvrira en vous écoutant, s’il ne prend la fuite de peur que vous ne le battiez dans un accès de rage, ou s’il ne vous attache comme un fou dangereux.

C’est parce que ce poison nous a été inoculé dès l’enfance que nous le supportons sans en sentir les effets. Et le plus terrible est que précisément ce poison redoutable déposé en nous goutte à goutte, nous fait considérer comme inutile et inefficace le véritable enseignement du Christ, qui répond si bien aux aspirations les plus élevées des hommes de notre temps.

Dix-neuf cents ans se sont écoulés depuis la venue du Christ, mais sa doctrine, dans toute sa pureté, répond encore aujourd’hui au besoin que nous avons d’établir un rapport de nous à Dieu, non pas de nous au Dieu d’Israël, orthodoxe, catholique ou protestant, mais de nous à ce Dieu par la volonté de qui existent l’univers infini et dans cet univers, la terre ; de même que je vis, moi sur cette terre à Poudoge, à New-York ou dans les déserts de l’Afrique, produit d’une évolution de la vie animale qui se poursuit depuis des milliers de siècles.

La principale différence entre le rapport particulier, exclusif qui est l’objet de toute religion — bouddhisme, brahmanisme, islamisme ou autre — et la véritable foi chrétienne consiste en ceci : toutes les religions, outre qu’elles sont incompatibles avec le savoir et le bon sens, ont pour caractère de se nier, de s’exclure mutuellement tandis que la foi du Christ est intelligible, accessible à chacun et que ni la négation ni le doute ne peuvent tenir contre elle. Cette foi n’est pas exclusive, elle s’harmonise et concorde avec ce qu’il y a de vrai et d’élevé dans toutes les religions.

Elle proclame que le principe universel est esprit, raison et amour. Ce principe, elle l’appelle Dieu ou Père. Elle l’appelle Père parce que chaque homme le reconnaît en lui-même. Tout d’abord l’homme croit vivre de la vie animale ; il pense que sa nature corporelle constitue son « moi ». Puis, à mesure que se développe sa raison, il s’aperçoit que sa nature corporelle n’est pas libre, que son corps souffre et sera détruit, tandis que sa conscience lui révèle confusément l’existence de quelque chose qui échappe à la servitude, à la souffrance et à la mort ; alors, l’homme entre en contradiction avec lui-même et en désespoir.

Or l’enseignement du Christ résout cette contradiction. Il dit à l’homme : il te semble que c’est l’animal qui vit en toi, mais ce n’est qu’une apparence pareille à celle dont on est dupe quand on croit que le soleil tourne autour de la terre ou quand, d’une barque en mouvement, on croit voir se déplacer le rivage. Ce qui vit dans l’homme, c’est seulement son principe spirituel, raisonnable et bon — c’est le Fils de Dieu. L’homme doit apprendre à considérer comme le fondement de son « moi » non plus sa nature corporelle, mais son être spirituel et à satisfaire les désirs de l’esprit et non ceux du corps. Voilà ce qu’il lui suffit de comprendre pour que disparaisse aussitôt la contradiction de sa vie, pour que, émancipé de toute servitude et de toute souffrance, il recouvre une entière liberté. La mort elle-même cesse de s’imposer à lui parce que l’esprit, qui est Dieu lui-même, ne peut être anéanti : il a toujours été, il est et sera éternellement.

Que l’homme identifie son « moi » avec son être spirituel — telle est l’essence de la doctrine du Christ. Quant aux détails de cette doctrine dont l’humanité doit poursuivre la réalisation commencée par le Christ, ils consistent à dévoiler, à détruire les artifices qui servent aux hommes assujettis par la force de l’habitude à la vie animale pour cacher à leurs semblables les funestes effets de cette vie et les retenir dans la voie de l’erreur. Dévoiler ces artifices, c’est à cela que nous devons employer notre vie, si nous voulons accomplir la volonté de Dieu.

Telle est, dans ses grands traits, la doctrine du Christ — cette doctrine qui établit le rapport de l’homme au monde. Elle n’est pas exclusive, mais générale, élevée, accessible à tous, loin d’être en contradiction avec les autres doctrines et avec la science contemporaine, elle les éclaire au contraire et les explique.

Et voici que nous n’en tiendrions aucun compte et que nous préférerions retourner à la conception de la vie — victimes, rédemptions, sacrements, Dieu personnel et méchant distributeur de punitions et de récompenses — que l’on pouvait avoir il y a 5000 ans. Pourquoi ? Dieu vous en garde, mon cher ami.

Ce que vous faites et que font beaucoup d’autres me semble pareil à ceci : un homme marche sur un automobile à vapeur, il ne sait pas le chemin ou simplement il est fatigué de marcher vite et il veut s’arrêter, et pour cela il met dans les roues de petits bâtons. Il pousse un bâton, les roues s’en emparent, cependant la machine va encore mais plus lentement ; il pousse un autre bâton par l’extrémité amincie, il semble que ce n’est pas grave et que la machine marchera encore, mais bientôt le bout épais s’engage dans les roues, et la machine est abîmée. On ne peut impunément laisser entrer dans sa foi quelque chose d’irraisonnable, quelque chose qui n’est pas justifié par la raison. La raison nous a été donnée d’en haut, pour nous guider, si nous l’étouffons ce ne sera pas impunément, et la perte de la raison est le plus terrible des malheurs.

Ainsi, je vous ai dit quelques mots sur ce que je pense, je vous ai parlé en ami. Je vous en prie, ne me répondez pas par points en discutant quelques-uns d’entre eux. Mais si vous n’êtes pas de mon avis, expliquez-moi comment vous accordez votre foi avec votre conception de la vie, et expliquez-moi brièvement et clairement votre conception du monde.

Adieu, je vous embrasse.
Léon Tolstoï.