De la nature/Notice sur Lucrèce

La bibliothèque libre.
Traduction par divers traducteurs sous la direction de Charles Nisard.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètesFirmin Didot (p. Notice-iv).
◄  LUCRÈCE.
Livre Ier  ►



NOTICE


SUR LUCRÈCE.


Suivant Eusèbe, Lucrèce naquit la seconde année de la 71e olympiade[1] ; époque où la Grèce commençait à répandre ses lumières dans l’Italie ; où Cicéron, Atticus, Catulle et J. César apparurent presque ensemble ; où le génie ambitieux qui allait asservir Rome grandissait auprès du génie littéraire qui devait la consoler de sa liberté perdue. Lucrèce appartenait à cette antique famille dont le nom avait déjà été immortalisé par l’héroïsme d’une femme[2]. Les annales du temps citent avec honneur quelques autres membres de cette famille. « Q. Lucrétius Vespillo, dit Cicéron, est un habile jurisconsulte ; mais Q. Lucrétius Ofella brille surtout dans les harangues[3]. » César enfin parle du sénateur Vespillo.

Lucrèce seul, obéissant à une maxime fondamentale de son école, demeura, comme Mécène, simple chevalier. Il n’ajouta aux titres de sa famille que le surnom de Carus, que justifie son attachement pour Memmius[4] ; noble amitié comme toutes celles qui se formèrent entre les grands et les poëtes de Rome, à la gloire des uns et des autres, et dont Horace et Virgile offrirent plus tard de si touchants exemples. On suppose que Lucrèce accompagna Memmius en Bithynie, avec Catulle et le grammairien Nicétas ; mais on ignore s’il put faire le voyage d’Athènes, alors le complément nécessaire d’une éducation libérale. On croit pourtant qu’il étudia dans le berceau de la philosophie qu’il a chantée, sous Zénon, qui fut, après Épicure, la lumière et l’honneur de l’école.

Suivant une version qui paraît au moins téméraire, un philtre que lui donna une maîtresse jalouse, altérant cette grande et vigoureuse intelligence, l’aurait précipité, jeune encore, dans une folie mêlée d’intervalles lucides, durant lesquels il aurait fait son poëme. Ainsi quelques instants de calme, quelques éclairs de raison auraient suffi pour concevoir avec tant de force et exécuter avec tant de précision le plus difficile des sujets de poésie ; ainsi un homme, partagé entre ces singulières intermittences de fièvre et de génie, aurait pu développer des théories si ardues avec tant d’ordre, de proportion et d’enchaînement. Peut-être la manière dont mourut Lucrèce a-t-elle autorisé cette conjecture. Il est trop vrai qu’à 44 ans, à cet âge où l’esprit de l’homme a acquis toute sa vigueur, ce grand poëte se donna la mort. Les uns prétendent que ce fut dans un accès de délire, triste fin pour un sage ! les autres soutiennent que le chagrin de voir Memmius tombé en disgrâce le jeta dans cette extrémité ; mais un tel chagrin semble fort extraordinaire chez un philosophe si détaché des honneurs. Il est plus vraisemblable que, fatigué du spectacle des maux qui accablaient sa patrie, il voulut se reposer dans la mort, qui était, à ses yeux, un éternel et paisible sommeil.

On a observé que Lucrèce succomba le jour où Virgile prenait la robe. Quelques-uns, outrant cette coïncidence, veulent que le poëte des Géorgiques soit né au moment où expirait le chantre de la Nature ; et cette opinion dut répandre dans l’école de Pythagore la poétique idée que Virgile était l’âme de Lucrèce, appelée à produire sous un autre corps d’autres chefs-d’œuvre.

Eusèbe, qui nous montre Lucrèce atteint de folie, ajoute que son ouvrage fut revu et publié par Cicéron ; ce qui est encore moins vraisemblable. Comment croire en effet qu’un poëte qui s’est rendu à lui-même un si noble témoignage ait douté de ses forces au point de se soumettre à la censure même d’un homme supérieur ?

Au reste, Cicéron lui-même, qu’on ne peut guère accuser de réserve dans ses confidences à la postérité, n’eût pas manqué de se faire honneur de cette marque de déférence rendue à son goût, dans le passage de ses Lettres où, parlant du poëme de Lucrèce, il y reconnaît d’éblouissantes lumières et beaucoup d’art[5].

On sait quel enthousiasme Virgile, dans ses Géorgiques, montre pour cet heureux sage qui a dépouillé la nature de ses voiles, et la mort de ses terreurs :

Felix qui potuit rerum cognoscere causas,
Atque motus omnes et inexorabile fatum.
Subjecit pedibus, strepitumque Acherontis avari !

(Georg. II.)

Ovide le loue dans des vers spirituels :

Carmina sublimis tum sunt peritura Lucreti,
Exitio terras cum dabit una dies.

Stace vante aussi la sublime fureur du poëte :

Cedet musa rudis ferocis Enni,
Et docti furor arduus Lucreti.

Peut-être même ce vers est-il l’unique raison de la folie attribuée à Lucrèce ; des interprètes téméraires ayant pris pour l’emportement d’un véritable délire cette fougue d’inspiration, cette impétuosité de génie que le mot furor exprime.

Lucrèce n’a guère moins été admiré par les modernes.

Molière surtout aimait ce poëte, qui mêle souvent, comme lui, les railleries les plus fines à la morale la plus haute.

Il essaya, dit-on, de le traduire ; mais il ne reste de son travail qu’une vive et piquante imitation, introduite dans le Misanthrope[6]. Voltaire, cet esprit si juste, et cet admirateur si vrai de tous les grands esprits, a des transports pour Lucrèce ; et, dans une lettre de Memmius à Cicéron, il s’écrie, avec sa vivacité habituelle de langage : « Il y a là un admirable troisième chant, que je traduirai, ou je ne pourrai. » Malheureusement il n’a pu, ou n’a pas voulu.

Parmi les traductions en prose, d’ailleurs peu nombreuses, qui ont été faites de ce poëme, la plus remarquable (nous pourrions dire la seule remarquable) est celle de Lagrange. Mais ce travail, qui atteste une connaissance profonde des deux langues, a surtout pour objet de faire comprendre le fond de la doctrine épicurienne ; et, pour nous montrer le philosophe, quelquefois elle fait disparaître le poëte. Peut-être est-ce rendre un hommage plus complet à Lucrèce, que d’employer toutes les ressources de la traduction à faire ressortir le poëte : car c’est bien moins pour le fond que pour l’attrait des grandes beautés poétiques qui y sont répandues, que le poëme de la Nature des choses aura toujours des lecteurs. C’est ce qu’on a tâché de faire dans cette traduction.

  1. L’an de Rome 657, 94 avant J. C.
  2. Lucrèce, femme de Collatin, était fille de Sp. Lucrétius Tricipitinus, qui gouverna, comme interroi, jusqu’à la nomination des consuls.
  3. Brutus, § 178.
  4. C. Memmius Gémellus, à qui Lucrèce dédia son poëme, était de cette noble et antique famille que Virgile fait remonter jusqu’aux compagnons d’Énée :

    Mox Italus Mnestheus, genus a quo nomine Memmi.

    (Én., liv. V.)

    Il fut nommé tribun du peuple, gouverneur de Bithynie ; mais il aspira vainement au consulat, et accusé de brigue, il mourut en exil à Patras, bourg de l’Achaïe. Orateur habile, poëte élégant, il aimait et protégeait les arts. Cicéron lui accorde une profonde connaissance des lettres grecques, un esprit fin, du charme dans la parole, et ne lui reproche que son indolence, qui diminua, par le défaut d’exercice, les précieuses qualités de la nature. — « C. Memmius, Lucii filius, perfectus litteris, sed græcis : fastidiosus sane latinarum ; argutus orator, verbisque dulcis ; sed fugiens non modo dicendi, verum etiam cogitandi laborem, tantum sibi de facultate detraxit, quantum imminuit industriæ » (Cic, de Orat.)

  5. Lucretii poemata, ut scribis, ita sunt multis ingenii luminibus illustrata, multæ tamen et artis. (Cic., ep. ad. Quint.)
  6. Voici les deux morceaux rapprochés. Le morceau latin a tiré un prix particulier de l’idée qu’a eue Lucrèce d’y encadrer les expressions grecques ridiculement affectées par les jeunes voluptueux de son époque.

    La pâle est aux jasmins en blancheur comparable ;
    La noire à faire peur, une brune adorable ;
    La maigre a de la taille et de la liberté ;
    La grasse est, dans son port, pleine de majesté ;
    La malpropre sur soi, de peu d’attraits chargée,
    Est mise sous le nom de beauté négligée ;
    La géante parait une déesse aux yeux ;
    La naine, un abrégé des merveilles des cieux ;
    L’orgueilleuse a le cœur digne d’une couronne,
    La fourbe a de l’esprit, la sotte est toute bonne ;
    La trop grande parleuse est d’agréable humeur.
    Et la muette garde une honnête pudeur.
    C’est ainsi qu’un amant dont l’ardeur est extrême
    Aime jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime.

    Acte II, sc. 5

    Nigra μελίχροος est ; immunda ac fetida, ἄκοσμος;
    Cæsia, Παλλάδιον· nervosa et lignea, Δορκάς ;
    Parvola, pumilio, Χαρίτων μια, tota merum sal ;
    Magna atque immanis, ϰατάπληξις, plenaque honoris ;
    Balba, loqui non quit ? Τραυλίζει ; muta, pudens est ;
    At flagrans, odiosa, loquacula, Λαμπάδιον fit ;
    Ἰσχνὸν ἐρωμένιον tum fit, quom vivere non quit
    Præ macie ; ῥαδινὴ vero est jam mortua tussi ;
    At gemina et mammosa, Ceres est ipsa ab Iaccho ;
    Simula, Σιληνὴ ac Σατύρα est ; labiosa, φίλημα.

    liv. IV, v. 1156.