De la nature/Notes du livre IV

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Traduction par divers traducteurs sous la direction de Charles Nisard.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètesFirmin Didot (p. 149-150).


LIVRE IV.


v. 73. Et volgo faciunt id lutea russaque vela. Les théâtres des Romains étaient tendus de rideaux, de tapisseries, de voiles, dont les uns servaient à orner la scène, d’autres à la spécifier, d’autres à la commodité des spectateurs. Ceux qui servaient d’ornement étaient les plus riches, et ceux qui spécifiaient la scène représentaient toujours quelque chose de la pièce qu’on jouait. Les voiles tenaient lieu de couverture, et l’on s’en servait pour la seule commodité des spectateurs, afin de les garantir des ardeurs du soleil. Catulus, le premier, imagina de revêtir tout l’espace du théâtre et de l’amphithéâtre de voiles étendus sur des cordages qui étaient attachés à des mats de navire, ou à des troncs d’arbres fichés dans les murs. Ces mêmes voiles devinrent dans la suite un objet de luxe. Lentulus Spinther en fit faire de lin d’une finesse jusqu’alors inconnue. Néron non-seulement les fit teindre en pourpre, mais y ajouta des étoiles d’or, au milieu desquelles il était peint monté sur un char ; le tout travaillé avec tant d’adresse et d’intelligence, qu’il paraissait comme un Phébus qui, modérant ses rayons, ne laissait se glisser qu’un demi-jour agréable.

v. 158. Perpetuo fluere ut noscas e corpore summo Texturas rerum tenuies. On aurait droit de demander à Lucrèce comment les émanations abondantes et continues n’épuisent pas promptement les corps ; mais Épicure répond qu’il se fait un échange continuel d’émanations réciproques, et qu’au moyen de ces compensations alternatives, l’épuisement se fait moins sentir ; il y a d’ailleurs un autre exemple plus favorable à ce système : ce sont les corps odorants, auxquels l’émanation de leurs parfums pendant des siècles ne fait point éprouver d’altération sensible.

v. 218. … Quæ feriant oculos, visumque lacessant. Il faut remarquer combien la théorie des anciens, sur la vision, était ingénieuse ; Lucrèce nous la développe avec beaucoup de clarté et d’élégance. Les détails minutieux sont relevés par les charmes d’une poésie pittoresque et gracieuse ; il est impossible de rassembler plus de difficultés, et de les vaincre plus heureusement.

Il est curieux de comparer le mécanisme que les anciens supposaient pour opérer l’action de la vue, au système supposé par les modernes. Les stoïciens pensaient que de l’intérieur de l’œil s’élancent à sa surface des rayons visuels, qui poussent l’air, le compriment et l’appliquent contre les objets extérieurs. De sorte que, dans leur système, il se fait une espèce de cône, dont le sommet est à la surface de l’œil, et la base posée sur l’objet aperçu. Or, disent-ils, de même qu’en tenant à la main un bâton, on est instruit, par l’espèce de résistance qu’on éprouve, de la nature du corps touché, s’il est dur ou mou, poli ou raboteux, si c’est de la boue ou du bois, de la pierre ou une étoffe ; de même la vue, au moyen de cet air ainsi comprimé, est instruite de toutes les qualités de l’objet qui sont relatives à la vue, s’il est blanc ou noir, beau ou difforme, etc.

Selon Aristote, la chose se passait tout différemment : c’était la couleur même des objets extérieurs qui excitait, et, pour employer ses propres termes, qui réduisait à l’acte la faculté d’être éclairé, qui appartient à l’air, perspicuum actu ; et à l’aide d’une propagation non interrompue dans l’air interposé entre l’objet et l’œil, l’organe était mis en vibration par son moyen, le sensorium intérieur étant ébranlé, d’où s’ensuivait la perception des objets. Ainsi, dans les principes de ce philosophe, l’air fait la fonction du bâton, comme chez les stoïciens ; mais c’est l’objet extérieur qui est la main, et l’œil qui est le corps touché. Chaque explication est donc ici l’inverse de l’autre. Dans la première, le mécanisme de la vision commence par l’œil, et se termine aux objets extérieurs, par le véhicule de l’air ; dans la seconde, il commence par les objets extérieurs, et se termine à l’œil, aussi par le véhicule de l’air.

Les pythagoriciens réunissaient dans leur explication ces deux mécanismes si opposés. Ils croyaient que les rayons visuels, élancés de l’œil, allaient frapper les objets extérieurs, et qu’ils étaient de là réfléchis vers l’organe. C’étaient des espèces de messagers députés par l’œil vers les objets extérieurs, et qui, à leur retour, faisaient leur rapport à l’organe.

Dans les principes d’Épicure, tout se passait par des simulacres, des images, des effigies substantielles, qui, en venant frapper l’œil, y excitaient la vision. C’était là que se bornait tout le mécanisme. Il n’était pas nécessaire que les simulacres traversassent les différentes humeurs des yeux, qu’ils ébranlassent la rétine, qu’ils affectassent le sensorium, puisque l’âme, selon la doctrine d’Épicure, était dans les yeux comme dans le sensorium.

Dicere porro oculos nullam rem cernere posse…

Les modernes expliquent ainsi le mécanisme de la vision. Ils conviennent tous qu’elle se fait par des rayons de lumière, réfléchis des différents points des objets reçus dans la prunelle, réfractés et réunis dans leur passage à travers les tuniques et les humeurs qui conduisent jusqu’à la rétine ; et qu’en frappant ainsi, ou en faisant une impression sur les points de cette membrane, l’impression se propage jusqu’au cerveau, par le moyen des filets correspondants du nerf optique.

v. 619. Principio, sucum sentimus in ore, cibum quom Mandundo exprimimus. L’explication que le poëte fait ici de la sensation du goût est exactement conforme à celle qu’en donnent les physiologistes modernes ; ils partent du même principe que Lucrèce ; mais ils ont poussé plus loin les détails anatomiques, et les procédés chimiques sur la décomposition des corps savoureux.

v. 673. Utraque enim sunt in mellis commixta sapore. Ce vers n’est que la répétition de ce que le poëte a dit ailleurs.

v. 712. Quin etiam gallum… Chez les Perses, les Guèbres, et depuis chez les chrétiens, le coq a toujours joué un rôle dans les fables sacrées : de là sans doute s’est transmise l’opinion populaire que l’aspect d’un coq fait fuir les lions. Pline a dit : « Galli.... terrori sunt etiam leonibus, ferarum generosissimis. » (Hist. Nat., lib. x, c. 21.)

v. 724. Quæ moreant animum res, accipe ; et unde, Quæ veniunt, veniant in mentem, percipe paucis. Le nouveau genre de simulacres adopté par Lucrèce, pour expliquer la génération des idées, ne présente rien de satisfaisant ; c’est la suite du système général des émanations d’Épicure. Toute cette théorie est bien faible : aussi est-ce surtout de ce côté que les détracteurs d’Épicure l’ont attaqué. Au surplus, cette matière fut toujours l’écueil de presque tous les raisonneurs ; les idées innées de Descartes, l’harmonie préétablie de Leibnitz, et les idées divines de Malebranche, ne prêtent pas moins au ridicule que les simulacres d’Épicure.

v. 781. Quæritur inprimis quare, quod quoique libido Venerit… Voici le raisonnement du poëte, dont la marche est un peu brusque et difficile à suivre. On lui demande comment il se peut que les simulacres destinés à la pensée viennent, aussitôt que nous le voulons, présenter à notre esprit les images des objets de toute espèce. Il répond qu’il y a une foule innombrable de ces simulacres ; que chaque instant est divisé en un grand nombre d’autres instants insensibles, auxquels correspond une infinité de simulacres de toute espèce, sans cesse attentifs à nos ordres, et que nous n’avons que la peine de les choisir : car enfin, ajoute-t-il, il n’est pas plus nécessaire que la nature forme exprès des simulacres, quand nous voulons penser, qu’il n’est nécessaire qu’elle leur ait appris les règles de la danse, quand nous les voyons en songe déployer leurs bras, mouvoir leurs membres avec souplesse, etc. Ces deux phénomènes sont la suite du même mécanisme, et s’expliquent par la multitude étonnante de simulacres qui se succèdent en nous sans interruption. Mais, objecte-t-on encore à Épicure, s’il y a un si grand nombre de simulacres, pourquoi n’avons-nous pas au même instant une foule innombrable d’idées de tous les genres ? C’est, répond Lucrèce, que ces simulacres ne sont aperçus que quand l’âme y fait attention, se contendit acute ; sans cela ils sont perdus pour elle. Il en est des yeux de l’âme comme de ceux du corps, qui ne voient que les objets vers lesquels ils se dirigent.

v. 1110. Membra voluptatis dum vi labefacta liquescunt. Lucrèce partageait les opinions des anciens sur la sécrétion du fluide séminal, et pensait, ainsi qu’Épicure et Démocrite, que toutes les parties du corps payaient un tribut dans l’acte de la génération, et contribuaient à la sécrétion de la liqueur fécondante. Cette opinion des anciens philosophes était également celle du vieillard de Cos, puisqu’il disait : Genituram secerni ab universo corpore et ex solidis mollibusque partibus ; et ex universo totius corporis humido, pronuntio.

« Cette idée, dit un physiologiste contemporain, cette idée sur la participation de tous les organes à la sécrétion du sperme, et sur l’existence de cette humeur toute formée dans le sang, est aujourd’hui abandonnée par les physiologistes modernes, quoiqu’elle semble d’abord la plus naturelle et être le résultat de l’observation des phénomènes divers qui précèdent et suivent l’acte de la reproduction. En effet, toutes les parties du corps participent à l’état convulsif et spasmodique des organes générateurs, et éprouvent, en même temps que ces derniers, des secousses plus ou moins violentes, et une sorte de frémissement voluptueux qui annonce l’instant de l’éjaculation. La nature semble concentrer alors toutes ses forces vers le même point, et avoir oublié toutes ses fonctions, pour ne s’occuper que de celles qu’elle doit remplir dans l’acte important de la fécondation.

« Après une sensation aussi vive, et cette espèce de convulsion générale, accompagnée de jouissances portées à leur comble, les forces vitales paraissent nous avoir abandonné. Un profond accablement, un sentiment de tristesse et de lassitude physique, suivi d’une douce mélancolie qui est loin d’être sans charme, semblent nous annoncer que toutes les parties de notre être se sont épuisées dans un si grand effort, et qu’une portion de nous-mêmes s’est échappée, pour aller vivifier un autre individu.

« Cette opinion de Lucrèce et des philosophes de l’antiquité, que le fluide séminal était sécrété en même temps par tous les membres, ne peut plus être admise aujourd’hui, qu’on a prouvé, par un grand nombre d’investigations anatomiques et d’expériences aussi concluantes que multipliées, que les humeurs sécrétées n’existaient pas toutes formées préalablement dans le sang, mais qu’elles se font dans les glandes pendant l’acte de la sécrétion.

« Descartes, et la secte nombreuse des médecins mécaniciens, considéraient les organes sécréteurs comme des espèces de cribles chargés de séparer du sang une humeur quelconque, qui n’était que les molécules constituantes du sang, diversement séparées. Les physiologistes vitalistes, parmi lesquels il faut ranger en première ligne Bordeu, Bichat, et la plupart des modernes, ont depuis longtemps fait justice de cette théorie toute mécanique, et ont surtout prouvé, d’une manière concluante, que la liqueur spermatique n’était pas toute formée dans le sang et sécrétée par les testicules, mais bien que ces organes étaient des instruments chargés de fabriquer le sperme, et de le sécréter ensuite. S’il en était autrement, les analyses chimiques et les examens les plus scrupuleux auraient démontré l’existence dans le sang de quelques atomes du fluide prolifique, et, d’une autre part, la sécrétion devrait être continuelle, et ne pas exiger, pour avoir lieu, l’influence d’un stimulus particulier, et la réunion de certaines conditions et des époques déterminées de la vie.

« C’est donc dans le parenchyme du testicule que le sperme est formé, et ensuite séparé de lui. Cette action toute moléculaire ne tombe pas sous le sens, et ne peut par conséquent être décrite ; elle reste inconnue dans son essence aussi bien que toute autre action de la nature ; et comme elle est exclusive aux êtres vivants, on doit se contenter de savoir qu’elle ne peut s’expliquer par aucune loi, mais que c’est sous l’influence d’un stimulus chimique, mécanique ou mental, que les organes génitaux entrent en action, et que lorsque l’irritation est portée à un certain degré, les testicules sécrètent la liqueur, qui, transmise par les canaux déférents dans les vésicules séminales, est dardée par jets plus ou moins rapides. »

v. 1123. Teriturque thalassina vestis. Thalassina vient du mot grec θάλασσα, mare. Le poëte parle d’une étoffe couleur de mer. C’est une de ces expressions qui n’ont de valeur que dans la langue où l’usage les a introduites.

v. 1155. Nec sua respiciunt miserei mala maxuma sæpe. Molière, qui avait essayé de traduire Lucrèce, a conservé de son travail une imitation de ce passage, qu’il a placée dans sa comédie du Misanthrope. V. la Notice sur Lucrèce.

v. 1156 Nigra μελίχροος est … Les mots grecs que Lucrèce a intercalés dans ce passage étaient en quelque sorte des expressions latinisées par l’usage chez les jeunes voluptueux ; elles avaient une valeur de convention qu’il nous est impossible d’apprécier exactement.