De la nature des choses (traduction Lefèvre)/Texte entier

La bibliothèque libre.
Traduction par André Lefèvre.
Société d’éditions littéraires (p. T-TdM).


LUCRÈCE
(TITUS LUCRETIUS CARUS)


DE LA
NATURE DES CHOSES
(DE RERUM NATURA)
TRADUCTION COMPLÈTE EN VERS FRANÇAIS
avec une préface et des sommaires


par
ANDRÉ LEFÈVRE
Auteur de Virgile et Kalidasa, de la Flûte de Pan, etc.
Professeur à l’École d’Anthropologie


Nouvelle édition, revue par l’auteur




PARIS
SOCIÉTÉ D ÉDITIONS LITTÉRAIRES
PLACE DE L’ÉCOLE DE MÉDECINE
4, RUE ANTOINE-DUBOIS, 4
___
1899


« Epicure me plaît et ses dogmes sont forts. »
Molière


Ce livre — jadis tiré à petit nombre et vite épuisé — a paru dans un temps (1876) où il existait encore quelques convictions — philosophiques — et même quelque enthousiasme littéraire.

L'allure fringante de l’introduction, l’apologie à outrance de certaines erreurs, simplement négligeables, semblent d’un autre âge.

Modérer l’une ? tempérer l’autre ?

A quoi bon ?

Mieux vaut laisser à l’œuvre son caractère, sa jeunesse, archaïque aujourd’hui.

Pendant dix années de luttes, de douleurs nationales, mais aussi d’espérances — hélas ! misérablement déçues, — le grand poète romain a été mon réconfort, mon ami.

Cette traduction est le fruit d’une intimité passionnée et reconnaissante. Il n’y sera rien changé.

Des Templa serena, des calmes retraites où l’âge va me confiner, je souhaite — mais sans illusion — à cette ombre fidèle de Titus Lucretius Carus bon retour au pays des vivants.

1876-1898


LUCRÈCE
(TITUS LUCRETIUS CARUS)
ET LE POËME
DE LA
NATURE DES CHOSES
(DE RERUM NATURA)


La renaissance de la philosophie expérimentale fait de Lucrèce un contemporain. Il semble que l’antique poète de la nature, longtemps retiré dans sa gloire solitaire, en dehors et au-dessus d’un monde livré aux fureurs du mysticisme, aux stériles querelles de la scolastique, aux froides rêveries de la métaphysique, redescende enfin parmi nous, pour s’associer au triomphe définitif de la science.

Et voyez, c’est à qui ne sera pas le dernier à saluer le retour du philosophe. Les traductions et les commentaires se succèdent. Hier, M. Sully-Prudhomme esquissait d’une plume facile, une interprétation en vers du premier livre, ajoutant à son essai une dissertation plus sincère que précise, sorte de déclaration de neutralité entre la métaphysique et la méthode expérimentale. Après lui, M. Ernest Lavigne nous offrait, en prose, une version très littéralement exacte, précédée d’un fort bon travail sur la Physique de Lucrèce. Entre deux, si nous ne nous trompons, Pongerville rééditait son Lucrèce académique, trait d’audace qu’on eût admiré sans doute, s’il ne s’était trouvé presque aussitôt dépassé. Croirait-on que l’Université, alma mater, s’est décidée à mettre entre les mains de ses tendres nourrissons des morceaux choisis du De Natura ? Peut-être pour les préparer aux cours de M. Martha et leur faire mieux goûter son intéressant volume, Le poëme de Lucrèce, hommage d’autant plus précieux qu’il émane d’un adversaire. Après la Sorbonne, la Revue des Deux Mondes, puis l’Académie française. Il a été donné aux quarante immortels de voir Lucrèce traité de haut par l’incompétence de M. Marmier, et corrigé, oui corrigé, avec une indulgence dont il ne se soucie guère, par le bon ton de M. Cuvillier-Fleury. Enfin la Revue de MM. Littré et Wyrouboff, la Philosophie positive, publie depuis deux ans, des fragments étendus d’une traduction complète, en vers, œuvre de dix années, celle-là même qui est aujourd’hui soumise au jugement des lettrés.

Ainsi donc, admis dans les collèges, reçu avec faveur à la Sorbonne, critiqué à l’Académie, Lucrèce est désormais un classique. Il est vrai qu’il n’a jamais cessé de l’être pour les amis de la grande poésie et pour les esprits émancipés. Mais tout ce mouvement qui se produit autour de son nom n’est-il pas un signe des temps ? De là, en tout cas, l’opportunité d’une étude où seront résumés quelques renseignements biographiques, trop peu nombreux, et les principaux traits d’une grande doctrine, dont Lucrèce a été, dans l’antiquité, le plus éloquent interprète.



I



Au commencement du dernier siècle de la République, Rome, maîtresse du monde, instruite par la conquête, affinée d’ailleurs par l’éducation grecque, avait rompu avec les grossières et naïves croyances de sa forte jeunesse. Ses propres dieux ne lui faisaient plus illusion : elle en avait vaincu, elle en avait domestiqué tant d’autres, dont les cultes bizarres allaient bientôt éveiller la curiosité blasée des femmes, des affranchis, du peuple arraché par l’empire aux affaires publiques ! Le polythéisme, comme les religions vouées à une mort prochaine, ne comportait plus que des pratiques sans foi. Mais, si les poètes pouvaient prendre avec Janus ou Jupiter d’étranges licences, les habitudes religieuses demeuraient encore intimement liées à l’existence publique et privée. Elles étaient officielles et domestiques. Les convenances, les intérêts, l’hypocrite gravité de ces augures qui ne se regardaient pas sans rire, devaient prohiber, comme complicité d’athéisme, tout commerce avoué avec l’audacieux dont la puissante ironie a relégué les dieux hors du monde et des choses humaines. Sur le livre et sur l’auteur planait une terreur superstitieuse. Aussi est-ce en vain que l’on demanderait aux contemporains de Lucrèce et à ses successeurs immédiats le moindre document certain sur sa personne et sa vie. Ils l’admirent, ils l’imitent, ils le désignent, sans le nommer. Pour fixer approximativement la date de sa naissance et celle de sa mort, il faut recourir à des compilateurs ou à des polémistes chrétiens, Eusèbe de Césarée, Jérôme, sources plus que suspectes, où l’on ne doit puiser qu’avec réserve.

Lucrèce, Titus Lucretius Carus, naquit à Rome vers 90 ou 95 avant notre ère, et mourut jeune encore, vers l’an 50 ou 51. Si l’on ajoute qu’il était d’une famille équestre, dont plusieurs membres ont été honorés de fonctions publiques, et qu’il vécut dans l’intimité d’une maison patricienne, les Memmius, on aura réuni en peu de lignes tout ce que l’histoire sait de lui.

Les biographes, à court, se sont naturellement, comme eût fait le Simonide de la Fontaine, rejetés sur ce Memmius Gemellus, auquel est dédié le De Natura, et dont la destinée n’a pas été étrangère à quelques-unes des plus belles inspirations du poëte. À la fois homme politique, orateur et lettré, Memmius débuta par une préture en Bithynie. Il partit pour la province en compagnie d’un poëte et d’un grammairien qui n’étaient pas les premiers venus, Catulle et Curtius Nicias. À son retour, il eut à triompher d’une accusation intentée par César, et parut avec éclat dans plusieurs procès, contre Gabinius, contre Rabirius Posthumus que défendait Cicéron lui-même, enfin contre le grand Lucullus, dont il voulait empêcher le triomphe. Son talent n’était point contesté. « Orateur ingénieux, à la parole séduisante, Memmius, dit Cicéron, (Brutus, 70) fuyait la peine, non seulement de parler, mais encore de penser ; consommé dans les lettres grecques, il était quelque peu dédaigneux des latines. » Ses mœurs étaient celles de son temps ; ses galanteries furent illustres ; s’il échoua contre la vertu de la fille de César, femme du vieux Pompée, il fut plus heureux, semble-t-il, en quelques aventures. Une, entre autres, se termina par un scandale public à la veille même d’une fête de la jeunesse, à laquelle il devait présider sans doute. « Cicéron, dit M. Martha, raconte le fait avec grâce : « Memmius a fait voir d’autres mystères à la femme de M. Lucullus. Le nouveau Ménélas, ayant mal pris les choses, a répudié son Hélène. L’ancien Pâris n’avait offensé que Ménélas, mais le Pâris du jour a tenu à blesser encore Agamemnon » (le vainqueur de Mithridate, frère du mari supplanté). La vie élégante et les intrigues amoureuses n’excluent pas l’ambition. Memmius brigua le consulat, mais avec tant d’ardeur qu’il fut convaincu de manœuvres et condamné à l’exil. Il alla tranquillement finir sa vie à Athènes, où il avait fait ses études, et dans les jardins même d’Épicure, dont la propriété lui fut contestée par le philosophe Patron, l’un des successeurs du maître.

Il est hors de doute que toutes ces vicissitudes d’une existence agitée, d’une carrière prématurément brisée, étaient présentes à la pensée de Lucrèce lorsqu’il opposait aux angoisses de l’ambition et de l’amour la sérénité de la philosophie, la paix de l’esprit et de la conscience. Maint passage fameux n’est pas un magnifique lieu commun ; on y sent cette grande éloquence qui part du cœur. C’est le moraliste qui parle, mais c’est aussi l’ami qui conseille et qui console.

Il faut aller plus loin encore, et reconnaître dans l’austère mélancolie du poëte l’écho d’un sentiment personnel, l’intense retentissement des souffrances, de luttes, partagées et ressenties aussi bien qu’observées. L’homme même se trahit ici et montre à nu ses plaies. Compagnon de Memmius, Lucrèce a peut-être rêvé les gloires de la vie publique, mais à coup sûr il a connu, il a éprouvé toutes les amertumes des passions vaines. S’il est revenu de l’amour, c’est qu’il y a plongé à corps perdu. S’il a implacablement sapé les autels de tous les dieux, les bases de toutes les religions, c’est qu’il s’y est réfugié en vain. S’il nie, c’est qu’il a cru. Voilà le secret de son génie. Ses ressentiments, ses douleurs et ses déceptions animent et transfigurent les déductions rigoureuses de l’école. Il a vécu son œuvre. Sa vénération pour Épicure, est l’enthousiasme du naufragé pour son sauveur.

Nous l’avons dit ailleurs, la plus haute poésie est celle qui exprime sous la forme la plus personnelle les conceptions les plus vastes et les plus puissantes. C’est pourquoi Lucrèce conserve, à travers les âges, une de ces immortelles couronnes qu’il a si noblement réclamées.


Il faudra, je le sais, disputer la victoire.
Mais, frappant ma poitrine, un grand espoir de gloire
De son thyrse magique a fait vibrer mon cœur.
Fort du suave amour des muses, sans terreur
J’entre en ces régions que nul pied n’a foulées,
Fier de boire vos eaux, sources inviolées,
Heureux de vous cueillir, fleurs vierges qu’à mon front,
Je le sens, je le veux, les muses suspendront ;
Fleurs dont nul avant moi n’a couronné sa tête,
Digne prix des labeurs du sage et du poëte
Qui, des religions brisant les derniers nœuds,
Sur tant de nuit épanche un jour si lumineux !
 

Sa mort prématurée, sur laquelle on ne sait rien, a exercé l’imagination inoffensive ou haineuse des critiques. On ne peut tenir compte de l’aimable tradition qui la place au jour et à l’heure même où Virgile fut revêtu de la robe virile. Elle a été attribuée avec une certaine vraisemblance soit à une maladie de langueur, soit aux effets délirants de philtres amoureux, soit encore, au chagrin causé par l’exil de Memmius. Selon Eusèbe et Jérôme, Lucrèce se serait tué. Quoi d’étonnant, en effet, si ce grand cœur, blessé par le mensonge des passions, terrassé par un mal physique ou moral, si ce grand esprit, sentant au milieu des guerres inexpiables crouler la République romaine et s’effondrer le monde antique, avait désespéré de la patrie, de l’homme et de la vie.

Puisque sa fin tragique supposée a servi de thème aux plus oiseuses déclamations, il n’est pas inutile de réfuter brièvement ces sophismes.

Le suicide a peu de chose à faire avec les doctrines. Celles qui l’ont favorisé, le stoïcisme par exemple, n’ont pas été les plus funestes à la nature humaine. Celles qui l’ont interdit, comme le christianisme, prêt à naître au moment où disparaissait Lucrèce, non seulement ne l’ont pas supprimé, mais, en rabaissant la terre et la vie, l’ont implicitement autorisé et légitimé. La philosophie enseignée par Lucrèce n’a jamais préconisé le suicide : Démocrite s’est tué, Épicure est mort plein de jours. Affaire de tempérament, contagion d’un certain milieu social, suggestions de la misère ou de la nécessité, il n’y a rien de plus dans le suicide.

La méthode scientifique ne permet sur la mort volontaire aucune opinion préconçue. Elle voit la mort telle qu’elle est, fait brutal aussi dépourvu de sens que la chute d’une pierre ou l’évolution d’un astre. Loin d’y pousser les hommes, elle concentre sur ce court et unique espace de la vie toutes les énergies de leur personne éphémère. Mais, tout en conseillant la lutte, c’est-à-dire le contraire de la résignation et du découragement, elle n’accuse pas à tout propos de lâcheté ceux qui ont cherché dans le néant le recours suprême et l’inaltérable paix. Parfois même il lui arrive d’honorer la force virile qui, du même coup, arrache aux fatalités conjurées leur arme et leur victime.

Lucrèce donc s’est tué s’il l’a voulu. Qu’importe ? Il vivra toujours. La véritable vie des grands hommes n’est-elle pas leur action sur la postérité ? Et leur véritable histoire, celle de leurs sentiments et de leurs pensées ?

M. Martha a tracé de main de maître un tableau des temps où Lucrèce a vécu, et des circonstances qui l’ont amené à chercher un refuge dans la philosophie.

« Sa vie est enfermée entre deux dates qu’il faut retenir, entre les commencements de Sylla et la mort du séditieux Clodius. Elle coïncide avec le temps le plus abominable de l’histoire romaine. Lucrèce a pu voir dans son enfance Marius chassant Sylla de Rome, Sylla chassant à son tour Marius ; un peu plus tard, un jour de vote, le combat sanglant sur le Forum et dans les rues, où dix mille hommes périrent ; puis, après la rentrée de Marius et de Cinna, ce vaste égorgement qui dura cinq jours et cinq nuits ; au retour de Sylla, la terrible bataille à la porte Colline, où l’armée des Italiens réclamant des droits civiques fut exterminée, où cinquante mille cadavres restèrent au pied des murailles. Le lendemain, il a pu entendre les cris de huit mille prisonniers massacrés près du Sénat, pendant que Sylla répondait tranquillement aux sénateurs épouvantés : « Ce n’est rien, quelques factieux que je fais châtier. » De douze à seize ans, selon les calculs, il a pu voir les proscriptions du dictateur qui durèrent six mois, les listes du jour s’ajoutant à celles de la veille, les sicaires courant dans les rues, l’immolation de quinze consulaires, de quatre-vingt-dix sénateurs, de deux mille six cents chevaliers… Après tant d’horreurs, il put voir encore la paisible et insolente abdication de Sylla, défi jeté aux hommes et aux dieux. Enfin vers trente-deux ans, il a partagé les angoisses de Rome pendant la conjuration de Catilina, et plus tard, en voyant la République livrée à Clodius pour préparer la dictature de César, qui passera bientôt le Rubicon. Et ce qu’il voyait n’était guère plus désolant que ce qu’on pouvait prévoir. Dans aucun temps, pareil spectacle ne s’est offert aux méditations d’un sage. Combien la doctrine d’Épicure devait paraître belle et salutaire en enseignant que l’ambition et la cupidité sont la cause de tous les malheurs ; combien vraie, en proclamant que les dieux ne s’occupent pas du monde ! »

Et nulle autre en effet ne pouvait mieux convenir à un esprit altéré de certitude et de paix. Des rêveries de Platon, la nouvelle Académie n’avait su extraire qu’un probabilisme énervant. Le système mixte d’Aristote n’avait abouti qu’au scepticisme paradoxal de Pyrrhon. Sans doute le Stoïcisme, au milieu d’exagérations qui prêtaient au ridicule, avait découvert et formulé le véritable caractère, le but de la vie : l’action indomptable. Mais seul, l’Épicurisme présentait un ensemble complet, une conception générale du monde et de l’humanité. Seul, il fondait la certitude sur l’expérience. Il est vrai qu’absorbé dans la contemplation de la vérité, il prêchait le dédain des choses périssables, le détachement, l’abstention, funestes principes que le christianisme devait pousser à leurs plus déplorables conséquences, au profit des tyrannies temporelles et spirituelles. Mais quoi ! sa morale, d’ailleurs austère et pure, car elle plaçait le souverain bien, la volupté, dans la pratique de la vertu, répondait précisément par ses mauvais côtés aux besoins d’une époque tumultueuse, aux désirs des âmes désorientées par la tempête. Elle arrachait l’esprit aux terreurs superstitieuses, à l’épouvantail des dieux insensés. C’est par là qu’elle a séduit Lucrèce. C’est par là qu’elle a mérité d’être appelée l’émancipatrice du genre humain.

Qu’importent aux générations modernes le but particulier, les erreurs sociologiques d’Épicure et de Lucrèce ? Les mœurs, les aspirations variables sont plus puissantes que les philosophies pour conduire la vie et régler les actions. Mais le mépris de la routine, l’horreur du préjugé, l’amour de la vérité pour elle-même, ont besoin de fortes initiatives et de grands exemples. Là est le bienfait de l’Épicurisme antique. Il a rendu le monde et l’homme à eux-mêmes, la nature à ses lois, l’esprit à la raison, c’est-à-dire à l’expérience. Aussi le nom de Lucrèce est-il mêlé à tous les progrès du genre humain ; il reparaît jeune et vivace à chaque époque critique, à chaque défaite des mysticismes et des théurgies. Les systèmes passent, même le sien, mais ses principes, son impulsion persistent. L’homme a véritablement travaillé dans le plan du sage, et le résultat de chaque science a toujours confirmé l’axiome fondamental : tout est matière et force, ou plutôt, substance en mouvement. Les dieux ont lutté pied à pied contre l’observation victorieuse ; mais ils n’ont jamais repris les positions qu’elle leur a enlevées ; et ils rentreront tour à tour dans le domaine illusoire où Démocrite, Épicure, et Lucrèce les avaient confinés d’avance.

La force de la doctrine et le génie de son interprète n’ont jamais été sérieusement contestés par les hommes qui cherchent à savoir et à penser par eux-mêmes. On peut dire que le naturalisme d’Épicure et la morale stoïcienne se sont partagé l’empire des esprits et le possèdent encore, mais en commun désormais. Déjà Cicéron, en discutant avec agrément, souvent à faux toutefois, les deux conceptions, en essayant de les battre l’une par l’autre, en les opposant comme inconciliables, ce en quoi il errait grandement, n’a fait qu’en constater la puissance. Lui-même, qui penchait pour le scepticisme moyen de l’Académie, il ne croyait pas plus aux dieux et au surnaturel que Lucrèce ou Caton ; bien plus, il pratiquait tour à tour la morale d’Atticus et celle du Portique. Quant à l’auteur du De Natura, un lettré comme lui ne pouvait que l’admirer : « Les poëmes de Lucrèce, écrivait-il à son frère Quintus, sont bien tels que tu les juges : le génie partout y éclate et l’art s’y cache » .

« Presque tous les poëtes venus depuis, dit M. Martha, déposent un hommage aux pieds de Lucrèce. S’ils n’osent prononcer son nom, ils lui apportent le tribut de leur reconnaissance discrète et presque clandestine… Ils veulent le suivre, ils ne peuvent, et déclarent ingénument leur impuissance. Faute de pouvoir l’imiter, ils s’inclinent devant lui » .

Le jeune auteur inconnu du petit poëme intitulé Ciris, se faisant « l’interprète de l’admiration contemporaine », s’écrie en ses rêves de gloire : « Ma muse… s’élance d’un essor hardi vers les astres du ciel, elle ose monter la colline où peu se hasardent… Oh ! si la sagesse m’admettait dans la haute demeure d’où l’on peut contempler au loin de par le monde les agitations humaines ! » Passage directement inspiré de Lucrèce. Et l’on peut en dire autant de ce tableau tracé par Virgile dans son Silène :


Car il disait comment, aux profondeurs du Vide,
L’eau, la terre et le souffle, et la flamme liquide,
Germes premiers unis en concours créateur,
Ont du mol univers condensé la rondeur ;
Comment, libre des mers en leurs plages encloses,
Le limon affermi prit les formes des choses ;
La stupeur des mortels devant l’astre des jours ;
Par la chute des eaux les nuages moins lourds ;
Les bois perçant la terre, et l’homme rare encore,
S’aventurant sans route aux cimes qu’il ignore.
 

« Le plus grand poëte de Rome ; déjà parvenu à la gloire, se montre devant Lucrèce aussi humble » que le débutant du Ciris. Qui ne connaît le divin passage des Géorgiques : « Puissent d’abord m’accueillir les muses, mes plus chères délices, elles que je sers, pénétré d’un immense amour ! Qu’elles m’enseignent la marche des astres et les routes des cieux !… Ah ! si je ne puis aborder ces mystères de la nature, si la froideur de mon sang enchaîne mon génie, au moins me plairai-je aux campagnes, aux eaux qui fuient dans les vallées. Fleuves, forêts, je vous aimerai sans gloire ! Heureux qui put connaître les causes ! qui sous ses pieds jeta les terreurs et l’inexorable destin, et le vain bruit de l’Achéron avare ! »

Les souvenirs de Lucrèce abondent chez Horace : « Que le juif Apella le croie ; non : je sais que les dieux coulent en paix leurs jours, » securum agere œvum, l’emprunt est textuel. « Je sais que si la nature opère quelque merveille, ce ne sont pas les dieux qui ont pris la peine de nous l’envoyer du haut de la voûte céleste » .

Ovide, en ses Métamorphoses, peint son Chaos de couleurs Lucrétiennes ; il se demande « si c’est Jupiter ou les vents qui tonnent ». Et dans les Fastes : « Heureux les génies qui, les premiers, connurent ces mystères, et qui tentèrent de s’élever en ces régions célestes ! »

Properce réserve à sa vieillesse l’étude de la nature ; il se promet de chercher si le serpent vengeur siffle sur la tête de Tisiphone, ou si l’enfer n’est qu’une fable imposée à la crédulité misérable, et s’il n’est plus de crainte au delà du bûcher. Et voici le faible Tibulle qui, une fois, interrompt sa plainte amoureuse, pour songer au grand problème : « Qu’un autre dise l’ouvrage merveilleux de ce vaste monde ! » Il est vrai qu’au moins dans le sens vulgaire et faux du nom, Tibulle était un épicurien pratique : « un porc du troupeau d’Épicure, », a dit Horace en riant.

Puis vient Sénèque le Tragique, qui, en vers admirables, bien que mal placés, porte au théâtre le résumé des idées de Lucrèce sur la mort. Stace dans une pièce des Silves, Claudien même dans son Enlèvement de Proserpine, introduisent des réminiscences du De natura. La conception d’Épicure, est devenue un lieu commun, une matière à amplifications.

Seule, l’aigre voix d’un pédagogue détonne dans ce chœur voilé d’admiration qui s’élève autour de Lucrèce. Quintilien, d’ordinaire plus sage, a le mauvais goût de comparer le grand poëte avec je ne sais quel versificateur du nom de Macer.

Nous aurions trop à faire de chercher dans Bacon, dans Montaigne, dans Gassendi, dans Bossuet même, et au siècle suivant dans Voltaire, Diderot, André Chénier, sans parler de l’Anti-Lucrèce du cardinal de Polignac, fort goûté de M. Patin, le souvenir, l’influence, l’imitation du De natura. De nos jours, on est bien forcé de reconnaître que la plupart des opinions de Lucrèce sur les corps, sur la constitution générale de l’univers, sur la vie et la mort, forment le fond même de la pensée, du sens commun. On se rejette sur la prétendue tristesse du système, comme si la tristesse était autre chose qu’un caractère individuel et subjectif. On a beau jeu contre les erreurs scientifiques d’un homme, ou plutôt d’un temps où la science n’existait pas ; nous les mentionnerons plus loin. Il est toutefois une contradiction prétendue très sincèrement alléguée contre le système, et qu’il importe de réduire ici à sa juste valeur.

Diogène de Laërte nous a conservé quelques paroles d’Épicure qui semblent impliquer un certain dédain pour la science. Aussitôt la critique s’en empare, c’est son droit, et s’étonne que l’auteur d’une doctrine fondée sur l’expérience scientifique fasse bon marché de son propre principe. Ainsi, au moment même où il va reconnaître que la théorie atomique, les vues sur la pluralité des mondes, sur la succession des êtres vivants, sur la concurrence vitale et les diverses phases de la vie humaine, ont été confirmées par les découvertes modernes, M. Martha se hâte de déclarer que la science de Lucrèce est incomplète, surannée, inférieure à celle de Platon ; bien plus, que l’école d’Épicure méprisait la science, et n’aurait adopté en partie le système de Démocrite que pour ruiner la croyance aux dieux et à l’immortalité des âmes. Tout cela, parce qu’Épicure a dit : « Il nous suffit de savoir que cet ordre n’est point l’effet d’une redoutable providence, qu’il peut s’accomplir de bien des manières qui ne nous importent en rien, mais qu’aucune d’elles n’est à craindre ».

Où donc est la contradiction ? Chaque science particulière a pour but la découverte du vrai sur un point donné. La philosophie compare les résultats obtenus et en induit certains principes qui la guident dans la conception générale des choses. Quelques certitudes fondamentales, l’observation constante de certains faits même mal expliqués, comme par exemple la réalité inéluctable de la naissance et de la mort, lui suffisent pour affirmer et nier dans les questions principales. Elle est prête à enregistrer toutes les expériences ultérieures ; mais elle sait d’avance qu’elles se feront conformément au plan et à la méthode. Elles deviennent pour elle d’une importance secondaire, elles modifieront les détails sans ébranler l’ensemble. Tout est ainsi ; tout pourrait être autrement. Mais toute solution s’accordera nécessairement avec cette loi générale induite des phénomènes connus, à savoir : tous les phénomènes sont naturels ; ils procèdent de causes connues ou qui peuvent l’être, mais dont aucune n’impliquera jamais l’intervention d’une volonté rectrice.

Nous savons aujourd’hui, par exemple, que la terre tourne autour du soleil et sur elle-même, que la masse de toutes les planètes ensemble est fort inférieure à celle de l’astre central. Mais le contraire n’infirmerait aucunement la loi philosophique. C’est l’astronomie qui changerait sa loi. Le fait ne cesserait pas d’être naturel et enchaîné à d’autres faits également naturels.

Épicure et Lucrèce, qui ignoraient absolument l’astronomie, la chimie, l’anatomie et la physiologie scientifiques, peuvent donc et doivent même admettre à la fois les solutions les plus contraires de certains problèmes, non point « pourvu qu’elles se concilient avec leur morale » (qui, en effet, les intéresse particulièrement), mais parce que les unes et les autres ne peuvent que se ranger sous la loi générale légitimement induite de faits suffisamment connus. En reconnaissant son ignorance partielle, Lucrèce accepte d’avance toutes les informations de l’expérience scientifique. Il accueille des hypothèses et n’en préfère aucune ; mais il sait et il dit qu’aucune de ces causes, réelles ou supposées, ne démentira l’enchaînement naturel et fatal des choses. Quoi de plus franc et de plus sage ?

Nous avons noté succinctement les circonstances, le milieu historique et moral, qui ont formé la pensée de Lucrèce et guidé son inspiration. C’est maintenant dans son œuvre que nous allons étudier le philosophe et le poëte.



II


Le De rerum natura s’ouvre par une célèbre invocation à Vénus, que certains aveugles volontaires ont assez puérilement taxée d’inconséquence. Lucrèce a choisi pour muse une déesse à laquelle il ne croit pas plus qu’à Cybèle ou à Neptune. Il y a été déterminé par de puissantes raisons patriotiques et philosophiques.

Vénus était regardée par les Romains comme la mère et le symbole de leur race ; le culte associait sur les mêmes autels Rome et Vénus. N’était-il point délicat et de bon goût, en transplantant à Rome une doctrine étrangère, de dire aux lecteurs : « Le matérialisme désormais est romain ; il nous appartient d’autant mieux qu’il est représenté dans notre vieil Olympe par notre divinité nationale. Le souverain but d’Épicure, est le plaisir (on expliquera ce mot) : Vénus est la volupté. La réalité des choses est le développement de la substance féconde : Vénus est la fécondité. Épicure enseigne le calme des sens et de l’esprit : or une intelligente mythologie fait de Vénus la toute-puissante maîtresse du dieu de la guerre. Pourquoi ne pas nous emparer de ce symbolisme, leçon ingénieuse, condamnation implicite de nos discordes civiles ? » Lucrèce, en vérité, pouvait-il être mieux inspiré ? Du même coup il annonce la doctrine qu’il va exposer et la place sous la protection du sentiment national. C’est là une flatterie heureuse et qui ne compromet point la dignité de la science.

Après ce début, Lucrèce est fort à l’aise pour mettre les dieux à leur place, dans la sphère des fantaisies allégoriques. « Quant aux dieux, » nous dit-il dès le premier chant, et c’est bien lui qui parle, quoi qu’en pense la soupçonneuse érudition des philologues allemands (Bernays entre autres),


Quant aux dieux, hors du monde et des choses humaines,
La loi de leur nature isole leurs domaines
Dans la suprême paix de l’immortalité.
Tout péril est absent de leur félicité.
Satisfaits de leurs biens, ils n’en cherchent pas d’autres,
Et, libres de tous maux, ils ignorent les nôtres.
Ni vice ni vertu, ni pitié ni courroux
N’ont prise sur les dieux : ils sont trop loin de nous !
 

Il attribue à la terreur et à l’ignorance l’opinion que le monde est l’œuvre d’une volonté divine (I, 150-160) ; et il ajoute : « Dès que nous aurons vu que rien ne peut être créé de rien, nous concevrons mieux d’où peut procéder chaque chose et comment tout se produit sans le concours des dieux ; »


Au seuil de la doctrine est assis ce principe :
Rien n’est sorti de rien ; rien n’est l’œuvre des dieux.
 

Il y revient sans cesse (VI, 53) :


Seule, aux yeux des mortels, l’ignorance des causes
Transporte aux dieux le sceptre et l’empire des choses.

Et au livre II (167 et suiv.) : « Quelques ignorants croient que la nature de la matière n’est point capable, sans la direction des dieux, de conduire avec une régularité si sage, si conforme à la logique humaine, le cours changeant des saisons… ; ils supposent que tout est l’œuvre des dieux. Mais ils me semblent aussi loin que possible de la vraie méthode. Et d’abord, sans rechercher les principes des choses, est-ce que les imperfections de la Nature ne suffisent pas à écarter l’hypothèse d’une origine divine ?… Tu ne peux absolument croire (V. 157-187) qu’une partie quelconque de l’univers renferme les saintes demeures des dieux… Dire que les dieux ont voulu disposer la nature en vue de l’homme ; qu’il faut louer sans cesse cet ouvrage divin et le traiter d’éternel…, c’est de la folie pure. De quel usage pourrait être à ces immortels, à ces bienheureux, notre reconnaissance ; de quel prix assez grand pour qu’ils créassent quelque chose à cause de nous ?… Puis, quel mal y avait-il pour nous à ne pas exister ? Celui qui est né, quel qu’il soit, veut demeurer en vie tant que le plaisir l’y engage ; mais celui qui n’a point goûté à la coupe de la vie, celui qui n’est pas entré en compte, est-ce qu’il se plaint de n’avoir pas été créé ? Au reste, qui aurait pu donner aux dieux l’idée des choses et des hommes ? Comment auraient-ils su ce qu’ils voulaient faire et deviné la force des éléments premiers ou leur puissance de combinaison, si la nature elle-même n’eût été là pour leur montrer l’échantillon de son travail créateur ? »


Par l’éternel loisir du calme insoucieux
Où vous vivez, dieux saints ! Par vos âmes sereines !
Qui de vous aurait pu, prenant en mains les rênes,
Diriger l’infini, somme des univers,
Faire à la fois tourner les cieux et les éthers,
Et verser aux sillons le feu qui les féconde ?
Qui, présent à toute heure, en tout lieu, sur le monde
Abaissant le manteau ténébreux des vapeurs,
Viendrait troubler les airs de soudaines clameurs.
Souvent pour écraser son propre autel en poudre
On fuirait aux déserts pour essayer la foudre,
Arme qui porte à faux et dont les coups, passant
À côté du pervers, abattent l’innocent ?
 

L’attaque est bien dirigée. Lucrèce redouble (VI, 386-421).


Eh ! si c’est Jupiter qui tonne, si les dieux
Lancent à leur caprice au travers des nuées
Le feu, le tremblement, les sinistres huées,
D’où vient l’impunité du crime heureux ? Pourquoi
Aux flancs troués du monstre oublié par la loi
Ne font-ils pas vomir la flamme vengeresse,
Sévère enseignement à l’humaine paresse ?
Tandis qu’enveloppé dans ce lien de mort,
L’innocent, l’homme au cœur sans reproche, se tord,
Brusquement abattu par la foudre, et proteste
Contre l’aveuglement du tourbillon céleste !…
 

L’ampleur du style accuse encore le piquant de la raillerie. Lucrèce ne croit pas aux dieux, cela est facile à voir, même sans bonne volonté. Il les fait inactifs, c’est-à-dire inutiles ; inutiles, c’est-à-dire ridicules et vides de sens. Il aurait pu les nier, mais il a mieux aimer les traîner tout le long de son livre, augmenter leur inanité de tout le travail de la substance, et les faire figurer au triomphe de la Nature des Choses.

De temps en temps il montre en eux l’allégorie, l’invention humaine, et à ce titre il consent à employer leurs noms. C’est la conclusion d’un célèbre passage du livre II :


Commençons par la terre. Elle enferme en ses flancs
La source de ces eaux dont les tributs roulants
Renouvellent la mer immense ; elle recèle
La flamme qui du sol par cent bouches ruisselle,
Ces feux que des Etnas vomissent les fureurs ;
Elle possède enfin les semences des fleurs
Et des blondes moissons, les germes des feuillages
Mouvants, des fruits heureux et des frais pâturages,
De quoi sustenter l’homme et les bêtes des monts.
Ce n’est donc pas à tort que nous la proclamons
Mère auguste des dieux, des hommes et des êtres,
Et qu’elle est apparue, aux chantres grecs, nos maîtres,
Haut montée en un char traîné par deux lions…
 

Suit la peinture des fêtes de Cybèle et un essai d’explication symbolique de ses attributs ; et le poète a soin de faire observer que, si bien imaginés soient-ils, le culte et la déesse sont également répudiés par la saine raison. Ceci entendu, il ne veut pas contrarier ceux qui appellent la mer Neptune et les moissons Cérès, et qui préfèrent le mot Bacchus au terme propre, vin ou liqueur. De même il permet qu’on donne à l’orbe terrestre le titre de mère des dieux, « pourvu qu’on sache que cela n’est pas ».

Il est impossible d’affirmer plus fortement le néant de la divinité, de nier plus explicitement les entités métaphysiques. Lucrèce en connaît le danger ; et, de tous les bienfaits dont il remercie son maître Épicure, aucun ne revient plus volontiers sous sa plume que l’affranchissement de l’esprit humain. Pour lui, écarter de tout phénomène l’intervention divine, c’est dissiper les vaines terreurs, c’est briser le joug, non des superstitions seulement, comme l’insinuent de prudents commentateurs, mais bien de toute religion.

En vain, restreignant aux divinités de l’Olympe la portée des attaques du poëte, chercherait-on à sauver de ses coups soit une religion, soit la religion en général, soit encore les axiomes spiritualistes. La portée des arguments de Lucrèce n’est point limitée par le temps. La sentence par lui rendue contre les dieux de Rome et de la Grèce a été prononcée une fois pour toutes : elle s’étend à toutes les illusions passées, présentes et futures, de cette curiosité trop tôt découragée ou trop tôt satisfaite qu’on nomme le sentiment religieux, à toutes les abstractions personnifiées, de quelque âge et de quelque ordre qu’elles soient.

On a tenté de prendre Lucrèce en flagrant délit d’inconséquence, et de montrer qu’il obéit lui-même aux tendances qu’il réprouve : « Si son ironie, a-t-on dit, relègue les dieux dans une stérilité qui les condamne, sa religiosité inconsciente ne fait que leur substituer une entité plus vague, la Nature des Choses, dont on connaît assez la prosopopée (Livre III). Appelez cette invisible souveraine Sagesse divine, Harmonie préétablie ou Providence, et vous avez dans Lucrèce un précurseur de Jésus, de Paul ou de Leibniz, à tout le moins de Spinoza » .

Est-il besoin de répondre qu’il y a dans Lucrèce une physique imparfaite, mais nulle ombre de métaphysique. Et comment pourrait-il y en avoir, puisqu’il n’admet rien en dehors de la substance, ni existence sans corps, ni intelligence sans vie, ni fonction sans organe. Quant, à l’activité impersonnelle qu’il attribue souvent à la nature, c’est affaire de métaphore, pure poésie, mais consciente. Il résume d’un mot (et tout mot est une abstraction, et toute abstraction est légitime quand elle ne dégénère pas en entité) la qualité fondamentale des choses, le mouvement substantiel, que les modernes désignent par deux termes dont l’un sous-entend l’autre, Force et Matière.

La religion rend toute science inutile ou périlleuse : cela est ainsi, les dieux l’ont fait. Mais une fois qu’on a quitté ce banal refuge des esprits paresseux, le monde apparaît ce qu’il est, le champ de notre curiosité, le domaine de la science. L’observation devient légitime. Lucrèce observe donc, bien ou mal, suivant que les choses sont simples ou complexes, mais enfin il observe. De ce qu’il observe, il induit ; nous ne procédons pas autrement. L’atomistique d’Épicure, est une hypothèse, rectifiée en partie, mais qui domine plus que jamais la chimie moderne. La méthode qui l’y a conduit est celle de la science, l’unique voie de la vérité ; cette voie s’est allongée, voilà tout, mais n’oublions pas que, si notre siècle l’a accrue de plusieurs milliers de lieues, si désormais on y marche à la vapeur, elle n’allait pas, il y a deux cents ans, beaucoup plus loin qu’au temps de Lucrèce.

Le fait premier, le point de départ de la philosophie sérieuse, c’est l’évidence des corps, la certitude de la véracité de nos sens :


Rien, si ce n’est un corps, ne touche et n’est touché,


nous dit Lucrèce (I.305) ; et, comme il réduit ou compare toutes les sensations au tact (II, 434),


Le tact, par tous les dieux ! le tact, vrai sens du corps,


son aphorisme équivaut à ceci : tout ce qui tombe sous les sens est un corps ; et, l’intelligence n’étant que le trésor des sensations et n’existant pas sans les sens, il suit que toute substance est corporelle, est sensible. Il est d’ailleurs parfaitement puéril de mettre en doute l’existence des corps (I, 423) ; ce genre de pyrrhonisme est du domaine de la comédie ; et Molière, n’en déplaise à certains matérialistes mystiques, l’a pour toujours réduit en poussière, sur le dos de Marphurius. Le corps, l’objet des sens, la substance enfin se manifestent à nous en même temps que notre propre personne qu’ils limitent, et leur réalité est inséparable de la nôtre. C’est la base de la certitude. Autrement, où appuyer quoi que ce soit du témoignage de la raison, puisque la raison procède des sens.

L’existence des corps admise et démontrée, il est facile d’observer que rien n’a de réalité sans un corps, et il est inévitable de conclure que les corps ont seuls une existence propre. Tout le reste consiste en rapports, propriétés et résultats de ce qui est. Lucrèce fait très brièvement et très justement la part de « cette autre nature des choses » (I, 433). Le positivisme n’a pas inventé l’immanence, mot plus terrible que la chose. Lucrèce nomme immanent ou inhérent tout ce qui ne peut être isolé d’un corps sans cesser d’être. Et c’est précisément le cas des propriétés physiques et des accidents moraux. Voici le passage (I, 452-464) :


J’appelle qualité ce que nulle puissance
N’ôterait d’un objet sans en briser l’essence :
La chaleur dans le feu, le poids dans le rocher,
L’humidité dans l’eau, dans le corps le toucher,
Dans le Vide absolu la pleine inconsistance.
Tout ce dont la venue aussi bien que l’absence
Laisse subsister l’être en son intégrité,
Comme discorde et paix, servage et liberté,
Opulence et misère, à bon droit je l’appelle
Résultat, circonstance, affaire accidentelle.
Le temps, par soi, n’est pas ; c’est la fuite des ans ;
Ce qui fut ou sera lui donne seul un sens.
Le temps, qui l’a touché ? Peux-tu séparer l’heure
De la réalité qui marche ou qui demeure ?
 

Et ici le poëte, en d’admirables vers, nous force d’avouer que, s’il n’y avait eu ni corps, ni sol, ni cités, jamais un Paris ne se fût enflammé pour une Hélène, jamais le cheval de bois n’eût causé la ruine d’Ilion.


Il faut donc refuser aux faits, simples rapports,
Cette réalité qu’ont le Vide et les corps ;
Manifestations du mouvement écloses,
Ce sont des accidents de l’espace et des choses.
 

Il nous semble que cette distinction entre le monde des corps et celui des faits, absolument subordonné au premier, est une vue de génie et la lumière de la philosophie. Elle écarte un de ces écueils métaphysiques où ont sombré les Kant et les Hegel.

Maintenant, comment se comportent ces corps, qui ont seuls une réalité substantielle ? Ils se désagrègent, ils périssent, en tant que formes ; mais rien ne diminue dans l’univers (II, 66). La nature résout chaque chose en ses éléments, de sorte que rien de fondamental ne périt (I, 216). Les diverses combinaisons de ces éléments dont la substance est immuable résistent dans leur intégrité, jusqu’à ce qu’elles rencontrent une force supérieure à celle qui les maintient. Rien ne retourne au néant, la décomposition reverse dans le grand tout les éléments de chaque chose (I, 241-265).


Pour qu’une chose naisse, il faut qu’une autre meure.
La mort nourrit la vie, et l’univers demeure.
 

Ainsi enfin, la matière peut être éternelle et les corps périssables. Rien ne naissant de rien (I, 151, 206, 266), il faut que tout provienne d’éléments déterminés et se manifeste là où les conditions de son existence se trouvent réunies (I, 170). Mais quels sont ces éléments, dont plusieurs peuvent être communs à beaucoup de corps, comme les mêmes lettres à des mots différents (I, 137) ? Est-ce le feu seul, comme le veut Héraclite ; l’air, l’eau, la terre, comme d’autres l’ont supposé ? Sont-ce deux de ces prétendus éléments combinés ? Sont-ce les quatre ensemble ? Empédocle penchait vers ce dernier système (I, 636-717). Anaxagore admettait autant d’éléments qu’il voyait d’espèces de corps ; pour lui, le sang était homogène et composé d’une foule de gouttes de sang, les os d’une quantité de petits os, de même pour tout objet, inerte ou vivant. Lucrèce passe en revue les divers arguments et les rétorque avec une extrême précision. Ayant constaté que tout être qui change s’anéantit, et que tout composé d’éléments muables est sujet à la mort, il en conclut que l’univers, sous peine de renaître chaque jour du néant, ce qui n’est guère possible, doit reposer sur des corps immuables. Quelles sont, maintenant, les conditions nécessaires à l’existence des agrégats ? Lucrèce les ramène à une seule, le mouvement (II, 132) :


Les éléments premiers se meuvent par eux-mêmes.
Prima moventur enim per se primordia rerum.
 

« Tout est dans les alliances et les mouvements divers » (I, 820, 846).

Lucrèce revient sans cesse sur cette vérité, aussi évidente à ses yeux que l’existence d’éléments immuables. Les êtres diffèrent « selon les distances, les allures, les affinités, les poids, les chocs, l’ordre, les mouvements, les positions, les figures » des corps primordiaux (II, 94-130). Nul répit pour ces germes :


Lorsqu’à travers la nuit d’une chambre fermée
Le soleil glisse et lance une flèche enflammée,
Regarde, et tu verras, dans le champ du rayon,
D’innombrables points d’or, mêlés en tourbillon,

Former leurs rangs, les rompre, encor, toujours, sans trêve,
Et livrer un combat qui jamais ne s’achève.
Tu concevras alors quels infinis hasards
Bercent les éléments dans l’étendue épars.
 

Et ailleurs (I, 1020) : « Ce n’est certes pas par un dessein préconçu, par la réflexion d’un esprit sagace, que les éléments des choses se sont coordonnés ; ils ne sont point convenus par traité de leurs mouvements respectifs. Partout, à jamais, poussés par des chocs innombrables, s’essayant à tous les genres de mouvements et de combinaisons, ils arrivent enfin à ces agencements qui constituent l’ordonnance présente des choses. Il faut bien que la force de la matière soit infinie comme elle (V, 417-432).

On connaît la belle démonstration de l’infini dans l’espace (I, 957-982) :


Mais d’abord, quelle route, environnant le monde,
En marquerait le tour ? Pour être limité,
Il faudrait que le monde eût une extrémité ;
C’est au delà des corps qu’est situé leur terme ;
Or rien ne se conçoit que l’univers n’enferme,
Rien qui soit au delà de la totalité.
Le monde, évidemment, n’a point d’extrémité.
Il n’importe en quel lieu l’observateur se place ;
Un pas ou mille pas n’ôtent rien à l’espace ;
L’infini se dérobe et n’est pas entamé,
Mais prenons que l’espace est un cercle fermé.
Cours à l’extrême bord de sa rive dernière,
Et lance un trait : ou bien l’impulsion première
Va le porter au but où l’adressait ta main,
Ou quelque obstacle va lui barrer le chemin.
Choisis, car tu ne peux sortir de ce dilemme :
Dans les deux cas, où donc est la limite extrême ?
Que ta flèche rencontre un obstacle au début,
Ou bien qu’elle passe outre et vole jusqu’au but,

La fin que tu cherchais t’échappera de même.
Va, place où tu voudras le rivage suprême ;
Je t’y suis. Tire encor ; tu tireras en vain.
Toujours devant le trait reculera la fin ;
Et c’est une entreprise infinie, où la fuite
Sans cesse accroît le champ ouvert à la poursuite.
 

Il n’y a ni haut, ni bas, point de fond où se rassemblent et d’où partent les éléments : l’espace est sans bornes (II, 89-92) ; aussi n’est-il pas vraisemblable (II, 1051-1081), « quand de toutes parts s’étend l’infini, et que d’innombrables germes volent éternellement, poussés par des mouvements sans nombre, qu’il ne se soit formé qu’une terre et qu’un ciel, les nôtres, et que tant d’éléments ne produisent rien ailleurs.

« Bien des rencontres pareilles ont dû avoir lieu ; il y a, en d’autres régions, d’autres orbes terrestres, d’autres races humaines et animales. Ciel et terre et soleil, lune, mer et tout ce que nous voyons n’est point seul de son espèce ; il y en a d’innombrables » . C’est la pluralité des mondes. Admirable intuition, surtout de la part d’un homme qui, dans son astronomie enfantine, n’accordait aux astres que leur grandeur apparente !

Les éléments immuables, dont le concours produit toutes les formes périssables, sont nécessairement solides et indivisibles. C’est l’unité suprême, ultime, sans fraction. « Si la moitié de la moitié a encore sa moitié, et ainsi de suite, le petit sera aussi infini que le grand, et l’élément dernier égal à l’univers » (I, 611). D’ailleurs, ce morcellement indéfini entraînera une telle déperdition de force, que la nature se trouvera sans ressources contre l’anéantissement, et ne pourra réparer à temps les formes incessamment désagrégées. Bien que la raison ne répugne pas à la divisibilité infinie qu’admettait Anaxagore (I, 830-846), les plus récentes théories chimiques semblent devoir confirmer l’induction de Lucrèce.

Indivisibles, solides, les atomes sont innombrables, puisque l’univers, leur somme, est infini. Lucrèce veut encore qu’ils soient pourvus de diverses figures en nombre limité, et que le nombre des atomes de chaque type soit infini (II, 334, 341-600). On a fort ridicularisé les atomes ronds, crochus, anguleux, mixtes, et nous n’avons pas l’intention de les défendre. L’usage qu’en fait le poète n’en est pas moins très ingénieux ; c’est grâce à eux qu’il rend compte de la diversité des genres et des espèces. Ils remplacent pour lui nos corps simples, dont chacun est composé de molécules identiques entre elles, irréductibles l’une à l’autre. Si la physique et la chimie consentaient à parler un instant la langue de Lucrèce, elles pourraient, sans préjudice notable pour la science, reconnaître qu’une soixantaine de types ou de figures atomiques président aux diverses combinaisons de la substance.

Il y a ainsi dans Lucrèce un certain nombre d’hypothèses que l’observation scientifique n’a point justifiées, mais qui n’en gardent pas moins une valeur relative. Elles ont été rectifiées, non supprimées. Telle est, au fond, la fameuse théorie de la déclinaison des atomes (II, 216-293). Ce n’est en effet, sans démonstration suffisante, que la vibration ou l’ondulation, par laquelle nous expliquons aujourd’hui les combinaisons moléculaires, les phénomènes caloriques et lumineux. Telle encore l’analyse des sensations colorées, si conforme, à ce que nous ont enseigné de plus délicates expériences (II, 729-832).

De ce que l’atome est trop petit pour être perceptible. Lucrèce conclut que l’atome est dénué des propriétés qui frappent nos sens, aussi bien que de l’organisme qui les engendre. Corpuscule insensible et insensitif, l’atome produit le monde sensible et vivant par ses figures diverses et ses mouvements sans nombre. Les aspects des choses ne sont que des rapports entre nous et certains groupes de matière. De même que le son et que l’odeur, la couleur est un attribut des corps en mouvement, et surtout des corps éclairés. Loin d’exister par elle-même, elle n’est qu’un résultat de la lumière, laquelle n’est qu’un rapport déjà complexe.

Citons encore une de ces conceptions fausses qui, chez Lucrèce, tenaient la place d’hypothèses aujourd’hui, généralement adoptées. C’est une de celles que le poëte affectionne le plus ; et pour elle il combat avec persistance des maîtres tels qu’Héraclite, Empédocle et Anaxagore. Il faut avouer que, de son temps, son excellente argumentation le rendait sans réplique. Il s’agit de ce Vide absolu, infini comme la matière, dont Lucrèce remplit les interstices des choses, libre et pur milieu auquel les corps doivent leur élasticité, leurs densités diverses, carrière sans borne ouverte à l’activité universelle. Au premier abord, il semble que Lucrèce, moins heureux ici que dans son explication du temps, attribue à l’espace, c’est-à-dire au rapport abstrait des positions occupées par les corps, une existence propre et réelle. Et il est bien vrai qu’il ne s’est point gardé de cette erreur ; il croit à l’étendue en soi ; mais il y croit parce que les faits, tels qu’il a pu les observer, lui en démontrent la réalité. Tout ce que nous expliquons aujourd’hui par l’électricité et par la raréfaction de certains corps, il l’explique, lui, et avec beaucoup de vraisemblance, par les doses inégales de vide contenues dans la trame des êtres. Le plaisir qu’on éprouve à suivre ses ingénieuses déductions (I, 330-440) doublera si l’on veut bien oublier le terme impropre qu’il applique à l’un des plus grands desiderata de la science. Il est convenu aujourd’hui que le Vide n’existe pas : on sait que l’espace est aux corps ce que le temps est aux faits, un rapport, une abstraction de notre cerveau. Mais nous n’en sommes pas moins forcés d’admettre entre les choses et dans leur tissu, puisqu’aucune molécule n’en touche une autre, ce libre milieu supposé par Lucrèce. Où Lucrèce a vu le Vide, c’est-à-dire rien, nous plaçons quelque chose : mais ce quelque chose équivaut à ce rien. Bien plus, ce quelque chose est au-dessous, au delà de rien. Il est plus subtil que le vide le plus parfait obtenu par nos machines pneumatiques : il est impondérable. Au Vide lucrétien substituez par la pensée l’Éther de nos savants, et Lucrèce sera ici au courant de la science contemporaine.

Des atomes innombrables, indivisibles, insensitifs, déclinants ou vibrants, pourvus de divers types immuables et de mouvements infiniment variés, agents de la matière sans borne et sans fond ; autour des corps et dans les corps constitués par les combinaisons de ces atomes, un milieu impondérable, pénétrable en tous sens, espace absolument libre, le Vide ou l’Éther ; d’un côté, la substance en mouvement, de l’autre, sa carrière : tels sont les deux principes dont le concours éternel forme, maintient, défait et reconstruit les formes passagères de la somme universelle, sans commencement et sans fin ; tels sont les éléments d’une conception du monde, si large et si vraie dans son ensemble qu’elle enferme et domine encore toute la science et toute la philosophie.

Si, de la conception générale du grand tout, nous venons à ce que Lucrèce pensait de notre univers terrestre, nous retrouverons, mêlées à des erreurs singulières, les mêmes intuitions de génie qui, d’observations nécessairement incomplètes, s’élèvent jusqu’à la divination de la vérité.

Ce fut d’abord un concours d’éléments divers et de groupes dont les densités variées superposèrent la terre, l’eau, l’air, les astres, lambeaux ignés qui volent dans les régions supérieures (V, 433-509), emportés par le courant de l’air, régulier et alternatif comme celui de l’Océan.

Ce monde ainsi constitué par le simple jeu du mouvement atomique, Lucrèce le parcourt avec la témérité d’une ignorance presque totale, mais aussi avec la prudence de la sagesse qui attend tout de l’expérience.

Le soleil (V, 565) fait-il le tour du monde en passant sous la terre (V, 659), ou bien se reforme-t-il tous les jours à l’endroit où nous le voyons se lever (V, 702) ? Le poëte hésite. En cherchant comment un si petit corps peut éclairer et échauffer le monde, il devine presque la vibration du rayon à travers les couches atmosphériques (V, 592 ; II, 149). Il dit que la lune emprunte au moins une part de son éclat au soleil (V, 703) ; il accueille l’opinion qui fait de la lune une pelote (pila) lumineuse pour nous d’un seul côté (V, 711-720). Quant aux météores, ces grands faiseurs de dieux, s’il en explique imparfaitement la production, il sait du moins que ce sont des effets naturels de causes également naturelles. Il constate en vers magnifiques que le tonnerre tombe des nuées, lorsqu’elles courent en grand nombre et sont battues du vent (VI, 95-100) ; il sait aussi que l’éclair est la foudre même et qu’on le voit avant d’entendre le tonnerre, parce que la lumière voyage beaucoup plus vite que le son.


C’est des sombres amas de la nuée épaisse,
Non des flocons légers dans un ciel pur épars,
Que la foudre jaillit. Qui n’a de toutes parts
Vu les brumes presser leurs bataillons funèbres ?
Qui n’a cru bien souvent que toutes les ténèbres

Allaient, quittant les bords des fleuves des enfers,
Remplir les profondeurs des cavernes des airs ?
Si lugubre est la nuit, si morne est le visage
Que sur nous l’épouvante incline, quand l’orage,
Prêt à lancer la foudre, aiguise les éclairs !…

La lueur bondit, vole et tremble ; c’est le vent
Qui sème ainsi l’éclat de ce reflet mouvant.
Engouffré dans la nue, il la creuse, il s’y roule,
En voûte épaississant les masses qu’il refoule.
Sa rage, l’enflammant, le projette au dehors,
Ainsi le mouvement peut embraser les corps :
Tu vois le plomb rapide en tournoyant se fondre
Sous ce vent échauffé le nuage s’effondre,
Et les germes ignés s’échappent, furieux,
En jets éblouissants qui nous poignent les yeux.
Puis l’oreille est frappée et la voix de l’orage
Éclate ; mais le son est plus lent que l’image.
 

Les trombes, les pluies, les miasmes délétères, auxquels sont rapportées les grandes épidémies, telles que la fameuse peste d’Athènes (fin du VIe livre), les tremblements de terre, les volcans, les Avernes, ces marécages insalubres où la superstition plaçait l’entrée des enfers, sont tour à tour l’objet de peintures éclatantes et de réflexions ingénieuses.

Lucrèce est loin de soupçonner l’électricité et le magnétisme ; il connaît cependant les effets de la « pierre d’aimant » sur le fer (VI, 906-1080) et s’efforce d’en rendre compte par des affinités et des mouvements moléculaires, auxquels en somme, il faudra toujours revenir.

Un phénomène qui l’a frappé et qu’il comprend très exactement, c’est l’égalité constante du niveau des mers. Le volume des eaux marines ne s’accroît pas ; pourquoi ?


Tout d’abord le soleil boit l’onde ; nous voyons
Les tissus d’eau trempés séchés par ses rayons ;
Sa puissante chaleur au même instant visite
Les surfaces de mers sans nombre et sans limite.
Si peu qu’il en aspire en chaque région,
Sur un si vaste champ, l’évaporation
Totale se mesure à l’ampleur du volume.
Joins-y ce que le vent peut emporter d’écume
En balayant les flots. Dans une nuit souvent
Les chemins inondés sont séchés par le vent
Et la fange liquide en écorce figée.
Songe aussi que les eaux dont la nue est chargée,
Qu’elle disperse en pluie au gré des aquilons,
Elle les prend aux mers pour les rendre aux sillons.
Combien n’en faut-il pas pour arroser le monde !
Enfin, le sol poreux en lacunes abonde ;
Par le fond et les bords la terre étreint les mers ;
En épanchant ses eaux dans les gouffres amers,
Elle reçoit les leurs, les filtre, et, toutes neuves,
Les ramène en arrière à la source des fleuves,
D’où leur flot pur reprend les chemins qu’à leur cours
Leurs pieds, cristal fluide, ont creusés pour toujours.
 

Sur la forme de la terre. Lucrèce n’est pas explicite ; il emploie souvent le mot orbis, mais bien qu’il admette que le soleil puisse circuler sous elle, il n’imagine pas qu’elle soit sphérique. Aussi se refuse-t-il, en beaux vers, (I, 1051-1066), à reconnaître la possibilité des antipodes ; et il y est fondé, puisque les attractions mutuelles engendrées par la pesanteur sont lettre close pour l’astronomie de son temps. Il pénètre presque toujours les vérités générales, il ne peut atteindre aux vérités partielles. L’analyse ne vient qu’après la synthèse.

« Pour que la terre, dit-il (V, 535-550), se soutienne au milieu de son univers, il faut que son poids décroisse peu à peu ; il faut qu’elle ait, en dessous, une autre nature accommodée aux régions aériennes où elle est assise. Ainsi les membres de l’homme ne lui pèsent pas, tandis que le moindre poids étranger le gêne souvent. Tant il importe quelle chose est adjacente à telle autre ! ainsi la terre n’a pas été soudain apportée, jetée du dehors dans son atmosphère ; conçue dès l’origine avec tout son univers, elle en est partie intégrante, comme nos membres le sont de nous-mêmes. » Cet équilibre est contrarié par les tremblements de terre, sortes de frissons causés par des vents souterrains (VI, 592), et par les volcans, fièvres de ce vaste corps (VI ; 656). On dirait des maladies, tempérées par les eaux de la mer qui, bues par le soleil, retombent en nuages dans les fleuves et reprennent incessamment la voie une fois tracée à leur course liquide (VI, 636).

La terre (II, 346-666 ; V, 794) renferme ou reçoit dans son atmosphère tous les germes de ce qu’elle porte. Elle est la mère des êtres, la vraie Cybèle ; les animaux ne sont pas tombés du ciel. D’abord parurent les végétaux, comme le duvet d’une forte jeunesse (V, 785) ; puis vinrent les animaux qui s’en nourrissent, et les hommes. Lucrèce croit à la génération spontanée (V, 797). Les exemples qu’il cite témoignent d’une profonde ignorance en fait d’histoire naturelle ; mais sans que la force de ses raisons en soit ébranlée, en effet la génération spontanée, au moins initiale, est incluse dans la négation d’une volonté créatrice.

La terre a perdu sa fécondité première. Pourquoi non ? Elle est mortelle, comme tout autre agrégat d’atomes (II, 1139-1150, 1152-1165 ; V, 236-416, 824). Le temps n’est plus où partout des milieux favorables sollicitaient à naître les formes et les espèces vivantes, où la sève coulait des pores du sol comme le lait du sein d’une mère vigoureuse (V, 805, 835-875) ;


L’air tiède aux nouveau-nés servait de vêtements ;
Sur le lit onduleux de l’épaisse verdure,
La terre leur offrait la douce nourriture…
Certes la terre alors essaya d’enfanter
Des êtres singuliers, imparfaits ou complexes.
(Tel est cet androgyne, étrange nœud des sexes,
Qui n’est ni l’un ni l’autre et reste entre les deux),
Les uns, rampant sans pieds, d’autres, sans mains sans yeux :
Ceux-ci privés de bouche et ceux-là de visages ;
Ou de membres confus stériles assemblages,
Incapables d’agir et de se diriger,
De saisir une proie ou de fuir le danger :
Monstres que prodiguait la terre en sa jeunesse !
Mais en vain ; la nature en proscrivait l’espèce,
Que déformes sans nom durent s’éteindre, avant
De transmettre à des fils le principe vivant !
Celles qui jusqu’à nous se sont perpétuées
Le doivent aux vertus dont elles sont douées…
Quant aux déshérités, ceux qui n’étaient pas faits
Pour vivre indépendants, ou payer en bienfaits
Leur pâture assurée et la tutelle humaine,
Jusqu’à l’instant fatal de leur perte certaine
Ils gisaient, enchaînés par l’implacable sort,
Victimes de la force et butin de la mort.

Ne croit-on pas entendre Darwin et Haeckel ? N’est-ce pas là le Struggle for life, le combat pour la vie et la sélection naturelle ?

Ainsi la terre a produit tout ce qu’elle porte ; ainsi l’homme est apparu sur ce sol où il rentrera ; il s’est manifesté là où se trouvaient rassemblées et prêtes les conditions de sa vie particulière. Pourquoi ? Question oiseuse à laquelle croit répondre l’invention d’une volonté divine, comme si l’attribution d’un fait à un dieu avait plus de valeur que la constatation du fait lui-même. Le recours à un plan surnaturel n’est qu’un aveu déguisé d’ignorance, ignorance impardonnable puisqu’elle concerne une difficulté créée par l’enfantillage humain. Les enfants demandent pourquoi, mais non les hommes, auxquels la science apprend qu’il n’est pas de pourquoi dans l’existence des choses. Cette vérité les étonne d’abord, malgré son évidence : personnes vivantes, ils sont habitués à ne faire rien sans dessein ; mais il leur suffit de constater, pour écarter toute fausse analogie, que les éléments matériels ne sont ni des personnes, ni des volontés, et que la nature des choses porte en elle-même la loi, fatale et indifférente, de leurs combinaisons.

Lucrèce est, on le conçoit, nettement ennemi des causes finales. Il recommande à son élève d’éviter cette vicieuse erreur qui consiste à dire : « Les yeux ont été faits brillants et transparents, pour que nous puissions voir ; les jambes et les cuisses ont leurs têtes emmanchées dans des jointures flexibles, pour que nous puissions lever le pied et courir ; les bras ont été attachés solidement à l’épaule, et les mains, ces deux servantes, pendent à nos côtés, pour que nous puissions satisfaire aux nécessités de la vie ; et ainsi de suite. » Rien dans notre corps ne s’est produit en vue de l’usage que nous en faisons. C’est l’existence du membre qui en engendre l’emploi. Ni vue avant les yeux, ni parole avant la langue. Bien plutôt penserais-je que la langue a de beaucoup précédé le langage, et les oreilles l’ouïe, et tous nos membres enfin le service que nous en tirons. Non, leur usage n’a pas été la raison de leur origine ! etc. (IV, 821-855).

Le premier et nécessaire office des membres dont l’homme est pourvu, c’est de lui certifier l’existence des corps qui l’entourent, et, par suite, sa propre identité. Il ne s’attarde pas à l’oiseuse question de la certitude, il n’imite pas ces abstracteurs de quintessence qui se demandent gravement s’il y a quelque chose. Les sens ne peuvent être récusés. S’ils ne sont pas véridiques, la raison, qui tout entière vient d’eux, ne peut être que fausse (IV, 480-487) :


En somme, c’est des sens que la raison procède.
S’ils sont faux, elle est fausse, et croule sans remède.
 

Lucrèce ignore presque absolument l’anatomie ; il serait donc absurde de lui demander une exposition exacte des opérations sensorielles ; mais, assuré que les mauvaises ou bizarres explications de certains phénomènes ne fausseront point son jugement sur le caractère et le sens des faits, on peut se laisser aller au charme prodigieux d’une poésie où la richesse infinie du vocabulaire semble une progression de nuances harmonieuses disposées autour de l’idée.

Lucrèce peint en véritable gourmet les jouissances du goût ; mais ce matérialiste, tout abject qu’il puisse être, ne s’appesantit pas sur le moindre de nos sens, qui se confond presque avec le toucher. Il ne s’arrête pas davantage à l’odorat, dont il reconnaît seulement la portée plus étendue (IV, 677, etc.).

Tous les sens procèdent du tact, mais à des degrés divers ; plus ils s’en rapprochent et plus il y a en eux de certitude ; mais plus ils s’en éloignent, plus le rapport qui s’établit entre eux et leur objet est indirect, plus alors leur sphère est étendue, et plus ils gagnent en noblesse, en valeur intellectuelle. Telles sont l’ouïe et la vue, la vue surtout, à laquelle nous empruntons les noms de la plupart des actes du sensorium commune, de l’esprit. Lucrèce y applique toute son attention, sans en pouvoir découvrir le mécanisme ; mais combien il s’approche de la vérité !

La langue, dit-il, articule, et la disposition des lèvres et des dents façonne la parole, qui est chose corporelle et traverse l’air, se déformant plus ou moins selon les obstacles et les distances (IV, 555).

En précisant un peu cette donnée ingénieuse, nous arriverions aisément à la transmission d’un mouvement aérien par des vibrations d’ondes sonores. Aussi n’y a-t-il guère à reprendre dans l’explication de l’écho, ce jeu des collines et des rochers, qui se renvoient dans les vallons solitaires des lambeaux de phrases et des refrains perdus (IV, 584-593).

Rien de plus brillant que les vers consacrés à la vue (IV, 324-455). L’effet du soleil sur les yeux éblouis de taches colorées ; l’apparence, ronde à distance, des tours qui ne le sont pas ; cette ombre qui nous suit en imitant notre allure et que la lumière efface au fur et à mesure sans pouvoir le supprimer ; le navire en marche, immobile pour ceux qu’il emporte ; les astres, regardés comme fixes, bien qu’ils soient toujours en mouvement ; les colonnes des portiques, continuant de tourner aux yeux des enfants qui viennent de faire une pirouette ; les agencements de la perspective ; la rame rompue par le miroir de l’eau ; tous les phénomènes extérieurs de la vision semblent ainsi prodiguer, sans l’épuiser jamais, le trésor des expressions charmantes et saisissantes.

Nous savons que les images se forment sur notre rétine ; Lucrèce l’ignorait ; il les place en dehors, à peu près comme Platon faisait des idées. Il existe pour lui des simulacres, pareils à des pellicules impalpables détachées du contour extrême des objets, et qui, voltigeant çà et là, conservent l’apparence et l’empreinte des choses qui les ont émis. Ainsi les vapeurs, les fumées, les parfums s’exhalent des eaux, des flammes et des fleurs ; ainsi, du vélarium agité par la brise, tombe sur l’amphithéâtre un mobile reflet de pourpre, enveloppant la scène et la salle, vestales et sénateurs et statues des dieux (IV, 70-81). Ces simulacres, ces reflets, qui peut en nier la réalité ? La surface de l’eau ou du métal, un miroir, les arrête au passage (IV, 105). Allons, poëte, il n’y a plus qu’un mot à dire, mais tu ne le dis pas ! Faute d’avoir deviné que l’œil est un miroir conscient, Lucrèce rejette en dehors de nos sens, dans l’air, les opérations qui se font en nous.

Il n’y a pas, croit-il, que des images directes : il en est de médiates, fournies par des combinaisons spontanées, à peu près comme les figures variées des nuages (IV, 130-143) ; celles, par exemple, qui terrifient nos esprits, dans la veille ou dans le songe, ces fantômes, ces apparences de ceux qui ne sont plus. N’allez pas supposer, au moins, que ce soient des ombres échappées de l’Achéron, « ni qu’il subsiste de nous quelque chose après la mort, lorsque le corps et l’âme séparés se sont dissous en leurs éléments (IV, 37-45) ! Quand nous voyons des Centaures, des Scyllas, des Cerbères, c’est qu’il y a en suspension dans l’atmosphère des images de toute sorte, mêlées et confondues. Ce n’est certes pas la réalité vivante qui peut donner lieu à la vision d’un Centaure ; il n’y eut jamais d’animal ainsi fait ; seulement il arrive que les images d’un cheval et d’un cavalier se rencontrent et se superposent en une seule (IV, 736-746). »

Reportez dans le cerveau ces associations d’idées et d’images, et vous aurez une heureuse et vive peinture des procédés que la mémoire emploie pour créer et nourrir l’imagination. Les simulacres qui nous entourent à l’état de veille nous suivent dans le repos : nous les emportons avec nous : ils sont donc en nous. Comment les percevoir quand l’œil est fermé ? Ici Lucrèce serait embarrassé, s’il ne concevait l’âme comme une partie distincte du corps, au même titre que l’oreille et la bouche ; l’âme demeure éveillée, et c’est elle qui accueille et groupe, un peu au hasard il est vrai, les images dispersées dans l’air frais de la nuit. Laissant de côté ce qu’il y a de puéril dans ce corps endormi et cette âme vigilante, conception qui donne prise aux arguments du spiritualisme banal, notons au passage une idée ingénieuse : le mouvement imaginaire de ce que nous voyons durant le sommeil est produit par une succession d’images (comme dans un très joli jouet d’enfant) : « L’une disparaît, l’autre prend sa place, si vite que l’attitude seule semble avoir changé, non l’objet (IV, 775) » .

Les animaux aussi bien que l’homme jouissent de pareils simulacres ; il n’y a que des degrés dans le monde vivant.


Souvent le fier coursier, dans l’ombre étendu, rêve,
Sue, et souffle, et s’agite, et son flanc se soulève,
Comme si la barrière à son élan cédait,
Et comme si la palme au terme l’attendait.
Les chiens, en plein sommeil, jettent soudain la patte
De çà, de là ; leur voix en cris joyeux éclate ;
Ils plissent leurs naseaux et les ouvrent à l’air,
Comme si quelque piste avait frappé leur flair
Longtemps même, au réveil, leur ardeur les entraîne
Sur les traces d’un cerf aux abois, ombre vaine
Que l’aurore dissipe en rappelant leurs sens.
Et les chiens du logis, nos gardiens caressants,
Les vois-tu secouer la somnolence ailée
Dont leur paupière agile est à peine voilée,
Sur leurs pieds en sursauts dressés, comme à l’aspect
De quelque visiteur au visage suspect (IV, 981-998).

Chacun poursuit en songe ce qui le captivait éveillé ; l’amateur de théâtre revoit les danses et les pantomimes, le général les batailles, le chasseur le gibier rapide ; l’avocat rumine des textes de loi ; le criminel recommence son crime ; le voyageur altéré nage au milieu d’un fleuve qui ne peut apaiser sa soif ; l’amoureux croit presser l’objet qu’il aime. Et par une ironie mélancolique, rattachant l’amour au songe, le poëte met son lecteur en garde contre les pièges et les folies de la passion. Dans ces vers tour à tour enflammés et amers, douloureux et sereins, libres et austères, on sent plus qu’ailleurs le fond de l’âme, le désespoir de l’homme, sous la discrétion du sage.

Des raisons assez médiocres ont décidé Lucrèce à présenter l’esprit et l’âme comme des corps aussi réels que les autres agrégats de matière. Il n’admet pas avec Démocrite, Leibniz et Schopenhauer la coexistence indivise de l’âme et du corps dans chaque élément premier. Et en ceci il voit juste ; il n’est à aucun degré panthéiste. Mais on ne saisit guère ce qui répugnait dans la belle comparaison de la lyre, si vraisemblable quand on l’applique au cerveau pensant. Quoi qu’il en soit, il ne veut pas que l’âme soit une résultante, une harmonie, le nom de la concentration cérébrale des impressions sensorielles (III, 99-105). Mais que les spiritualistes ne se dérident point. En renouvelant quelques-uns de leurs arguments, par exemple l’intégrité et la santé de l’âme durant la souffrance ou après la perte d’un membre (où n’est pas son siège), Lucrèce remarque qu’il suffit pour la dissoudre d’un soupir exhalé (III, 221). En lui concédant une nature particulière, il la localise et la borne.

Notez que la substance dont il la compose est corporelle, périssable, analogue à celle de la vie, faite d’un peu de souffle, de chaleur, d’air et d’autres atomes innomés aussi impondérables que l’éther de nos physiciens (puisque son départ ne semble pas diminuer le poids du cadavre, III, 221). Cette âme qui est un attribut de tout être animé, naît, grandit, décline et meurt avec le corps ; ses atomes se dispersent comme les autres. En tout cas, l’homme, fait de corps et d’âme, cesse d’être quand le groupe qui constitue sa personne est désagrégé.

Écoutez, spiritualistes, ceci s’adresse à vous, et jamais vous n’avez répondu. Pour qu’on supposât l’âme immortelle, il faudrait, ou bien qu’elle se souvînt d’une existence antérieure, ou bien que, spécialement créée pour chaque vivant, elle fût insinuée toute faite, complète, immuable, et cela à quel moment, (III, 777) ? Lors de la conception, sous peine d’avorter ? Idée bouffonne. Après la naissance ? (Quatre-vingts jours pour les personnes du sexe, à ce que pensait un évêque). Au baptême ? À la première communion ? Dernier délai. Donnée plus tard, il est probable qu’elle serait peu docile à l’enseignement du catéchisme. Mais encore, pour que cette âme immortelle fût l’homme même, il faudrait qu’elle conservât après la mort les sens et la parole, sans lesquels il n’y a point d’homme ; au moins n’en connaît-on pas. Les stoïciens l’avaient compris. Ils se contentaient de mourir, renvoyant leur âme, démarquée et neutre, dans le trésor, le foyer ou l’océan des âmes. À quoi bon l’immortalité impersonnelle ? C’est le Nirvâna.

Pour Lucrèce donc, et ici nous ne faisons qu’effleurer ses divagations d’anatomie microscopique, l’âme est une partie du corps, comme la main et le pied (III, 96), matérielle bien qu’impondérable, (208-221), quintessence de vie répandue dans tout le corps (136-144), mais fixée principalement dans la poitrine, autour du cœur, naissant, croissant, vieillissant comme le reste de la structure humaine (418-446) : bref, mortelle.

Savoir que l’homme, corps et âme, est périssable, que la mort n’est rien, qu’il n’y a ni crainte ni espoir par delà le tombeau, c’est pour Lucrèce le commencement, le milieu et la fin de la sagesse, toute la philosophie ; c’est le remède efficace qu’il oppose aux ambitions démesurées, aux folles passions, enfin à ces superstitions fondées uniquement sur l’incertitude d’un grand peut-être. Loin de croire que la vue sereine de la réalité ouvre la barrière à tous les vices, il la considère comme la garantie de la vertu, de la dignité probe ; elle répand le calme dans l’homme tout entier et dissipe le trouble qui obscurcit la raison. Ces idées sont exposées, avec quelle suprême grandeur ! dans le début et la conclusion du livre III.

L’histoire de l’homme sur la terre est largement résumée dans le livre V. Le tableau, merveilleux de puissance, est tout moderne. Nous allons en décalquer les grandes lignes, en les réduisant aux proportions qu’il est inutile de dépasser ici. (V, 923-1456).


Lorsque l’homme apparut sur le sein de la terre,
Il était rude encor, rude comme sa mère.
De plus solides os soutenaient son grand corps,
Des muscles plus puissants en tendaient les ressorts.
Peu de chocs entamaient sa vigoureuse écorce ;
Le chaud, le froid, la faim, rien n’abattait sa force.
Des milliers de soleils l’ont vu, nu sous le ciel,
Errer à la façon des bêtes.
 

Les fleuves et les fontaines désaltéraient les hommes et les animaux. Feu, vêtements, huttes même, étaient choses inconnues. Ni société organisée, ni morale, ni lois ; le besoin et la force. L’union passagère des sexes était, ou apaisement brutal du désir, ou soumission à l’impérieuse violence du mâle, ou prix de quelque présent rustique, glands, arbouses, poires sauvages.

Servi par la force prodigieuse de ses mains et de ses pieds, l’homme, avec des traits de pierre, des os, ou de pesants bâtons, poursuivait et abattait les bêtes des forêts. Surpris par la nuit, il se couchait nu sur la terre, s’enveloppant d’herbes et de feuillages ; encore dormait-il d’un sommeil inquiet, exposé à céder sa couche à de terribles hôtes, les sangliers ou les lions. Parfois happé par son ennemi, vivant il se voyait descendre en un tombeau dévorant ; ses gémissements remplissaient les bois et les montagnes. Les blessés se traînaient, ne sachant ce que leur voulait la souffrance, jusqu’à ce que la vermine cruelle les eût privés de la vie.

Plus tard, on bâtit des cabanes, on prépara des peaux. Enfin, la découverte du feu hâta la civilisation. D’où nous vient ce bienfait ? De la foudre, ou des embrasements spontanés sous le choc des vents ? Quoi qu’il en soit, le feu défendit les hommes contre l’hiver, leur enseigna la cuisson des aliments, la fusion des métaux, la fabrication des armes et des outils. Les premiers engins de défense avaient été les mains, les ongles, les dents, les pierres, les bâtons. Puis vint l’or, l’argent ; puis le bronze ; le fer suivit. Alors commença l’empire de l’homme. Le cheval, le bœuf furent domptés ; les troupeaux subirent le joug et connurent les douceurs de l’étable. Les étoffes succédèrent aux fourrures. On fit des nattes de laine, puis des tissus.

La maison avait créé le champ, la propriété, les lois. Tout en exploitant les troupeaux, on plantait la terre. La femme avait son rôle ; la famille se groupait autour du foyer ; l’éducation des enfants assurait la durée des unions. La société succédait à la nature. L’homme, adouci par les caresses des siens, arraché à l’égoïsme stérile par les avantages réciproques de l’amitié, s’habitua à respecter les pactes, formels d’abord, puis tacites, qui le liaient pour la défense commune à ses voisins, à ses semblables. De là les fédérations particulières, l’hospitalité, puis les cités et les nations. Il y avait bien des violences, des crimes, des guerres ; il y en a encore, et nous savons assez, après deux mille ans, que la solidarité n’a point achevé son œuvre d’apaisement. La société est une seconde nature, collective, entée sur la première, toute d’égoïsme. Elle ne peut vivre qu’à la condition de ne pas étouffer l’autre, qui est son support ; est-ce que la greffe prospère, si on mutile le tronc qui lui fournit la sève ? Aussi, le progrès n’est-il qu’un compromis de plus en plus parfait, un accord de plus en plus intime, entre le fonds individuel et la greffe sociale ; il ne doit rien détruire de l’homme, de ses instincts, de ses passions, il doit tout améliorer et étendre par de lents perfectionnements. Là ont échoué les religions et les utopies absolues.

Mais cette organisation, même rudimentaire, de la famille, de la nation et de la morale, l’homme n’aurait pu l’accomplir sans la parole. Lucrèce le sait. Il pense que le langage s’est élevé progressivement du cri au discours. Il ne s’étonne pas que l’homme, doué des instruments de la parole, l’ait graduellement émise, articulée, fixée, régularisée. Est-ce que les animaux n’ont pas leurs dialectes divers, en rapport avec leur faculté de sentir, de penser, de raisonner ? Est-ce qu’ils n’en varient pas les accents et les sons ? Leurs langues sont pauvres, parce que leur gosier est rude, leur intelligence obtuse et leurs progrès insensibles. La sensation chez l’homme a été l’origine de la parole, et la parole à son tour a été l’instrument de la pensée persistante, de la mémoire assurée et de la logique.

Rien ne prouve mieux que les religions, les tâtonnements de la pensée humaine. L’étonnement et la curiosité de l’ignorance enfantèrent les dieux, d’abord dispersés dans l’univers entier partout où l’esprit se heurtait au mystère, puis groupés dans le ciel où sont les astres, refuge de la divinité qui recule et s’évanouit devant la science. Ô misérable espèce humaine, s’écrie le poète, quand tu as attribué tes passions, tes caprices et tes rancunes à ces fils de ton illusion, que de gémissements et de larmes tu nous préparais ! Est-ce qu’il y a de la pitié dans l’adoration d’une pierre voilée ou d’une statue, dans les prosternements et les sacrifices sanglants. La sagesse, c’est la sérénité croissante en face de l’univers.


Il est doux, quand les vents troublent au loin les ondes,
De contempler du bord sur les vagues profondes
Un naufrage imminent. Non que le cœur jaloux
Jouisse du malheur d’autrui ; mais il est doux
De voir ce que le sort nous épargne de peines.
Il est doux, en lieu sûr, de suivre dans les plaines
Les bataillons livrés aux chances des combats
Et les périls lointains qu’on ne partage pas.
Mais rien n’est aussi doux que d’établir sa vie
Sur les calmes hauteurs de la philosophie,
Dans l’impassible fort de la sérénité ;
De voir par cent chemins l’errante humanité
Chercher, courir, lutter de force et de génie,
Consumer en labeurs la veille et l’insomnie,
Monter de brigue en brigue aux échelons derniers,
Et s’asseoir au sommet des choses, sous nos pieds !
 

Il ne faut point dissimuler que la sérénité de Lucrèce est mêlée d’une dédaigneuse tristesse.


La source de la joie est la source des pleurs !
On ne sait quoi d’amer du milieu des délices
Monte, et serre le cœur : remords poignant des vices
Et du bel âge oisif au devoir dérobé…
 

C’est de l’amour qu’il parle ainsi. L’amour, dont il a souffert, et dont il connaît les douceurs, témoin des vers émus sur les joies de la famille, et un charmant passage sur l’habitude qui embellit mêmes les laides, l’amour n’est plus pour lui que la ruine de l’âme et du corps, la dissipation des héritages lentement acquis, la déperdition de toutes les noblesses viriles. L’ambition n’est qu’un leurre ; tour à tour enivré et terrassé par la fortune, l’homme ne vit que pour la mort.

Rien n’est plus contraire à la destinée humaine que cette morale austère où se complaisent encore aujourd’hui, au moins en paroles, quelques dilettantes honorables qui placent l’art au-dessus de l’action. Rien n’est plus étranger à la doctrine de Lucrèce, à son aspiration constante vers la science, vers la possession de la vérité. Ses modernes disciples sont une protestation vivante contre l’inertie et l’atticisme moral.

Mais quoi ! Ce grand cœur ne peut se faire aux lenteurs, aux hésitations du progrès. Il désespère des hommes, parce qu’il ne donne ni au passé ni à l’avenir toute leur étendue. Il vivait en des temps si bien faits pour déconcerter et décourager la sagesse qui ne s’appuie pas sur une science complète ! Il pousse à l’abstention, à la retraite ; pourquoi s’intéresser à ce qui va finir ? Le monde est mortel, et les temps sont accomplis. On reconnaît là cet affaissement morbide qui a tant contribué à la rapide propagation du christianisme, culte de l’extase passive, de l’énervante humilité. Lucrèce le matérialiste fut donc, en quelque sorte, mais par la faute de son époque, un des précurseurs de Jésus. Mais ce qu’il avait de chrétien a passé. Il nous lègue sa puissante raison et ses intuitions sublimes, pour en finir avec ce qui reste de chrétien dans le monde.

Ainsi, éternelle et infinie coexistence de la matière et de la force : le mouvement et le milieu proclamés pères des formes inorganiques et vivantes ; les rapports et les faits, accidents et résultats, soigneusement distingués des réalités substantielles ; la loi de sélection et l’évolution des êtres clairement exposées et affirmées sans ambages ; ainsi, dans le domaine intellectuel et moral, la valeur des sens établie : l’âme, sinon expliquée, du moins réduite aux conditions de toute substance organisée ; la terreur de la mort bannie ; l’immortalité, la providence, les dieux et toutes les superfétations des mysticismes et des métaphysiques écartés, dissipés, pulvérisés, et la terre livrée à l’activité humaine. Voilà les enseignements rassemblés en corps de doctrine par le matérialisme antique et presque tous encore acceptés en principe par la science moderne. On peut dire que Lucrèce a embrassé d’un coup d’œil juste tout le champ que nous fouillons en détail avec moins de chances d’erreurs partielles. Nous avançons, mais dans le même plan. Et c’est pourquoi Lucrèce est un des maîtres de la pensée ; c’est pourquoi nous rendons hommage, autant qu’il est en nous, à cette raison vigoureuse et à ce mâle génie, à cette clarté d’exposition qui ne refroidit jamais l’imagination grandiose et mélancolique de l’un des poëtes les plus complets dont puisse s’enorgueillir l’humanité.

Mais les passages que nous avons cités çà et là suffisent-ils à faire deviner la grandeur de cet artiste incomparable ? Signalerons-nous la majestueuse ordonnance du poëme : I, l’univers et les systèmes ; II, les atomes ; III, l’âme et la mort ; IV, les sens, les rêves et l’amour ; V, le monde et l’homme ; VI, les météores et les maladies ? Ou bien noterons-nous la noblesse et l’enthousiasme des cinq grandes expositions où Épicure est glorifié (I, II, III, V, VI) ? l’invocation à Vénus, la vision de la fin des mondes pleuvant en débris formidables ; le triomphe de Cybèle, la prosopopée de la Nature et la nécessité inéluctable de la mort ; les phénomènes de la vue et de l’ouïe, la peinture des songes et de l’amour ; le tableau du monde se débrouillant de lui-même, la naissance de l’homme et le développement des industries et des arts ; enfin l’origine du tonnerre et des trombes, les tremblements de terre et les volcans, les Avernes, la peste d’Athènes, tous autant de morceaux éclatants qu’on veut bien accepter pour classiques ?

Il faut lire et relire Lucrèce, pour comprendre et apprécier l’intime alliance de cette puissance critique et de cette poésie pleine de grâce et de force. Car Lucrèce n’est point aride. Et si ses premiers plans sont nus et minutieusement fouillés (surtout au livre II), les vastes perspectives qui encadrent ses tableaux y projettent une vie diffuse et magnifique. Il ressemble à la nature qui, autour des moissons et des pâturages, dispose les bouquets d’arbre, les forêts, les montagnes et quelque Vésuve à l’horizon, ou bien la mer, et suspend au-dessus, vélarium changeant du cirque où la science abat les cent têtes renaissantes de la sottise, le ciel doré des étés, la tendre grisaille des automnes, la grande toile bleue où les vents luttent contre les nuages et le jour contre les ténèbres. À travers ce paysage sans bornes, un large fleuve roule avec majesté ses eaux calmes où se reflètent la terre et les cieux : grand miroir vivant que la prose figerait en glace inerte, et dont le vers seul, en son rythme, exprime le mouvement insensible. Au lieu de faire tache sur le terrain solide et froid de la démonstration, les accès lyriques et les intermèdes charmants se fondent harmonieusement dans la mouvante peinture et apparaissent ce qu’ils sont en réalité, des accidents naturels que le fleuve lucrétien rencontre et transfigure en son cours.

Grande leçon aussi pour notre art mièvre que ce poème immense de plus de sept mille vers. Il est bon de mettre en présence, d’un côté, la mesquinerie contemporaine qui confine la poésie dans les menus sujets intimes et personnels, lui permettant à grand’peine quelques échappées vers l’histoire et le drame ; de l’autre, la largeur antique, ouvrant à l’inspiration, et toutes grandes, les portes de la science, de la morale, du grand art. Les lecteurs d’aujourd’hui ont le souffle court ; ils ne savent que butiner dans un recueil. Les anciens savaient concevoir, ils savaient lire et relire. C’est pourquoi leur poésie est solide, durable, majestueuse ; c’est pourquoi la nôtre est fugitive et morcelée. Les anciens louaient Solon et les gnomiques d’appliquer aux idées abstraites une forme précise et vivante. C’est qu’ils savaient que la poésie est une personnification, un anthropomorphisme des idées et des choses ; et nous, nous l’avons oublié. Lucrèce a bien fait, pour eux sinon pour nous, d’écrire en vers la doctrine de l’expérience et les hypothèses fondées sur le savoir du temps.

Comme philosophe, Lucrèce est notre contemporain. Comme poëte, souhaitons qu’il le redevienne ; il faut qu’il le soit.

Et maintenant, comment traduire ce poëte ?

Comment traduire les poëtes ? La question peut sembler épuisée, mais elle n’est pas résolue. Les uns, comme Voltaire, excluent la traduction en prose ; les autres, et parmi eux le plus récent interprète de Lucrèce, excluent la traduction en vers. M. Ernest Lavigne la qualifie « d’effort téméraire et illusoire » ; et il cite comme modèle du genre les Géorgiques de Delille. En vérité, il n’est pas difficile, et c’est ce qui le rend dédaigneux. Pour nous, notre réponse sera aussi nette que conciliante.

On doit traduire en prose ; on peut traduire en vers : c’est permis et c’est possible.

On doit traduire en prose pour ceux qui ont besoin du calque littéral, les étudiants et les professeurs. La traduction en prose est la traduction pratique. Mais n’y voyez pas un instrument parfait ; sa fidélité n’est pas toujours la justesse : elle transpose le ton et le fausse. Dans Lucrèce, elle alourdit le philosophe, elle assourdit le poète. Les invocations, les métaphores hardies, les descriptions superbes entraînent la prose à des tours de force, à des éclats de voix qui détonnent dans le langage pédestre.

On peut traduire Lucrèce en vers pour les délicats, pour ceux qui se soucient autant de sa couleur et de son génie que de sa pensée, pour ceux qui, sous sa doctrine, cherchent sa personne. Ce qui fait la grandeur de Lucrèce, ce n’est pas son sujet, quelle qu’en soit la sublimité, c’est lui-même, c’est l’expression dont il a revêtu ses idées : c’est cette puissance critique jointe à ce sentiment de mélancolique sérénité, à ces élans d’enthousiasme naïf.

Lucrèce n’est pas seulement un disciple d’Épicure, c’est un disciple passionné. Interprète consciencieux d’une doctrine qui fait le fond de la pensée moderne, il est aussi un cœur, un artiste éclatant, une personnalité ; s’il n’était qu’un philosophe, la prose pour lui serait suffisante ; mais il est à la fois, indissolublement, un philosophe et un poëte. Peut-être n’est-il pas inutile, en ce temps où l’on accuse sa méthode de dessécher l’âme et de tarir l’inspiration, peut être est-il opportun de faire toucher du doigt, surtout aux aveugles et aux sourds, l’accord intime, manifeste en Lucrèce, de deux facultés qu’on prétend inconciliables, l’observation et la poésie.

Ne croyez pas, d’ailleurs, que nous abandonnions le texte, et que nous fassions bon marché de l’exactitude. Nous n’avons pas de goût pour les belles infidèles : nous n’ajoutons rien et ne retranchons rien ; mais nous cherchons à tout rendre, l’image surtout et le mot décisif, la forme et la couleur, la marche et encore l’allure, nous proposant pour but idéal l’évocation du corps même et non le travestissement de la silhouette. Un ancien, un Romain parlant français, tel veut être le Lucrèce que nous présentons au public.

Et cependant, la comparaison la plus superficielle notera entre notre interprétation et les versions ordinaires des différences considérables et constantes. Tel trait, noyé dans le courant égal de la prose, prend dans les vers un relief inattendu, il est détaché en vedette ou reporté à la conclusion. Telle épithète semble avoir disparu ; au contraire, elle s’accuse plus fortement en verbe, en substantif, en proposition incidente. Parfois une interversion ajoute à la clarté. Certaines formules explétives, répétées à satiété, se condensent ou se diversifient. Sont-ce là des concessions et, pour parler net, des délayages, des chevilles, des faiblesses ? Dans notre intention, dans notre conviction, ce sont là des procédés légitimes, en tout cas voulus, pour faire sortir l’esprit de la lettre. Le mot à mot n’explique rien ; c’est une dissection. Quant à nous, nous opérons en pleine vie, quelquefois au jugé ; nous remettons la peau sur les os et les muscles, et sur la peau le duvet, la fleur de jeunesse immortelle. C’est là l’office même du poëte, la loi de toute poésie.

Les exigences de la rime et du mètre ne sont pas ce que pense M. Ernest Lavigne ; il n’est pas d’artiste exercé qui n’en triomphe comme il veut et quand il veut. Le tout est de ne pas se complaire à être vaincu. Le français n’est pas cet instrument rebelle dont se plaignent les traducteurs, même en prose. Il est souple et riche en mots ; il est tellement accentué que, chez lui, l’accent inflexible entraîne ce qui le précède et dévore ce qui le suit. Il comporte plus de sons variés que le latin, plus de voyelles, et aussi, grâce à l’e muet, plus de consonnes finales qu’aucune autre langue. Il rachète l’allongement des articles, des particules et des auxiliaires, par la contraction qui préside à la formation de ses vocables. Cela est si vrai, que certains alexandrins, dans leurs douze syllabes, renferment plus de vingt syllabes latines originaires. Il s’établit donc le plus souvent une compensation entre l’alexandrin et l’hexamètre, à ce point que, sans avoir volontairement omis un trait ou une nuance, nous n’avons dépassé que de très peu le nombre assez considérable des vers du De natura.

Cette concordance frapperait tous les yeux si nous avions pu joindre le texte latin à notre traduction. Au reste, les éditions de Lucrèce ne sont point rares, et nous nous en remettons au jugement des lettrés. Ce n’est pas un parallèle que nous imposons au public, c’est une comparaison bienveillante que nous lui demandons, sans la trop redouter, si le lecteur veut bien ne pas exiger l’impossible, c’est-à-dire l’égalité de la copie et du modèle.

1876.


N. B. — Voir à l’appendice les opinions de MM. Ernest Havet, Ch. Lenient, Sully Prudhomme, Des Essarts, Levallois, etc. sur les traductions en prose et en vers.


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LIVRE PREMIER

L’UNIVERS ET LES SYSTÈMES


SOMMAIRE


Invocation à Vénus et dédicace à Memmius, v. 1-70. — Éloge d’Épicure, v. 70-90. — Crimes conseillés par les religions, sacrifice d’Iphigénie. v. 90-115. — Dangers des fictions ; incertitude de la vie future. La science, unique sauvegarde contre les terreurs superstitieuses, v. 116-167. — Rien ne naît de rien ; nul élément premier ne périt, v. 167-282. — Les éléments premiers sont hors de la portée de nos sens, v. 283-342. — Il existe de la matière et du vide, v. 343-424. — Le reste est combinaison, qualité, accident du vide et de la substance, v. 425-484. — Les atomes sont insécables, immuables, éternels, v. 485-636. — Réfutation des philosophes qui attribuent l’origine des choses à un, deux ou quatre éléments : Héraclite (feu), Xénophanes (feu et eau), Parménide (feu et terre), Empédocle (air, eau, terre et feu), v. 637-836. — Réfutation de l’Homœomérie d’Anaxagore, v. 837-928. — Noble ambition du poëte, v. 929-959. — Démonstration de l’infinitude du monde, v. 960-1062. — Négation des antipodes, v. 1063-1118.






Mère de la Nature, aïeule des Romains,
Ô Vénus, volupté des dieux et des humains,
Tu peuples, sous la voûte où glissent les étoiles,
La terre aux fruits sans nombre et l’onde aux mille voiles ;
C’est par toi que tout vit ; c’est par toi que l’amour
Conçoit ce qui s’éveille à la splendeur du jour.
Tu parais, le vent tombe emportant les nuages,
La mer se fait riante ; à tes pieds les rivages
Offrent des lits de fleurs suaves ; et les cieux
Ruissellent inondés d’un calme radieux.
À peine du printemps la face épanouie
Par la brise amoureuse éclate réjouie,
Les oiseaux tout d’abord chantent, frappés au cœur,
Ta venue, ô déesse, et ton assaut vainqueur ;
Puis les troupeaux charmés dans les joyeuses plaines
Bondissent ; tant d’ivresse a coulé dans leurs veines !

Ils fendent les torrents ! L’univers est séduit ;
Le monde vivant court où ta loi le conduit.
Partout, au sein des mers, des fleuves, des montagnes,
20Sous les bois pleins d’oiseaux, dans les vertes campagnes,
À travers tous les cœurs secouant le désir,
Tu fécondes l’hymen par l’attrait du plaisir.

Toi qui présides seule à la nature entière,
Toi sans qui rien ne monte à la sainte lumière,
Puisque rien n’est aimable et charmant que par toi,
Sois mon guide en ces vers ; viens, et daigne avec moi
Pour notre Memmius dévoiler la Nature.
Tu l’aimes, je le sais ; ta faveur me l’assure ;
Envers lui tes bienfaits attestent ta bonté.
Donne donc à mes vers l’éternelle beauté !

Cependant, assoupis les fureurs de la guerre ;
Car toi seule aux mortels sur l’onde et sur la terre
Dispenses les douceurs du bienfaisant repos.
Oui, Mars, le dieu du glaive et des sanglants travaux,
Souvent se laisse aller dans tes bras ; la blessure
D’un éternel amour l’enchaîne à ta ceinture ;
Et, son col arrondi sur ton beau sein couché,
Tout béant de désir, l’œil au tien attaché,
Il repaît ses regards avides ; et son âme
40Qui monte, suspendue à tes lèvres, se pâme.
Que tes membres sacrés d’un long embrassement
Enveloppent, déesse, enivrent ton amant !
Que ta bouche, épanchant le baume des prières,
Nous obtienne la fin des luttes meurtrières.

Cette œuvre souffrirait de nos calamités.
Quel esprit serait calme en ces temps agités ?
Et Memmius, ce fils d’une race héroïque,
Manquerait-il sans honte à la chose publique ?

Or donc, cher Memmius, de tout soin étranger,
Si tu veux bien m’entendre, il te faut dégager,
Et d’une oreille libre accueillir la sagesse.
Ce trésor, dont mon zèle ordonna la richesse,
Pour une âme distraite aurait perdu son prix ;
Tu pourrais dédaigner faute d’avoir compris.
Car de l’ordre éternel j’exposerai les causes,
Et l’office des dieux et l’essence des choses,
Et comment la Nature accroît et nourrit tout,
D’où vient la vie, en quoi ce qui meurt se résout.
Tu devras retenir le sens de quelques termes,
La matière, les corps primordiaux, les germes,60
Que l’on nomme éléments premiers, parce qu’ils sont
De tous les autres corps le principe et le fond.

Quant aux dieux, hors du monde et des choses humaines,
La loi de leur nature isole leurs domaines
Dans la suprême paix de l’immortalité.
Tout péril est absent de leur félicité.
Satisfaits de leurs biens, ils n’en cherchent pas d’autres,
Et, libres de tous maux, ils ignorent les nôtres.
Ni vice, ni vertu, ni pitié, ni courroux
N’ont de prise sur eux ; ils sont trop loin de nous.

Longtemps dans la poussière, écrasée, asservie,

Sous la religion l’on vit ramper la vie ;
Horrible, secouant sa tête dans les cieux,
Planait sur les mortels l’épouvantail des dieux.
Un Grec, un homme vint, le premier dont l’audace
Ait regardé cette ombre et l’ait bravée en face ;
Le prestige des dieux, les foudres, le fracas
Des menaces d’en haut ne l’ébranlèrent pas.
L’obstacle exaspéra l’ardeur de son génie.
Fier de forcer l’accès de la sphère infinie,80
Des portes du mystère il perça l’épaisseur,
Et, dépassant de loin par un élan vainqueur
Les murailles de flamme et les voûtes d’étoiles,
Sa pensée embrassa l’immensité sans voiles.
De son hardi voyage il nous a rapporté
La mesure et la loi de la fécondité,
Et quel cercle émané de leur intime essence
Des êtres à jamais circonscrit la puissance.
Il pose sur l’erreur son pied victorieux ;
La religion croule et nous égale aux dieux !

Peut-être on te dira que tu cours à l’abîme,
Que la science impie est le chemin du crime.
Eh ! qui plus enfanta d’atroces actions,
Plus de hideux forfaits, que les religions ?
J’en atteste le sang qui coula dans l’Aulide,
Le sang d’Iphigénie, et Diane homicide ;
La vierge lâchement livrée, et les héros,
La fleur des Achéens, transformés en bourreaux !
Le funèbre bandeau sur ce front pur se noue ;
La laine en bouts égaux se répand sur la joue.100

Un père est là, debout, morne devant l’autel ;
Les prêtres, près de lui, cachent le fer mortel ;
La foule pleure, émue à l’aspect du supplice.
La victime a compris l’horrible sacrifice ;
Elle tombe à genoux, sans couleur et sans voix.
Ah ! que lui sert alors d’avoir au roi des rois
La première donné le nom sacré de père ?
Palpitante d’horreur on l’arrache de terre,
Et les bras des guerriers l’emportent à l’autel,
Non pour l’accompagner à l’hymen solennel,
Mais pour qu’aux égorgeurs par un père livrée,
Le jour même où l’attend l’union désirée,
Chaste par l’attentat de l’infâme poignard,
Elle assure aux vaisseaux l’heureux vent du départ !

Tant la religion put conseiller de crimes !

Autre sujet pour toi de craintes légitimes :
Les poètes toujours ont rêvé tant d’horreurs ;
De quels songes, moi-même, et de quelles terreurs
Ne vais-je pas troubler ta vie et ta pensée ?
En effet, par la muse et les dieux menacée,120
Contre ce double assaut la raison lutte en vain.
Encor si de nos maux l’espoir voyait la fin !
Mais nul terme ne s’offre aux souffrances humaines,
Dès que la mort y joint l’éternité des peines ;
Nul répit, nul refuge à l’esprit inquiet.
La nature de l’âme est pour l’homme un secret ;
Naît-elle avec le corps ? ou, dans notre substance,
S’est-elle insinuée après notre naissance ?

Périt-elle avec nous ? Échappe-t-elle aux vers ?
Les dieux l’engouffrent-ils dans la nuit des enfers ?
Leur loi, dit-on encor, la transmet d’être en être
Et dans les animaux la force de renaître.
Notre Ennius l’a cru, lui qui, de l’Hélicon
Sur nos bords transplantant l’arbre heureux d’Apollon,
Le premier des Latins s’en couronna la tête.
Mais n’a-t-il pas aussi, le glorieux poète,
Peint en vers éternels ce noir marais des morts,
Où les âmes n’ont pas plus d’accès que les corps ;
Où ne descend de nous qu’une apparence vide,
On ne sait quel fantôme étrangement livide ?140
C’est là qu’Homère, spectre aux lauriers toujours verts,
Apparut à ses yeux, versant des pleurs amers,
Et lui développa la nature des choses.

Donc, avant d’établir les forces et les causes
Par lesquelles tout naît sur la terre, et la loi
Qui là-haut fait marcher la lune et l’astre-roi,
Un problème profond tout d’abord nous réclame.
Sachons ce qu’est l’esprit et sachons ce qu’est l’âme,
Et comment, par la fièvre ou le sommeil trompé,
L’homme, plein de l’objet dont son œil fut frappé,
Tremble, et voit en personne et touche et croit entendre
Les morts, ceux dont la terre a dévoré la cendre.
Certe, il est malaisé d’exposer en ces vers
Les sublimes secrets par les Grecs découverts ;
Notre latin est pauvre ; et la langue rebelle,
Non moins qu’une science à mes lecteurs nouvelle,
Souvent m’imposera bien des termes nouveaux ;

Mais un espoir m’anime en ces rudes travaux ;
J’aurai pour aiguillon ta haute intelligence,
Et ta chère amitié sera ma récompense !160
C’est pour toi que les nuits sereines me verront,
Éclairant la doctrine et pénétrant à fond
Les replis ténébreux d’une recherche obscure,
Trouver l’image vraie et l’expression sûre.

Les ombres de l’esprit, les terreurs du sommeil
Bravent l’éclat du jour et les traits du soleil ;
Mais la Nature s’ouvre et la nuit se dissipe.

Au seuil de la science est assis ce principe :
Rien n’est sorti de rien. Rien n’est l’œuvre des dieux.

C’est à force de voir sur terre et dans les cieux
Des faits dont la raison cherche en vain l’origine,
Que nous plaçons en tout la volonté divine.

De là cette terreur qui nous accable. Eh bien !
Quand nous saurons que rien ne peut sortir de rien,
Nous verrons s’éclairer notre route, et les choses,
Sans miracle et sans dieux, nous révéler leurs causes.
Que tout vienne de rien ? tout peut venir de tout,
Et la loi de l’espèce en hasard se résout.
L’homme naîtra des eaux sans famille et sans père ;
Les oiseaux, les poissons, vont s’élancer de terre ; 180
Les bêtes, les troupeaux, tombant du haut des cieux,
De déserts en guérets errent insoucieux ;
Plus d’arbres assurés de fruits toujours semblables ;

Tout change à tout moment. Comment sans germes stables
Expliquer le lien des générations ?
Or, ces germes distincts, partout nous les voyons.

Aucune forme donc ne monte à la lumière
Sans un concours certain de force et de matière ;
Chaque atome renferme une énergie en soi,
Un pouvoir immanent et fixe. Et c’est pourquoi
Toute chose ne peut naître de toute chose.

Si le sol tour à tour donne au printemps la rose,
Le pampre au tiède automne, à l’été le froment,
C’est qu’à l’heure marquée un fécond mouvement
Groupe les éléments de la plante future.
L’embryon apparaît, et la mère Nature
Met au jour sans péril ses tendres nourrissons.

Si tout naissait de rien, que pourraient les saisons
Contre l’explosion soudaine des naissances ?
Il n’existerait plus ni germes ni substances 200
Dont la loi du milieu pût régler le concours ;
Le hasard du temps même annulerait le cours.
Tout grandirait d’un coup ; et la première enfance,
Atteindrait brusquement la pleine adolescence ;
Et l’arbre jaillirait de toute sa hauteur.
Mais c’est ce qui n’est pas ; tout croît avec lenteur,
Fidèle en sa croissance aux vertus de son germe :
Il est donc évident que chaque être renferme
Ses principes, son fond propre et substantiel.
Et puis, sans le retour certain des eaux du ciel,

La terre ne saurait féconder ses richesses.
Comment pourraient alors se fonder les espèces,
Si, faute d’aliments, les vivants étaient morts ?

Loin donc de refuser des éléments aux corps,
Avouons qu’il en est par milliers dans les êtres,
Souvent communs à tous ainsi qu’aux mots les lettres.
Mais si le sol jamais n’enfanta de géants
Qui puissent d’un seul pas franchir les océans,
Disperser de leurs mains les monts dans les nuages,
220Et vivre par delà les limites des âges,
C’est donc que chaque forme a ses germes distincts,
Qui règlent sa croissance et bornent ses destins.
Rien donc ne naît de rien, puisque rien ne commence,
Puisque rien ne s’accroît, sans force et sans semence.

Enfin, si nos travaux fécondent l’univers,
Si chaque jour les champs gagnent sur les déserts,
C’est que le sol contient les principes de vie
Que la charrue arrache à la terre asservie.
Autrement, à quoi bon ce labeur obstiné ?
Toute chose bien mieux, d’un effort spontané,
À la perfection atteindrait sans culture.

Établissons encor ceci, que la Nature
Rend à leurs éléments les corps qu’elle dissout.
Tout meurt, rien ne périt. Si la mort prenait tout,
La forme brusquement s’en irait tout entière,
Sans qu’un travail, minant les groupes de matière,
Eût préparé leurs nœuds au divorce mortel.

La forme est périssable et l’atome éternel.

Pour que la mort détruise et décompose l’être
Il faut qu’un coup le broie ou qu’un choc le pénètre.240
Et si le temps livrait à l’absolu néant
Les débris dispersés dans son gouffre béant,
Où prendrait-il de quoi renouveler le monde ?
De quoi perpétuer ce que Vénus féconde ;
De quoi repaître enfin par un constant retour
Les races que la terre appelle et rend au jour ?
Où le fleuve rapide et la libre fontaine
Puiseraient-ils de l’eau pour la mer toujours pleine ?
Et de quel feu pourraient les astres se nourrir ?
L’âge eût tout consumé si tout pouvait mourir.
Mais si, contemporain de l’immense durée,
L’univers de lui-même incessamment se crée,
C’est que ses éléments subsistent dans la mort.
Donc le néant n’est pas ; rien n’y rentre ou n’en sort.

La mort apparaîtrait simple et toujours la même,
Et son premier assaut serait le coup suprême,
Si, plus ou moins serrés, les tissus corporels
N’étaient les nœuds divers d’atomes éternels.
Mortelles sans remède en toutes leurs parties,
Les formes d’un seul choc seraient anéanties.260
Mais, de ses éléments variant les accords,
La matière demeure éternelle, et les corps
Durent, cohésions rebelles au divorce,
Jusqu’à ce que l’attaque ait dépassé leur force.
Ainsi, rien ne retourne au néant ; ainsi, tout

En ces germes premiers, éternels, se dissout.

Que deviennent les eaux, lorsque le ciel leur père
Les précipite au sein maternel de la terre ?
Ces eaux, mais c’est le blé qui verdoie et qui luit ;
C’est l’arbre qui s’élance et se charge de fruit ?
Ces eaux, nous en vivons ; les bêtes s’en nourrissent,
Et, joyeuses, d’enfants les villes se fleurissent,
Et d’oisillons chanteurs résonnent les forêts ;
Puis les grasses brebis dans les herbages frais
Couchent leurs corps lassés ; et le lait, source blanche,
Des mamelles qu’il gonfle en flots vivants s’épanche ;
L’ivresse du lait pur monte aux jeunes cerveaux,
Et, d’un pied chancelant, sur les gazons nouveaux
S’ébat l’essor mutin de la nouvelle race.
Ainsi le fond survit quand la forme s’efface ; 280
D’échanges mutuels s’alimentent les corps,
Et nous ne naissons pas sans le secours des morts.

Le néant, tu le vois, ne peut engendrer l’être ;
Il ne peut l’absorber. Mais tu doutes peut-être
De ces corps éternels que tu n’aperçois pas ?
Je vais donc te montrer et tu reconnaîtras
Que ces germes subtils, ces invincibles causes,
N’en existent pas moins dans le tissu des choses.

Tu ne vois pas le vent. Pourtant il bat les eaux ;
Il disperse la nue, engloutit les vaisseaux ;
Ses tourbillons volants couchent dans les campagnes
Les grands arbres rompus, couronne des montagnes

Et le frémissement des forêts et des mers
Répond par sa furie aux menaces des airs.
Les vents sont donc des corps, dont l’invisible masse,
De la terre et des mers balayant la surface,
De tourbillons soudains bouleverse les cieux ;
Des fluides pareils aux cours impétueux
Des fleuves, quand les eaux qui des cimes descendent,
Torrents soudain gonflés, dans les plaines répandent 300
Les ruines des bois, des arbres tout entiers ;
Quand les ponts les plus forts, vacillant sur leurs pieds,
Ne peuvent soutenir l’irruption des ondes ;
Lorsque le rude assaut des roches vagabondes
Emporte à grand fracas les digues, abîmant
Au loin ce qui résiste à son acharnement.
Ainsi courent les vents ; et leurs folles haleines,
Torrents aériens, s’abattent sur les plaines ;
Et leurs chocs redoublés rasent tout devant eux ;
Et, du fouet tournoyant d’un vertige orageux,
La trombe enlace, étreint et déchire sa proie.
Ce sont bien là des corps. Qu’importe qu’on les voie ?
L’aquilon dans sa marche est pareil au torrent :
L’un est un corps caché, l’autre un corps apparent.

Nous sentons les parfums, mais leurs corps nous échappent ;
Ce ne sont pas les yeux, c’est l’odorat qu’ils frappent.
Est-ce que nous voyons le froid ou la chaleur ?
Et la voix ? Elle n’a ni forme ni couleur.
Mais il faut bien qu’ils soient d’essence corporelle,
Puisqu’une impression à nos sens les révèle. 320

Rien, si ce n’est un corps, ne touche et n’est touché.

L’onde humecte le linge au rivage attaché.
Qu’on l’étende au soleil : l’eau s’est évaporée ;
Quel œil en a pu voir la sortie et l’entrée ?
Tant l’air a divisé les parcelles de l’eau !
Avec l’aide du temps le doigt use l’anneau,
Et la goutte finit par entamer la pierre ;
Le fer tranchant s’émousse au contact de la terre ;
Sous un effort caché le soc va décroissant.
La dalle du chemin cède au pied du passant.
Le dieu que l’on salue aux portes de la ville
Sur sa main voit grandir l’empreinte indélébile
D’innombrables baisers qui mordent son airain.
Le déchet est palpable, évident. Mais le grain
Ténu que chaque instant d’une forme détache,
L’envieuse Nature à nos regards le cache.
L’accroissement subtil et régulier des corps
De l’œil le plus perçant déroute les efforts.
Qui jamais surprendra l’atome qui délaisse
Les contours amoindris par la maigre vieillesse, 340
Ou bien ce qu’aux rochers pendants au bord des eaux
Enlève chaque jour le sel rongeur des flots !
La Nature agit donc par des corps invisibles.

Mais tout n’est pas formé que d’éléments sensibles,
Il existe du vide, et cette vérité
Va fixer ton esprit par le doute agité ;
Et, du monde à tes yeux éclairant la science,
Elle m’assure enfin ta pleine confiance.

Il existe du vide, un libre et pur milieu.
Et comment supposer un mouvement sans lieu ?
L’office de tout corps étant la résistance,
La substance tiendrait en échec la substance,
Si les corps ne cédaient à leur choc mutuel ;
Or, de la mer aux monts et de la terre au ciel,
Nous voyons en tous sens s’agiter la matière.
Le vide au mouvement peut seul donner carrière ;
Rien ne vivrait sans lui, car rien ne serait né
Dans l’univers stagnant par sa masse enchaîné.

Si compacte, d’ailleurs, que semble un corps solide,
Il faut bien qu’en sa trame il admette du vide. 360
Tu vois filtrer les eaux à travers le rocher,
L’humidité de l’antre en larmes s’épancher,
Dans les membres divers les aliments descendre,
Du tronc dans les rameaux la sève se répandre
Et de l’arbre croissant rejaillir en fruits mûrs.
Le son vole, perçant les enclos et les murs,
Et jusqu’aux os roidis entre le froid livide.
Par où passent ces corps ? Passeraient-ils sans vide ?
Sans cet espace ouvert tu t’expliquerais mal
Tant de poids inégaux sous un volume égal.
Car si le grain de plomb et le flocon de laine
Étaient pareillement faits de substance pleine,
Ils pèseraient autant. Tout corps doit tendre en bas ;
Et l’essence du vide est de ne peser pas.
Quand donc tu vois deux corps remplir le même espace,
Dans le moins lourd le vide occupe plus de place,
Le plus pesant est fait d’un tissu plus serré.

Le vide est donc un point acquis et démontré.
Il faut, pour en finir, qu’à tes yeux je dissipe
Une erreur qui pourrait t’obscurcir ce principe. 380
— L’onde cède, a-t-on dit, à l’effort du poisson ;
Le flot chassé reflue et comble le sillon
Que la gent écailleuse a creusé derrière elle.
Par une pression constante et mutuelle,
Les corps changent de place encor que tout soit plein. —
Mais ce n’est rien résoudre, et l’argument est vain ;
Car enfin, ce que l’eau cède au poisson qui passe
Et le poisson à l’eau qui s’enfuit, c’est l’espace ;
Sans lui leur double essor est d’avance arrêté ;
Sans lui, tout corps languit dans l’immobilité.
Oui, le vide est partout présent dans la substance ;
C’est le point de départ où l’action commence.

Quand deux plans adhérents sont brusquement disjoints,
Avant que l’air entre eux ait rempli tous les points,
Un vide se produit. Si largement qu’abonde
L’afflux accéléré de l’air, l’onde suit l’onde,
Gagnant un lieu d’abord, puis un autre, puis tout.
L’air n’a donc pas comblé tout l’espace d’un coup.
Devant l’écart des plans, dit-on, l’air se contracte,
Pour moi, je vois un vide où fut un corps compact. 400
Ce que je voyais vide est plein. L’air est subtil ;
Mais peut-il se réduire ainsi ? Mais le pût-il,
Pour qu’il rentre en lui-même à ce point et resserre
Ses flots épars, le vide encore est nécessaire.
Allons, il faut se rendre, et, sans plus de détours,
Confesser que le vide est partout et toujours.

Je pourrais alléguer mainte preuve nouvelle,
Si j’avais à forcer une foi plus rebelle.
Te voilà sur la trace, et ta sagacité
Sans effort marchera droit à la vérité,
Tels, une fois lancés sur une piste sûre,
Les chiens au flair subtil sous l’épaisse ramure
Surprennent les abris des bêtes des forêts ;
Ainsi, de proche en proche, en leurs gîtes secrets,
Toi-même au fond des nuits te glissant vers les causes,
Tu traîneras au jour le mystère des choses.
Que si tu faiblissais, si d’un pas seulement
Tu déviais, alors, j’en puis faire serment,
De ma lèvre en doux chants coulerait comme un fleuve
420La source inépuisable où mon esprit s’abreuve !
Et la vieillesse froide envahira mon corps,
Et de la vie en moi se rompront les ressorts,
Avant qu’ait de mon cœur passé dans tes oreilles
Ce trésor d’arguments amassé par mes veilles.

Reprenons. La nature a donc deux éléments :
Les corps, groupes doués de divers mouvements ;
Et le vide, le lieu des corps et leur carrière.
Le simple sens commun affirme la matière ;
Que si nous récusons le témoin et le fait,
Plus de fond, plus de cause où rattacher l’effet ;
La raison a perdu son principe et son guide.
D’autre part, sans milieu, sans espace, sans vide,
Où pourraient se tenir et se mouvoir les corps ?
De ces deux grands agents je t’ai dit les rapports
En vain concevrait-on une troisième essence,

Exempte de tout vide et de toute substance :
Rien n’existe sans forme ou sans dimension.
Si faible sur les sens que soit l’impression,
L’objet en est matière ; et tout espace où l’être
440Sans obstacle palpable impunément pénètre,
C’est le vide. Ainsi tout, ou bien doit se mouvoir,
Sinon par un effet de son propre pouvoir,
Au moins sous l’action de quelque autre matière,
Ou bien au mouvement doit servir de carrière.
Or, puisque l’action et les chocs mutuels
N’appartiennent jamais qu’aux corps substantiels,
Puisque l’espace ouvert ne peut être que vide,
Rien n’existe en dehors du vide et du solide,
Nulle réalité qui puisse en aucun temps
Donner prise à l’esprit ou tomber sous les sens.
Nous n’admettrons donc pas de troisième nature.

Tout ce qu’on rangerait dans cette classe obscure
Se relie aisément aux deux premiers états,
Soit comme qualités, soit comme résultats.

J’appelle qualité ce que nulle puissance
N’ôterait d’un objet sans en briser l’essence :
La chaleur dans le feu, le poids dans le rocher,
L’humidité dans l’eau, dans les corps le toucher,
Dans le vide absolu la pure inconsistance.
460Tout ce dont la venue aussi bien que l’absence
Laisse subsister l’être en son intégrité,
Comme discorde et paix, servage et liberté,
Opulence et misère, à bon droit je l’appelle

Résultat, circonstance, affaire accidentelle.
Le temps, par soi, n’est pas : c’est la fuite des ans ;
Ce qui fut ou sera lui donne seul un sens.
Le temps, qui l’a touché ? Peux-tu séparer l’heure
De la réalité qui marche ou qui demeure ?
Lorsqu’on nous conte Hélène oubliant son époux,
Les Troyens par la guerre abattus, croyons-nous
Qu’une existence propre anime encor ces choses ?
Non. L’âge irrévocable en a repris les causes,
Et les hommes sont morts avec ce qu’ils ont fait.
Des êtres et des lieux tout acte est un effet.
Est-ce que, sans matière, Hélène eût été belle ?
Sans espace, comment aurait pu l’étincelle
Dont l’amour embrasa le cœur du Phrygien
Jaillir en incendie au rivage troyen,
Et le cheval de bois répandre sur Pergame,
480Nocturne enfantement, la vengeance et la flamme ?
Il faut donc refuser aux faits, simples rapports,
Cette réalité qu’ont le vide et les corps ;
Manifestations du mouvement écloses,
Ce sont des accidents de l’espace et des choses.

Tout corps est germe simple ou groupe d’éléments.
Simple atome, il n’est pas de chocs si véhéments
Qu’ils puissent ébranler cette unité suprême.
Indivisible et plein, il demeure le même.

Tu doutes, n’est-ce pas ? de cette éternité.
Nulle part n’apparaît tant de solidité.
La foudre et les clameurs traversent les murailles ;

La mine fait des monts éclater les entrailles ;
Le fer dans le brasier blanchit ; le métal bout ;
La dureté de l’or mollit et se dissout ;
La glace de l’airain s’étale en nappe ardente ;
Lorsque s’emplit la coupe entre nos mains pendante,
Nous sentons à la fois et monter la liqueur
Et l’argent s’imprégner de froid ou de chaleur.
Où donc est dans les corps cette solide trame ?
500À défaut du regard la raison la proclame.
Écoute, et quelques vers te feront concevoir
L’éternité de corps que tu ne peux pas voir
Et la solidité des atomes, semence
De tout ce qui se meut dans la nature immense.

Puisque deux éléments absolument divers
De leur double principe ont formé l’univers,
Il faut que chacun d’eux, irréductible essence,
Existe en soi, par soi, de sa pleine puissance.
Nous savons que le vide est l’espace vacant ;
Il s’ensuit que tout corps de ce vide est absent ;
Et tout corps à son tour doit exclure le vide.
L’atome est en lui-même immuable et solide.
Le vide étant un point nécessaire, avéré,
Ne faut-il pas qu’il soit de matière entouré ?
Car comment les objets contiendraient-ils du vide,
S’ils ne le renfermaient dans un réseau solide ?
Qu’est-ce que ce contour, ce lien, ce tissu ?
Un groupe de substance. À présent, conçois-tu
Qu’aux corps désagrégés survive la matière
520Et que dans son atome elle demeure entière ?

Supprimes-tu le vide ? Alors le monde est plein.
Supprimes-tu les corps dont le contour certain
Détermine et remplit l’espace qu’il habite ?
L’univers se résout en vide sans limite.
Ce dilemme te place entre deux absolus ;
Rien n’est plein tout à fait, rien n’est vide non plus ;
C’est donc qu’il est des corps fixes, dont l’existence
Nous fait du vide au plein mesurer la distance.

Nul choc intérieur, nul assaut du dehors,
Rien, ne peut ébranler l’unité de ces corps.
Sans vide, tu le sais, il n’est dans la nature
Ni rencontre, ni choc, ni chute, ni rupture ;
Sans vide, l’eau, le feu, le froid, agents mortels,
N’entreraient point au cœur des êtres corporels ;
Et plus de vide en elle enferme chaque chose,
Plus vite et plus à fond elle se décompose :
Or si l’atome est plein, inaltérable, il faut
Que l’éternité siège en ce corps sans défaut.

Si la matière enfin n’était pas éternelle,
540Le néant l’eût reprise et, seul, eût dû sans elle
Remplir d’un monde neuf la place de l’ancien !
Mais il est établi que rien ne vient de rien,
Et que rien ne retourne où rien n’a pris naissance.
Il est donc un principe, une immortelle essence,
Où la mort fait rentrer les êtres, et d’où sort
Ce qui doit remplacer ce qu’a ravi la mort.
Et pour braver le poids des siècles, pour suffire
À ce travail sans fin qui produit pour détruire,

Il faut l’atome plein dans sa forte unité.

Si la Nature n’eût à l’atome arrêté
La dissolution des choses, la matière,
Par l’âge infatigable effritée en poussière,
Ne pourrait même plus se condenser à temps
Pour conduire un seul être à la fleur de ses ans.
La ruine est rapide et lente la croissance.
Jouets de la durée, étreints par la puissance
Invincible des jours sur eux amoncelés,
Les corps, à l’infini broyés et morcelés,
Trouveraient-ils jamais le loisir de renaître ?
560Or ne voyons-nous pas la mort réparer l’être,
Et toute forme atteindre à sa maturité ?
Le morcellement donc s’arrête à l’unité.

Mais comment obtenir de germes si solides
La molle expansion des substances fluides,
La terre, l’onde, l’air, la vapeur et le feu ?
Par le concours du vide, universel milieu.
Si l’atome au contraire est de molle nature,
D’où vient que le fer tranche et que la roche est dure ?
L’univers tout entier, miné profondément,
Va manquer par la base et perd son fondement.
Les principes sont donc immuables et fermes,
Et c’est la densité plus compacte des germes
Qui donne la vigueur à leurs créations.
Puisqu’un terme constant aux générations
D’avance a mesuré la croissance et la vie,
Qu’une ligne certaine et dont nul ne dévie

A circonscrit le champ de leur activité,
Puisque le pacte dure, à ce point respecté
Que l’oiseau dans leur ordre a gardé d’âge en âge
580Les couleurs que sa race assigne à son plumage,
Il faut qu’en tous les corps réside un élément
Inaltérable ; car, si quelque changement
A pu dénaturer l’essence originelle,
C’en est fait : quelle foi désormais nous révèle
Ce qui peut naître ou non, comment tout porte en soi
Le développement de sa force, et la loi
Par la nature assise au plus profond de l’être ?
Quel caprice obstiné ferait donc reparaître
Jusque chez les enfants de leurs derniers neveux
Les appétits, l’allure et les mœurs des aïeux ?

Dans l’atome suprême, insoluble, intangible,
La petitesse atteint les bornes du possible.

Rien n’existe au-dessous de l’atome, du point.
Indistinct par lui-même, il ne s’isole point
De l’être dont il est le fond et l’origine,
Du corps où par milliers la Nature combine
Des points semblables, forts de leur cohésion.
Seuls, ils ne pourraient pas engendrer l’action ;
Ils se rassemblent donc en faisceaux dont la force,
600Bravant tous les assauts, les sauve du divorce,
Groupés, non par hasard ou par leurs volontés,
Mais par l’intime loi de leurs affinités,
Particules sans nombre, unités sans parties,
De toute décroissance à jamais garanties,

Soutiens de l’univers, que leur enchaînement
Dans leur simplicité garde éternellement !

Si l’atome n’est pas la fraction suprême,
Le plus minime corps est composé lui-même
De corps infiniment divisibles, et tout
Par moitiés de moitiés en moitiés se dissout ;
Et l’infini devient la commune mesure
Entre le point infime et l’immense nature :
Comment les distinguer ? Est-ce que l’on surprend
Le terme du petit plus que la fin du grand ?
Ce sont deux infinis. Mais la raison proteste,
Et dans ce mauvais pas un seul recours lui reste,
L’atome, l’unité pleine, sans fraction,
Dont le corps simple échappe à la destruction.

L’être ne se résout qu’en ses principes mêmes ;
620Si ce ne sont pas là les éléments extrêmes,
Au lieu de combiner pour de nouveaux efforts
Ces poids, ces mouvements, ces chocs et ces rapports
Par lesquels l’univers se reconstruit et dure,
Sourds au pressant appel de la mère Nature,
En stériles fragments évaporés sans fin,
Ils fuiront à sa voix et fondront sous sa main.
C’est par leur union qu’enfante la matière ;
Comment s’uniront-ils s’ils tombent en poussière ?
Mais s’il n’est pas de terme à leurs divisions,
Encore faudra-t-il que nous en convenions !
Un certain nombre au moins, à tous les coups rebelle,
Sans perte a dû franchir la durée éternelle.

Ô contradiction ! Eussent-ils résisté ?
Condamnés sans retour à la fragilité,
Auraient-ils pu survivre aux assauts innombrables,
Au long acharnement des ans irréparables ?

Ils sont donc loin du vrai, ceux qui, peu conséquents,
Veulent que le feu seul échappe aux coups du temps
Et que toute matière au seul feu soit réduite.
640Ils marchent au combat sous leur maître Héraclite,
Esprit qui doit son lustre à son obscurité,
Et moins cher aux penseurs épris de vérité
Qu’à ces cerveaux légers, niaisement avides
De secrets entrevus sous des emphases vides,
Dont l’oreille flattée enivre la raison
Et qui tiennent pour vrai ce que pare un beau son !

Est-il, je le demande, à croire que la flamme
De tant de corps divers seule ait fourni la trame ?
Si tous ses éléments sont de même valeur,
Que produira le feu ? plus ou moins de chaleur,
Selon qu’il se condense ou qu’il se raréfie.
On n’en obtiendra rien de plus ; et je défie
Que, d’un principe unique épars ou contracté,
L’on dérive jamais cette diversité
Qui paraît dans la forme et le tissu des choses.
Si même, aidant le feu dans ses métamorphoses,
Quelques-uns l’ont admis, le vide s’y mêlait,
Dense ou rare, le feu resterait ce qu’il est.
Bannissent-ils le vide, à leur cause inutile ?
660Ils ressemblent à ceux dont l’adresse stérile

Évite une montée et perd le droit chemin.
Devant ce qui les gêne ils reculent en vain,
Ne s’apercevant pas que l’absence du vide
Ferait de tous les corps une masse solide,
Impuissante à lancer, comme fait l’astre aux cieux,
Des gerbes de chaleur et de jour radieux.
Rien ne peut, tu le sais, rayonner sans espace.
Dira-t-on que le feu s’éteint quand il s’amasse ?
Qu’en ses contractions il change incessamment ?
Vaine subtilité ! Le refroidissement,
En tuant la chaleur, détruirait le feu même,
C’est-à-dire leur germe et leur force suprême ;
Et tout ne pourrait plus renaître que de rien.
Chaque être a son emploi fixe ; qui sort du sien
N’est plus lui-même ; il meurt de sa métamorphose.
Si donc tu ne veux pas que du néant éclose
Ce multiple univers, il faut qu’à toute mort
Survive un fondement inaltérable et fort.

Puis donc qu’il est des corps que nul pouvoir n’altère,
680Où subsiste à jamais le même caractère,
Dont l’approche, l’écart, la disposition
Font et défont les corps nés de leur union,
Le feu n’en doit pas seul constituer l’essence.
Qu’importerait alors la présence ou l’absence
De germes tous pareils ? Ils changeraient de lieu,
Mais ils ne perdraient pas le principe du feu.
Engendré par le feu, tout tiendrait de la flamme.
Voici la vérité, que le bon sens proclame :
Il est des corps premiers, base des autres corps ;

Leur forme, leur concours, leur ordre, leurs rapports
Manifestent la flamme ou la font disparaître.
Mais ils ne sont ni feu, ni rien qui puisse émettre
D’image corporelle accessible à nos sens.

Dire que tout est feu, que, seuls partout présents,
Les éléments ignés sont l’unique substance,
C’est de l’insanité, quoi qu’Héraclite en pense.
Tournant contre les sens leur propre autorité,
Il fausse l’instrument de toute vérité.
C’est par eux que la flamme à ses yeux se révèle ;
700Là-dessus leur science est donc sûre et réelle ;
Ils connaissent la flamme ; et, sur tout autre point,
Tout aussi clair pourtant, on ne les croirait point !
Est-ce assez de démence ? Et quel secours nous reste ?
Qui distingue le vrai du faux, si l’on conteste
Le jugement des sens ? Dès lors, nier le feu,
Ou le conserver seul, cela coûte aussi peu ;
Dire que, hors le feu, tout est sans existence,
Ou qu’il n’existe pas de feu dans la substance,
Ce n’est ni plus ni moins insensé. C’est pourquoi
Ceux-là de l’univers n’ont pas compris la loi
Qui, par un vain abus de la métamorphose,
D’un élément unique ont tiré toute chose ;
Soit qu’ils donnent au feu le pouvoir créateur,
Soit qu’ils trouvent dans l’air le souverain moteur,
Soit qu’ils fassent de l’eau l’universelle mère,
Ou que pour eux le monde émane de la terre.

D’autres, moins exclusifs et non moins hasardeux,

En couples producteurs ont uni deux à deux
La flamme avec le souffle et le sol avec l’onde ;
720Ou des quatre Éléments ils font naître le monde.

Ces derniers ont pour chef un illustre penseur,
Le sage d’Agrigente, Empédocle, l’honneur
De l’île au triple flanc dont les replis sans nombre
Font des flots d’Ionie écumer l’azur sombre.
Un détroit furieux a rompu le lien
Qui rattachait la rive au sol italien ;
Là se creuse Charybde, ici l’Etna fermente,
Et les jets conjurés de sa lave fumante
Menacent de cracher dans un nouvel assaut
Leur foudre souterraine aux tonnerres d’en haut.
On célèbre à bon droit l’île triangulaire.
Elle a ses gouffres noirs, son volcan qui l’éclaire ;
Elle est riche en moissons, en peuples, en trésors.
Mais rien de plus fameux n’a paru sur ses bords,
De plus grand, de plus cher que cet homme, dont l’âme
Éclate en chants divins et fièrement proclame
Ses intuitions sublimes, homme tel
Qu’à peine on peut le croire issu de sang mortel.
Ce maître, et tout ce qui dans son ombre chemine
740De fronts inférieurs que sa tête domine,
Ces merveilleux devins, ces initiateurs,
En vain du sanctuaire enfermé dans leurs cœurs
Ils ont tiré pour nous plus de réponses justes
Qu’il n’en sortit jamais de ces trépieds augustes
Où la Pythie écume à l’ombre des lauriers.
Leur génie échoua sur les germes premiers.

Ces vainqueurs d’Apollon n’ont pas compris le monde,
Et, grands, ils sont tombés d’une chute profonde.

Sans vide ils ont voulu fonder le mouvement ;
C’est leur première erreur. Car, sans vide, comment
Concevoir les corps mous à trame vacillante,
Air, eau, flamme, soleil, terre, animal ou plante ?
Puis, refusant à l’être un minimum certain,
Ils livrent la nature aux fractions sans fin.
Or il est évident que la limite extrême
Où s’arrêtent nos sens est l’atome lui-même :
C’est là le minimum de l’être ; et je conclus
Que l’atome est ce point qu’on ne discerne plus.
760Ajoute qu’aux objets ils donnent pour principe
Des éléments poreux et dont la mort dissipe,
Anéantit, la masse et l’essence ; si bien
Que l’univers bientôt doit retourner à rien ;
Et c’est de rien qu’il faut que la Nature émane.
Ce sont là deux erreurs que la raison condamne.
Tous ces corps ennemis, l’un à l’autre poison,
Ne pourraient accepter nulle combinaison.
Ils s’enfuiraient épars comme font dans l’orage
Les tonnerres, les vents, la pluie et le nuage.

Si les choses enfin doivent se convertir
En ces quatre éléments dont on les fait sortir,
Pourquoi donc, aussi bien, ne pas voir dans les choses
Les germes de ces corps dont on les dit écloses ?
Ou, l’un de l’autre issus, par de constants retours
Ils échangent entre eux leurs couleurs, leurs contours,

Tout ce qui fait leur être ; ou bien l’onde et la terre,
L’air et la flamme, unis, gardent leur caractère
Et, tout en se mêlant, ne changent pas de corps :
Alors, rien ne peut plus naître de leurs accords,
Rien, ni sève, ni sang, rien qui végète ou vive ;
780Chacun conservera sa nature exclusive ;
Et, dans les vains essais d’un mélange infécond,
Le feu, la terre ou l’eau resteront ce qu’ils sont.
Pour bannir ces combats et pallier ce vice,
Il faut un fond commun, neutre, qui garantisse
Un caractère propre à chaque être mortel.
Ils partent, je le sais, du feu qui règne au ciel ;
Le feu se change en air, l’air en pluie, et la terre
Naît de l’eau ; puis du sol, dans un ordre contraire,
L’eau, qui redevient air, l’air qui redevient feu :
Métamorphoses dont rien n’arrête le jeu,
Qui, de la nue au sol et du sol à la nue,
Font descendre et monter leur chaîne continue !
Mais la mobilité de pareils changements
Ne saurait convenir à de vrais éléments.
Il faut qu’en tout subsiste une immuable base :
Ou le néant bientôt aurait fait table rase.
Qui sort de sa nature et de ses attributs
N’est plus ce qu’il était, autant dire n’est plus.
Ces quatre éléments donc, puisqu’ils changent et meurent,
800Procèdent forcément d’autres corps qui demeurent ;
Sinon, le monde entier croule dans le néant.
Vaut-il pas mieux ravir à ce gouffre béant
Des corps primordiaux, dont les constantes forces,
Par des hymens subtils et de secrets divorces,

Forment ces corps changeants, le feu, la terre, l’eau
Et tout ce qui du monde anime le tableau ?

Mais, dis-tu, l’évidence est là : du sol éclose,
Dans l’air vivant s’élance et grandit toute chose.
Si le souffle constant des clémentes saisons
N’a point fait sous l’averse onduler les moissons
Que la chaleur solaire essuie et réconforte,
La croissance languit et la Nature avorte.
Nous-mêmes nous verrions dépérir notre corps
Et des nerfs desséchés se rouiller les ressorts,
Si la boisson mêlée aux aliments solides
Ne répandait la vie en nos veines avides.
Oui, l’homme se nourrit, il le faut, j’en conviens ;
Il a ses aliments et chaque être a les siens.
Eh bien ! si la moitié des choses nourrit l’autre,
820C’est que dans tous ces corps qui réparent le nôtre
La Nature a jeté des principes communs
Que leurs chocs, leurs concours plus ou moins opportuns
Et les impulsions qu’ils reçoivent et donnent
En groupes variés diversement ordonnent.
Les germes sont communs, l’ordre seul est divers ;
Et tout, ciel, feu, soleil, terre, fleuves et mers,
Ce qui végète ou vit, les animaux et l’homme,
Des mêmes éléments l’univers est la somme.
Pourquoi non ? C’est ainsi que les sons, dans mes vers,
Communs à plusieurs mots, forment des mots divers,
Et les groupes changeants de vingt lettres pareilles
Frappent de sens nouveaux les yeux et les oreilles.
De leurs combinaisons si grand est le pouvoir !

Vois donc si la Nature, immense réservoir
Plus riche en corps premiers que nos langues en lettres,
N’a pas de quoi suffire à l’infini des êtres.

Anaxagore enfin, qu’il nous faut aborder,
Sur l’Homœomérie a voulu tout fonder,
Nom grec qu’en notre langue aucun mot ne peut rendre,
840Mais système explicable et que tu vas comprendre.
Il enseigne qu’un os est fait de petits os,
Que des gouttes de sang du sang forment les flots,
Qu’un viscère est construit de minimes viscères,
Que la terre consiste en plus petites terres,
Que l’or est un faisceau de molécules d’or,
Que de germes ignés la flamme prend l’essor,
Et l’eau d’atomes d’eau ; qu’ainsi, dans toute chose,
L’ensemble est identique à ce qui le compose.
Il refuse le vide aux corps en action
Et n’admet point de terme à leur division ;
Double erreur bien connue et vingt fois démontrée.
De tels germes n’auraient ni force ni durée.
S’ils sont pareils aux corps, ils ne sont rien de plus ;
Comme eux à la ruine, au trépas dévolus,
Fuiront-ils, sous la dent de la mort implacable,
L’assaut qui les poursuit, le choc qui les accable ?
Qui d’entre eux du combat sortira triomphant ?
Est-ce la terre ou l’eau, les os, ou bien le sang ?
Ni l’un ni l’autre. En eux rien d’immortel ne brave
860La manifeste loi dont tout être est esclave ;
Le néant les attend et va les engloutir.
Le néant ? rien n’y rentre et rien n’en peut sortir ;

S’il est un point acquis, c’est celui-là, je pense.

Puisque la nourriture accroît notre substance,
Il faut que d’éléments étrangers, c’est trop clair,
Se forment notre sang, nos os et notre chair.
Or, si chaque aliment, liquide ou sec, renferme
Des globules de sang et des veines en germe,
Des fragments d’os, de nerfs et de chair mélangés,
Il faut qu’il soit tissu d’éléments étrangers.
Si tout ce que produit la terre existe en elle,
Il faut qu’elle en soit faite, il faut qu’elle recèle,
Étrangère à ces corps, tous ces corps étrangers.
Mettons qu’à l’infini les termes soient changés ;
Prenons le bois : le bois est feu, cendre, fumée ;
D’éléments étrangers sa trame est donc formée,
Ou lui-même est pour eux un principe étranger.
La réponse est la même et ne peut point changer.

Reste une échappatoire où fuit Anaxagore,
880Refuge spécieux où je l’attends encore.
Tout, dit-il, est dans tout ; mais notre œil ne surprend
Que ce qui surabonde et brille au premier rang,
Ce qui s’impose à lui par la force et le nombre.
Les autres éléments se dérobent dans l’ombre.
Soit. Je veux voir alors, sous l’effort du moulin,
Le sang jaillir du choc de la pierre et du grain ;
Je veux trouver en tout quelque vestige intime
Des tissus et des corps que notre vie anime.
Il suffira d’ouvrir ou d’user un contour
Pour que le fond de l’être apparaisse au grand jour ;

Le lait devra couler de l’herbe et des fontaines,
Doux et blanc, tel qu’il sort du pis des brebis pleines.
Nos yeux distingueront dans le sol retourné
Les embryons épars de ce qui n’est pas né,
Les feuilles, les moissons, les fleurs toutes formées ;
Le bois soudain fendu montrera des fumées,
Des cendres en petit, des parcelles de feu.
Or c’est là justement ce qui n’a jamais lieu.
La raison, écartant ce bizarre mélange,
900Entre les corps divers établit un échange
De principes communs qui, sans être ces corps,
Les construisent, suivant leur ordre et leurs accords.

Sans doute, on a pu voir, au souffle des tempêtes,
Les grands arbres voisins entrechoquer leurs têtes,
Et, sur les monts au loin de pourpre couronnés,
Comme des fleurs jaillir des foyers spontanés.
Mais ce n’est pas le feu qui sous le bois se cache,
Ce sont ses éléments, que le choc en détache
Et dont les flots unis embrasent les forêts.
Si dans le bois couvaient tant de bûchers secrets,
Quelle écorce eût dompté leur fureur délétère ?
Dès longtemps l’incendie aurait rasé la terre.

Avais-je fait la part trop large à l’ordre, au lieu,
Aux mouvements transmis et reçus, dont le jeu
À la même matière autrement combinée
Donne l’aspect ligneux ou l’apparence ignée ?
Mesures-tu l’effet des moindres changements
En des corps presque nés de communs éléments ?

Les mots semblent ici confirmer la Nature :
920Malgré les traits communs à leur double structure,
Nous ne confondons pas « ligneux » avec « igné ».
Si, contre l’évidence en l’erreur obstiné,
Tu veux, assimilant le principe à la chose,
Confondre les objets et ce qui les compose,
C’en est fait à jamais des corps primordiaux.
Je crois voir la Nature entrer dans le chaos
Et mêler au hasard sur sa face en délire
L’amertume des pleurs au tremblement du rire.

En marche, maintenant ; et puissent mes leçons
Éclairer pour toi l’ombre où nous nous enfonçons !
Il faudra, je le sais, disputer la victoire.
Mais, frappant ma poitrine, un grand espoir de gloire
De son thyrse magique a fait vibrer mon cœur.
Fort du suave amour des Muses, sans terreur
J’entre en ces régions que nul pied n’a foulées,
Fier de boire vos eaux, sources inviolées,
Heureux de vous cueillir, fleurs vierges qu’à mon front,
Je le sens, je le veux, les Muses suspendront,
Fleurs dont nul avant moi n’a couronné sa tête,
940Digne prix des labeurs du sage et du poëte
Qui, des religions brisant les derniers nœuds,
Sur tant de nuit épanche un jour si lumineux !

Et qui nous blâmera, si par la poésie
Tout ce que nous touchons est frotté d’ambroisie ?
Je suis le médecin qui présente à l’enfant
Quelque breuvage amer, qu’il faut boire pourtant.

Les bords du vase, enduits d’un miel qui les parfume,
À cet âge léger dérobent l’amertume ;
L’enfant est dupe et non victime ; il boit sans peur,
Et dans le corps descend le suc réparateur,
Emportant avec lui les douleurs et les fièvres.
Le mensonge sauveur n’a trompé que les lèvres.
Ainsi je fais passer l’austère vérité,
Baume suspect à ceux qui ne l’ont pas goûté.
La foule, enfant qu’allèche une innocente ruse,
Cédant sans défiance au charme de la Muse,
Sous le couvert du miel boira les sucs amers.
Ainsi puissé-je, ami, te charmant de mes vers,
Dans ton âme surprise infuser la Nature !

960Je t’ai de la matière exposé la structure
Et la solidité des principes constants
Qui dans l’espace ouvert volent, vainqueurs du temps.
Maintenant, l’univers, leur ensemble et leur somme,
Est-il ou non borné ? Le lieu, ce que je nomme
Le vide, champ de l’être et carrière des corps,
N’est-il pas circonscrit par d’immuables bords ?
Ou remplit-il sans fin l’immensité profonde ?

Mais d’abord, quelle route, environnant le monde,
En marquerait le tour ? Pour être limité,
Il faudrait que le monde eût une extrémité :
C’est au delà des corps qu’est situé leur terme.
Or rien ne se conçoit que l’univers n’enferme ;
Rien qui soit au delà de la totalité.
Donc le monde, le tout, n’a point d’extrémité.

Il n’importe en quel point l’observateur se place.
Un pas ou mille pas n’ôtent rien à l’espace ;
L’infini se dérobe et n’est pas entamé.
Mais prenons que l’espace est un cercle fermé.
Cours à l’extrême bord de sa rive dernière,
980Et lance un trait : ou bien l’impulsion première
D’un inflexible vol l’emportera sans fin ;
Ou quelque obstacle va lui barrer le chemin.
Choisis, car tu ne peux sortir de ce dilemme.
Dans les deux cas, où donc est ta limite extrême ?
Que ta flèche rencontre un obstacle au début,
Ou bien qu’elle passe outre et vole jusqu’au but,
La fin que tu cherchais t’échappera de même.
Va, place où tu voudras le rivage suprême ;
Je te suis. Tire encor ; tu tireras en vain ;
Toujours devant le trait reculera la fin.
Et c’est une retraite infinie où la fuite
Sans cesse accroît le champ ouvert à la poursuite.

Puis, si tout l’univers, si la somme des corps
Étaient bornés et ceints d’infranchissables bords,
Sous l’action des poids et des ans, la matière
Au fond même du monde eût coulé tout entière ;
Rien n’aurait pu durer sous la voûte des cieux.
Nous n’aurions plus ni ciel, ni soleil radieux.
La condensation d’une chute éternelle
1000Dans l’abîme eût couché l’essence originelle.
Mais sans trêve les corps se font et se défont.
S’ils n’ont point de répit, c’est qu’il n’est pas de fond :
Pas de siège où descende et s’endorme leur masse.

L’aire du mouvement infatigable embrasse
L’immensité qu’il peuple ; et l’infini trésor
Assure aux éléments un éternel essor.
Enfin partout aux yeux un même fait s’impose :
Une chose toujours limite une autre chose.
L’air borne les coteaux, et les monts bornent l’air,
L’onde borne le sol, et la terre la mer ;
Mais il n’est pas de chose extérieure au monde.
C’est en vain qu’à travers l’immensité profonde,
Depuis l’aube des temps jusqu’au dernier des jours,
Les fleuves transparents prolongeraient leur cours,
Ils n’abrégeraient pas leur carrière future.
Partout au mouvement s’ouvre un champ sans mesure.
L’ordre de l’univers n’admet aucune fin.
Puisque partout le vide alterne avec le plein,
Qu’ils se servent tous deux de borne mutuelle,
1020Leur trame, indéfinie, est donc perpétuelle.
Sinon, l’un est borné, mais l’autre ne l’est plus,
Et seul épand au loin, sans flux et sans reflux,
Son essence, infinie, unique et solitaire.
Ni le ciel éclatant, ni la mer, ni la terre
Ne pourraient échapper toute une heure au néant.
Pêle-mêle emportés à l’abîme béant,
Avec le genre humain s’en iraient en poussière
Les corps sacrés des dieux et la Nature entière.
Et comment aurait pu cette diffusion
Grouper les éléments d’une création ?

Car ce n’est certes pas à dessein, par un pacte,
Par les prévisions d’une science exacte,

Que se sont combinés les éléments des corps.
Ce sont les mille chocs de tâtonnants efforts,
Les essais hasardeux de formes, d’assemblages,
Qui seuls, dans l’infini de l’espace et des âges,
Constituèrent l’ordre où naquit l’univers.
Puis, une fois jetée en ses moules divers,
Une longue habitude y maintint la nature.
1040À la mer toujours pleine ainsi le fleuve assure
L’intarissable flux de renaissantes eaux ;
Ainsi, du sol couvé de rayons toujours chauds,
S’épanouit la vie en sa fleur toujours neuve ;
Ainsi de feux constants notre soleil s’abreuve.
Quelles choses pourraient lutter contre la mort,
Si, du fond de l’espace, un éternel renfort
Ne réparait la brèche ouverte en leur structure ?
Aux animaux, à l’homme, ôte la nourriture :
Tu vois tomber leur force et fléchir leur contour.
Ainsi, dès que, fuyant sans esprit de retour,
La matière a cessé de renouveler l’être,
Tout bloc doit se dissoudre, et, partant, disparaître.
Quel obstacle opposer à la dispersion ?
Ces chocs extérieurs qui, par leur action,
Tantôt à coups pressés forcent un corps d’attendre
L’afflux des éléments qu’un autre va lui rendre,
Tantôt, faisant d’un groupe éclater les liens,
L’ouvrent aux germes neufs et donnent aux anciens,
Avec la liberté, le temps de fuir leur chaîne,
1060Ne supposent-ils pas une immensité pleine
Et des trésors sans borne, incessamment ouverts
Au renouvellement de l’immense univers ?

Il faut t’armer ici contre une erreur dernière.
Ne va pas, Memmius, croire que la matière
Tende vers un milieu ; que, sans chocs du dehors,
Sans écarts vers le haut ou le bas, ce grand corps
Se maintienne appuyé sur un centre suprême.
Comme si rien pouvait prendre pied sur soi-même !
Ainsi donc, sous le sol, montant contre leur poids,
Des êtres suspendus, comme dans l’eau tu vois
Flotter sous les objets leur image pendante,
Reposeraient, liés d’une force ascendante ?
Sous la terre, dit-on, marchent, la tête en bas,
Des vivants comme nous, et qui ne tombent pas ;
Vers le ciel qui sur eux s’ouvre, pareil au nôtre,
On ne descend pas plus qu’on ne vole vers l’autre ;
Leur nuit est notre jour ; des échanges constants
D’eux à nous font tourner le visage du temps ;
Quand leur vient le soleil les étoiles nous luisent.
1080Rêves que tout cela, visions où conduisent
Les premiers pas qu’on risque à côté du chemin !

Il n’est pas de milieu dans le vide sans fin.
Mais prenons qu’il existe : à quoi bon ? Quelles causes
Près ou loin de ce centre auraient fixé les choses ?
Qu’est-ce que l’infini ? Le lieu de l’univers ;
Les poids, les mouvements, circulent au travers ;
Au centre comme ailleurs l’espace reste libre.
Quel point pourrait forcer les corps à l’équilibre
Et les soustraire au poids, leur souverain moteur ?
Non. Le vide partout cède à la pesanteur ;
Partout les pressions mesurent sa retraite.

Je ne vois nulle part l’attraction secrète
Qui fait tout converger vers un milieu fatal.

Aussi les inventeurs de ce charme central
En ont-ils limité l’influence à la terre,
À l’eau des océans et des monts, à la pierre,
Aux corps denses, enfin à ce qui tient du sol.
Mais loin du centre l’air précipite son vol ;
Mais les germes ignés vers les hauteurs s’assemblent ;
1100Le centre les repousse ; et, dans l’éther où tremblent
Les scintillations des astres, le ciel bleu
Entretient le soleil qui se repaît de feu.
Car si le champ nourrit les mortels, si la branche,
Sans les sucs que la terre au pied de l’arbre épanche,
Ne peut se couronner de vert feuillage[1]…, il faut
Qu’une voûte se forme aux régions d’en haut ;
Ou dans le vide, avec la flamme vagabonde,
Vont s’envoler soudain les murailles du monde,
Entraînant les débris des corps ; les cieux ouverts
Vont, temples de la foudre, éclater en éclairs ;
La terre, sous nos pieds brusquement dérobée,
À travers la nature, en ruines tombée,
Pêle-mêle sans nom, dans le vide béant
Va s’évanouir, et, seule dans le néant,
Sur les germes frappés de stérilité morne,
Se développera l’immensité sans borne.
Dès qu’un grain de matière a fui, le reste sort,
Et la première brèche est la porte de mort.

Pour peu que ces leçons restent dans ta mémoire,
1120La Nature est à nous. Dans la nuit la plus noire,
Marche ; l’une de l’autre écloses, sur tes pas
Voleront des clartés qui ne s’éteindront pas.





———

LIVRE DEUXIÈME

LES ATOMES


SOMMAIRE


La sérénité épicurienne, v. 1-66. — Permanence, mobilité, combinaisons des atomes, v. 67-120. — Les atomes comparés à la poussière qui s’agite dans un rayon de soleil, v. 121-173. — L’imperfection de l’ordre universel exclut toute idée d’intervention divine, v. 174-191. — La chute et la déclinaison des atomes, v. 192-258. — La liberté humaine expliquée par la déclinaison des atomes, v. 259-301. — La somme de matière et de mouvement est toujours la même, v. 302-316. — L’immobilité apparente de certains corps est une illusion de notre jugement, v. 317-344. — Variété limitée des figures atomiques, v. 345-534. — Les atomes de chaque type sont innombrables, v. 535-582. — Tout corps résulte d’un concours d’atomes de figures diverses, v. 583-602. — La terre renferme tous les types atomiques des êtres qu’elle produit. 603-611. — Explication allégorique du mythe de Cybèle, v. 612-672. — Fixité des espèces, v. 673-745. — Les atomes ne sont point colorés, v. 746-808. La couleur n’existe que par la lumière, v. 809-847. — Les atomes ne possèdent aucune qualité sensible, v. 848-876. — Le sentiment et la vie sont la combinaison d’éléments insensibles et insensitifs. Génération spontanée, v. 877-944. — Si les atomes sentaient ou étaient accessibles à la sensation, ils ne seraient ni simples ni éternels ; il n’y aurait rien de permanent, v. 905-1036. — Pluralité des mondes habités. v. 1037-1104. — Toutes les combinaisons des éléments sont périssables, v. 1105-1145. — La terre et le monde que nous habitons, ayant commencé, doivent périr, v. 1146-1192.






Il est doux, quand les vents troublent au loin les ondes,
De contempler du bord sur les vagues profondes
Un naufrage imminent. Non que le cœur jaloux
Jouisse du malheur d’autrui ; mais il est doux
De voir ce que le sort nous épargne de peines.
Il est doux, en lieu sûr, de suivre dans les plaines
Les bataillons livrés aux chances des combats
Et les périls lointains qu’on ne partage pas.
Mais rien n’est aussi doux que d’établir sa vie
Sur les calmes hauteurs de la philosophie,
Dans l’impassible fort de la sérénité,
De voir par cent chemins l’errante humanité
Chercher, courir, lutter de force et de génie,
Consumer en labeurs la veille et l’insomnie,
Monter de brigue en brigue aux échelons derniers,
Et s’asseoir au sommet des choses, sous nos pieds !

Ah ! misérables cœurs, aveugles que nous sommes !
Quels dangers, quelle nuit profonde, pauvres hommes,
Environnent ce peu qu’est la vie ! Et pourtant,
20La Nature, voyez, n’en demande pas tant :
Le bien-être du corps et le repos de l’âme ;
Ni douleur, ni terreur ; et c’est tout. Que réclame
Le corps pour être exempt de tous maux ? La santé.
Quant aux raffinements, lits de la volupté,
La Nature s’en passe, et la raison comme elle.

À d’autres ces palais où l’opulence mêle
Aux nocturnes festins, au bruit des chœurs, au chant
Des cithares, l’éclat des vaisselles d’argent,
La splendeur des parois de bronze et d’or vêtues
Et les lampes en feu dans la main des statues !
Nous, sur le frais tapis d’une herbe épaisse, aux bords
D’un ruisseau, mollement nous étendons nos corps.
Qu’importe à nos loisirs la richesse des marbres,
Quand le printemps nous rit à travers les grands arbres
Et sur l’herbe répand la parure des fleurs !

La pourpre, les lits peints d’éclatantes couleurs
Sur le feu de la fièvre ont-ils plus de puissance
Que le rude grabat du peuple ? La naissance
Et le commandement suprême et les trésors
40Sont des remèdes vains contre les maux du corps.
Et l’âme ? Je vois peu ce que sa paix y gagne :
À moins qu’à l’heure où bout dans l’ardente campagne
Le tumulte guerrier ; quand, rempart des soldats,
Les vastes éléphants s’avancent aux combats ;

Quand partout sous l’airain le même orgueil s’allume,
Ou que la mer au loin sous tes vaisseaux écume ;
À moins, dis-je, qu’alors, les superstitions,
Tremblantes à leur tour devant tes légions,
S’envolant en déroute à la voix de la guerre,
Ne laissent ton cœur pur des soucis du vulgaire !
Mais si cet appareil, risible réconfort,
N’a jamais écarté les affres de la mort ;
S’il est vrai que jamais la meute des alarmes
N’a redouté le glaive et le fracas des armes,
Et hardiment s’ébat sous la tente des rois ;
Si jamais les grandeurs n’ont fait peur aux effrois,
Non plus que la splendeur de l’or et l’étalage
De la pourpre : contre eux quel recours reste au sage ?
Il reste la raison, la forte vérité.

60Eh ! ne vivons-nous pas en pleine obscurité ?
La nuit, l’enfant ne voit que présages funèbres ;
Encor ne tremble-t-il qu’au milieu des ténèbres ;
Nous, nous tremblons le jour. L’effroi qui nous poursuit
A-t-il donc plus de corps que ces terreurs de nuit ?
Sur ces ombres le jour épuise en vain ses flammes ;
La science peut seule éveiller dans les âmes,
À défaut du soleil, l’astre de la raison.

Regarde. Je m’en vais t’éclairer l’horizon.
J’exposerai les lois du mouvement, la force
Qui, des germes réglant l’accord et le divorce,
Forme et rompt le faisceau des choses, et comment
De contour en contour erre chaque élément,

Voyageur éternel dans l’infini du vide,
La matière n’est pas un bloc dense et solide.
Tout contour s’amoindrit. Des profondeurs du temps,
Nous voyons tout couler sur la pente des ans
Et de l’âge à nos yeux dérober la poussière.
La Nature pourtant reste à jamais entière.
C’est que tout corps grossit de ce qu’un autre perd ;
80C’est d’automnes flétris que le printemps est vert.
Ainsi, rien ne s’arrête et tout se renouvelle ;
L’existence est un prêt ; la vie est mutuelle.
Telle race décroît, et telle autre s’étend ;
Pour en changer la face il suffit d’un instant ;
Et les mortels, coureurs d’une route infinie,
Se passent en fuyant le flambeau de la vie.

L’atome pourrait-il s’arrêter ? Son repos
Pourrait-il engendrer des mouvements nouveaux ?
Le croire, c’est tourner le dos à l’évidence.
Dans le vide infini s’agite la substance ;
C’est donc leur propre poids qui meut les éléments ;
Et leurs chocs variés guident leurs mouvements.
Car ils tombent d’en haut ; rien ne retient leur chute ;
Insolubles, pesants par eux-mêmes, la lutte
Qu’amène leur concours les projette en tout sens.
Mouvements enchaînés l’un de l’autre naissants !
Pour les mieux concevoir, souviens-toi que l’espace
Est sans fond. Tu le sais, nulle région basse
N’arrête et ne retient les atomes épars.
L’immensité sans bords s’ouvre de toutes parts.100

De cette vérité ne dois-tu pas conclure
Qu’il n’est point de répit dans un champ sans mesure ?
Le mouvement sans fin règle donc les rapports
Des principes. Le choc lie ou disjoint ces corps,
Et la diversité des pressions rivales
Élargit ou resserre entre eux les intervalles.
Les uns, plus condensés, s’attachent fortement,
Préservés des écarts par l’enchevêtrement
De leurs angles ; leurs nœuds, que tout conflit resserre,
Forment le fer rigide et scellent dans la terre
Les rocs puissants ; c’est d’eux que les corps durs se font.
D’autres, frêles, errant dans le vide sans fond,
Rebondissent au loin ; tissus sans résistance,
Ils nourrissent de l’air l’impalpable substance ;
D’eux nous vient la clarté radieuse du jour.

Mais beaucoup, sans pouvoir entrer dans un contour
Et dans le mouvement des groupes qu’ils traversent,
Transfuges éternels, au hasard se dispersent.
Et ce n’est pas un fait rare ou mystérieux.
120Un exemple commun le révèle à nos yeux.
Lorsqu’à travers la nuit d’une chambre fermée
Le soleil entre et darde une flèche enflammée,
Regarde, et tu verras, dans le champ du rayon,
D’innombrables points d’or, mêlés en tourbillon,
Former leurs rangs, les rompre, encor, toujours, sans trêve,
Et livrer un combat qui jamais ne s’achève !
Tu concevras alors quels infinis hasards,
Bercent les éléments dans l’étendue épars,

Tant le petit au grand peut prêter de lumières !
Le moindre fait nous guide aux vérités premières.
Compare à l’univers ce nuage vermeil,
Ce monde que balance un rayon de soleil.
Je veux te faire lire en cette humble poussière
Le travail invisible et sourd de la matière.
Vois ces points, sous des heurts que l’œil ne saisit pas,
Changer de route, aller, revenir sur leurs pas,
Ici, là. Quelque atome en passant les dérange,
Et c’est ce qui reforme ou défait leur phalange :
Par lui-même en effet se meut tout corps premier.
140Sur les groupes errants qui n’ont pu se lier
S’il tombe un poids égal, il les réduit en poudre.
L’imperceptible choc n’a-t-il pu les dissoudre ?
Ont-ils pu résister ? Ils tremblent seulement.
Ainsi des corps premiers part tout ce mouvement
Qui par degrés arrive à nos sens et rencontre
Enfin ces frêles grains que le rayon nous montre.
Nous voyons ondoyer leur poussière, et nos yeux
Ne peuvent point saisir la cause de leurs jeux.

Maintenant, Memmius, un exemple entre mille,
Pour montrer à quel point la matière est mobile :
Quand l’aube sur la terre épand ses feux nouveaux,
Lorsque, dans les forêts sans chemins, les oiseaux,
En foule voltigeants, de leurs chansons limpides
Emplissent à l’envi les bois et l’air fluide,
Vois quel subit éclat : le soleil prend l’essor
À peine, que déjà le monde est vêtu d’or !

Encor ces traits ardents que le soleil nous darde
Ne fendent pas le vide, et le ciel les retarde ;
Il leur faut écarter les flots aériens ;
160Eux-mêmes ne vont pas un par un ; leurs liens
Les groupent en faisceaux qui se croisent en route,
Ils s’arrêtent l’un l’autre, et leur lutte s’ajoute,
Obstacle intérieur, aux conflits du dehors.

Mais les atomes purs, germes simples des corps,
Forts de leur unité, dans l’absolu du vide,
Sans obstacle étranger vont où leur poids les guide.
Il faut donc que leur vol passe en rapidité
Certes, et de beaucoup, l’essor de la clarté,
Et, dans le temps que met l’astre à dissiper l’ombre,
Puisse atteindre à la fois des régions sans nombre.
D’où viendrait un retard ? Crois-tu que, par moment,
Ces corps tiennent conseil et que chaque élément
S’arrête à raisonner sur la marche des choses ?

Que nous disent-ils donc, ces vains chercheurs de causes
Qui jugent la Nature incapable, sans dieux,
D’effets si doux à l’homme et si judicieux ?
La marche de l’année et les moissons constantes,
La propagation des formes renaissantes,
Ces doux entraînements du désir, ces hymens
180Qui sauvent de la mort la race des humains,
Grand œuvre de Vénus féconde, où nous convie
La sainte volupté, guide et loi de la vie,
Tout pour eux est calcul, tout est d’ordre divin.
Jamais erreur ne fut plus loin du vrai chemin.

Quand bien même en effet j’ignorerais l’essence
Des éléments premiers, germes de la substance,
Les imperfections des choses et des cieux,
Tout m’instruirait qu’un monde à ce point vicieux
Ne peut être le fruit d’une raison divine.
Mais réservons ce point, Memmius ; je termine
Ma démonstration des lois du mouvement.

Établissons d’abord, c’est, je crois, le moment,
Qu’il ne peut exister de corps dont la matière
Tende en haut par sa force et remonte en arrière.
La flamme semble prendre Épicure en défaut ;
Pour naître et pour grandir tu la vois tendre en haut.
L’arbre aussi monte en l’air et la plante se dresse :
Mais puisque tout ailleurs selon son poids s’abaisse,
Lorsque la flamme agile au faîte de nos toits
200Bondit, léchant la pierre et dévorant le bois,
C’est hors d’elle, et non pas dans sa propre tendance
Que nous devons chercher la force qui la lance.
Ainsi le jet du sang jaillit de nos vaisseaux.
Ne vois-tu pas aussi la révolte des eaux
Revomir aisément la plus robuste poutre ?
En vain cent bras nerveux l’enfoncent d’outre en outre ;
Plus profonde est la chute, et plus brusque est le bond
Qui droit en haut la pousse et la chasse du fond ;
Et plus son front dressé dépasse la surface.
Qui doute cependant que le bois, par sa masse
Dans le vide emporté, ne descende au travers ?
Ainsi monte la flamme, ainsi l’effort des airs,

Encor bien qu’elle tombe autant qu’il est en elle,
Change en ascension sa chute naturelle.
Ne vois-tu pas s’épandre en long sillons de feux
Les sublimes flambeaux qui volent dans les cieux,
Dès que la nuit leur ouvre une maille en ses voiles ?
Ne vois-tu pas tomber en terre les étoiles ?
Et le soleil aussi, des hautes régions,
220Verse au loin ses chaleurs et sème ses rayons.
Donc les feux du soleil descendent vers la terre.
Du nuage en lambeaux s’échappe le tonnerre ;
Les foudres en tout sens se croisent, et leurs coups
S’abattent, trop souvent, sur la terre et sur nous.

Retiens ce point encor : par le poids qui le guide
Tout corps en droite ligne est porté dans le vide ;
Mais, sans qu’on puisse dire en quel temps, en quel lieu,
Chaque atome en tombant décline un peu, si peu
Que sa pente invisible est à peine réelle.
S’ils ne déclinaient point, si, d’un jet parallèle,
Comme les gouttes d’eau tombaient les éléments,
D’où seraient nés les chocs et les enchaînements ?
Est-ce que la Nature eût pu créer les choses ?

Dans l’absolu du vide il faut que tu supposes
Certains corps que leur poids, accélérant leur cours,
Directement d’en haut jette sur les moins lourds,
Et dont le choc fécond puisse engendrer le monde.
Rien n’est plus loin du vrai. Si dans l’air, si dans l’onde,
Tout corps précipité selon son poids descend,
240C’est que l’eau, trop mobile, et que l’air, trop glissant

Pour opposer à tout d’égales résistances,
Doivent céder plus vite aux masses les plus denses.
Mais le vide, à quel poids, en quel temps, en quel lieu,
Pourrait-il résister ? C’est un libre milieu
Par où l’atome court où son destin le guide.
La masse est annulée ; et l’impassible vide
Aux poids les moins égaux livre un passage égal.
Jamais donc les plus lourds, de leur choc vertical
Frappant les plus légers, n’engendreront les causes
Des mouvements divers qui produisent les choses.

Il faut donc revenir à la déclinaison,
Au moindre écart possible admis par la raison,
Si subtil, en tous cas, que jamais il n’implique,
L’évidence le nie, une descente oblique.
Nous voyons par leur poids tous les corps tendre en bas
Autant qu’il est en eux. Mais ne peuvent-ils pas,
(Quel regard assez fin de si près les inspecte ?)
Dévier tant soit peu de la ligne directe ?

Enfin, si, l’un à l’autre à jamais enchaînés,
260Toujours des chocs anciens les chocs nouveaux sont nés,
Si nul écart ne rompt ce pacte d’esclavage
Et n’ouvre au mouvement quelque secret passage
Dans le cercle infini qui domine et contient
La marche des effets et des causes, d’où vient
Que l’animal échappe au fatal équilibre ?
D’où vient, dis-je, aux humains, cette volonté libre
Qui les guide, arrachée à la fatalité,
Vers le but qu’au désir marque la volupté ?

Sans heure ou lieu fixé, tout notre corps décline
Où le porte l’esprit. En nous est l’origine
Du mouvement, et c’est de notre volonté
Qu’en nos membres émus coule l’activité.
Vois les coursiers, à l’heure où s’ouvre la barrière,
Ne pouvoir assez tôt bondir dans la carrière
Au gré du fier désir qui bout sous leur poitrail.
Il faut du temps ; il faut que, par un sourd travail
Sur tous les points du corps mise en jeu toute entière,
Aux ordres de l’esprit réponde la matière.
C’est du cœur que tout part ; et cette impulsion
280Qui va de membre en membre infiltrer l’action,
Notre volonté même en est la source intime.
Autre est le mouvement quand un choc nous l’imprime.
Par la force ébranlés, sous l’assaut du dehors
Nous sentons malgré nous frémir tout notre corps,
Tant que la volonté n’en reprend pas l’empire.
Et lorsque sous l’assaut notre révolte expire,
Quand nous roulons, poussés par l’obstacle vainqueur,
Éperdus, c’est alors qu’au fond de notre cœur
Quelque chose proteste et se roidit et lutte,
Qui, parfois détournant ou retardant la chute,
Maîtrise enfin le corps en sa course arrêté.
Ce frein de nos transports, c’est notre volonté.

Donc, ou ce libre effort est un effet sans cause,
Ou, tu dois l’avouer, ce mouvement suppose
Une force qui n’est ni le choc ni le poids,
Et dont, comme nos corps, l’atome suit les lois.

Le poids empêche bien qu’à l’acte ne préside
Un agent étranger ; mais l’esprit qui nous guide
Demeure libre en nous malgré la pesanteur.
300C’est la déclinaison qui meut notre moteur ;
C’est cet écart subtil, qui, sans route suivie,
Sans heure et sans lieu fixe en liberté dévie.

Le fond primordial n’a pas changé. Jamais
Dans sa trame il ne fut plus dense ou moins épais.
Sa masse ne subit ni perte ni croissance.
Donc les germes premiers qui forment la substance
Gardent le mouvement qui dirigea leur cours
Et, tel qu’il est acquis, le garderont toujours.
Ce qui naissait naîtra. Chaque être a sa mesure
Que lui font l’habitude et sa propre nature,
Cercle où tout doit éclore et croître et se mouvoir.
L’univers, c’est le tout sans bornes. Quel pouvoir
Détournerait du tout une seule parcelle ?
Où fuir ? et d’où rentrer ? Quelle force nouvelle
Viendrait troubler la marche et l’ordre des rapports ?
Tout réside en la somme, et rien n’est en dehors.

Tandis que tout gravite et se meut par soi même,
L’ensemble cependant goûte une paix suprême ;
À moins qu’un pouvoir propre, à leur forme inhérent,
320N’arrache certains corps à ce calme apparent :
Comment s’en étonner ? L’impalpable substance
Hors de notre portée a placé son essence ;
Va-t-elle à nos regards livrer son mouvement ?
Surtout quand, tous les jours, le seul éloignement

Leur cache l’action du corps le plus visible ?
Vois là-haut ces brebis ; d’une marche insensible
Elles vont, tondant l’herbe au penchant du coteau ;
Leur instinct les attire à l’endroit le plus beau
Et le mieux emperlé par la jeune rosée.
Puis les agneaux, repus, de leur tête frisée
Se choquent, doucement rebelles. Jeux perdus !
Qu’a gardé le lointain de ces traits confondus ?
Une blancheur qui dort sur les prés qui verdoient.
Ailleurs, des légions par masse épaisse ondoient ;
Elles couvrent les champs ; et sur leurs flancs guerriers
De piques hérissés, un vol de cavaliers
D’élans impétueux ébranle au loin la plaine :
Le feu des glaives monte au ciel ; la terre, pleine
D’une splendeur d’airain, sous les pieds des soldats
340Tremble, et l’écho frappé par la voix des combats
La rejette en clameur aux voûtes étoilées.
Il est tel mont, pourtant, d’où l’éclair des mêlées
Semble aux yeux une tache immobile, lueur
Fixée en quelque point du sol inférieur.

Poursuivons. Revenant aux germes, aux principes,
Je cherche ce qu’ils sont, et je note en leurs types
Une diversité native ; non pas tant
Qu’il existe entre tous un désaccord constant ;
Mais nul corps de tout point n’est à l’autre identique :
La forme des facteurs ne peut donc être unique.
Quel hasard eût tissé, dans la trame sans fin,
D’un fil toujours pareil un si changeant dessin ?

Les germes, tu le sais, doivent être innombrables.
Comment leur refuser des formes dissemblables ?
Prends-moi tout ce qui vit, le genre humain, la gent
Muette des nageurs aux écailles d’argent,
Les bêtes et les fleurs ; prends les races ailées,
Gais oiseaux voltigeants sous les vierges feuillées,
Et ceux dont les étangs, les sources et les mers
360Sur leurs bords animés rassemblent les concerts ;
Chacun a sa figure et du voisin diffère.
Sans quoi, par où l’enfant connaîtrait-il la mère,
Et la mère l’enfant ? Instinct commun à tous,
Qui ne manque pas plus aux animaux qu’à nous.
Souvent au seuil des dieux, paré pour l’hécatombe,
Devant l’autel qui fume, un jeune taureau tombe,
Exhalant par sa plaie une écume de sang.
Et la mère orpheline, en tous lieux dispersant
L’empreinte de son pied fourchu, marche, regarde,
Explorant tout des yeux, si quelque ombre lui garde
Son fils perdu. Parfois, elle attend ; ses regrets
De longs gémissements remplissent les forêts.
En sa perte absorbée, elle court à l’étable.
Rien ne distrait son cœur du souci qui l’accable.
Fermes gazons nourris de rosée, arbrisseaux
Tendres, fleuve à plein bord roulant ses claires eaux,
Sur ce mal obstiné tous les charmes échouent.
Voit-elle dans les prés d’autres taureaux qui jouent ?
Vaine diversion ! Ce qu’elle cherche, c’est
380Quelque chose de sien, et qu’elle connaissait.
L’agneau mutin s’attache à la brebis bêlante,
Et le tendre chevreau suit d’une voix tremblante

Sa mère au front cornu. Chacun trouve et connaît,
La Nature le veut, sa mamelle et son lait.
Choisis, non entre tous, mais dans la même espèce,
Un épi ; si semblable aux autres qu’il paraisse,
Il a ses traits à lui, qui ne sont pas les leurs.
Sur le sein de la terre, ainsi, de cent couleurs
Peignant le sable mou, luisent ces coquillages
Que le flot calme laisse aux courbes des rivages.
Quel maître aux éléments défend de varier ?
Ils sont parce qu’ils sont. Nulle main d’ouvrier
Dans un moule commun n’a fondu les principes.
Je dis que leur figure admet différents types.

Et tout s’explique ainsi. Le feu du ciel, l’éclair
Subtil et pénétrant porte plus loin dans l’air
Que le nôtre, nourri de bois ou de résine.
Pourquoi ? c’est qu’il est fait de matière plus fine.
Il traverse aisément des pores trop étroits
400Pour le nôtre, épaissi de résine ou de bois.
La corne, qui ne peut arrêter la lumière,
Rejette l’eau. Pourquoi ? Texture moins grossière,
La fluide clarté passe où l’eau tombe en vain.
Du filtre en un moment nous voyons fuir le vin.
Mais l’huile est paresseuse et coule goutte à goutte.
C’est que ses éléments sont plus épais sans doute
Ou plus enchevêtrés ; leurs angles résistants
Se mêlent, sans pouvoir se séparer à temps
Pour que, dans le trajet, les atomes de l’huile
Trouvent chacun sa voie aux pores de l’argile.

Autre exemple. Le lait et le miel onctueux
Laissent dans notre bouche un goût délicieux.
Bois-tu l’absinthe amère ou l’âcre centaurée ?
Ta lèvre se tordra, de leur fiel pénétrée.
Rien de plus naturel. Ce qui flatte nos sens
Est fait de corps polis, sphériques et glissants ;
Mais les rudes boissons, les sucs au goût sauvage
Sont d’atomes crochus le tenace assemblage.
Nos sens doivent pâtir de leur contact amer,
420Qui déchire en passant les fibres de la chair.

Bref, toute impression, bonne ou mauvaise, implique
Un désaccord certain dans la forme atomique.
Quand l’aigre scie éclate en rauques sifflements,
Irons-nous la former d’aussi doux éléments
Que la corde où s’éveille et tendrement soupire
L’air par d’agiles doigts figuré sur la lyre ?
Quoi ! les parfums d’encens par l’autel exhalés,
Quoi ! les jeunes safrans sur la scène effeuillés,
Et le cadavre noir que le bûcher calcine,
Des mêmes éléments frapperaient ta narine ?
Compare au doux régal des riantes couleurs
L’éclat dont la piqûre arrache aux yeux des pleurs,
Les teintes d’aspect faux ou sombre ; ces contraires
Par la forme et le fond peuvent-ils être frères !
Non ! Tout contact heureux vient d’atomes glissants,
Et, sans quelque rondeur, rien ne flatte les sens ;
Toute impression dure est dure dans ses causes
Et veut quelque rudesse en la trame des choses.

Disons qu’il est aussi des germes ambigus,
440Ni tout à fait polis, ni tout à fait aigus,
Qui, dressant à moitié leur pointe minuscule,
Chatouillent sans blesser. L’aunée et la fécule
Doivent leur saveur mixte à ces combinaisons.

Enfin, les feux cuisants, les rigides glaçons,
N’ont ni les mêmes dents ni la même morsure ;
Et l’épreuve du tact est là qui nous l’assure.
Le tact, par tous les dieux, le tact, vrai sens du corps,
Juge l’impression, choc venu du dehors
Ou contre-coup secret d’une blessure intime ;
Soit que de notre chair Vénus féconde exprime
Les sucs générateurs, soit qu’un mal sourd entre eux
Choque les éléments confus et douloureux ;
Comme il peut t’arriver, lorsque ta main t’échappe
Et, tombant sur toi-même, en quelque endroit te frappe.
Ainsi les éléments, j’en atteste les faits,
Sont divers en leur forme ainsi qu’en leurs effets.

Considère les corps d’aspect rude et compacte :
L’étroit enlacement de crocs pressés contracte
Leur substance en faisceaux noués profondément.
460En tête de ces corps marche le diamant,
À tous les coups rebelle, et l’airain, qui s’emporte
En lamentations lorsque tourne ta porte,
Et le silex robuste et l’inflexible fer.
Quant aux fluides purs, comme l’onde et l’éther,
Leurs atomes sont ronds, leur substance est polie ;
Leurs globules fuyants, que nul crochet ne lie,

Roulent selon leur pente en flots pulvérisés.
Tous ces groupes enfin qui, tout à coup brisés,
S’échappent en tous sens, vapeur, fumée ou flamme,
Bien que tout ne soit pas rond et lisse en leur trame,
De nœuds trop forts non plus ne sont pas attachés :
Ce qui pique nos sens traverse les rochers.
Leurs germes ne sont pas adhérents et tenaces,
Puisqu’un souffle de vent les disperse. Leurs faces
Présentent, non des crocs, mais des aiguillons droits.

Le fluide et l’amer se combinent parfois,
Comme dans l’eau marine. Eh bien ! le fait s’explique :
Ce qui blesse est aigu, ce qui glisse est sphérique.
Les deux types mêlés ne s’enchevêtrent pas ;
480Nul besoin de crochets ; ils vont du même pas ;
Il en résulte un corps qui déchire et qui coule,
Acide puisqu’il mord, globuleux puisqu’il roule.
Fais mieux. Prends sur le fait ces crocs et ces rondeurs
Que Neptune amalgame en ses acres sueurs.
En les désagrégeant, distingue leur nature.
La terre qui boit l’onde en la filtrant l’épure
Et dans ses réservoirs la distille sans fiel ;
L’amère aspérité des principes du sel
Dans les pores du sol les arrête au passage.

De ces enseignements découle et se dégage,
Corollaire certain, une autre vérité :
Des types différents le nombre est limité.
Sans quoi nous pourrions voir la forme de tel germe
Exiger le concours d’accessions sans terme.

La loi des éléments c’est l’exiguité.
Leur petitesse exclut tant de diversité.
Coupe en trois, coupe en cinq leur substance indivise ;
Intervertis en l’ordre ; essaie, invente, épuise,
En plaçant à ton gré ces minimes fragments,
500Les possibilités de leurs agencements.
Fais-les passer de bas en haut, de gauche à droite :
Hors d’une aire en tout sens également étroite,
Tout changement implique accroissement de corps.
Toute nouvelle forme et tous nouveaux rapports
Vont réclamer l’appoint de parcelles nouvelles
Qui, de quelque élément, si minces fussent-elles,
Porteraient la grandeur jusqu’à l’immensité.
Ce qui ne se peut point, nous l’avons constaté.
L’atome donc repousse et son nom même nie
Une diversité de formes infinie.

Autrement, la splendeur des robes d’Orient,
Le dos des paons, qui traîne un manteau si riant,
Et la pourpre superbe, honneur de Mélibée,
Des sucs thessaliens du murex imbibée,
Par quelque éclat plus vif pâliraient éclipsés.
L’ambre en parfum, le miel en saveur dépassés
Tomberaient en mépris. Le chant divin qu’inspire
Le souffle d’Apollon aux cordes de la lyre
Se tairait, et le cygne avouerait un vainqueur.
520Tout monterait sans fin de l’exquis au meilleur ;
À moins que, d’une marche inverse mais semblable,
Toute chose tombant du pire à l’exécrable,

Une progression de dégoût n’offensât
L’oreille ou le palais, la vue ou l’odorat.
Or rien de tel n’existe. Il est un point extrême
Où toute qualité se limite elle-même.
Conviens donc avec moi que la variété
Des formes ne sort point d’un cercle limité.

La glace et la fureur du feu marquent le terme
D’un champ qu’ouvre un excès et qu’un autre excès ferme.
Entre elles la tiédeur occupe le milieu ;
Et ses gradations vont de la glace au feu ;
Leur force est donc bornée, et remplit l’intervalle
Où siègent aux deux bouts l’une et l’autre rivale.
De là découle encore une autre vérité :
Si des types divers le nombre est limité,
Le nombre est infini des atomes semblables.
Leur tout serait borné s’ils n’étaient innombrables.
Or nous savons que rien ne borne l’univers ;
540Et peu de mots, s’il est quelque charme en nos vers,
Vont te prouver qu’il faut que les premiers principes
Soient en nombre infini dans chaque ordre de types,
Pour suffire à ces chocs qui font et qui défont
Sans trêve le tissu de l’infini sans fond.

Telle espèce vivante en nos climats est rare,
Dont la nature ailleurs se montre moins avare.
Dépaysés chez nous, ces vastes éléphants,
Armés d’étranges mains qui semblent des serpents,
Pullulent, fils du sol, sur des rives lointaines ;
Dans l’Inde, leurs milliers se comptent par centaines,

Et font un mur d’ivoire à leur pays natal,
Rempart impénétrable au monde occidental.
Tant la loi qui remplit les cadres de la vie
Peut prodiguer ailleurs ce qu’elle nous envie.
Mais va plus loin ; suppose, on t’accorde ce point,
Un être unique, seul de son sang, qui n’ait point
De pair ni de second dans le reste du monde :
Je dis que sa matière autant qu’une autre abonde ;
Qu’il ne peut, sans un nombre infini d’éléments,
560Naître, vivre, grandir, ni trouver d’aliments.
Vois-tu flotter au loin, seuls dans l’espace énorme,
Les germes destinés à cette unique forme ?
Quel hasard groupera leurs globules subtils ?
Où, d’où, par où, comment se reconnaîtront-ils,
Étrangers dans la foule en cette mer profonde ?

Ainsi, quand la tempête, en naufrages féconde,
Déchire gouvernails, mâts, antennes, haubans,
La forte mer, qui tord les poupes et les bancs,
De débris surnageants sème au loin ses rivages,
Afin que les mortels, témoins de ses ravages,
Sachent sa perfidie et sa déloyauté,
Et que nul désormais ne puisse être tenté
Par le sourire faux de sa paix meurtrière ;
Dans ses convulsions ainsi l’ample matière
Doit disperser au loin sur l’infini des temps,
Si leur nombre est borné, les atomes flottants,
Sans union possible ou durable, sans force
Contre la décroissance et l’éternel divorce.

580Et c’est ce qui n’est pas. Un assidu concours,
Groupant les corps accrus, en maintient les contours.
Tu le vois, le fait même, en limitant leurs types,
Proclame illimité le nombre des principes.
De là vient que nul choc, nul effort dissolvant
Ne peut tuer d’un coup tout un genre vivant,
Et qu’il n’est pas de force et d’activité mère
Qui puisse éterniser une forme éphémère.
C’est une lutte égale où les deux combattants
Se balancent depuis l’origine des temps ;
Le vaincu se relève et le vainqueur succombe ;
Le berceau vagissant alterne avec la tombe ;
L’aube chasse la nuit, la nuit succède au jour,
Et nulle heure ne vient sans mêler à son tour
Aux clameurs des enfants qui sortent des ténèbres
Les sanglots, compagnons des angoisses funèbres.
Retiens ce point encor, qu’au fond de ton esprit
D’un trait durable et clair je voudrais voir inscrit :
Dans les êtres connus, rien dont la trame entière
Consiste en une seule espèce de matière ;
Rien qui ne soit un groupe, un concours d’éléments ;
600Et plus de facultés, d’aspects, de mouvements,
S’assemblent dans un corps, plus règne en ses principes
Une variété de genres et de types.

Commençons par la terre. Elle enferme en ses flancs
La source de ces eaux dont les tributs roulants
Renouvellent la mer immense ; elle recèle
La flamme qui du sol par cent bouches ruisselle,

Ces feux que des Etnas vomissent les fureurs ;
Elle possède enfin les semences des fleurs
Et des blondes moissons, les germes des feuillages
Mouvants, des fruits heureux et des frais pâturages :
De quoi sustenter l’homme et les bêtes des monts.
Ce n’est donc pas à tort que nous la proclamons
Mère auguste des dieux, des hommes et des êtres,
Et qu’elle est apparue aux chantres grecs nos maîtres
Haut montée en un char traîné par deux lions.
Car la terre, pendante au sein des régions
Célestes, ne saurait s’asseoir sur elle-même ;
Et ses lions domptés sont l’évident emblème
Des cœurs durs amollis par les soins maternels.
620Les cités qu’elle abrite en des forts naturels
À son front ont valu la couronne murale
Qui de loin aux terreurs populaires signale
Son marbre solennel en triomphe porté.
De là son culte antique et partout respecté.
Ses prêtres et son nom rappellent la Phrygie,
Où les traditions veulent que sa magie
Pour le donner au monde ait évoqué le blé.
Ces galles furieux, cortège mutilé,
Semblent crier : enfants ingrats envers vos pères,
Insensés contempteurs du culte de vos mères,
Vous ne méritez plus d’engendrer des humains !
Et la peau des tambours tonne au choc de leurs mains,
Et la cymbale éclate, et les cornets farouches
Avec le fifre aigu glapissent sous les bouches ;
Le mode phrygien exalte leur fureur ;
La pique au bras, joyeux, ils courent ; et l’horreur

Effare et traîne aux pieds de la Mère Idéenne
L’ingratitude impie et le vice et la haine.
Muette, elle s’avance à travers la cité,
640Aux âmes comme aux corps dispensant la santé.
Semés sur son chemin, l’or et l’argent résonnent ;
D’un nuage odorant les roses la couronnent,
Voilant la grande Mère et ses prêtres armés.
Alors ces furieux, que les Grecs ont nommés
Curètes phrygiens, dans une étrange danse,
Ivres de sang, des mains et du front en cadence
Heurtent d’affreux cimiers et des chaînes de fer.

Tels les enfants gardiens de l’enfant Jupiter,
Les Curètes crétois, choquaient en chœurs rythmiques
L’airain des boucliers contre l’airain des piques,
Dérobant sa voix grêle à Saturne affamé,
Dont la dent parricide eût sans eux imprimé
Dans le sein d’une mère une marque éternelle !
Tels, de leur danse armée ils entourent Cybèle,
Comme pour enseigner à tout homme de cœur
À s’armer pour sa mère et son pays, vengeur
Du sol et des parents qu’honore son courage.

C’est là d’esprits subtils l’ingénieux ouvrage,
Fait de fiction pure et non de vérité.
660Les dieux vivent en paix dans l’immortalité ;
Satisfaits de leurs biens, ils n’en cherchent pas d’autres ;
Et, libres de tous maux, ils ignorent les nôtres ;
Ni vice ni vertu, ni pitié ni courroux
N’ont de prise sur eux, ils sont si loin de nous !

La terre n’est, au fond, qu’une insensible masse ;
Mais les germes distincts que sa structure embrasse
Font apparaître au jour mille produits divers.
Veux-tu nommer les blés Cérès, et l’eau des mers
Neptune ? Tu le peux. Bacchus à ton oreille
Sonne-t-il mieux que vin ou que liqueur vermeille ?
Soit. La terre à son tour, par la grâce d’un nom,
Devient mère des dieux : qu’importe ? On sait que non.

Je reprends. Tu peux voir qu’un même champ rassemble
Des animaux dont nul à l’autre ne ressemble ;
La laineuse brebis, les belliqueux chevaux,
Les bœufs haut encornés, boivent les mêmes eaux,
Respirent le même air ; mais en eux rien n’efface
Les traits de leur nature et les mœurs de leur race.
Tant d’éléments divers se sont agglomérés
680Pour former chaque fleur et chaque herbe des prés !
Dans un seul corps vivant, que d’agents, que d’organes :
Humidité, chaleur, os, veines, sang, membranes,
Tous objets différents où se trouvent liés
Des types spéciaux d’éléments variés !
Les tissus dont le feu rompt et dissout la trame
Au moins portaient en eux des semences de flamme,
De quoi lancer un feu, répandre une lueur,
Jaillir en étincelle et voler en vapeur.
Un examen pareil en toute autre substance
Découvrira toujours la multiple existence
De principes sans nombre et de types distincts.

Souvent par un seul corps à la fois sont atteints

L’odorat et le goût. Telles sont ces victimes
Que l’épouvante aux dieux offre en retour des crimes.
Comme d’effets divers divers sont les auteurs,
Que la saveur s’arrête où passent les senteurs,
Qu’aux sucs ne convient pas la marche des arômes,
Reconnaissons en eux plusieurs genres d’atomes.
Divers types formels combinent leurs rapports,
700Et c’est de leur concert que résultent les corps :
Considère un moment ces vers ; chacun renferme
Maint élément vocal commun à plus d’un terme.
Conclus-en que les mots aussi bien que les vers
Ne sont constitués que d’éléments divers ;
Non qu’on remarque tant de sons élémentaires,
Ou qu’on ne puisse, avec les mêmes caractères,
Former deux mots, deux vers, peu semblables pourtant ;
Le trait qui les sépare en est-il moins constant ?
Ainsi l’on peut compter, chez un grand nombre d’êtres,
Maint élément commun à tous, comme les lettres ;
Ce qui diffère en eux, c’est le groupe total,
La somme : d’où j’induis que l’homme, l’animal
Et la plante sont nés de différents principes.
Il s’en faut que tout corps puisse unir tous les types.
Quels monstres imprévus naîtraient de ces hymens !
Hommes presque animaux, animaux presque humains,
Rameaux puissants jaillis de vivantes poitrines,
Corps terrestres greffés sur des formes marines.
Les Chimères, paissant les générations,
720Sur un sol sans mesure en ses créations
Exhaleraient le feu de leurs gueules voraces.
Et c’est ce qui n’est pas. Les êtres ont leurs races ;

Ils gardent en croissant le type maternel,
De principes certains héritage éternel.

En tout corps, c’est la loi fatale et manifeste,
De tous les aliments ne pénètre et ne reste
Que ce qui s’associe à son travail vivant.
Les germes étrangers sont rejetés au vent ;
D’infatigables chocs dispersent en poussière
Des germes superflus dont l’inerte matière,
Incapable de vivre, a tenté vainement
D’entrer dans un contour et dans un mouvement.
Et ne crois pas ces lois aux seuls vivants bornées.
Elles dominent tout. Car les choses sont nées
Chacune avec leur genre et leur trait spécial.
Le fait qui les distingue est donc primordial :
C’est la diversité formelle des principes.
Non pas qu’il soit besoin d’un grand nombre de types ;
Mais nous voyons que rien ne concorde en tout point.
740À la variété des atomes se joint
Celle des poids, des chocs, des concours, des distances
Et des directions, qui, plus que les substances,
Imprime dans chaque être un type essentiel,
Fait que la mer est mer et que le ciel est ciel,
Et qui leur interdit d’empiéter sur la terre.

Mais, poursuis avec moi l’étude qui m’est chère.
Quand tu vois un objet blanc ou noir, ou vêtu
De telle autre couleur, en vain prétendrais-tu
De germes blancs ou noirs constater l’influence :
La matière en sa trame est neutre et sans nuance ;

Entre ses éléments et les teintes des corps
Il n’est pas de contraste, il n’est pas de rapports.
L’esprit, dis-tu, ne peut concevoir l’incolore ;
Erreur : l’aveugle né, qui dès l’enfance ignore
Les couleurs des objets et la clarté du jour,
Connaît par le toucher, juge par le contour.
Ainsi donc, l’incolore, offre aux sens quelque prise
Et se traduit pour nous en notion précise.
Nous-mêmes, qui voyons, aveuglés par la nuit,
760À défaut de couleur, la forme nous instruit ;
Tu sens, tu reconnais ce que ta main rencontre.
Ce que montre le fait, la raison le démontre.
Telle couleur s’altère en toute autre couleur ;
Il n’en peut être ainsi d’un germe créateur :
S’il ne reste jamais identique à lui-même,
Le grand tout sombrera dans le néant suprême.
Ce qui brise le moule où sa loi l’a fixé,
Comme s’il n’était pas, rentre dans le passé :
Donc, si tu ne veux pas que tout s’anéantisse,
N’attache à nul atome une couleur factice.

La couleur peut manquer, du reste, aux corps premiers :
Ne sont-ils pas pourvus de types variés,
Formes dont le concours enfante les nuances ?
Tout dépend de leur ordre et de leurs alliances,
Des chocs, des contre-coups qu’ils échangent entre eux.
Tu t’expliques ainsi que, du noir ténébreux,
Le même objet soudain passe au blanc de la neige,
Lorsque la mer revêt, sous le vent qui l’assiège,

L’éclatante blancheur de ses flots écumants.
780Tu peux dire, il est vrai, que certains changements,
Des mélanges nouveaux, un ordre qui diffère,
Certains germes acquis ou perdus, ont pu faire
D’une teinte assombrie une blancheur de lait.
En effet, si la mer immense ne roulait
Que des atomes bleus, comment blanchirait-elle ?
Quel choc altérerait leur couleur naturelle ?
Tu pourrais les troubler de fond en comble, mais
Les teindre en argent pur, mais les blanchir, jamais.
Or, si l’aspect des mers, en son unité sombre,
Admet des éléments teints de couleurs sans nombre,
Comme un cercle, un carré, parfait en soi, comprend
Maint fragment étranger, maint type différent ;
Il faudra que, du moins, les teintes partielles
Apparaissent aux yeux, distinctes et réelles,
Dans toute couleur franche et dans le bleu des mers,
Comme font d’un carré les composants divers.

Encor peut-on grouper vingt figures en une
Sans changer le contour de la forme commune ;
Mais vingt tons détruiraient l’unité de couleur.
800La raison dont parfois l’apparente valeur
Nous porte à colorer les principes des choses
Tombe, et n’en disparaît que mieux, si tu supposes
Que les corps blancs ou noirs ne sont pas nets et purs,
Faits chacun d’éléments tous blancs ou tous obscurs,
Si tu ne vois en eux qu’un concours de nuances.
Rebelle à ces viols, à ces mésalliances

De tons sombres ou noirs qui terniraient sa fleur,
Le blanc naîtrait plutôt de germes sans couleur.

Mais la couleur enfin n’est pas, sans la lumière,
Qualité qui n’a rien d’une essence première.
C’est pourquoi nulle teinte en l’atome ne luit.
Que serait la couleur dans l’ombre de la nuit,
Elle qui change avec la lumière inégale
Et reflète sa chute oblique ou verticale ?
Ainsi, sous le soleil, le chatoyant duvet
Qui forme le collier des colombes, revêt
Les flammes du rubis et de la pourpre chaude,
Tourne au corail plus doux et passe à l’émeraude.
Ainsi, lorsque le jour ruisselle à flots des cieux,
820Le paon fait miroiter son manteau radieux.
Puis donc que la clarté par son choc les révèle,
Je dis que les couleurs n’existent pas sans elle.
Comment les sentons-nous ? par une impression,
Un choc, de contours blancs ou noirs. La vision
N’est que le tact de l’œil ; au fond c’est d’une forme
Et non d’une couleur que le tact nous informe ;
Pour lui la forme est tout, la teinte est sans valeur :
Les éléments n’ont donc nul besoin de couleur ;
Leur effet sur nos sens change avec leur figure.

Suffit-il d’établir que nul pacte n’assure
À telle ou telle forme un genre de pigment,
Et qu’à toute couleur convient tout élément ?
D’où viendrait que tout corps dans la nature entière
N’aurait pas l’avantage acquis à sa matière

D’arborer cent couleurs pêle-mêle et sans choix ?
Que du vol des corbeaux ne tombât point parfois
Quelque blancheur subite en leur plumage empreinte ;
Qu’un germe noir soudain ou de quelque autre teinte
Ne fît point par instant du cygne un oiseau noir ?
840Eh ! bien, divise un corps en fragments : tu peux voir
Que, plus chaque parcelle est subtile et menue,
Plus la couleur s’efface en elle et s’atténue.
Ainsi, pulvérisé, s’éteint l’éclat de l’or ;
La pourpre de Sidon, plus radieuse encor,
Pâlit, quand fil à fil sa trame se dissipe.
C’est donc qu’avant d’atteindre à l’atome, au principe,
En chemin tout entière expire la couleur.

Tous les corps, n’est-ce pas ? n’émettent point d’odeur
Ou de son. Tous les corps, encor moins les atomes,
Ne possèdent donc pas des sons ou des arômes.
Chez d’autres la couleur, par la même raison,
Peut manquer, comme ici le parfum et le son.
Car l’œil ne saisit pas tous les corps. Mais l’étude
Les atteint, les connaît sans moins de certitude
Que d’autres corps privés d’autres traits distinctifs.
Et ne crois pas d’ailleurs, qu’aux éléments natifs
La couleur manque seule ; en eux rien de sonore ;
L’atome est dénué de tout suc ; il ignore
La chaleur ou la glace et la molle tiédeur ;
860Et de son propre corps n’émane aucune odeur.
Pour composer le nard à l’enivrante haleine,
Le nectar de la myrrhe et de la marjolaine,

Tu cherches, tu choisis d’abord, en l’épurant,
L’élément le plus neutre et le moins odorant,
Afin que nul virus n’altère et n’annihile
L’arôme pur des fleurs qui chauffent avec l’huile.
Je dis que ni le son, ni le goût, ni l’odeur
Ne sont, plus que le chaud, le froid ou la tiédeur,
Des vertus par l’atome aux choses départies.
Il n’a point et ne peut émettre de parties.
Le reste, inconsistance ou mollesse des corps,
Corruption, ne sont aussi que des rapports.
L’atome est libre et pur des maux dont les corps meurent.
Il faut que du grand tout les fondements demeurent
Immortels, si tu veux qu’un renaissant effort
Les préserve à jamais de l’incurable mort.

Donc il est avéré que les effets sensibles
Procèdent forcément de germes impassibles.
Loin d’infirmer ce fait, d’ébranler ces leçons,
880Tout ce que nous voyons, sentons et connaissons
Nous conduit par la main et nous force d’admettre
Que l’insensible est l’âme et le foyer de l’être.
Vois-tu, lorsqu’aux sillons trempés profondément
L’hiver pluvieux laisse un putride ferment,
Ces légions de vers en pleine fange écloses ?
Les vivants ne sont faits que de métamorphoses.
Fleuves, gazons, feuillage, en pâture dissous
Se changent en troupeaux, et les troupeaux en nous ;
Et nous-mêmes souvent nous enflons de nos restes
L’aigle au vol souverain et les bêtes funestes.

De tous ces corps mêlés la Nature pétrit,
Forme, entretient, la vie et les sens et l’esprit.
Ainsi, du bois épais subtilisant la trame,
Elle la change en souffle et la déploie en flamme.
Tant importent les chocs, les groupes, les tissus,
L’ordre, les mouvements imprimés ou reçus,
Et les combinaisons des principes des choses !
De nos impressions quelles seraient les causes ?
Rien n’émeut les esprits, rien ne frappe les cœurs ;
900Ou le sensible naît d’insensibles facteurs.
Car il ne suffit pas pour engendrer la vie
Qu’à la pierre ou qu’au bois le limon s’associe.
Mais, j’en prends ta mémoire à témoin, ai-je dit
Qu’au hasard, tout mélange en tout moule fondît
Des êtres animés pourvus de sens ou d’âme ?
Ou bien qu’il importât d’examiner la trame,
Le nombre, les rapports, l’ordre, les mouvements,
Concours générateur qui manque aux éléments
De la glèbe et du bois ? L’humide pourriture
Peut de ces mêmes corps animer la structure
Et leur faire engendrer des vers ; mais c’est qu’alors,
Des atomes entre eux renversant les rapports,
Quelque pacte nouveau justement les convie
À se grouper dans l’ordre où se produit la vie.

Former les corps sentants de corps sensibles, faits
D’autres corps sensitifs, c’est changer des effets
En causes, et l’atome en substance aussi molle
Que les viscères mous dont jamais ne s’isole

Le sentiment : vaisseaux, muscles, nerfs, tous mortels.
920Mais soit, ces objets mous, faisons les éternels :
Ont-ils le sens complet de corps comme les nôtres,
Ou d’un organe seul ? Or, détaché des autres,
L’organe ne sent point ce que son voisin sent ;
À sentir par lui-même il demeure impuissant :
Suppose la main seule et du corps séparée ;
Toute sensation lui sera retirée.
Reste à voir dans l’atome un instar d’animal
Doué d’un sentiment complet, total, normal.
Mais pourra-t-il encor passer pour un principe ?
S’il vit, tout ce qui vit de la mort participe :
Vivant, mortel, ce n’est qu’une chose en deux mots.
Agite, choque, unis ces germes : animaux,
Que feront-ils de plus qu’une foule vivante ?
Diras-tu que Vénus n’est point assez savante ?
Prends le bœuf, le lion, l’homme : toute union
Entre eux n’engendrera que bœuf, homme ou lion.
Mais ce sens, nous dit-on, l’atome l’abandonne ;
Il l’a ; mais il l’échange. Est-ce ainsi que l’on donne
Pour reprendre ? À quoi bon ? Au reste, quand les œufs
940En oisillons vivants éclatent sous nos yeux,
(J’avais omis ce trait), lorsque l’humide fange,
Sous le ferment des eaux, en vermine se change,
Nous prenons sur le fait, et dans l’enfantement,
L’insensibilité, mère du sentiment.

Le sensible, a-t-on dit, naît bien de l’insensible ;
Mais par un changement que l’essence invisible

Opère en elle avant que l’être ait vu le jour,
La réponse est aisée, et je prouve à mon tour
Que les formations précèdent les naissances,
Que tout changement suit un concours de substances,
Que nul corps ne perçoit d’impressions, avant
Que, pour constituer l’édifice vivant,
Accourus de l’éther, du sol, du feu, des ondes,
Ses germes aient groupé les rencontres fécondes
D’où vont jaillir les sens, ces flambeaux allumés
Pour veiller au salut des êtres animés.
À peine l’être vit, une atteinte trop forte
Le terrasse ; et voilà qu’un tourbillon emporte
Tous les sens confondus, et l’âme avec le corps.
960L’ordre des éléments est dissous ; les ressorts
De la vie, arrêtés dans la structure entière,
Laissent l’ébranlement pénétrer la matière.
L’âme enfin rompt le nœud des mailles de la chair
Et, lancée en tout sens se disperse dans l’air.
Et qu’attendre d’un choc ? La perte, la ruine,
La dislocation de toute la machine.
Quelquefois cependant, sous un coup moins brutal,
Les restes ranimés du mouvement vital,
Apaisant du combat l’horreur tumultueuse,
Triomphent de la mort presque victorieuse ;
Ils triomphent ; tout rentre en sa route, et l’instinct
Vient rallumer des sens le flambeau presque éteint.
Sinon, comment pourrait l’âme au trépas ravie
Des portes du tombeau revenir à la vie,
Elle, si près du terme où conduit tout chemin !
Au lieu de s’en aller où nous irons demain ?

La douleur, c’est l’assaut des forces destructives,
L’angoisse qui, du corps gagnant les œuvres vives,
Dans leurs sièges profonds trouble les éléments.
980C’est l’ordre rétabli dans tous les mouvements
Qui fait la volupté. De là cet axiome :
Ni plaisir, ni douleur n’ont prise sur l’atome.

Le germe est simple. En lui nul mélange de corps,
Rien qui puisse souffrir de brusques désaccords,
Ou de l’apaisement goûter la jouissance.
Tout sentiment est donc exclu de son essence.
Quoi donc ! Si, pour sentir, les êtres animés
D’atomes sensitifs devaient être formés,
Les éléments humains dont notre être est la somme
Trembleraient, secoués par un vrai rire d’homme ;
Sur leur contour ému ruisselleraient des pleurs.
De leurs germes premiers, des concours créateurs,
Nous verrions disserter entre eux ces grains de sable !
Dès qu’on les assimile à l’être périssable,
Ils sont comme lui nés d’autres germes, produits
D’éléments composés. Va plus loin ! Je te suis.
Partout où tu diras : ceci rit, parle ou pense ;
Ses germes, répondrai-je, ont la même puissance.
Démence que cela ! Fureur d’égarement !
1000Si donc tu peux penser et parler doctement
Sans atomes diserts ou raisonnants, et rire
Sans éléments rieurs, je reviens à mon dire :

Tout sens est l’attribut d’un agrégat charnel ;
L’atome est insensible afin d’être éternel.

Vivants, nous avons tous un seul et même père,
Le ciel ; et quand la terre, universelle mère,
De la liqueur céleste a reçu le dépôt,
Son giron fécondé par les gouttes d’en haut
Enfante les blés d’or et les riants feuillages,
Les races des humains et les bêtes sauvages.
Puisqu’elle offre à leur faim de quoi nourrir leurs corps,
De quoi charmer la vie et remplacer les morts,
Qui lui refuserait ce nom sacré de mère ?
Quand la terre a repris ce qui vient de la terre,
Le ciel aussi recueille en ses calmes hauteurs
Ce qu’il nous a versés de germes créateurs.
Ces atomes flottants sur les contours de l’être
Semblent naître soudain et soudain disparaître ;
Mais ne va pas douter de leur éternité.
1020La mort brise leurs nœuds et non leur unité.
La mort, sans entamer la matière des choses,
Règle à son gré le cours de leurs métamorphoses,
Échange les tissus, les formes, les couleurs,
Prête et reprend les sens qu’elle reporte ailleurs.
Tout gît dans les rapports et dans les résistances
Qu’imprime et que transmet le concours des substances.
Car la trame diffère et le fil est pareil.
La mer, les eaux, le ciel, la terre et le soleil
Sont frères des moissons, des plantes et de l’homme.
Ainsi des éléments dont mon vers est la somme ;
Quelquefois différents, communs pour la plupart,
Leur valeur est dans l’ordre où les dispose l’art.
C’est ainsi que partout opère la Nature :
Avec les mouvements des germes, leur figure,

Leurs distances, leurs poids, leurs chocs et leurs accords,
Varie incessamment la figure des corps.

Plus que jamais écoute, et que ton esprit veille !
D’étranges vérités vont frapper ton oreille ;
À tes yeux va s’ouvrir un nouvel horizon.
1040Mais il n’est fait si simple auquel notre raison
Ne refuse de croire et tout d’abord se rende,
De même qu’il n’est pas de merveille si grande
Qui n’use avec le temps nos admirations.
Tel est le pur éclat du ciel, tous ces rayons
D’astres épars au loin qu’il rassemble en ses plaines,
La lune et le soleil, ces clartés souveraines.
Suppose, si tu peux, ces prodiges soudains
Pour la première fois livrés aux yeux humains :
Quel spectacle plus beau, mieux fait pour nous surprendre,
Auquel les nations osassent moins s’attendre ?
Mais les yeux, aujourd’hui, rassasiés et las
De leur étonnement, ne daignent même pas
Se lever vers l’azur de la voûte suprême.
Ne va donc point, troublé par leur nouveauté même,
Rejeter mes leçons. Non, suis-les pas à pas ;
D’un jugement hardi pèse leurs résultats,
Faux pour t’armer contre eux, mais vrais pour t’y soumettre.
J’aborde l’infini. Mon audace pénètre
Hors de ce monde, au fond des espaces cherchant
1060Jusqu’où va le regard de l’esprit et quel champ
S’ouvre à l’essor du rêve, au libre vol de l’âme,
Ce qui siège au delà des murailles de flamme !

La Nature avec moi le crie : autour de nous,
En large comme en long, dessus comme dessous,
L’infini se déploie, et l’évidence inonde
D’une pleine clarté l’immensité du monde.
Or, comment supposer, quand si profondément
L’espace illimité s’ouvre et qu’un mouvement
Éternel et divers en ses gouffres immenses
Dissémine le vol d’innombrables semences,
Qu’il ne se soit formé qu’une terre et qu’un ciel ?
Quoi ! stérile rebut du fonds substantiel,
Tant de germes, pareils à ceux dont la Nature
Au hasard, à tâtons, combina la structure,
Dont les chocs spontanés ont fondé l’univers,
La terre et les vivants et les cieux et les mers,
N’auraient en aucun lieu condensé leur poussière !
Non, non. Il est ailleurs des amas de matière,
Des mondes habités, frères de ce séjour
1080Dont notre éther embrasse et maintient le contour.

Quand l’atome est en nombre et la carrière prête,
Il faut, et nul pouvoir, nul retard ne l’arrête,
Il faut que l’être naisse et que la chose soit.
Quand ce nombre est si grand qu’à peine il se conçoit,
Qu’avant de le compter s’useraient mille vies,
Les semences des corps, incessamment servies
Par l’immanent pouvoir qui les groupe en ces lieux
Dans leur ordre présent, doivent sous d’autres cieux
Produire, conviens-en, d’autres terres, domaines
D’autres corps animés, d’autres races humaines.

Au reste, il n’est point d’être unique en l’univers
Qui grandisse isolé sans famille et sans pairs.
Tous relèvent d’un genre et tous ont des semblables :
Regarde les vivants, ces bêtes innombrables,
Qui hantent les forêts et les monts, ces oiseaux,
Ces poissons écailleux, peuples muets des eaux,
L’homme enfin : chaque espèce a sa marque commune.
Ainsi, loin d’être seuls, il faut bien que la lune
Et le soleil, la terre et la mer et le ciel
1100Soient en nombre infini dans l’ordre universel.
En eux l’individu, comme l’espèce entière,
Marqué du sceau profond qu’imprime la matière
À tous les corps vivants dont elle est le support,
Soumis à la naissance est sujet à la mort.
Au temps où se formaient le ciel, la terre et l’onde,
Quand le premier soleil eut lui sur notre monde,
Autour de notre sphère afflua du dehors,
Du grand tout émanée, une foule de corps,
D’atomes suspendus, de quoi nourrir la terre
Et les eaux, soutenir la voûte planétaire
Et sur nos fronts dresser les palais du ciel bleu.
Les chocs, distribuant chaque chose en son lieu,
Poussent les éléments où leur loi les réclame,
Les terrestres au sol, les ignés à la flamme,
Les fluides à l’air, les humides à l’eau,
Jusqu’à ce que tout corps ait atteint le niveau
Qu’il ne dépasse pas, le terme et la mesure
Qu’aux formes qu’elle crée a fixés la Nature ;
Jusqu’à cette heure enfin où le tissu vital,
1120Gagnant moins qu’il ne perd, marche au déclin fatal,

Heure où la vie oscille, où la Nature même
À sa force expansive impose un frein suprême.

Tout ce que nous voyons, d’un pas allègre et sûr
Par degrés s’élevant, monter à l’âge mûr
Perd moins qu’il ne reçoit. Les aliments, sans peine
Dans le corps retenus, coulent de veine en veine ;
Et la cohésion des organes suffit
À proportionner la dépense au profit.
Car si maint élément des contours se dégage,
Si nous perdons beaucoup, nous gagnons davantage,
Jusqu’au point culminant que nul ne peut franchir.
C’est là que les ressorts commencent à fléchir,
Que vers l’autre versant l’âge adulte décline.
Ce qui ne s’accroît plus penche vers sa ruine.
Plus large est la surface et plus ample est le bloc,
Plus il perd d’éléments détachés par le choc.
Les sucs réparateurs sont taris dans leur source ;
Des vaisseaux appauvris qui retardent leur course
Ils s’échappent à flots, sans retour, sans reflux,
1140Et les vides ouverts ne se réparent plus.
Dés lors, il faut mourir. Rien ne refait la trame
Du corps raréfié que la vieillesse affame.
L’acharnement des chocs, les assauts du dehors,
Ne cessent d’en troubler, d’en broyer les ressorts.
La vie, enfin, s’écoule et périt tout entière.

Ainsi doivent pourrir et crouler en poussière
Les murailles d’un monde assiégé par la mort.
Rien ne dure et ne tient sans l’assidu renfort

D’aliments nourriciers. Vain labeur ! les viscères
S’usent à charrier tant de sucs nécessaires,
Et la Nature aussi s’épuise à les fournir.
Déjà la terre est vieille et ne peut rajeunir.
Elle n’enfante plus que de chétives formes,
Elle qui donnait l’être à tant de corps énormes,
Et de la vie au loin répandait le trésor !
Car ce n’est pas le ciel qui, par un câble d’or,
Fit descendre en nos champs toute race mortelle ;
Ni le ressac des flots sur les rochers. C’est elle,
Qui tira les vivants du sein qui les nourrit,
1060Elle, dont le travail spontané leur offrit
Les brillantes moissons et la vigne et la joie
Des fécondes amours et l’herbe qui verdoie !
Aujourd’hui nous luttons contre ses flancs ingrats ;
Elle accable nos bœufs, elle épuise nos bras ;
À peine elle fournit du fer à nos charrues ;
Son produit moindre insulte à nos sueurs accrues.

Déjà le laboureur robuste, las de voir
Tout son travail se perdre et tomber son espoir,
Triste, hoche la tête et soupire, et compare
Le passé généreux à notre temps avare.
Il se prend à vanter le sort de ses aïeux,
Disant que ces anciens, cœurs simples et pieux,
En des champs plus petits, certes, mais plus fertiles,
Sous l’œil des immortels coulaient des jours faciles.
Il ne sent pas que tout décline et, sous l’effort

Des ans, roule sans trêve à l’écueil de la mort !
Mais nous le savons, nous ! Il suffit. La Nature
Échappe à ses tyrans superbes ; elle dure
Par sa force ; elle agit spontanément, sans dieux.

1180Par l’éternel loisir du calme insoucieux
Où vous vivez, dieux saints, par vos âmes sereines !
Qui de vous, qui, saurait, prenant en mains les rênes,
Diriger l’infini, somme des univers,
Faire à la fois tourner tous les cieux et, des airs,
Sur la terre exprimer le feu qui la féconde ?
Qui, présent à toute heure, en tout lieu, sur le monde
Abaissant le manteau ténébreux des vapeurs,
Secouerait l’air serein de soudaines clameurs,
Souvent pour écraser son propre temple en poudre ?
Ou fuirait aux déserts pour essayer sa foudre,
Arme qui frappe à faux et dont les coups, passant
À côté du pervers, abattent l’innocent !

LIVRE TROISIÈME

L’ÂME ET LA MORT


SOMMAIRE


Éloge d’Épicure. Exposition : maux qu’entraînent l’ignorance de la nature de l’âme et la crainte de la mort, v. 1-99. — L’âme et l’esprit, ou raison, sont des parties du corps, de structure analogue. L’esprit siège dans la poitrine ; l’âme, qui lui obéit, est répandue dans le corps, v. 100-182. — L’âme et l’esprit sont faits d’atomes très-subtils, très mobiles, v. 183-292. — Les tempéraments de l’âme, chez l’homme aussi bien que chez les animaux, sont déterminés par la proportion des éléments qui la constituent » V. 293-327. — L’âme, intimement unie au corps, est comme lui mortelle ; elle naît, croît, vieillit avec lui, en ressent les maux, en partage l’agonie, et s’en échappe avec le souffle, v. 328-556. — L’âme ne peut exister sans un corps qui la contienne et des organes qui l’impressionnent, v. 557-636. — Si elle était immortelle, il faudrait qu’elle conservât des sens après la mort, v. 637-684. — L’âme ne se souvient d’aucun fait antérieur à la vie, v. 685-694. — Autres raisons de la mortalité de l’âme, v. 695-796. — Ridicule des hypothèses sur l’entrée de l’âme dans le corps après la conception ou après la naissance, v. 797-860. — La certitude que l’âme est mortelle dissipe les terreurs de la mort, v. 861-956. — Prosopopée de la Nature à l’homme, v. 957-1004. — Il n’y a point d’enfers. Les châtiments sont sur la terre, dans la conscience, v. 1005-1049. — La mort est commune aux grands hommes et au vulgaire, v. 1050-1080. — Misère profonde de ceux qui la craignent, V. 1081-1104. — La mort est inévitable, et aussi longue pour les jeunes que pour les vieux, v. 1105-1124.






Toi qui, sur tant de nuit versant tant de lumière,
Le premier, de la vie éclairas la carrière,
J’ose poser mes pas aux traces de tes pas,
J’ose te suivre, honneur de la Grèce ! non pas
En rival, mais en fils, en disciple fidèle.
Et qui pourrait au cygne égaler l’hirondelle,
Ou les bonds des chevreaux, vacillant sur leurs pieds
Timides, à l’élan vigoureux des coursiers ?
Toi seul es l’inventeur, et tes livres sublimes
D’un père à ses enfants nous lèguent les maximes.
Au sein des fleurs l’abeille aspire son trésor :
Ainsi je me nourris de toi, de ton miel d’or,
Oui, plus digne que l’or d’une éternelle vie.

Dès que la vérité par ta bouche nous crie
Que l’immense univers n’est point l’œuvre des dieux,

Les terreurs de l’esprit se dissipent, les cieux
S’ouvrent, et, par delà les murailles du monde,
Dans le vide se meut la matière féconde.
À mes yeux apparaît la demeure des dieux,
20Riante paix qu’inonde un éclat radieux,
Que ne violent pas les vents et les orages,
Où ne tombe jamais, d’un éther sans nuages,
Le givre en flocons blancs par l’âpre hiver durci.
La Nature y répand tous ses biens. Nul souci
N’effleure le repos de ces âmes sereines.
Nulle part je ne vois les rives souterraines
Du fabuleux Cocyte, et sous notre univers.
Rien n’empêche mes yeux d’embrasser, au travers
Du vide, sous mes pieds, le mouvement des choses,
Quand je vois, par ta force, et jusqu’au fond des causes,
S’éclairer la Nature en son immensité,
Je ne sais quel frisson de sainte volupté,
Quelle divine horreur envahit tout mon être.

Et puisque mes leçons ont fait assez connaître
Les types variés, l’éternel mouvement
Et l’essor spontané des germes, et comment
Leur concours a du monde ordonné la structure,
C’est l’heure maintenant d’expliquer la nature
De l’esprit et de l’âme ; il est temps que mes vers
40Rejettent au néant cette peur des enfers
Qui si profondément trouble la vie humaine
Que nul plaisir n’est pur, nulle volupté pleine,
Tant l’ombre de la mort en assombrit le cours !

Certes, plus d’un mortel préfère, en ses discours,
Aux tourments d’un long mal ou d’une vie infâme
Les gouffres du Ténare : « Ils savent ce qu’est l’âme,
Du sang, un peu de vent peut-être, et rien de plus ;
Et nos enseignements sont pour eux superflus ! »
Prends garde, ces grands mots ne sont qu’une attitude ;
L’amour du bruit les dicte et non la certitude.
Chassés de leur patrie, abreuvés de tourments,
En fuite sous le poids de soupçons infamants,
Loin des regards humains ces déclamateurs vivent.
En quelque affreux désert que leurs maux les poursuivent,
Tu les vois implorer les mânes des aïeux,
Et de noires brebis gorger les sombres dieux ;
Et plus dur est le sort, plus leur audace expire ;
Plus la religion reprend sur eux d’empire.
Attends l’homme à l’épreuve et, pour le bien juger,
60Observe ce qu’il est en face du danger.
Alors du fond des cœurs jaillit le vrai langage,
Et le masque arraché laisse à nu le visage.


Ces rapaces désirs, ces aveugles ardeurs
Qui marchent sur le droit pour monter aux grandeurs,
Ces complices du crime, ulcère de la vie,
Qui vers la proie en vain nuit et jour poursuivie
Des malheureux mortels précipitent l’effort,
Pour aliment premier ont la peur de la mort.
Exclus de toute vie assurée et prospère,
Le mépris et la honte, avec l’âpre misère,
Semblent nous précéder, tristes avant-coureurs,
À ce seuil du tombeau dont nos fausses terreurs

Voudraient retarder l’heure et fuir au loin l’image ;
Et nous accumulons carnage sur carnage,
Or sur or ; et, sanglants d’un butin criminel,
Des monstres ont joui du bûcher fraternel !
La table de famille est transformée en piège,
Et la haine intestine avec la crainte y siège.

C’est de ce même effroi que sèche l’envieux.
80Écoute-le gémir : « Tel marche, sous ses yeux,
Puissant et regardé, ceint de pourpre et de gloire ;
Lui, végète dans l’ombre aux bas-fonds de l’histoire :
Une statue, un nom, ou la mort ! » Insensés !
Par la peur du trépas combien de cœurs blessés
Prennent en noir dégoût la vie et la lumière,
Jusqu’à porter sur eux une main meurtrière !
Combien n’ont pas su voir dans cette aveugle peur
La source de tous maux, l’écueil de la pudeur,
Ce qui rompt les liens d’amitié, ce qui brise
Les nœuds même du sang dans nos heures de crise !
Oui, pour fuir l’Achéron, des citoyens, des fils
Ont trahi leurs parents, ont livré leur pays.

La nuit l’enfant ne voit que présages funèbres ;
Encor ne tremble-t-il qu’au milieu des ténèbres ;
Nous, nous tremblons le jour. L’effroi qui nous poursuit
A-t-il donc plus de corps que ces terreurs de nuit ?
Sur ces ombres le jour épuise en vain ses flammes.
La science peut seule éveiller dans nos âmes,
À défaut du soleil l’astre de la raison.

100D’abord, l’intelligence, ou, sous un autre nom,
L’esprit, guide et conseil de la vie, est chez l’homme
Un organe et rien autre, une part dans la somme
Vivante, enfin ce qu’est l’œil, le pied ou le bras.

Selon les sages grecs, ce qui pense n’a pas
De siège spécial, de place définie.
C’est notre activité vitale, une Harmonie
Qui, sans demeure fixe, anime nos ressorts :
Ainsi la santé n’est que l’état sain d’un corps,
C’en est une habitude et non une partie.
Fausse comparaison, par les faits démentie !
En des points apparents le corps souffre parfois
Sans que le mal pénètre en de secrets endroits ;
Et réciproquement. Souvent l’âme est blessée,
Et tout le reste échappe au mal de la pensée ;
De même le pied souffre, et, le cas est pareil,
Le front demeure exempt des douleurs de l’orteil.
Enfin, lorsque le corps, inerte et gisant, livre
Au doux sommeil un poids qui ne se sent plus vivre,
Quelque chose est en nous qui, sous cette langueur,
120Reste ouvert à la joie, aux vains soucis du cœur,
Dont mille mouvements agitent l’insomnie.

Or ce qui vit, non plus, n’est pas une Harmonie,
C’est un membre du corps. Et comment en douter,
Lorsque tu vois la vie intacte résister
Aux mutilations, elle qu’un souffle tue,
Qui, pour quelque chaleur par les lèvres perdues,
Peut déserter soudain les veines et les os ?

Nos éléments, pourvus de rôles inégaux,
Importent plus ou moins au salut de notre être.
C’est la chaleur et l’air, tu peux le reconnaître,
Qui, gardiens de la vie, en retiennent l’essor ;
Air vital, feu couvé dans notre sang, trésor
Qui s’envole et s’éteint quand la mort nous réclame.
Tu sais ce qu’est l’esprit, et tu sais ce qu’est l’âme :
Des organes du corps. Laisse aux chanteurs ce nom
Faute d’autre cueilli sur le mont Hélicon
Pour nommer une essence encor mal définie ;
D’où qu’elle vienne enfin, laisse aux Grecs l’Harmonie ;
Qu’ils la gardent pour eux ! Toi, viens suivre avec moi
140Le cours de ces leçons que je reprends pour toi.

J’enseigne l’unité de l’esprit et de l’âme
Je dis qu’un même fil forme leur double trame.
Mais le chef souverain, tête du mouvement,
C’est lui qu’on nomme esprit, pensée ou jugement.
Son siège est où l’angoisse et la terreur s’agitent,
Où les frissons de joie autour du cœur palpitent ;
La poitrine est son trône ; et de là, comme un dieu,
D’un signe directeur il pousse et met en jeu
L’âme éparse en tout sens dans le reste de l’être.
Parfois, avant qu’un trouble en cette âme ait pu naître,
L’esprit, seul conscient, frémit d’aise ou d’orgueil ;
Ainsi le mal qui tient notre tête ou notre œil
N’attaque pas l’ensemble ; ainsi, quand la pensée
S’exalte dans sa force ou bien languit blessée,
L’âme, trop plein du cœur dispersé dans le corps,
Souvent échappe au choc et demeure en dehors,

Quand l’intensité croît, quand l’atteinte est profonde,
Il faut que de partout l’âme entière y réponde :
La sueur pâle court sur le corps aux abois ;
160La langue brusquement s’embarrasse ; la voix
Tombe, l’oreille tinte et l’énergie expire.
Si donc l’esprit sur l’âme exerce un tel empire
Qu’on a vu ses terreurs terrasser les plus forts,
Si l’âme à son appel pousse et frappe le corps,
C’est que tous deux sont joints par une étroite chaîne.

Autre conclusion qui n’est pas moins certaine :
Tous deux sont corporels, puisqu’ils meuvent le corps.
Ils gouvernent tout l’homme, ils tendent ses ressorts,
Le tirant du sommeil, lui faisant son visage,
Tous faits du toucher tu reconnais l’ouvrage.
Sans toucher, point de choc ; sans corps, point de toucher ;
À cet enchaînement tu ne peux t’arracher.
Confesse donc que l’âme et l’esprit sont matière ;
Le corps d’ailleurs contient leur force tout entière ;
Ce qu’ils font, c’est en lui, c’est par lui qu’ils le font.
Lorsqu’un trait furieux pourfend les os et rompt
Les muscles sans atteindre aux sources de la vie,
À l’amère langueur dont la chute est suivie,
À la prostration, succède un chaud désir,
180Vague effort de l’esprit qui veut se ressaisir.
L’intelligence est donc d’essence corporelle,
Puisque le mal du corps se répercute en elle.

Maintenant, de quels corps l’esprit se forme-t-il ?
Je vais te l’enseigner. Infiniment subtil,

Des corps les plus menus il faut qu’il se compose.
Au premier examen ce premier point s’impose.
Quel plus rapide éclair que le travail mental ?
L’élan de la pensée est un vol sans rival.
Si donc, en son essor, l’esprit laisse en arrière
Tout ce dont l’œil perçoit la forme ou la matière,
C’est que son corps fluide est formé d’éléments
Ronds, menus et légers, tels que leurs mouvements
Au choc le plus minime obéissent sur l’heure.
Pourquoi l’eau cède-t-elle au souffle qui l’effleure ?
Elle est faite de corps ronds, menus et coulants.
Le miel est plus tenace et ses flots sont plus lents :
Une cohésion paresseuse contracte
Le tissu moins glissant de sa nappe compacte.
Ses atomes, moins ronds, serrent mieux leurs faisceaux.
200Rien qu’à frôler un tas de graines de pavots,
Le zéphir jusqu’au sol en rase les poussières ;
L’aquilon ne peut rien sur un monceau de pierres.
Donc la forme et le poids par de constants rapports
Sont liés à l’allure, au mouvement des corps.
Plus ils sont fins, roulants, plus leur masse est agile.
Plus ils sont anguleux, moins leur bloc est mobile.

L’esprit à cette loi pleinement satisfait ;
Actif par excellence il ne peut être fait
Que de corps fins, polis et de forme sphérique :
Notion précieuse et qui partout s’applique,
Et qui sur tous les cas projette sa clarté.
Regarde jusqu’où va cette ténuité
De trame et combien peu, lorsque l’esprit s’amasse,

Ce fluide subtil doit occuper d’espace :
Quand le repos funèbre est en nous descendu,
L’esprit et l’âme ont fui, mais rien ne s’est perdu
De la forme et du poids, rien de ce qui fut l’homme ;
De son dépôt la mort représente la somme ;
Seuls le souffle et la flamme intime sont partis.
220C’est que l’âme, réseau d’atomes très-petits,
Entre les nerfs, les os et les veines pénètre ;
Elle a pu tout entière abandonner tout l’être
Sans toucher au contour des membres ; le dehors
Est sauf, et le poids même est resté dans le corps.
Ainsi, lorsque du vin s’est exhalé l’arome,
Quand l’air a dispersé la douce odeur du baume,
Quand s’est perdu le suc enfermé dans le fruit,
Le volume à nos yeux n’en paraît point réduit ;
Le poids n’a pas changé ; parce que les aromes
Et les sucs sont formés d’impalpables atomes.

Si donc sans altérer les formes et les poids
L’âme s’évanouit, c’est, encore une fois,
Que des germes subtils composent sa substance.
Non pas qu’elle soit une et simple en son essence ;
Puisque par les mourants l’esprit est exhalé,
Il est souffle : et ce souffle est de chaleur mêlé ;
La chaleur ne va pas sans air et toute flamme
En contient ; aux défauts de cette frêle trame
L’air glisse par milliers ses globules ténus.
240Mais ces trois éléments constatés, reconnus,
D’eux-mêmes peuvent-ils créer ce sens intime,
Contre-coup ressenti par l’être qui l’anime,

Où l’ignorance voit un don miraculeux ?
Ce pouvoir, j’en conviens, n’existe en aucun d’eux.
À ces éléments donc s’en joint un quatrième,
Sans nom, presque sans corps, la ténuité même,
Sans égal en souplesse, et dont le mouvement
De membre en membre éveille en nous le sentiment.

Germe de l’action, cette fluide essence
Met en jeu la chaleur, puis l’aveugle puissance
Du vent, puis l’air, enfin gagne et pénètre tout
Et, par les nerfs émus et par le sang qui bout,
Transmet au fond des os et jusque dans les moelles
Le feu des voluptés ou des fièvres cruelles.
Le mal qui peut l’atteindre est le trait de la mort ;
Tout s’écroule ; la vie attaquée en son fort
Cherche en vain où se prendre et perd pied ; toute l’âme
S’enfuit par chaque pore en impalpable flamme.
Heureux quand le torrent ne passe point les bords !
260La vie alors subsiste et rentre dans le corps.

Mais quelle loi combine et revêt de puissance
L’accord des éléments de la quadruple essence ?
Notre indigent latin, rebelle à mon désir,
T’en apprendra du moins ce que j’en puis saisir ;
Encor me bornerais-je aux aperçus sommaires.
Les mouvements croisés de ces substances mères,
Leurs pouvoirs indivis, n’admettent point d’écart
Qui laisse de chacune évaluer la part.
Ressorts divers d’un être unique, elles ressemblent
Aux agents que nos chairs en nos tissus rassemblent,

Odeur, saveur, chaleur, que de secrets rapports
Amalgament si bien qu’ils ne font qu’un seul corps.
Ainsi l’air, la chaleur et l’aveugle puissance
Du vent, pour ne former qu’une même substance
S’unissent dans notre âme à l’obscur élément,
Moteur subtil, d’où part leur propre mouvement
Et d’où l’activité coule de veine en veine ;
Force présente au fond de la machine humaine,
Pivot sur qui tout porte et qui n’a rien sous lui,
280Âme de l’âme enfin ! Et ce suprême appui,
Base de la pensée et racine de l’âme,
Court, invisible fil dérobant sous la trame
Ses éléments subtils et clair-semés, pouvoir
Que l’on ne peut nommer puisqu’on ne peut le voir !
C’est bien là cependant l’esprit même, le maître
Et le dominateur du corps, le fond de l’être.
Ne faut-il pas d’ailleurs qu’en ce mélange d’air,
De chaleur et de vent qui vit dans notre chair,
L’un des germes domine et sous sa loi commune
Fasse que tout se tienne et que l’âme soit une :
Pour qu’aux fuites de l’air, de la flamme ou du vent
Survive en quelque lieu le sentiment vivant ?

L’âme contient du feu, le feu que la colère
Allume au cœur, le feu dont l’œil sanglant s’éclaire ;
L’âme contient du vent, frisson avant-coureur
Qu’en nos sens ébranlés fait glisser la terreur ;
L’âme contient de l’air, onde impassible où nage
L’équilibre serein qui luit au front du sage.

C’est le feu qui domine en ces esprits entiers,
300Âpres, où le courroux s’enflamme volontiers ;
C’est lui que les lions soufflent par les narines,
Qui fait en rauquements éclater leurs poitrines
Et déborder sans frein le flot de leur fureur.
Les cerfs tremblent au vent qui refroidit leur cœur ;
Le vent règne en leur âme et frissonne en leur veine.
L’air calme assure aux bœufs leur majesté sereine
Que trouble rarement de sa noire vapeur
La torche du courroux aveugle, et que la peur
Ne paralyse point de ses flèches de glace ;
Entre les deux excès la nature les place.
Et, dans ces animaux, c’est nous que je décris.
La sagesse a bien pu mûrir quelques esprits,
Mais sans en extirper la tendance rectrice.
Elle n’en peut si bien déraciner le vice
Que l’un plus volontiers ne cède à la terreur,
L’autre aux emportements de l’aveugle fureur,
L’autre au mol abandon d’une âme trop peu fière.
Enfin de cent façons les jeux de la matière
Avec le naturel font varier les mœurs.
320Comment trouver assez de noms pour tant d’humeurs,
Qui pourrait éclaircir tant de causes obscures
Et de tant d’éléments distinguer les figures ?
Constatons seulement que, si faibles soient-ils,
Rien n’en peut effacer les vestiges subtils.
La raison les attaque et ne peut les détruire.
Quel obstacle, sans eux, pourrait nous interdire
L’accès du calme pur dont jouissent les dieux ?

Ces germes, dans le corps répandus en tous lieux,
Assurent sa durée et soutiennent sa trame ;
Car des liens profonds soudent le corps à l’âme,
Nœuds qu’on ne tranche pas sans dommage commun.
Qui peut d’un grain d’encens isoler son parfum,
Sans supprimer l’objet dont l’arôme est l’essence ?

C’est ce que sont au corps l’âme et l’intelligence ;
L’ensemble se dissout quand le faisceau se rompt.
Tant un accord étroit, primordial, confond
Comme leurs éléments leur fortune jumelle !
Ni l’âme ni le corps sans aide mutuelle
Ne pourraient, séparés, atteindre au sentiment.
340De leur concours actif sort ce rayonnement
Vital, centre de l’être et flambeau du système.

Le corps n’est rien sans l’âme. Il n’a point en lui-même
De quoi naître et grandir et survivre à la mort.
L’eau peut ne pas changer quand la vapeur en sort
Et rendre sans périr ce que le feu lui donne,
Autre est la loi du corps. Quand l’âme l’abandonne,
Il succombe, entraînant tous ses ressorts pourris.
C’est que, dès le principe, ensemble ils ont appris
Ce concert d’actions dont la vie est la somme
Et qu’au sein maternel, dans le moule où naît l’homme,
On ne briserait pas sans les tuer tous deux.
Ainsi, perte et salut, tout est commun entre eux ;
Comment donc contester leur parenté native ?
Refuser à la chair la vertu sensitive,
Dans l’âme éparse en nous voir l’unique ferment

De l’intime travail qu’on nomme sentiment,
C’est nier l’évidence acquise et manifeste.
Car le fait nous apprend, nous prouve, nous atteste
La sensibilité du corps, et ce qu’elle est.
360L’âme en quittant le corps laisse l’être incomplet,
Et le sens l’abandonne ; il perd en ce divorce
Ce qui, sans être lui, du moins doublait sa force ;
Sa part à lui, la mort la lui prend par surcroît.

D’aucuns disent : « C’est l’âme et non pas l’œil qui voit ;
L’œil est la porte ouverte à l’âme spectatrice. »
Vaine erreur ! Leur sens même en fait assez justice,
Lui qui pousse l’image au centre visuel.
Parfois l’éclat trop vif à notre œil est cruel ;
L’objet brillant s’éclipse et le regard avorte ;
Et l’œil souffre : est-ce là l’office d’une porte ?
Courage ! ajoutez donc que, sans porte et sans yeux,
L’esprit serait plus libre et l’âme verrait mieux.

Je ne puis non plus croire à l’erreur qu’accrédite
Le nom presque divin du sage Démocrite.
De couples alternés combinant les accords,
Deux à deux, germe à germe, il soude l’âme au corps.
Or la ténuité des principes de l’âme
En doit borner le nombre. Aux mailles de la trame
Ils pendent clairsemés et se tiennent de loin.
380Tout au plus la Nature aura-t-elle pris soin
De mesurer entre eux l’intervalle aux surfaces
Que les plus frêles grains, les corps les plus fugaces
Doivent couvrir sur nous en tombant du dehors

Pour émouvoir des sens les délicats ressorts.
Car nous ne sentons point tout choc et toute chose ;
La poussière ou le fard sur nos membres se pose ;
L’haleine de la nuit nous mouille ; certains fils
Barrent notre chemin de leurs réseaux subtils ;
Il pleut sur nous d’en haut cent débris, vieilles ailes
Des insectes, duvet des oiseaux, flocons grêles
Qui tombent ralentis par leur légèreté ;
De mille êtres rampants notre corps est hanté ;
Les pieds des moucherons n’y laissent pas d’empreinte ;
Et de tous ces contacts il ne sent pas l’atteinte.
Tant d’atomes épars dans le tissu vivant
Doivent être avertis et mis en branle, avant
Que les germes de l’âme à travers les distances
Aient pu se renvoyer ces chocs, ces résistances
Et nouer ces accords d’où naît le sentiment !

400Mais l’esprit plus que l’âme a le gouvernement
Et dispose des clés des portes de la vie.
Sitôt que la pensée est aux membres ravie,
Pas un atome d’âme attardé dans le corps
Qui résiste un moment. Docile, sans efforts,
L’âme suit la pensée et s’échappe avec l’être,
Laissant le corps au froid dont la mort le pénètre.
Le souffle obstiné reste où l’esprit est resté.
Mutilé, démembré, plus qu’à demi quitté
Par l’âme qui s’enfuit de ses veines ouvertes,
Le tronc vit ; l’air vital répare encore ses pertes.
Si peu d’âme qu’il garde, il s’y cramponne au bord
De la vie et résiste à l’assaut de la mort.

Quand ce qui blesse l’œil n’atteint pas la prunelle,
La vue intacte y siège et se concentre en elle.
Oui, dût la cécité s’ensuivre tôt ou tard,
Si le globe n’est point crevé de part en part,
La pupille suffit. Mais ce cœur de l’organe,
Centre si délicat de l’orbe diaphane,
Périt-il ? Baignez l’œil de tous les feux du jour !
420Le jour a fui soudain dans la nuit sans retour.
Et bien ! l’âme c’est l’œil, l’esprit c’est la prunelle,

Mais écoute ; il est temps que ma voix te révèle
D’autres vérités, fruit des travaux longs et chers
Qui remplissent ma vie et que parent mes vers.

L’âme naît, l’esprit naît, donc l’âme et l’esprit meurent.
(Comme en constant accord leurs substances demeurent,
Pour nommer l’une et l’autre un des deux mots suffit.
Ce que j’écris de l’âme entends-le de l’esprit.
Ainsi, quand je dirai : l’âme est chose mortelle,
Ne va pas oublier que l’esprit meurt comme elle.)

L’âme en ténuité, je l’ai montré plus haut,
Passe les plus subtils des tissus. Il s’en faut
Que l’eau de loin l’égale ; et, près de sa matière,
Le nuage est palpable et la flamme grossière.
Elle est donc plus fluide et plus fugace encor.
Le choc le plus léger éveille son essor :
L’ombre de la vapeur, le reflet du nuage,
Même le jeu du rêve apportant leur image,
Simulacre qui flotte au-dessus des mortels

440Quand notre œil endormi voit fumer les autels.

Puisque de toutes parts, lorsque tombe l’amphore,
L’eau s’écoule et s’enfuit ; puisqu’en l’air s’évapore
Le contour de la flamme ou du brouillard, comment
Pourraient ne pas se fondre, et plus subitement,
Une fois séparés de la machine entière,
Les frêles éléments de l’âme prisonnière ?
Quand, vase renversé, sous les coups fléchissant,
Le corps, raréfié par la perte du sang,
N’a pu les retenir, quel obstacle à leur fuite
Pourrait opposer l’air sans forme et sans limite,
Moins dense que la chair dont il les a reçus !

D’ailleurs l’âme et le corps ensemble sont conçus ;
Nous les sentons grandir et décliner ensemble.
Au pas du frêle enfant qui vacille et qui tremble
Répond le mol essor de son mobile esprit.
L’âge, en formant le corps adolescent, mûrit
L’âme plus vigoureuse et la raison plus large.
Puis, quand les membres las ont plié sous la charge
Des ans accumulés, l’âme comme le corps
460Voit chanceler sa force et s’user ses ressorts.
C’en est fait. L’esprit boite et la langue se trouble ;
Tout croule d’une chute indivisible et double ;
Et, comme la fumée, au sortir de la chair,
L’âme s’évanouit aux profondeurs de l’air.
Elle naît, elle croît avec sa sœur jumelle,
Et sous le poids des jours elle tombe comme elle.
Enfin, l’âpre souci, la terreur, le remords

Valent les maux hideux qui dévastent le corps.
De communes douleurs partageant le principe,
Il faut bien qu’à la mort l’âme aussi participe.
Bien plus ; l’esprit souvent pâtit des maux du corps.
Il s’égare, il s’échappe en bizarres transports ;
Parfois la léthargie, alourdissant ses ailes,
Le plonge en des torpeurs profondes, éternelles ;
Le front ploie, et les yeux flottent irrésolus ;
Il n’entend plus les voix, il ne reconnaît plus
Les traits des êtres chers qui, debout en alarmes,
L’entourent, le visage inondé par les larmes,
Le rappelant enfin à la vie. Ainsi tout
480Nous force d’avouer que l’esprit se dissout :
Car la contagion du mal envahit l’âme ;
Et, la mort elle même est là qui le proclame,
La mort a deux agents : maladie et douleur.

Sous l’empire du vin, quand la brusque chaleur
Répandue au travers de nos veines ruisselle,
Pourquoi cette lourdeur du corps ? Le pied chancelle,
La langue s’engourdit ; les yeux et les esprits
Noyés flottent ; l’injure et la rixe et les cris
Avec l’impur hoquet font cortège à l’ivresse.
Pourquoi ? C’est que l’assaut de la liqueur traîtresse
Attaque, altère l’âme au fond même du corps.
Or ce qui souffre ainsi de passagers transports
Comment soutiendra-t-il une épreuve plus dure ?
Il en perdra la vie et présente et future.

Souvent, frappé d’un mal subit, un malheureux,

Comme atteint de la foudre, à nos pieds, sous nos yeux,
Tombe, écume, gémit, palpite ; le délire
Tend ses nerfs et les tord ; un râle affreux déchire
Sa gorge ; un spasme abat tout son corps secoué.
500C’est que le mal de membre en membre s’est rué
Sur l’âme : ainsi la mer écume, et l’eau fumante
Sous la rage des vents impérieux fermente.
C’est que la douleur chasse et rassemble en sanglots
Tous les germes bruyants de la voix, dont les flots
S’élancent de la bouche et coulent par la route
Familière et connue ouverte à leur déroute.
C’est que l’afflux rongeur de ce même poison,
Bouleversant l’esprit, disloquant la raison,
De leurs germes confus fait jaillir le délire.
Lorsqu’en ses réservoirs l’acre humeur se retire,
Quand la cause du mal se résorbe, sur pied
Le corps faible se dresse et l’âme se rassied,
Et des sens reconquis l’esprit reprend les rênes.
Comment croire que l’âme, en proie à tant de peines,
Attaquée en plein corps par de tels dissolvants,
Puisse, éparse dans l’air, braver le fouet des vents
Et vivre, sans l’appui d’où sa force procède ?

Au reste, ses douleurs ne sont pas sans remède ;
Il suffit qu’on la soigne, et l’art peut la guérir.
520D’où je conclus encor qu’elle vit pour mourir.
Qu’il s’agisse de l’âme ou de toute autre essence,
Pour en changer l’état, il faut à sa substance
Adjoindre ou retrancher quelque partie, ou bien
Il faut intervertir tout au moins l’ordre ancien.

Or l’immortalité n’admet, pleine et parfaite,
Ni compensations, ni perte, ni conquête.
Tout être a son orbite et périt s’il en sort ;
Ce qu’il était n’est plus ; dès qu’il change il est mort.

Donc, malade ou guérie, il faut qu’on s’y résigne,
De la mortalité l’âme porte le signe.
Ainsi la vérité heurte l’erreur de front,
Lui coupe la retraite, et deux fois la confond,
Et sans réplique enfin la convainc de mensonge.

Souvent l’homme s’éteint par degrés ; il allonge
La route et membre à membre il perd le sentiment.
Nous voyons la pâleur livide lentement
Monter de l’ongle au doigt et du pied à la cuisse ;
Puis la mort vers le tronc de proche en proche glisse :
Ses vestiges glacés partout vont s’imprimant.
540Et l’âme, sans rester entière un seul moment,
Se divise et décroît : c’est donc qu’elle est mortelle.

Crois-tu que, dans sa fuite, elle concentre en elle
La part de sentiment que chaque membre perd,
Et, ramassée à temps, se replie à couvert ?
Mais du fort où tant d’âme à la fois se condense,
La vie au moins devrait rayonner plus intense.
Ce fort, où le trouver ? L’âme décroît et fond ;
Ses débris sont jetés dehors : elle meurt donc.

Mais j’admets tes raisons, je les tiens pour réelles ;
Soit ; devant le progrès de ces morts partielles,

L’âme recule en ordre, emportant son trésor.
Je dis et je soutiens qu’elle est mortelle encor.
Qu’importe qu’elle étouffe ou bien s’évanouisse ?
En bloc comme en détail, il faut qu’elle périsse,
Puisque de toutes parts, de moment en moment,
La vie en l’homme baisse avec le sentiment.

Membre, organe, ressort, l’âme a dans la machine
Son poste fixe ainsi que l’œil et la narine
Ou tout autre attribut vital du corps humain ;
560Et, comme chaque sens, œil, bouche, oreille ou main,
Perd, isolé du tronc, le sentiment et l’être
Et doit en peu de temps pourrir et disparaître ;
Sans le corps l’âme aussi n’est plus qu’un membre mort.
Sans l’homme elle n’est rien ; car l’homme est son support,
Son enveloppe, ou si quelque image plus vive
Peut serrer de plus prés leur fusion native.
Car l’âme tient au corps, si le corps la contient.
C’est de leur union que leur force provient.
De leur accord dépend leur salut et leur vie.
L’âme, quand par le corps elle n’est plus servie,
Ne peut suppléer seule aux rouages absents.
Privé d’âme, le corps perd l’usage des sens.
De l’orbite arraché, l’œil demeure sans flamme
À la fois et sans vue ; ainsi l’esprit et l’âme
Semblent ne rien pouvoir par eux-mêmes. Couverts
Par les membres, mêlés dans les os et les nerfs,
À travers le réseau des muscles et des veines,
Leurs principes subtils, tenus par tant de chaînes,
Ne peuvent point risquer de trop larges écarts ;

580Mais, par la mort chassés et dans l’espace épars,
Ils perdent tout ressort, parce que nulle écorce
Ne comprime leur sève et ne contient leur force.
L’air serait un vrai corps vivant, si l’âme en lui
Pouvait se recueillir et rencontrer l’appui
Que prête à ses élans la corporelle étreinte.
Je le répète donc, lorsque la vie éteinte
A rejeté le souffle et rompu le contour,
Il faut bien que l’esprit se dissolve à son tour,
Et l’âme avec l’esprit, car leur cause est la même.

Quoi ! le corps, sous le coup du divorce suprême,
S’effondre en pourriture infecte ; et tu nierais
Que, s’élevant du fond de ses vases secrets,
L’âme ait pu s’envoler comme fait la fumée ?
Toute cette structure en poussière abîmée,
Ce plein écroulement, ne proclament-ils pas
Qu’ébranlés, expulsés en minimes éclats
Pour glisser aux défauts des mailles de la trame,
Se sont évaporés les éléments de l’âme ?
Qu’en leur ouvrant passage, enfin, mille détours
600En impalpables flots ont dû briser leur cours ;
Qu’avant de se noyer dans les airs divisée,
En nous l’âme déjà s’était décomposée ?
Même en deçà du terme, en pleine vie, un coup
Imprévu bien souvent la sape et la dissout.
On dirait qu’elle va s’écouler tout entière
Et rompre ses liens. Comme à l’heure dernière,
Le visage mourant languit ; de tout le corps
Exsangue on voit fléchir et tomber les ressorts.

Il semble que l’esprit, comme l’on dit, défaille
Et laisse l’âme aller ; tout frissonne et tressaille,
Cherchant à se reprendre au lien qui se rompt,
Tant l’âme dans la chair fut secouée à fond !
Un peu plus, et le choc la réduirait en poudre.

Et lorsque tu la vois hors du corps se dissoudre
Sans appui, sans contour, dans l’espace béant,
Sa diffuse vapeur braverait le néant,
Je ne dis pas mille ans, mais un millième d’heure ?
De la gorge au palais porte supérieure,
Le mourant la sent-il monter et, de la chair,
620Tout entière à la fois se détacher dans l’air ?
Chaque sens voit sa force en son organe éteinte ;
Chaque parcelle d’âme en son siège est atteinte.
Si l’âme s’envolait à l’immortalité,
Son départ à ce point serait-il redouté ?

Comme un daim laisse aller ses bois usés par l’âge,
Comme de sa peau vieille un serpent se dégage,
Joyeuse elle fuirait son étroit vêtement.

Enfin, si ce qu’on nomme esprit ou jugement
Des seules régions de la poitrine émane,
Plutôt que de la main, ou du pied, ou du crâne,
C’est qu’une loi, pour naître et pour se déployer,
Assigne à toute force un lieu fixe, un foyer :
Loi qui régit nos corps, où de tant de parties
Jamais les fonctions ne sont interverties.
Tel est l’enchaînement des choses. Nul ne voit

Des eaux naître le feu, du feu naître le froid.

D’ailleurs, si l’âme était de nature immortelle
Et pouvait sentir loin du corps qui la recèle,
De cinq sens, que je pense, il la faudrait pourvoir ;
640Et même on ne la peut autrement concevoir
Errante sous la terre au bord des fleuves sombres ;
Les poètes anciens et les peintres des ombres
Donnent toujours des sens aux fantômes des morts.
Qu’est-ce qu’un nez, des mains, des yeux d’âme sans corps ?
Que des oreilles d’ombre ou des langues de mânes ?
Rien ne sent, rien ne vit, sans un concours d’organes.

C’est bien tout notre corps qui vit ; et l’homme sent
Le sentiment partout dans ses membres présent.
Or, si par le milieu quelque entaille soudaine
Pouvait d’un coup trancher en deux la forme humaine,
Nul doute qu’on ne vit l’âme comme le tronc
Se fendre en deux moitiés. Or tout nœud qui se rompt,
Toute essence qu’un choc décompose et morcelle
Abdique sans recours la durée éternelle !

Dans le feu des combats, les chars armés de faux
Abattent brusquement les membres encor chauds,
Et le morceau tombé sur le sable palpite.
L’homme n’a rien senti, tant la perte est subite !
L’élan de sa fureur n’en est pas arrêté :
660Tout entier aux ardeurs de la lutte, emporté
Par le reste du corps, l’esprit vole aux carnages :
En vain parmi les faux, les chars, les attelages,

Avec le bouclier son bras gauche est gisant ;
Il n’en tient compte ; il pare ; il surgit, brandissant
L’autre main qu’il n’a plus et qui tenait l’épée,
Ou bien cherche un appui sur sa cuisse coupée,
Quand son pied sur le sol crispe ses doigts mourants.
Telle tête arrachée aux membres expirants,
Chaude encor, gardera les couleurs de la vie,
Les yeux ouverts, jusqu’à ce que l’âme ravie
Tout entière s’écoule et fuie avec le sang.

Lorsqu’un serpent sur toi s’avance, menaçant,
Dardant sa langue, enflant sa gorge, s’il arrive
Que tu puisses trancher sa croupe convulsive,
Tu verras sur le sol d’un sang noir imbibé
Sauteler chaque anneau sous le glaive tombé,
Le haut du corps se tordre et, cherchant sa blessure,
Tourner contre lui-même une ardente morsure.
Nous faudra-t-il admettre une âme par tronçon ?
680Plusieurs pour un seul corps ? Avec plus de raison,
Je dis que l’âme en vie était une, indivise ;
Qu’avec celle du corps son unité se brise ;
Que tous deux sont mortels enfin, puisque le fer
Tranche et divise l’âme aussi bien que la chair.
Et puis, comment, si l’âme est d’immortelle essence
Et s’insinue en nous le jour de la naissance,
Les vestiges de l’âge et des actes passés
Dans un contour nouveau se sont-ils effacés ?
Si l’âme, en renaissant, à ce point se transforme
Que du séjour quitté tout souvenir s’endorme,
Cela, je crois, diffère assez peu de la mort.

Puisqu’il en est ainsi, tombe avec moi d’accord
Que l’âme antérieure est bien morte, et que celle
Qui rentre en nous est bien d’éclosion nouvelle.

« Mais, au seuil de la vie et du monde animé,
L’âme neuve se joint au corps déjà formé. »
Pourquoi donc, dans le sang, avec le corps son hôte
Paraît-elle s’accroître et vivre côte à côte ?
Il lui fallait au moins, comme en cage un oiseau,
700Seule et pour soi grandir. Or, dans tout le réseau,
Partout le sentiment à la fois se présente.
Ainsi, rien ne l’isole, ainsi rien ne l’exempte
Des lois de la naissance et du coup de la mort.

Quel pouvoir souderait, et d’un lien si fort,
À sa prison d’un jour cette âme passagère ?
Non, celle-là chez nous n’est point une étrangère,
Qui s’amalgame aux nerfs, aux veines, aux vaisseaux :
Témoin le sentiment départi même aux os,
Même aux dents que saisit l’eau glacée, et qu’irrite
D’un gravier dans un fruit la rencontre subite !
Pourrait-elle, ainsi prise en mille nœuds étroits,
Saine et sauve échapper tout entière à la fois
À l’écheveau des os, des nerfs et des jointures ?
Puis, cette âme adventice, et que tu te figures
Coulant de veine en veine et filtrant du dehors,
N’en doit que mieux périr et fondre avec le corps.
Couler, c’est se dissoudre : il faut donc qu’elle meure.
De même qu’à travers la trame intérieure,
Les aliments, transmis de vaisseaux en vaisseaux,

720Se perdent, combinés en agrégats nouveaux,
Ainsi l’esprit et l’âme, entiers à leur descente
Dans les tissus divers de la forme naissante,
S’y dissoudraient encore ; et c’est de leurs courants,
De canaux en canaux répartis et mourants,
De leurs flots transformés, que forcément résulte
Cette âme qui préside à notre vie adulte,
Qui, d’elle-même née et mourant tour à tour,
Ayant sa première heure aura son dernier jour.

Mais laisse-t-elle ou non dans la dépouille morte
Quelques germes vivants ? — Qu’elle en laisse ; il n’importe :
En a-t-elle plus droit à l’immortalité ?
Non ; puisque d’elle en nous quelque chose est resté.
— N’en laisse-t-elle pas ? de sa prison ouverte
A-t-elle pu bondir sans retard et sans perte ?
Mais alors, conçoit-on comment peuvent, des chairs
Pourrissantes, jaillir ces légions de vers ?
D’où sort, exsangue et molle, et cependant vivante,
Dans les membres gonflés cette foule mouvante ?

Mais ces âmes, dis-tu, peuvent choisir leur corps ;
740Chacune en chaque ver arrive du dehors.
Et tu ne cherches pas quel instinct les adresse
Par milliers juste au lieu qu’une seule délaisse ?
Il est un point, du moins, qu’il te faut éclaircir :
L’âme est-elle architecte ? aime-t-elle à choisir
Les germes de son ver pour bâtir sa demeure ?
Ou dans le corps tout fait descend-elle à son heure ?
Quoi donc ! à sa prison elle travaillerait,

Elle que, hors du corps, son libre vol soustrait
Aux angoisses du froid et de la faim, torture
Qu’à la chair proprement attacha la Nature,
Et qui n’atteint l’esprit que par contagion ?

Mais prenons qu’elle agisse avec intention,
Pour son bien. Par où donc penses-tu l’introduire
Dans ce nid qu’elle cherche ou s’est voulu construire ?
Non, non ; l’âme, crois-moi, ne se fait point un corps.
Et comment expliquer ces intimes accords
Qui d’une vie unique animent la personne,
Si l’âme en un corps fait, après coup, s’emprisonne ?

D’où viendrait au lion sa sauvage fierté,
Son astuce au renard, au cerf sa lâcheté,
760Héritage de peur transmis par ses ancêtres,
Ces instincts implantés en chaque tribu d’êtres,
Qui croissent dès l’enfance avec l’âme et le corps ?
Sinon d’une loi fixe et de constants rapports ?

L’âme est la sœur du corps ; leur marche est parallèle.
Que si de forme en forme errait l’âme immortelle,
On verrait les instincts au hasard confondus ;
Au vol de la colombe on verrait éperdus
Frissonner les autours, et fuir devant l’audace
Des cerfs haut encornés les molosses de Thrace,
Et la raison passer de l’homme aux animaux.
Ils nous disent encore (et ce sont de vains mots) :
« L’âme immortelle change en changeant de demeure. »

Changer, c’est se dissoudre : il faut donc qu’elle meure.
Les transpositions d’ordre et de mouvements
Doivent la condamner à mort. Ses éléments,
Dans les membres épars, avec l’homme succombent.

« Les âmes, » disent-ils, « d’homme en homme retombent. »
Pourquoi donc tel esprit, sage avant le tombeau,
780Revit-il insensé sous un masque nouveau ?
D’où vient qu’au jeune enfant manque le sens du juste ?
Au poulain la raison de l’étalon robuste ?
Sinon de cette loi, de ces constants rapports,
Qui font du même pas marcher l’âme et le corps ?
« L’esprit peut bien, » dit-on pour première défense,
« Dans le corps de l’enfant revenir à l’enfance. »
C’est l’avouer mortel, puisqu’en changeant d’étui,
Il perd tant de sa vie ancienne, tant de lui.

Comment, sans un lien d’affinité jumelle,
L’âme et le corps, montant d’un progrès parallèle,
Atteindraient-ils ensemble à la fleur de leurs ans ?
Et pourquoi déserter les membres vieillissants ?
Craint-elle de rester prise en leur pourriture,
Et que l’abri dont l’âge ébranle la structure
Ne l’écrase en tombant du poids de ses débris ?
Mais pour une immortelle est-il de ces périls ?

Donc, à l’heure où l’amour accouple hommes et bêtes,
Lorsque Vénus conçoit, des âmes toutes prêtes,
Guettant l’endroit précis, lutteraient à l’entour
800À qui doit la première entrer et voir le jour,

À moins que, pour mettre ordre à ce conflit stérile.
Un pacte n’ait d’avance admis la plus agile
À l’honneur d’essayer les moules corporels !
Non, faire voltiger sur le lit des mortels
Cet innombrable essaim d’immortelles émules,
C’est bien le plus bouffon des contes ridicules !

As-tu vu le nuage éclore sous les mers,
Le poisson vivre aux champs et l’arbre au haut des airs,
Le sang couler du bois et du rocher la sève ?
Non ; chaque être a son aire où commence et s’achève
Son évolution. Loin des nerfs et du sang,
Sans corps, seule, il n’est pas d’âme, d’être pensant.
Autrement l’humérus ou l’occiput, que sais-je ?
Au besoin le talon, lui serviraient de siège.
Quelque membre du moins qui fixât son essor,
Le vase de l’esprit serait dans l’homme encor.
Mais ce n’est point assez. En nous l’esprit et l’âme
Ont chacun son foyer que la raison proclame
Immuable. Comment ne pas nier dès lors
820Qu’ils puissent jamais naître ou vivre hors du corps ?
Tu le vois, il faut bien, quand fléchit l’édifice,
Que l’âme éparse en lui de sa chute périsse.
Ô démence ! au mortel accoupler l’éternel !
Imaginer entre eux un concert mutuel,
Un but commun ! Quel nœud d’éléments plus contraires ?
Quels agents plus distincts ? quels alliés moins frères
Quoi ! l’être périssable et l’immortel, d’accord
Pour subir la tourmente anxieuse du sort !

Trois signes marquent seuls l’éternité des choses :
L’unité, pleine, intense, impénétrable aux causes
De dissolution, aux assauts destructeurs
(C’est l’attribut des corps premiers et créateurs) ;
L’inanité sans borne où nul effort n’a prise
(C’est le vide parfait que nul choc ne divise
Et qui subsiste, libre, intact et permanent) ;
Le défaut absolu d’espace environnant
Où la dispersion éclate et se consomme
(C’est le propre du Monde : où recueillir la somme
Des univers ? quels chocs la dissoudraient ? quels corps 840
Tomberaient sur ses flancs ? Rien n’existe en dehors).
Eh ! bien, cette unité, la trouvons-nous dans l’âme ?
Non. Tu sais que le vide est infus dans sa trame.
Cette inanité ? Non. Les corps ne manquent pas
Non plus, dont les assauts puissent jeter à bas
Sa fière forteresse et déchaîner sur elle,
Du fond des horizons, la déroute mortelle ;
À sa chute, à sa fuite enfin, à ce que perd
Sa force, l’infini de l’espace est ouvert.
La porte de la mort lui serait donc fermée ?

Contre les chocs mortels la croirons-nous armée,
Et l’élèverons-nous à l’immortalité,
Parce que plus d’un coup par chance est écarté
Avant d’avoir lésé le sens intime, ou cède
À l’efficacité douteuse d’un remède ?
Ô sophisme illusoire ! outre les maux du corps,
Dont elle souffre, l’âme a les siens : le remords
Qui la ronge, l’ennui, l’effroi qui la consume,

L’avenir qui l’accable et l’emplit d’amertume,
Les flots noirs du sommeil léthargique, et l’oubli
860Du délire, où l’esprit s’abîme enseveli !

Ami, la mort n’est rien, dès que l’âme est mortelle.
De même qu’en ces jours où la grande querelle
Fit régner la terreur sous la voûte des cieux,
Quand des Carthaginois le choc tumultueux
Ébranla tout au loin sur la terre et sur l’onde,
Quand Rome put douter de l’empire du monde,
Nous n’avons pas souffert, nous qui n’existions point :
De même, après la mort, lorsque sera disjoint
Ce nœud d’âme et de chair où tout l’homme réside,
Rien n’atteindra nos sens, ou notre être, mot vide,
Car nous ne serons plus ! Rien : dût avec la mer
La terre se confondre et l’onde avec l’éther !

Si même, après que l’âme à la forme est ravie,
En nos restes persiste un sentiment de vie,
Cela n’est plus en nous et ne nous est plus rien,
Puisque l’âme et le corps ont rompu leur lien,
Hymen d’où la personne émane tout entière.
En vain, de nos débris rassemblant la poussière,
Le temps ranimerait et renverrait un jour
880Nos éléments groupés dans le même contour ;
Jetterait-il un pont d’une existence à l’autre ?
Notre substance était, avant d’être la nôtre ;
Mais ceux que nous étions sont pour nous aussi morts
Que les vivants futurs qui reprendraient nos corps.
Et certe, en contemplant l’immense cours des âges

Et l’infini travail des atomes, les sages
Admettront que, parfois, leurs divers mouvements
Dans le même ordre aient pu grouper nos éléments ;
Mais ce sont des retours que l’esprit ne peut suivre ;
Entre eux le fil se rompt ; la mort passe et délivre
De la chaîne des sens les atomes épars.

Qui sait ce que les ans nous gardaient de hasards ?
Il faut, pour le subir, passer où le mal tombe ;
Quels coups pourrons-nous donc redouter dans la tombe ?
Viennent les maux futurs, nous en serons exempts,
Comme les morts anciens le sont des maux présents.
Qui n’est pas ne craint point des soucis qu’il ignore,
Et qui n’est plus ressemble à qui n’est pas encore.
Si la vie est mortelle, immortelle est la mort.

900Quand tu vois un vivant s’attendrir sur son sort,
Tremblant qu’il faille un jour moisir sans sépulture
Ou de monstres hideux endurer la morsure,
Sache qu’un sourd désir lui tient encore au cœur :
Il a beau s’en défendre, il en traduit l’erreur ;
Et sa conclusion, quoi qu’il en ait, dévie.
Il ne sait pas sortir pleinement de la vie ;
Il en garde un débris, une ombre, on ne sait quoi
Qui dure et se dérobe à l’éternelle loi.
Vivant, il se voit mort et gémit sur sa perte.
Il ne peut s’arracher de ce cadavre inerte,
Et s’indigne et se plaint d’être créé mortel.
Victime et spectateur, en son rêve cruel,
Il se fait le festin du loup et de l’orfraie ;

Il se sent dévorer. Comme si la mort vraie
Laissait un autre lui, debout quoique gisant,
Vivre mort et se voir et se pleurer absent !
Non, non ; hors de la vie, il n’est pas de torture.
Sinon partout la mort m’apparaît aussi dure :
Momie, être étouffé dans le naphte et le miel ;
920Mage, au haut d’un rocher, pourrir nu sous le ciel ;
Sur mon sein oppressé sentir peser la terre :
Qu’importe le supplice ? À moins qu’on ne préfère
La torche dévorante aux serres du corbeau,
Et le lit du bûcher à celui du tombeau !

Ah ! l’amoureux accueil de ta demeure en fête,
Ta femme, tes enfants, la volupté secrète
De les voir à l’envi courir pour t’embrasser,
De leur vouer ton cœur et ton nom, de verser
Ton sang pour eux, voilà la douceur de la vie,
Et la félicité qu’un seul jour t’a ravie !
Mais songe qu’au départ nul chagrin ne nous suit ;
Voyons clair une fois : et la terreur s’enfuit.
Toi, par la mort couché dans une paix profonde,
Tu nous laisses ta part des peines de ce monde ;
Mais nous, près du bûcher, sur ton corps déjà noir
Insatiablement nous pleurons, sans espoir
De retrouver l’objet d’un deuil irréparable.
Puis donc que ton sommeil n’est qu’à nous redoutable,
Que sa paix est la fin de toutes les douleurs,
 940Pourquoi ces longs effrois et ces lâches pâleurs ?

Sur leurs lits de festins, dans leurs coupes moroses,

La mort se glisse et parle aux buveurs ceints de roses,
Leur criant :« Jouissez ! si court est le plaisir !
Lorsqu’il s’est écoulé qui peut le ressaisir ?»
Pensent-ils que la mort altère son convive,
Ou qu’au dernier soupir un seul besoin survive ?

Et si l’homme s’oublie aux heures du sommeil,
Que sera-ce au tombeau, dans la nuit sans réveil ?
Nul regret, nul souci, quand l’âme et le corps dorment ;
Encor cette substance où les désirs se forment
Erre non loin des sens : à peine l’aube a lui,
Que l’homme se rassemble et soudain rentre en lui.
Mais la mort n’a point d’aube ; et quand sa nuit glacée
Nous surprend, c’en est fait ! la vie et la pensée
Et tout ce qui fut nous, sans retour prend l’essor.
Si le sommeil n’est rien, la mort est moins encor.

Si, prenant une voix, la Nature des Choses
Se levait, lasse enfin de nos terreurs sans causes,
Et gourmandait ainsi quelqu’un des mécontents :
960« Mortel, pourquoi ce deuil ? ces pleurs ? Il n’est plus temps.
» Si jusqu’ici pour toi la vie en biens abonde
» Qui, sur tes jours versés, n’ont pas fui comme une onde
» En un vase sans fond, quitte-la satisfait ;
» Sors-en rassasié comme on sort d’un banquet,
» Et tranquille endors-toi dans la paix éternelle.
» Si, déçu par ses dons, tu t’es dégoûté d’elle,
» Pourquoi, cueillant des fruits qui tombent de ta main,
» Joindre aux pertes d’hier les pertes de demain ?
» La mort clôt ton labeur, reçois-la sans colère.

« D’ailleurs, je ne sais plus qu’inventer pour te plaire !
» J’ai fait le monde ainsi, ni pire ni meilleur.
» — Ton corps est dans sa force et ton âge en sa fleur, —
» Dis-tu ? Quand tu vivrais mille ans, les mêmes peines
» S’attacheraient encore aux fortunes humaines.
» Ton immortalité n’en romprait pas le cours !»

Que pourraient les mortels répondre à ce discours ?
Que la Nature est juste et sa parole vraie.

Au malheureux surtout qui du trépas s’effraie,
Elle crie à bon droit : « Laisse-là tes vains pleurs,
980» Pauvre fou, quand la mort vient guérir tes douleurs ?
» Et toi, vieillard, toujours ton âme inassouvie,
» Dédaigneuse des biens que t’épancha la vie,
» N’eut soif que des absents, de ceux que tu n’as plus.
» Tes jours mal employés pourtant sont révolus ;
» Sur ton front la mort plane imprévue et t’arrête
» Avant que le dégoût t’inspire la retraite ?
» Va ; le regret sied mal à la caducité.
» Il est temps. Place, place à ta postérité !»

Grande et forte leçon ! Tout est métamorphoses ;
Toujours un flot nouveau chasse les vieilles choses ;
Et l’échange éternel rajeunit l’univers.
Rien ne roule au Tartare, au gouffre des enfers.
Pour les peuples à naître il faut de la matière ;
Ils vivront à leur tour et verront la lumière.
Les uns nous précédaient, les autres nous suivront.
C’est un cercle éternel que nul effort ne rompt ;

Et la vie à jamais se transmet d’âge en âge :
Elle n’est à personne, et tous en ont l’usage.

Songe de quel néant furent pour nous remplis
1000Tant de siècles anciens avant nous accomplis ;
Regarde en ce miroir que t’offre la Nature,
Par delà le tombeau, l’antiquité future !
Qu’y vois-tu ? Rien d’horrible ; une sécurité
Dont nul sommeil ne vaut le calme illimité.

Quant à ces châtiments qui bordent le Cocyte,
Ils sont ici : l’enfer en nos cités habite.
Ce fabuleux captif, vainement éperdu
Sous l’énorme rocher dans les airs suspendu,
Est-ce Tantale ? Non. C’est le visionnaire
Tremblant sous le destin comme sous le tonnerre ;
Ce rocher menaçant, c’est la crainte des dieux !
Ce géant Tityos, dont le corps spacieux
Sert d’antre au peuple ailé dont la rage le fouille.
Est ce un titan couché jonchant de sa dépouille
Neuf arpents dévastés ? Couvrît-il l’univers,
Crois-tu que sa poitrine et ses membres ouverts
Pussent jamais suffire à l’éternelle peine ?
Non. C’est l’homme abattu sur qui le sort déchaîne
Les soucis dévorants, les cuisantes amours,
1020Tout ce que le désir enfante de vautours !

Sisyphe est sous nos yeux ; il lutte, il tente, il brigue
La hache et les faisceaux, qui narguent sa fatigue ;
Et sans trêve il poursuit ce néant du pouvoir,

Pour retomber vaincu du haut de son espoir.
N’est-ce pas, en dépit de la pente rebelle,
Pousser vers une cime un rocher qui chancelle
Et qui, près de s’asseoir aux suprêmes sommets,
Roule, fuyant le but qu’il n’atteindra jamais ?

Dans l’âme, sans combler sa renaissante envie,
Incessamment verser les bienfaits de la vie,
Comme fait tous les ans le retour des saisons
Qui rendent aux humains les fruits et les moissons,
N’est-ce point ressembler aux vierges Danaïdes
Qui remplissaient toujours des vases toujours vides ?

Il n’est point d’Erinnys et de chien à trois corps :
C’est le spectre du crime et l’ombre du remords.
L’Érèbe ténébreux et la funeste haleine
Que vomit en vapeurs sa gueule souterraine,
C’est la terreur que traîne après soi le forfait.
1040L’âme du scélérat de tourments se repaît :
Verges, bourreaux, gibets, tenailles, poix en flamme
L’assiègent. Rêve affreux ! Sous lui la roche infâme
Manque, il tombe ! À défaut du juge et du licteur,
La conscience est là, qui veille dans son cœur.
Sous l’aiguillon secret, sous le fouet implacable,
Il ne voit pas de terme à l’effroi qui l’accable ;
Il tremble que la mort ne double encor ses maux.
De là cet Achéron, ces monstres infernaux
Que de leur propre vie animent les crédules.

Ô toi qui sur le bord de la tombe recules,

Ne te dis-tu jamais : Il est mort, le bon roi
Ancus, le sage Ancus, qui valait mieux que moi,
Et pour jamais au jour ses paupières sont closes !
Ils sont morts, ces puissants et ces maîtres des choses
Qui gouvernaient jadis de grandes nations.
Celui qui sur les flots lança nos légions,
Qui vers la haute mer leur ouvrit une route,
Qui, des gouffres salés foulant du pied la voûte,
Dédaigna les clameurs de l’Océan vaincu,
1060L’âme a quitté son corps, Duilius a vécu !
Ce fléau de Carthage et ce foudre de guerre,
Scipion, s’est éteint, comme un rustre vulgaire.
Et tous ceux que Phébus nommait ses favoris,
Les inventeurs des arts, les flambeaux des esprits,
Ils reposent en paix avec leur prince Homère.
Sentant baisser le flot de la vie éphémère,
Démocrite averti s’empressa vers le port,
De lui-même inclinant son front mûr pour la mort.
Et le sage sans pair, le divin Épicure,
N’a-t-il pas dû céder au cours de la nature,
Ce mortel devant qui le reste était pareil
Aux astres de la nuit en face du soleil ?
Et ces cris, ces regrets, c’est toi qui les exhales,
Atome dont la vie et la mort sont égales !
Ta vie existe-t-elle ? En sommeil tu la perds.
De songes harcelé, tu dors les yeux ouverts.
Sans trouver à tes maux ni cause ni remède,
Sous l’assaut des terreurs dont la meute t’obsède,
Ivre d’anxiété, tu flottes au hasard.
1080Et c’est toi, vain jouet, qu’indigne le départ ?

Ah ! si l’homme cherchait à savoir d’où lui tombe
Ce poids qu’il sent en lui, sous lequel il succombe,
L’origine des maux dont l’étouffant souci
Sur sa poitrine amasse un fardeau sans merci,
Le verrait-on ainsi douter, désirer, craindre,
Sans savoir ce qu’il veut, ce qu’il ne peut atteindre ?
Croit-il, en l’agitant, alléger le fardeau ?

L’un sort de son palais qui lui semble un tombeau,
Puis y rentre soudain, et toujours y rapporte
Cet ennui qu’il fuyait et qui veille à sa porte.
L’autre part au galop, jouant de l’éperon,
Comme si sa villa fumait à l’horizon.
À peine au seuil, il baille, et dans sa lourde sieste
Cherche l’oubli menteur d’un souvenir funeste ;
Ou pour Rome aussitôt ventre à terre il repart.
Ainsi chacun se fuit partout, et nulle part
Ne se peut éviter, prisonnier de soi-même,
Malade à qui son mal reste un obscur problème.
Ce mal, c’est la terreur de ce qui suit la mort.
1100Ah ! laissez les plaisirs stériles ! Et d’abord
Fouillez, interrogez la Nature des Choses
Qui seule de ce mal peut écarter les causes.
Car il s’agit, non pas de ce jour tourmenté,
Mais du repos sans fin et de l’éternité.

Et quel si grand amour d’une inquiète vie,
Enfin, à tant de soins, de troubles, nous convie ?
Notre essor est borné par un terme certain,
Et nul ne se dérobe à l’arrêt du destin.

Nous tournons sans issue, enfermés que nous sommes,
Et le cercle est étroit. Depuis qu’il est des hommes,
Aucun plaisir nouveau n’a paru sous les cieux.
Mais le bien qui nous manque est sans prix à nos yeux ;
L’atteignons-nous ? Soudain quelque autre nous appelle
Et nous laisse béants d’une soif éternelle,
Inquiets, épiant au fond du temps obscur
Les présages douteux de notre sort futur.

Vaine et stérile fièvre ! Est-ce que par la vie
Une ombre de durée à la mort est ravie ?
Serons-nous moins longtemps rien ? Que peut notre effort,
1120Jeté dans la balance où l’éternité dort ?
Vivrions-nous cent ans, mille ans, vingt siècles même,
Ferions-nous une rive à l’abîme suprême ?
Pour le mort séculaire et pour le mort d’un jour,
Égal est le néant, sans borne et sans retour !

LIVRE QUATRIÈME

LES SENS ET L’AMOUR


SOMMAIRE


Des simulacres, décalques fidèles échappés du contour des corps, pareils à de minces pellicules, voltigent dans l’air comme la fumée, comme la couleur diffuse des voiles de théâtre, et viennent frapper les sens, v. 27-131. — Il existe aussi des simulacres nés spontanément, des images répandues dans l’atmosphère et qui se combinent diversement, v. 132-146. — Ténuité extrême des simulacres : ils passent à travers certaines substances, et sont arrêtés par d’autres, notamment par les miroirs, v. 147-186. — Mouvement rapide des simulacres, comparés aux odeurs et aux saveurs, v. 187-236. — La concordance du tact et de la vue prouve que les simulacres émanent réellement des choses elles-mêmes, v. 237-275. — Théorie des miroirs, v. 276-330. — Phénomènes de la vue. Pourquoi, d’un lieu obscur, nous voyons les objets éclairés ; et pourquoi, d’un endroit éclairé, nous ne voyons pas les objets plongés dans l’obscurité, V. 331-359. — Effets du lointain sur les perceptions de la vue, V. 360-370. — De l’ombre qui suit les corps éclairés, v. 371-386. — Exemples des prétendues erreurs de la vue, v. 387-480. — Certitude des sens, v. 481-538. — L’ouïe et la voix, l’écho, v. 539-636. — La saveur et le goût, l’odeur et l’odorat, v. 637-745. — Comment les simulacres atteignent la substance de l’esprit, v. 746-756. — Visions et fantasmagories de la veille et du sommeil : les monstres, les dieux, v. 757-842. — L’organe est antérieur à sa fonction, V. 843-862. — Au contraire les inventions de l’homme sont nées du besoin et de la réflexion ; seules elles ont des causes finales, v. 863-877. — Comment les animaux sont amenés à choisir leurs aliments, v. 878-896. — Comment il se fait que le corps obéit à la volonté de l’âme, v. 897-926. — Le sommeil et les songes, v. 927-1054. — L’amour, ses caractères, ses tourments, ses illusions, v. 1065-1245. — De la stérilité et de la fécondité, v. 1255-1336.






J’entre en des régions que nul pied n’a foulées,
Fier de boire vos eaux, sources inviolées,
Heureux de vous cueillir, fleurs vierges, qu’à mon front,
Je le sens, je le veux, les Muses suspendront,
Fleurs dont nul avant moi n’a couronné sa tête,
Digne prix des labeurs du sage et du poète
Qui, des religions brisant les derniers nœuds,
Sur tant de nuit épanche un jour si lumineux !
Et qui nous blâmera, si par la poésie,
Tout ce que nous touchons est frotté d’ambroisie ?
Je suis le médecin qui présente à l’enfant
Quelque breuvage amer, qu’il faut boire pourtant.
Les bords du vase enduits d’un miel qui les parfume
À cet âge léger dérobent l’amertume :
L’enfant est dupe et non victime : il boit sans peur,
Et dans le corps descend le suc réparateur,

Emportant avec lui les douleurs et les fièvres.
Le mensonge sauveur n’a trompé que les lèvres.
Ainsi je fais passer l’austère vérité,
20Baume suspect à ceux qui ne l’ont pas goûté.
La foule, enfant qu’apaise une innocente ruse,
Cédant sans défiance au charme de la muse,
Sous le couvert du miel boira les sucs amers.
Ainsi puissé-je, ami, grâce à l’attrait des vers,
En toi de la Nature infuser la science
Et t’en faire sentir la salubre influence !

Je t’ai dit ce que sont les germes créateurs,
Leurs types variés, et comment, sans moteurs,
Ils volent à jamais par leur propre puissance ;
Comment de leur concours tout être a pris naissance ;
Ce qu’est l’âme, et comment elle vit dans le corps,
Jusqu’à l’heure où, brisant leurs intimes rapports,
En ses germes premiers la mort la décompose.
Ces faits tiennent de près à ceux qu’ici j’expose.
Je vais t’entretenir d’êtres subtils, formés
Sur l’extrême contour des choses, et nommés
Simulacres. Partout ces légères parcelles
Dans l’air, de çà, de là, voltigent ; ce sont elles
Qui, la nuit, le jour même, épouvantant les cœurs,
40À l’entour des humains évoquent ces terreurs
Et ces spectres des morts dont l’étrange visite
Dans la paix du sommeil en sursaut nous agite.
Crois-tu que des esprits s’échappent des enfers
Et parmi les vivants circulent dans les airs ?
Rien ne reste de nous après la mort ; la trame

Est rompue à jamais dès que le corps et l’âme
À leurs germes premiers ont tous deux fait retour.
Et c’est pourquoi je dis que de chaque contour
Émanent des reflets, des pellicules frêles,
Feuilles sans épaisseur, décalques si fidèles
Qu’ils gardent à jamais l’apparence des corps
Dont leur volage écorce abandonna les bords.

L’esprit sans grand effort en conçoit l’existence :
Tant de corps sous nos yeux laissent fuir la substance,
Tantôt en flots épars que l’on voit ondoyer
Comme fait la fumée ou l’éclat du foyer,
Tantôt même en tissus membraneux et solides,
Étuis que le veau crève en naissant, chrysalides
Que la cigale écarte et dépose au printemps,
60Fourreaux que les buissons arrachent aux serpents,
Dépouilles de l’hiver, dont les vieilles écailles
Voltigent dans les champs ou pendent aux broussailles !
Pourquoi donc aussi bien tout corps ne pourrait-il
De sa surface émettre un décalque subtil ?
Partout vous constatez ces pertes de matière ;
Et les grains les plus fins, l’impalpable poussière
Qu’à peine un fil retient sur le relief des corps,
Ne pourraient les premiers en déserter les bords ?
Non ; placés comme ils sont sur l’extrême limite,
Leur petitesse même accélère leur fuite.
Sans changer d’ordre entre eux, ils volent, conservant
L’image de l’objet auquel les prit le vent.
Si des émissions sortent du fond des choses,
Nous en voyons aussi de leur surface écloses.

Telles sont les couleurs. Ne les voyons-nous pas
Flotter sous l’appareil de poutres et de mâts
Qui sur nos fronts déroule au-dessus des théâtres
Ces grands voiles vermeils, empourprés ou bleuâtres ?
L’espace est imprégné de leurs reflets tombants ;
80Et la scène et la salle et le cercle des bancs,
Sénats, matrones, dieux, tout ondoie en leur teinte ;
Et plus exactement le tissu clôt l’enceinte,
Plus le riant éclat baigne l’air coloré,
Absorbant tous les feux du jour transfiguré.
Puisque l’étoffe au loin de sa surface extrême
Lance un reflet, tout corps ne peut-il pas de même
Projeter une image éclose de ses bords ?
Je dis qu’un fil léger suspend à fleur des corps
Une forme subtile, écorce qui s’envole,
Insensible pour nous dès qu’elle s’en isole.

Si les exhalaisons, les brumes, les odeurs
Se déchirent dans l’air et fondent en vapeurs,
C’est que, du fond des corps à grand-peine élancées,
Elles n’en sortent pas sans s’être dispersées
Dans les détours étroits de tortueux sentiers.
Les reflets des couleurs peuvent rester entiers :
Sur l’extrême contour d’où leur substance émane,
Rien n’en brise et n’en tord l’impalpable membrane.
L’ombre qu’on voit éclore en tout ce qui reluit,
100Dans l’éclat du miroir ou de l’eau, reproduit
Les choses trait pour trait. D’où viendrait cette image,
Sinon d’une effigie arrêtée au passage ?
Pourquoi, je le demande, un pur linéament

Se dégagerait-il moins naturellement
Que tant d’émissions visibles et réelles ?
Je le répète : il est des images jumelles.
Simulacres subtils des choses ; le miroir
Les rassemble en son tain, les renvoie, et fait voir
Ce dont l’isolement dérobe aux yeux la trace.
Sinon, par quel hasard sur la claire surface
L’objet si nettement serait-il imité ?

L’essence de l’image est la ténuité ;
Il n’entre en son tissu que des fils impalpables,
Plus au delà des sens et plus insaisissables
Que le point où des yeux expire le pouvoir.
Rien de moins surprenant pour qui sait concevoir
L’infimité des corps dont se sert la Nature.

Songe à ces animaux de si faible stature
Que nul effort n’atteint le tiers de leur grosseur ;
120Qu’est donc leur intestin, le globe de leur cœur ?
Et leurs membres divers ? leurs attaches ? la trame
Qui doit constituer leur esprit et leur âme ?
Quels éléments subtils ! quels infimes ressorts !
Mais frôle seulement quelque herbe dont le corps
Dégage une acre odeur, l’auronne au rude arôme,
La centaurée amère, ou l’absinthe, ou le baume ;
Aussitôt monteront par impalpables jets
Ces effluves sans nombre, images des objets,
Fragments si déliés de ce qui les exhale
Qu’à saisir leur essence infinitésimale

S’épuiseraient en vain le langage et les sens.

Et ces débris de corps certains, connus, présents,
Sont loin d’être les seuls qui librement s’agitent.
Il en est qui, formés spontanément, habitent,
Images sans objets, ce bleu qu’on appelle air,
Simulacres changeants qui montent vers l’éther,
Et revêtent, fondus par cent métamorphoses,
Des figures sans nombre incessamment écloses.

Ainsi, parfois, troublant le front serein du jour,
140Dans les cieux caressés par leur mouvant contour,
Aux profondeurs d’en haut les nuages s’amassent ;
Puis ce sont des géants formidables qui passent,
Jetant leur ombre au loin ; de grands monts, des rochers.
Courant devant les pics dont ils sont arrachés ;
À l’entour du soleil, des bêtes inconnues
Tirant et manœuvrant ces mirages des nues.

Et quel facile essor ! Quel prompt enfantement !
Ce peuple aérien s’envole incessamment.
Un superflu toujours coule de la surface
Des corps ; selon l’obstacle, il fond, s’arrête ou passe,
Traversant les tissus, brisé par le rocher,
Échouant sur le bois, sans pouvoir attacher
Une visible image à la rude substance ;
Ce qui n’arrive pas devant la résistance
D’un plan ferme et poli : force est de s’y fixer ;
Ce n’est plus un tissu qu’on puisse traverser ;
Avant de la briser l’éclat retient l’image.

Si rapide soit-elle, elle est prise au passage,
Et quel que soit l’objet qu’on expose au miroir,
160L’image instantanée aussitôt s’y fait voir.
D’où j’ai droit d’inférer que des contours émane
Un frêle simulacre, impalpable membrane ;
Enfin, qu’un seul instant voit naître par milliers,
Sans relâche et sans fin, ces calques déliés
Dont la célérité n’eut jamais de rivale.

Autant, pour emplir l’air de jour sans intervalle,
L’astre en un seul moment lance de reflets d’or,
Autant, de toute chose, un renaissant essor,
À toute heure, en tous sens, fait rayonner d’atomes.
C’est pourquoi le miroir surprend tant de fantômes,
Reflétant, quelque point qu’atteigne sa lueur,
La forme des objets et jusqu’à leur couleur.

Dans le ciel le plus pur, un flot d’ombres funèbres
Soudain monte. On dirait que toutes les ténèbres
Désertent l’Achéron pour les gouffres des airs ;
Tant, de l’épaisse nuit qui couvre l’univers,
Pendent les mille aspects de la noire épouvante !
Mais quel effort jamais, quelle langue savante
Exprimeront le peu que de ces vastes corps
180Emporte le reflet détaché de leurs bords ?
Quant à peindre le vol des rapides images,
L’espace en un moment dévoré, ces voyages
D’un coup d’aile en tous sens fendant les flots des airs,
L’abondance y peut moins que le charme des vers.
Qui ne préfère un chant de cygne au cri des grues

Que l’Auster par milliers disperse dans les nues ?

Tout d’abord et toujours, rien de moins contesté,
La vitesse répond à la légèreté.
C’est l’attribut des corps dont la trame est subtile.
Tels la flamme et le jour que le soleil distille ;
Leurs frêles éléments coulent à flots pressés ;
Dans les mailles du ciel, l’un par l’autre chassés,
Ils glissent hardiment sans reflux, sans barrière ;
La lumière sans trêve engendre la lumière ;
L’éclair de proche en proche aiguillonne l’éclair.
Ainsi le simulacre aux profondeurs de l’air
Franchit en un clin d’œil des gouffres insondables,
Indicibles : le choc d’atomes impalpables
Montant derrière lui le pousse loin du sol ;
200Son tissu rare et clair hâte encore son vol.
À travers toute chose il s’insinue et passe,
Filtré pour ainsi dire aux pores de l’espace.

Quoi ! ne voyons-nous pas, du fond même des corps,
D’insensibles fragments s’élancer au dehors ?
Quoi ! le jour tout d’un coup et la chaleur solaire,
Épanchés dans le ciel qui tout entier s’éclaire,
S’abattent sur la terre et l’onde, et baignent d’or
La voûte d’où jaillit leur radieux essor !
Et l’émanation du contour même éclose,
Quand à sa liberté nul retard ne s’oppose,
Moins vite franchirait moins d’espace ? Conclus.
L’image à temps égal en doit traverser plus
Que n’en perça jamais la lumière céleste.

Cette rapidité, tout l’affirme et l’atteste.
Expose une eau limpide à l’azur de la nuit :
La voûte constellée à l’instant même y luit.
Demande à ces flambeaux éblouissants du monde
Brusquement évoqués par le miroir de l’onde,
En quelle ombre de temps l’éclat de leurs grands corps
220Des rives de l’éther tombe aux terrestres bords !

Rends-toi ; cède, il le faut, à tant de témoignages.
Et comment pourrais-tu douter de ces images ?
Elles frappent tes yeux ; c’est tout ce que tu vois.
Ainsi monte l’odeur des herbes et des bois ;
L’eau souffle la fraîcheur et le soleil la flamme ;
Un ferment corrosif qui fume sur la lame
Sape le mur au bord des mers ; par tout le ciel
Volent des voix sans nombre ; une vapeur de sel,
Quand nous longeons les flots, nous arrive au visage ;
Tandis que l’âcre absinthe en infusant dégage
Une amère saveur dont le goût est frappé.
Ainsi, de toute chose à tout heure échappé,
Riche en formes sans nombre, un large flux s’élève,
Inépuisable flux sans obstacle et sans trêve :
Car toujours nous sentons, entendons et voyons,
Et rien ne rompt le cours de nos sensations.
La nuit, quand nous palpons un corps, sa forme est telle
Que la pleine lumière à nos yeux la révèle ;
La main la reconnaît. Le tact et le regard
240N’ont donc qu’un seul objet, un seul point de départ.
Si donc c’est un carré que notre main rencontre
Et constate de nuit, le jour qui nous le montre

Doit offrir aux yeux, quoi ? l’image d’un carré,
Et carrée elle-même. Il est donc avéré
Que de la vision les images sont causes,
Et qu’on ne peut rien voir sans images des choses.

Ces simulacres donc, lancés de toutes parts,
S’échappent en tout sens dans l’étendue épars.
Mais comme on ne peut voir que par les yeux, l’image
Se porte où l’œil se tourne et nous frappe au visage.
La forme et la couleur, qui figurent l’objet,
En désignent aussi la place ; leur trajet
Indique la distance entre l’œil et la chose.
L’image fend les flots de l’air qui s’interpose ;
Il lui faut les pousser, les chasser en avant.
Ils roulent, effleurant notre organe ; leur vent
Rase d’un vol léger nos prunelles et passe,
Et par la pression nous mesure l’espace.
Plus longue est en effet cette colonne d’air,
260Plus l’objet paraît loin. Mais si brusque est l’éclair
De la sensation, qu’avec leur existence,
Les objets à nos yeux révèlent leur distance.
Nous étonnerons-nous, quand notre œil ne peut voir
Ces reflets morcelés qui viennent l’émouvoir,
Qu’entier, net et certain, l’objet même apparaisse ?
Mais lorsque le zéphire mollement nous caresse,
Quand la bise nous pique, est-ce que l’on perçoit
Chaque parcelle tiède et chaque atome froid ?
Non. L’effet se confond ; l’impression reste une.
Aux chocs extérieurs cette règle est commune ;

Ils font corps. C’est l’objet qui frappe et que l’on voit.
Lorsque sur une pierre est posé notre doigt,
Il touche une couleur, une surface extrême ;
Mais, ce que nous sentons, c’est la pierre elle-même,
La dureté profonde, essence du rocher.

L’image du miroir paraît se détacher
Et recule au delà de ce qui la reflète.
Et l’illusion, certes, est précise et complète.
Ainsi, par une porte ouverte, nos regards
280Errants en liberté suivent les corps épars
Dans un lointain réel hors de notre demeure ;
L’air nous vient en deux flots : une onde intérieure
Qui, de droite et de gauche, amène jusqu’à l’œil
Les parois, puis la porte elle-même, et le seuil ;
Ensuite un air nouveau qui du dehors apporte
Ce que le jour éclaire au delà de la porte.

Quand s’élance vers nous l’image du miroir,
Tout le reflux de l’air que son vol fait mouvoir
Doit passer par nos yeux ; la vue en est remplie
Avant de discerner la surface polie.
Puis, dès que notre organe a perçu le miroir,
Notre image aussitôt s’y fixe et s’y fait voir,
Ramenée à nos yeux par une onde nouvelle
Qui la précède encore et nous touche avant elle,
Et l’éloigne d’autant. De là l’illusion
Qui naît des deux courants, de leur double action.
Comment s’en étonner lorsqu’on en sait la cause !

Le miroir, en peignant nos membres, les transpose,
Et de notre flanc gauche il fait notre flanc droit.
300L’envers de l’effigie en reproduit l’endroit.
Elle ne revient pas telle qu’elle est lancée ;
En touchant le miroir elle s’est renversée.
Tel, sur une colonne ou contre un mur jeté,
Un masque dans l’argile encore molle sculpté,
Si les traits repoussés par la matière dure
Pouvaient se retourner sans gâter la figure,
Changerait, à l’envers faisant saillir l’endroit,
Son œil droit en œil gauche et son œil gauche en droit.

L’image, de miroir en miroir reflétée,
Jusqu’à cinq et six fois se montre répétée ;
Et, du fond de la chambre évoqués tour à tour,
Les corps cachés dans l’ombre apparaissent au jour;
La distance et le biais, rien ne les peut soustraire
À ces reflets croisés dont le feu les éclaire.
Le miroir au miroir incessamment répond ;
Ce que le premier peint à gauche, le second
Le rétablit soudain à droite, et le troisième
À gauche. L’ordre alterne et l’image est la même.

Quand la plaque est taillée à facettes, les traits
320Gardent en s’y mirant leur place et leur sens vrais ;
Soit que, se transmettant de facette en facette.
L’image qui nous vient par deux fois se reflète ;
Soit qu’elle se retourne en route et que les plis
L’engagent à rouler sur les angles polis.

Le reflet suit nos pas et nos gestes ; il semble
Que nos pieds et les siens se déplacent ensemble ;
C’est qu’il passe avec nous dans le champ du miroir :
Le point que nous quittons ne peut le recevoir.
Il faut qu’avec l’objet l’image coïncide ;
Un angle invariable à leurs rapports préside.

Notre œil redoute et fuit un éclat trop ardent.
Le soleil que l’on fixe aveugle l’imprudent ;
Si puissant est le jet radieux des images
Qui s’abattent de haut dans un air sans nuages !
Leur choc, frappant la vue, en trouble l’appareil ;
Puis, ces germes ignés que darde le soleil
N’entrent point sans douleur dans l’orbite oculaire :
Leur cuisante splendeur brûle autant qu’elle éclaire.
La jaunisse voit jaune ; elle tire du corps
340Un afflux bilieux qui s’écoule au dehors,
Entre le simulacre et les yeux s’interpose
Et, baignant le regard, étend sur toute chose,
Pâle contagion, ses flots décolorés.

Des ténèbres, on voit les objets éclairés.
Plus voisine d’abord, la colonne d’air sombre,
Maîtresse du regard, y fait couler son ombre ;
Puis le jour lui succède, et son cours transparent
Des yeux purifiés chasse le noir courant ;
Sitôt que le rayon, qui trouve en sa substance,
Plus fine et plus mobile, un ressort plus intense,
A rempli les canaux de son fluide pur
Et rouvert les accès qu’obstruait l’air obscur,

L’image librement s’engage dans la voie ;
Elle frappe à la porte ; et force est qu’on la voie.
Mais, du plein jour, notre œil sur l’ombre est sans pouvoir
Parce que le flot clair est suivi du flux noir
Dont l’épaisse vapeur dans l’organe infiltrée
A bientôt, engorgeant les pores et l’entrée,
Aux images fermé le chemin du regard.

360En contemplant de loin l’enceinte d’un rempart,
On voit rondes souvent des tours qui sont carrées ;
Soit que par le lointain les lignes altérées
S’émoussent, ou plutôt que les angles confus
N’atteignent plus les sens et cessent d’être vus ;
Car l’épaisseur des airs intercepte l’image ;
Chaque flot effleuré la déforme au passage,
Et tout angle s’efface, et le robuste mur
S’arrondit, non sans doute avec le relief pur
Des contours vraiment ronds vus de près et palpables,
Mais avec l’à peu près des formes vraisemblables.

L’ombre semble avec nous marcher sous le soleil :
Au geste elle répond par un geste pareil.
Serait-ce donc qu’un air sans lumière (notre ombre
N’est rien que le contour d’une tranche d’air sombre)
Peut simuler la marche et le geste vivant ?
Non. L’ombre est toute place où l’être, en se mouvant,
Vient dérober le sol à la clarté solaire.
Le lieu que nous quittons d’un jour nouveau s’éclaire,
Quand l’ombre avance avec le corps qui la produit.
380On croit que c’est la même et qu’un spectre nous suit.

Incessamment versés, des rayons neufs se pressent
Sur le chemin tracé par ceux qui disparaissent,
Et chacun semble un fil dévidé dans le feu.
C’est pourquoi tout d’un coup la lumière en un lieu
S’éclipse et, retombant d’une chute soudaine,
Lave d’un flot de jour l’ombre posée à peine.

N’accusons pas les yeux. Signaler tour à tour
En tel endroit de l’ombre, en tel autre du jour,
C’est l’office des yeux. Mais la lumière est-elle
Une, immuable ? ou bien successive et nouvelle ?
L’ombre est-elle un fantôme, un être, un mouvement ?
Ou bien, comme on l’a dit, l’éclipse d’un moment ?
L’esprit seul en est juge, et seul conçoit les causes.
Les yeux n’atteignant pas la substance des choses,
Aux erreurs de l’esprit les yeux n’ont point de part.

Le vaisseau qui nous porte a levé l’ancre ; il part
Et nous semble immobile ; et, sur notre passage,
Les barques au repos semblent fuir vers la plage ;
Et les coteaux du bord, les champs que nous rasons
400Reculent à l’arrière au fond des horizons.
C’est nous seuls qui loin d’eux volons à pleines voiles.
Aux voûtes de l’éther nous rivons les étoiles.
Elles voguent pourtant, et d’un cours éternel,
Puisque chaque orbe d’or, faisant le tour du ciel,
Retrouve les jalons de sa route infinie.
Quelquefois cependant, mais la raison le nie,
La lune et le soleil semblent sans mouvement.

Vois du large émerger ces monts : l’éloignement
Les groupe, en fait une île, apparente barrière ;
Mais la mer ouvre entre eux une vaste carrière
Où des flottes de front manœuvrent librement.

Quand l’enfant qui tournait s’arrête brusquement,
Longtemps autour de lui l’atrium tourbillonne,
Et, voyant se presser colonne sur colonne,
Il croit, ou peu s’en faut, que le toit sans appui
Vacille menaçant et va crouler sur lui.

Quand la Nature lève au-dessus des montagnes
Son grand flambeau tremblant qui rougit les campagnes.
L’astre sur les sommets paraît se reposer ;
420Il les touche, il les baigne, il va les embraser.
Où donc sont-ils ces monts dont le soleil s’élance ?
À deux mille traits d’arc, à cinq cents jets de lance ;
Entre eux et le soleil l’immensité des mers
Va se développant sous l’infini des airs ;
Des milliers de pays lointains sortent de l’ombre,
Pleins de peuples divers et d’animaux sans nombre ?

Le plus mince amas d’eau, moins d’un travers de main.
Flaque infime arrêtée aux pierres du chemin,
Livre aux yeux sous nos pieds des profondeurs égales
Au gouffre ouvert du sol aux voûtes sidérales ;
Et sous la terre on voit les nuages, les cieux
Et les joyaux cachés de l’écrin radieux.

Quand ton cheval robuste en plein courant s’arrête,

Vers l’eau qui fuit sous toi baisse un moment la tête :
L’animal, immobile en travers, t’apparaît
Poussé contre le flot par un pouvoir secret.
Quelque objet qu’à ta vue offrent les bords du fleuve,
Contre le sens de l’onde il semble qu’il se meuve.

Ce portique établi sur des piliers égaux
440Déploie en droite ligne un double rang d’arceaux.
Mais dès que l’œil, du fond, dans sa longueur l’enfile,
Son champ se rétrécit par degrés. Il s’effile
En pointe, rapprochant ses deux flancs bout à bout,
Joignant le sol au toit, jusqu’à ce que le tout
En cône vaporeux se confonde et s’achève.

En mer, le marin croit que le soleil se lève
Sur l’onde et que dans l’onde il éteint son flambeau.
C’est vrai ; car il ne voit que le ciel et que l’eau :
Ses impressions donc ne sont pas si menteuses.

Celui qui ne sait pas voit les barques boiteuses
De leurs membres rompus lutter contre les eaux ;
Rames et gouvernail pendent en deux morceaux,
Droits au-dessus de l’onde et tordus sous les lames.
La réfraction courbe et déjette les rames
Qui flottent à fleur d’eau sur le miroir mouvant.

Quand, sur le ciel nocturne emportés par le vent,
Les nuages épars rencontrent les étoiles,
Les astres à rebours semblent fendre ces voiles
Et fuir loin de l’orbite où leurs cours est fixé.

460Quand le dessous de l’œil par un doigt est pressé,
Une illusion naît qui double toute chose :
Double est la fleur de feu sur les flambeaux éclose,
Doubles sont les lambris et les meubles voisins ;
Les gens prennent deux corps, deux visages distincts.

Quand de ses doux liens le sommeil nous enchaîne,
Plongés dans le néant de sa torpeur sereine,
Nous croyons par instant veiller et nous mouvoir,
Et, dans un lieu fermé, sous l’aveugle nuit, voir
Le jour et la splendeur du soleil ; les murs s’ouvrent ;
Des champs où nous courons à nos yeux se découvrent,
Et des mers et des monts, et l’horizon qui fuit.
Muets dans le silence austère de la nuit,
Nous percevons des voix qui frappent nos oreilles,
Et nous y répondons. Combien d’autres merveilles
S’efforcent d’ébranler la foi qu’on doit aux sens !
Mais c’est en vain. Les sens demeurent innocents.
C’est nous qui leur prêtons ces fictions des songes.
Distinguer le fait vrai de nos propres mensonges
Et ce qu’ont vu les sens de ce qu’on leur fait voir,
480Il n’est pas, crois-le bien, de plus rare savoir.

Mais « nous ne savons rien » ; quelques-uns le soutiennent.
Ceux-là ne savent rien, eux-mêmes en conviennent :
Ils ne savent donc pas si l’homme sait ou non.
Mais soit. (Qu’irions-nous dire aux gens qui trouvent bon
D’aller à reculons en marchant sur la tête ? )
Soit, ils savent cela. Mais d’où, je le répète,
Eux pour qui rien n’est vrai de ce qu’ils ont cru voir,

Sauraient-ils ce que c’est qu’ignorer et savoir,
Et par quels traits constants le vrai du faux diffère ?
Entre l’ombre et le corps quel choix pourraient-ils faire ?

Cherche, et tu trouveras que toute vérité
Part des sens ; invincible est leur autorité.
Et comment ne pas croire à ce qui, par nature,
Marquant la vérité, dénonce l’imposture ?
À qui mieux se fier qu’aux sens ? Prétendra-t-on,
Si d’organes trompeurs procède la raison,
Qu’elle peut contredire et juger son principe ?
Mais de l’erreur des sens la raison participe ;
En elle tout est faux, si tout est faux en eux.

500L’oreille, diras-tu, peut réfuter les yeux ;
Le tact reprend l’ouïe ; et si les mains s’abusent,
L’œil, l’oreille ou la langue aussitôt les récusent.
Pour moi, je n’en crois rien. Chaque sens a sa loi,
Son rôle et sa province à part. Et c’est pourquoi
La notion du froid et du chaud, du rigide
Et du tendre, est distincte ; un seul sens y préside.
De même pour les jeux variés des couleurs
Et pour tout le ressort visuel. Les odeurs,
Les saveurs, ont aussi leur organe et leur sphère.
Le bruit a son domaine isolé. D’où j’infère
Qu’un sens ne peut pas seul contrôler d’autres sens.
À se reprendre eux-même ils seraient impuissants ;
Car leurs impressions sont égales entre elles,
Dans leur genre à leur règle également fidèles.
Chacune est en son temps vraie et digne de foi.

Quand même donc l’esprit saisirait mal pourquoi
Notre œil voit ronde au loin la tour qu’il vit carrée,
Mieux vaudrait, à défaut d’une cause avérée,
Expliquer faussement ces deux aspects certains,
520Que laisser l’évidence échapper de nos mains,
Qu’ébranler cette foi, cette base première,
Ce pivot du salut, d’où pend la vie entière.
Ce n’est pas la raison seule qui croulerait,
Mais c’est la vie encor, si l’on désespérait
Des sens, si nous n’osions, à leurs conseils dociles,
Fuir les gouffres ouverts ou les pas difficiles
Et rechercher les biens ou les contacts heureux.
Enfin, tout cet amas d’arguments sonne creux,
Et sur les sens vainqueurs tout leur effort se brise.
Ainsi, lorsqu’on bâtit, si la première assise
A fléchi, si l’équerre a faussé l’angle droit,
Et que l’alignement pèche par quelque endroit,
L’équilibre est détruit et la toiture ondule ;
Gauche, courbe, sans grâce, elle avance et recule.
Le mur s’en va crouler, il croule, abandonné
Au vice initial où tout est enchaîné.
En somme, c’est des sens que la raison procède ;
S’ils sont faux, elle est fausse et croule sans remède.

Les autres sens n’ont rien de plus mystérieux,
540Comme nous l’allons voir, que le tact et les yeux.
Tous les sons et les voix s’entendent, quand l’oreille,
Par leurs ondes pressée, à leur toucher s’éveille.
Car le bruit et la voix sont, manifestement,
Puisqu’ils meuvent un sens, des corps en mouvement.

La voix rase de près le gosier qui la lance ;
Au larynx irrité le cri fait violence ;
Les éléments vocaux, dont la foule s’accroît,
Se poussent pour sortir dans le canal étroit :
Leur flot remplit les bords de l’issue et les frappe,
Et lèse les conduits par où la voix s’échappe.
Puis donc que pour blesser leurs chocs sont assez forts,
Il faut que la parole et le cri soient des corps.
Tu n’es pas sans savoir tout ce qu’enlève à l’homme,
Ce que d’ardeur nerveuse et de force consomme
L’entretien prolongé, sans relâche conduit
Du lever de l’aurore au tomber de la nuit ;
Surtout quand la parole à grand fracas ruisselle.
Cette voix est donc bien d’essence corporelle,
Puisqu’à la prodiguer le corps humain décroît.

560Les figures des sons que l’oreille perçoit
Ne se ressemblent pas, lorsque, mâle et profonde,
La trompette rugit gravement, ou que gronde
La corne recourbée aux rauques hurlements,
Et quand le cygne auguste en doux gémissements
Aux frais vallons du Pinde exhale sa voix pure.
Les atomes rugueux font la voix âpre et dure ;
D’éléments arrondis naissent les doux accords.

Le son que nous tirons de notre propre corps,
Auquel la bouche ouverte offre un libre passage.
La langue, ce mobile artisan du langage,
L’arrête et l’articule en mots, dont le concours
Des lèvres détermine et finit les contours.

N’a-t-elle à traverser qu’une mince étendue ?
Nettement, clairement, la voix est entendue ;
Les mots articulés arrivent encor frais,
Conservant leur façon, leurs angles, tous leurs traits.
Mais lorsque la distance excède leur portée,
Ils s’émoussent, la voix s’éraille interceptée
Et se brouille en son vol et se déforme au vent.
580Parfois nous l’entendons encore, mais souvent
Sans démêler le sens des syllabes lointaines,
Tant la voix s’est brisée en notes incertaines !

L’édit par le crieur dans le peuple lancé
Dans l’oreille de tous à la fois est fixé.
La voix donc se divise en plusieurs voix pareilles,
Puisqu’elle distribue en des milliers d’oreilles
Des mots avec leurs corps et leur sens arrêté.
Mais ces voix, tant s’en faut, n’ont pas toutes porté ;
Les unes vont dans l’air mourir évaporées,
D’autres, par des terrains ou des monts rencontrées,
Rebondir en éclats retentissants, en cris
Si pareils à des mots que nous y sommes pris.
Tu le vois les échos ont perdu leurs mystères.
Ces noms que l’on entend dans les lieux solitaires
Lorsque le voyageur appelle à haute voix
Ses compagnons perdus dans l’épaisseur des bois,
Sans y rien déranger les échos les répètent.
Pour peu que les coteaux aux coteaux les rejettent,
Le son se multiplie, et je sais des endroits
600Qui rendent un seul mot jusqu’à six et sept fois.
Ce sont les chèvre-pieds, les nymphes, les satyres

Dont les nocturnes jeux, les amours et les rires
Troublent la profondeur du silence des bois !
Et la corde résonne, et, sous d’agiles doigts,
La flûte par ses trous répand sa tendre plainte ;
Et les gens d’alentour n’entendent pas sans crainte
Pan, le dieu demi-bouc, secouer les rameaux
Qui couronnent son front et, sur ses chalumeaux
D’où l’agreste chanson coule ininterrompue,
Promener le baiser de sa bouche lippue !
Cent prodiges pareils trouvent accès chez eux.
Ont-ils peur que l’on croie abandonnés des dieux
Les déserts où le sort confina leur demeure ?
Ou bien allèguent-ils quelque raison meilleure ?
Le reste des humains, autant que nous sachions,
A toujours eu l’oreille ouverte aux fictions.

Nous étonnerons-nous que la voix se transmette
Au delà de l’obstacle où le regard s’arrête ?
À travers une porte on se parle, on s’entend ;
620C’est un fait ; quoi de plus ? Disons qu’il est constant ;
Que l’image se perd dans les détours des pores
Où filtrent sains et saufs les atomes sonores ;
Que son essor exige un chemin plus égal,
Des pores droits et clairs comme ceux du cristal.

Puis, la voix s’éparpille en éclats innombrables,
L’un de l’autre engendrés, l’un à l’autre semblables.
D’une il en jaillit mille ; ainsi de toutes parts
L’étincelle brisée éclate en feux épars !
Et rayonnant au loin, derrière, autour, dans l’ombre,

Dans l’air peuplé de sons volent les voix sans nombre.
Le simulacre, lui, marche toujours tout droit
Et tel qu’il est lancé. C’est pourquoi nul ne voit
En arrière ; et l’oreille en tout sens peut entendre.
Encor souvent la voix s’émousse-t-elle à fendre
Les obstacles : ses traits brouillés, irrésolus,
N’apportent que le bruit des mots qu’on n’entend plus.

La langue et le palais, où le suc se distille,
Livrent moins le secret de leur œuvre subtile.
La saveur tout d’abord se dégage, au moment
640Où la bouche l’exprime en mâchant l’aliment,
Comme une eau qui jaillit d’une éponge tordue.
Bientôt, dans tous les plis du palais répandue,
Sur la langue elle gagne un dédale de trous.
Les atomes du suc sont-ils coulants et doux ?
Ils baignent mollement de leur douceur fluide
La langue réjouie en sa demeure humide.
Sont-ils âpres ? Le goût, qu’ils mordent en passant,
Mesure leur rudesse aux douleurs qu’il ressent.
Tout au fond du palais siège la jouissance.
Plus bas, quand l’œsophage, engouffrant la substance,
La distribue aux chairs où le sang la dissout,
Le plaisir disparaît : qu’importe alors le goût,
Pourvu que l’aliment, cuit et digéré, laisse
L’estomac imbibé d’une humide souplesse ?

Pourquoi les animaux ont-ils leurs mets divers ?
Chaque espèce a les siens ; et l’une trouve amers
Ceux qui semblent à l’autre une volupté pure.

Oui, le même aliment est aux uns nourriture
Et pour d’autres poison. Le contraste est frappant.
660Quand la salive humaine a touché le serpent,
Il meurt, et de ses dents lui-même il se dévore.
C’est pour l’homme un venin mortel que l’ellébore ;
Et la chèvre et la caille y trouvent l’embonpoint.
Maintenant, si tu veux t’éclairer sur ce point,
Tu te rappelleras ce que j’ai dit des types
Et des combinaisons sans nombre des principes.
Tous les êtres mangeants ont un aspect distinct ;
Le type de leur race en leurs traits est empreint.
C’est donc que ce contraste extérieur révèle
Les états variés de la trame charnelle.
Les éléments toujours laissant du vide entre eux,
Il faut que les chenaux de ce réseau poreux,
Plus petits ou plus grands, soient d’inégale entrée.
Ici triangulaire, ailleurs ronde ou carrée,
Ou quels qu’y soient des plis le nombre et les rapports,
Dans la bouche et la langue autant que dans les corps
La forme des conduits répond à la figure,
À l’ordre, aux mouvements, à l’intime structure
Des éléments premiers qui cernent leurs parois.
680Ainsi le même suc, doux et rude à la fois,
Charme un palais qui livre à ses coulantes ondes
Des pores tapissés de molécules rondes,
Et déchire une gorge où d’anguleux détours,
L’accrochant goutte à goutte, en resserrent le cours.

Toute action du goût à ces lois se ramène.
Quand la fièvre nous tient, quand la machine humaine,

Sous l’assaut de la bile ou de quelque autre humeur,
Tout entière n’est plus que trouble et que rumeur,
L’ordre des éléments s’altère. Les fluides
Naguère appropriés à la forme des vides
Sont exclus, et les corps acerbes et blessants
Entrent seuls dans ce crible où réside le sens.
Or plus d’un mets, le miel par exemple, comporte
Des germes savoureux de l’une et l’autre sorte.

Je passe maintenant aux odeurs. Et d’abord,
Comment énumérer les substances d’où sort,
Pour ondoyer aux vents, le flux léger d’aromes
Qui sans fin coule et roule en tourbillons d’atomes ?
Ces corps, selon leur forme, aux odorats divers
700Conviennent plus ou moins : ainsi, du fond des airs,
L’abeille vole au miel dont le parfum l’attire,
Le vautour au cadavre ; ainsi la meute aspire,
En avant du chasseur, les fumets répandus
Sur le sol où passa la proie aux pieds fendus ;
L’oie aux ailes d’argent, la gardienne de Rome,
Évente et reconnaît de loin l’odeur de l’homme.
Chaque espèce a son flair, dont l’avertissement,
L’écartant du poison, la guide à l’aliment.
Le flair est le salut des tribus animées.

Ces essences dans l’air autour de nous semées
Portent plus ou moins loin ; mais jamais leur essor
Ne se compare au jet de la voix, moins encor
Au vol de ces reflets dont la vue est frappée.
Errante, paresseuse et bientôt dissipée,

Avant de nous toucher la senteur disparaît.
D’abord, du fond des corps elle monte à regret ;
Car elle jaillit mieux des choses, quand la trame
Est tranchée ou broyée ou livrée à la flamme :
Si profonde est la couche où se forme son cours !
720Enfin ses éléments sont plus épais, plus lourds
Que ceux du bruit : un mur les rompt et les disperse,
Obstacle que la voix communément traverse.
Ce n’est pas sans effort qu’on trouve et qu’on induit
Le lieu d’où vient l’odeur et ce qui la produit.
La messagère hésite, et sur ses molles ailes
Les vents ont altéré la fraîcheur des nouvelles.
La piste même est vague et déroute le chien.
Ces effets des odeurs et des saveurs n’ont rien
Qu’en leurs impressions les autres sens n’éprouvent.
Les couleurs, par exemple, et les images trouvent
Des yeux mal disposés et que blesse leur choc.
Ainsi le fier lion tremble devant le coq ;
Et pris d’effroi subit, dès que l’oiseau sonore
De sa voix éclatante a réveillé l’aurore
Et d’un battement d’aile a dissipé la nuit,
Le monstre au bond puissant se détourne et s’enfuit.
C’est que du coq sans doute émanent des images
Qui dans l’œil du lion n’entrent pas sans ravages.
Les traits sont si perçants, les coups si douloureux,
740Que toute sa fierté ne peut tenir contre eux.
Pourtant aux mêmes traits notre œil s’offre sans crainte ;
Soit que notre prunelle échappe à leur atteinte,
Soit que les éléments dans notre organe entrés
Trouvent pour en sortir des chemins assurés

Afin que le départ n’en lèse pas la trame.

Mais quels sont, maintenant, les corps qui meuvent l’âme ?
D’où l’esprit reçoit-il tout ce qui passe en lui ?
C’est ce qu’en peu de mots je t’expose aujourd’hui.
Sache qu’au moindre choc s’amalgamant entre elles
Flottent partout dans l’air des images, plus frêles
Que des fils d’araignée ou que des feuilles d’or.
L’œil ne les perçoit plus. Leur trame et leur essor,
Dépassant de bien loin les bornes du visible,
Au travers de nos chairs glissent comme en un crible,
Pour atteindre et mouvoir les délicats ressorts
De l’âme, sens intime épars dans tout le corps.
De là ces visions, ces chiens des portes sombres,
Ces étranges Scyllas, ces centaures, ces ombres
D’êtres chers dont la terre a dévoré les os :
760Tant d’images dans l’air, volent, subtils réseaux,
Ici, d’accords fortuits spontanément écloses,
Là, fidèles reflets et figures des choses,
Ou de faux et de vrai mélange accidentel !
Le centaure n’est pas un calque du réel,
Puisque dans la Nature il n’est pas de centaure ;
Mais quoi ! l’homme au cheval aisément s’incorpore,
Quand un soudain hasard mêle et confond les fils
Des deux spectres, tissus également subtils.
Ainsi naissent dans l’air tous ces doubles fantômes.
Grâce à l’agilité suprême des atomes,
L’image composée est une, et les deux coups
D’un seul et même choc viennent frapper en nous
L’esprit, si délié lui-même et si mobile.

Oui, tout se passe ainsi, la preuve en est facile.
L’œil voit précisément ce que l’esprit conçoit ;
C’est donc à la façon des yeux que l’esprit voit ;
Et rien, fut-ce un lion, au regard ne se montre,
Sans qu’une image nette avec l’œil se rencontre ;
L’esprit, où se produit la même impression,
780Voit donc, tout comme l’œil, des spectres de lion,
Les mêmes, seulement cent fois plus diaphanes.
Si, lorsque le sommeil engourdit nos organes,
L’esprit reste éveillé, c’est grâce aux frêles corps
Qui déjà dans la veille agitaient ses ressorts.
C’est par eux qu’il croit voir les êtres que la terre
Et la mort pour jamais couvrent de leur mystère.

La Nature le veut. Anéantis, les sens
Dans leur profonde paix demeurent impuissants ;
La vérité n’a plus d’armes contre la fable
La mémoire aussi tombe, et la stupeur l’accable ;
Elle ne dément plus les rapports décevants
Qui du sein de la mort tirent ces faux vivants.
Ne sois pas étonné des gestes symétriques,
Des mouvements corrects de ces corps chimériques ;
Car nous les voyons tels que les songes les font ;
Un passage insensible amalgame et confond
L’image évanouie et celle qui la chasse ;
L’attitude a changé, l’image reste en place.

Mais pour ne rien omettre, il faut traiter ici
800Plus d’un problème obscur qui veut être éclairci.
Pourquoi l’âme, d’abord, sur l’heure évoque-t-elle

Tout objet, quel qu’il soit, que ton caprice appelle ?
Est-ce donc qu’épiant l’instant de ton désir,
L’image à point nommé se vient faire saisir ?
Est-ce que, terre, ciel, mer, bataille, assemblée,
Pompe ou banquet, soudain la Nature zélée
Prépare tout et met les choses sous les noms ;
Tandis qu’à l’endroit même où nous la retenons,
De tout autres pensers en d’autres cœurs l’attendent ?

Lorsque dans nos sommeils les fantômes descendent,
Que leurs corps, en mesure apportés mollement,
Alternent de leurs bras le souple mouvement
Et le pas juste et sûr que leur jambe dessine,
Est-ce qu’un art inné, profond, les prédestine
À leurs nocturnes jeux ? N’est-il pas vrai plutôt
Qu’on voit cela d’un trait, comme on entend un mot,
Qu’un éclair de durée évoque une série
D’instants décomposés par notre rêverie ?
C’est ainsi qu’à toute heure en tout endroit présents,
820Des spectres de tout genre arrivent à nos sens ;
Tant leur rapidité double leur multitude !
Et si fins ! quel esprit les surprend sans étude ?
S’il n’est pas prêt, tout passe ; il n’a pu rien saisir.
Mais il est toujours prêt, car jamais le désir
Ne lui peut suggérer rien que l’espoir n’achève ;
L’avenir aisément se réalise en rêve.
Les yeux même, observant des tissus délicats,
Ne font-ils pas effort, ne se tendent-ils pas ?
Sans quoi, rien de précis, rien de sûr dans la vue :
Il n’est corps si prochain, matière si connue,

Qui pour l’inattentif ne soient ce qu’ils seraient
Si l’espace et le temps de leur nuit les couvraient.
Quoi d’étonnant si l’âme au passage n’arrête
Que ce qui répond bien à son ardeur secrète ?
Souvent elle se leurre et nous trompe en créant
Des monstres ; d’un nain même elle fait un géant ;
Le caprice imprévu des images complexes
Intervertit les traits, les âges et les sexes ;
La femme entre nos bras devient homme et s’enfuit ;
840Tout change et se confond, s’engendre et se détruit.
Cherches-tu la raison de ces métamorphoses ?
Le sommeil et l’oubli t’en diraient seuls les causes.

Avant tout, garde-toi, sans relâche, à tout prix,
Du cercle vicieux où tombent tant d’esprits !
On dit : « L’œil est créé transparent pour qu’il voie ;
Le fémur sous la hanche et sur la jambe ploie
Pour que le pied, support d’un flexible pilier,
Assure au pas mobile un écart régulier ;
Les bras des deux côtés ne pendent à l’épaule
Que pour mouvoir les mains, qui d’avance ont leur rôle :
Ce sont des serviteurs donnés à nos besoins. »
Conjectures sans base, et qui, sur tous les points,
Renversent l’ordre vrai des effets et des causes.
Bien loin de les créer, le besoin naît des choses.
Le membre n’est pas fait pour servir ; on s’en sert.
Nul n’a pu voir avant que l’œil ne fut ouvert ;
Nul ne parlait avant que la langue fut née ;
La langue, bien plutôt, est de beaucoup l’aînée
Du langage ; l’oreille était faite longtemps

860Avant qu’on entendît ; et tous les autres sens
De même ont précédé l’usage qu’on en tire.
L’instinct de leur emploi n’a donc pu les produire.

Le poing a combattu l’ongle acéré, la main
Longtemps a fait jaillir des flots de sang humain,
Avant qu’un trait brillant fendît l’air. La Nature
À l’homme apprit la fuite, avant qu’à la blessure
Le bras gauche opposât le bouclier de peaux.
La fatigue aux mortels enseigna le repos
Quand la douceur des lits n’existait pas encore.
La soif pour s’apaiser n’attendit par l’amphore.
À ces inventions du besoin et de l’art
L’utilité sans doute eut la plus grande part ;
Mais quant aux instruments dont nul n’est notre ouvrage,
La possession seule en suggéra l’usage ;
Et c’est le cas des sens et des membres. Tu vois
Qu’en leur formation rien ne révèle un choix,
Un dessein préconçu d’utilité future.

Ne sois donc pas surpris si toute créature
D’un naturel instinct cherche son aliment.
880Des corps, nous le savons, s’écoule incessamment
Un flux que hâte encor l’activité vitale,
Fragments, germes perdus, que par la bouche exhale
Le souffle haletant, déchets intérieurs
Qu’en effluves sans nombre expriment les sueurs.
Le corps raréfié que cette fuite mine
Sentant baisser la vie et faiblir la machine,
Demande aux aliments la vigueur qui le fuit ;

Un suc réparateur, par les pores conduit,
Comble dans les vaisseaux le gouffre de leurs pertes,
Ce besoin dévorant de nos veines ouvertes.

La boisson, à son tour répandue en tout lieu,
Tombant sur l’estomac comme une eau sur le feu,
Dissipe l’incendie amassé par les fièvres
Qui desséchaient le sang et consumaient les lèvres.
Ainsi dans notre chair sont noyés et calmés
Les désirs par la soif ou le jeûne enflammés.

Je dirai maintenant pourquoi les pieds se meuvent
À notre volonté, comment nos ordres peuvent
Varier l’action des membres, quels ressorts
900Soulèvent en avant le faix pesant du corps.
Les mouvements divers ont leurs images libres
Qui, visitant l’esprit, en chatouillent les fibres ;
Et la volonté naît. Car, le moyen d’agir,
Sans que l’esprit en lui d’avance ait vu surgir
L’objet de son vouloir, l’image de son acte ?
L’esprit sollicité, touche, éveille, contracte
Instantanément, grâce à leurs étroits rapports,
L’âme éparse en tout lieu dans la trame du corps ;
L’âme aux membres transmet l’impulsion première ;
Et la masse bientôt s’ébranle tout entière.
Puis le corps, en marchant, se raréfie, et l’air,
Toujours mobile, emplit les pores de la chair,
Atteint dans les tissus la moindre molécule
Et, largement versé, dans les veines circule.
Ainsi, l’esprit et l’air sont la voile et le vent

Qui font évoluer le corps, vaisseau vivant.

Quoi ! dis-tu, ces moteurs, si légers l’un et l’autre,
Manœuvrer, retourner un poids comme le nôtre ?
Pourquoi non ? Songe donc à la force du vent,
920Ce fluide, subtil s’il en fût, enlevant
Les plus robustes nefs, le vent, les chasse au large ;
Et quel qu’en soit l’élan, quelle qu’en soit la charge,
Pour diriger leur course il suffit du travail
D’un seul bras appuyant sur un seul gouvernail.
Et que ne peuvent pas la poulie et la roue ?
De quels rudes fardeaux la machine se joue !

Prête-moi maintenant un esprit attentif,
Une oreille sagace ; et ne va pas, rétif
Aux démonstrations, par ta propre injustice,
T’obstiner dans l’erreur sans même en voir le vice,
Et démentir des faits par la science admis.
J’exposerai comment dans nos sens endormis
Le sommeil fait couler le repos et relâche
Les chaînes des soucis. Délicate est la tâche !
L’abondance y peut moins que le charme des vers ;
Mille clameurs de grue éparses dans les airs
Ne valent pas le chant d’un cygne solitaire.

Le sommeil se produit quand l’âme en nous s’altère,
Scindée en deux courants dont l’un fuit au dehors,
940Dont l’autre se condense aux profondeurs du corps.
Cet abandon détend les ressorts et dissipe
Le sentiment, dont l’âme est l’assuré principe,

Dont le sommeil ne peut suspendre l’action,
Si l’âme n’est en proie à la confusion,
Si l’âme n’a quitté les membres ; non pas toute :
Car ce serait livrer la machine dissoute
Au froid mystérieux de la mort sans réveil ;
Car, pour y rallumer au sortir du sommeil
Le sentiment vital, il faut qu’un reste d’âme,
Comme un feu sous la cendre enfoui, dans la trame
Couve, prêt à jaillir de son foyer latent.

Mais quel travail secret trouble l’âme et détend
Tous les membres ? J’y viens. Mais toi, sois tout oreilles,
Et garde qu’au vent seul aient profité mes veilles !
D’abord les flots de l’air, universel séjour,
Puisqu’ils baignent le corps, en rasent le contour ;
Et leurs assauts fréquents ne manquent pas de force.
De là ce cuir, ces poils, membranes, soie, écorce,
Nacre, dont la plupart des êtres sont couverts.
960Les intimes replis ne sont pas moins ouverts
À l’air que tour à tour la gorge aspire et chasse.
Les chocs atteignent donc le fond et la surface
Et, par l’étroit chemin des pores déliés,
Vont se répercutant jusqu’aux germes premiers.
Et dans l’être progresse une sourde ruine
Qui bouleverse l’ordre élémentaire et mine
L’esprit comme le corps : l’âme, se disloquant,
S’échappe ou bien s’enferme ainsi que dans un camp ;
Le peu qui reste épars dans les membres, oublie
D’échanger des rapports que nul fil ne relie ;
La Nature a barré les passages. Atteint

Par ce trouble profond, le sentiment s’éteint ;
Les membres sans soutien sous leur fardeau succombent ;
Le corps languit ; les bras et les paupières tombent ;
Les jarrets affaissés ne se relèvent pas.

Volontiers le sommeil vient après le repas.
Car les mets, comme l’air coulant de veine en veine,
Agissent comme lui. La plénitude amène
Un surcroît de travail interne et de stupeur
980Couvert d’une plus lourde et plus longue torpeur.
L’âme plus largement exhale sa substance ;
Sa concentration est aussi plus intense,
Tandis que ses débris, dans les membres errants,
Restent plus divisés et plus incohérents.

Et ce qui d’ordinaire attache nos pensées,
Espoirs, ambitions dès longtemps caressées,
Objets de nos efforts, dans les songes revit.
Le général de gloire et d’horreur s’assouvit.
L’avocat croit citer des lois qu’il interprète.
À l’orage d’hier le matelot tient tête.
Moi-même, à nos travaux fidèle, je poursuis
L’œuvre dont j’ai doté ma langue et mon pays,
Et la Nature immense à moi se livre en songe.
Ainsi l’illusion du nocturne mensonge
Nous rend l’étude et l’art qui charment nos esprits.

Celui qui tous les jours, de théâtres épris,
S’adonne aux jeux du cirque avec lui les emporte,
Et bien longtemps encor son âme ouvre une porte

Aux fantômes d’objets déjà loin de ses sens.
1000À ses yeux endormis leurs traits restent présents.
Il voit, même éveillé, s’enchaîner en cadence
Les souples mouvements et les bonds de la danse ;
Il entend les sons purs des cithares voler
Autour de son oreille et les cordes parler ;
Et de foule et de bruit la vaste enceinte est pleine ;
Et de riches décors illuminent la scène.
Si grand est ce pouvoir des penchants et des goûts,
Que même l’animal l’éprouve comme nous !

Souvent le fier coursier, dans l’ombre étendu, rêve,
Sue et souffle et s’agite, et son flanc se soulève,
Comme si la barrière à son élan cédait,
Et comme si la palme au terme l’attendait.

Les chiens, en plein sommeil, jettent soudain la patte
De çà, de là ; leur voix en cris joyeux éclate ;
Ils plissent leurs naseaux et les ouvrent à l’air,
Comme si quelque piste avait frappé leur flair.
Longtemps même, au réveil, leur ardeur les entraîne
Sur les traces d’un cerf aux abois, ombre vaine
Que l’aurore dissipe en rappelant leurs sens.

1020Et les chiens du logis, nos gardiens caressants,
Les vois-tu secouer la somnolence ailée
Dont leur paupière agile est à peine voilée,
Sur leurs pieds en sursaut dressés, comme à l’aspect
De quelque visiteur au visage suspect ?

Et plus l’être en son âme a de rudes atomes,
Plus rudement en songe il traite les fantômes.
Mais le timide oiseau bat de l’aile, anxieux,
Et dans leurs bois sacrés demande asile aux dieux,
Lorsqu’en son doux sommeil un songe affreux déploie
Quelque vol menaçant d’autour cherchant sa proie.

Enfin, quel est l’effort, quel est l’événement
Que l’homme n’accomplisse et n’achève en dormant ?
Rois terrassés, massacre et dépouilles opimes,
Défaite et servitude, effrois, cris de victimes,
Comme si l’on était sur la place égorgé !
Ici, par les lions et les tigres mangé,
Le chasseur lutte, geint, craque sous leurs étreintes ;
Sa douleur emplit l’air de furieuses plaintes.
Là, l’orateur débat de graves intérêts
1040Et s’étend en discours. L’un trahit ses secrets
Et lui-même au bourreau fait l’aveu de son crime.
L’autre se voit mourir : il se sent dans l’abîme
De tout son poids tomber du haut des monts : l’horreur
L’éveille en sursaut, hors de lui, fou de terreur ;
Il ne peut se ravoir et s’arracher au songe,
Tant la commotion dans l’âme se prolonge !
Parfois, au bord riant d’un ruisseau désiré,
Prés de quelque fontaine, un dormeur altéré
Se penche, et tout entier le fleuve entre en sa bouche.

Souvent, par le sommeil enchaîné sur sa couche,
L’enfant qu’un besoin presse en rêve innocemment
Près d’un vase ou d’un lac lève son vêtement.

Toute l’eau de son corps d’un large flot sillonne
Quelque riche tapis venu de Babylone.

Lorsque l’âge a mûri les sucs générateurs,
Quand les premiers bouillons montent aux jeunes cœurs,
Le rêve, au souvenir empruntant mainte image,
Messagère au teint frais, au florissant visage,
Pique les lieux secrets que gonfle le désir
1060Et souvent accomplit ce que fait le plaisir ;
Et le fleuve à grands flots s’épanche de la source,
Laissant aux vêtements la trace de sa course.

Cette sève, ai-je dit, ne s’émeut guère avant
Que l’âge ait affermi l’organisme vivant.
Seule la force humaine à l’humaine semence
Imprime la secousse où tout acte commence.
Dès que ses réservoirs à son cours sont ouverts,
Coulant de membre en membre elle filtre au travers,
Et s’amasse au lieu même où l’instinct la réclame
Pour mettre en mouvement le sens dont elle est l’âme.
L’organe entier se tend et s’enfle et fait effort
Pour chasser le ferment du désir qui le mord,
Visant l’objet aimé d’où lui vient sa torture.
Maint blessé tombe ainsi vers et sur sa blessure ;
Et le sang, jaillissant à l’encontre des traits,
Va rougir l’ennemi qui frappa de trop près.

Sous les coups de Vénus, qu’ils viennent d’une femme
Dont tout le corps projette une amoureuse flamme,
Ou bien de quelque éphèbe aux membres féminins,

1080Vers l’auteur de son mal le vaincu tend les mains,
Pour étreindre le fruit dont la soif le pénètre,
Pour verser en ce corps l’essence de son être,
Tout ce que le désir pressent de volupté.
Voilà cette Vénus, cet amour si vanté,
La source du poison dont le cœur boit les charmes,
Première goutte, hélas ! d’un océan de larmes !
L’absence même assiège et caresse nos sens
D’une image et d’un nom toujours chers et présents.

Ah ! fuis, chasse bien loin ces fantômes, amorces
De l’amour. Tourne ailleurs ta pensée et tes forces.
Épanche, s’il le faut, le trop plein du désir ;
Mais, en un vase unique enfermer le plaisir,
Fixer la passion, c’est se forger des chaînes,
Se condamner au joug d’inévitables peines ;
C’est aviver l’ulcère en l’abreuvant d’amour ;
L’ulcère invétéré gagne, et, de jour en jour,
S’aggrave le délire et grandit le ravage,
Si les traits vagabonds de la Vénus volage
N’effacent l’ancien mal, qu’un mal nouveau guérit.
1100Et vers un autre objet ne détournent l’esprit.
Pour éviter l’amour, perd-on la jouissance ?
Non pas ; sans l’amertume on savoure l’essence.
Qu’il est pur le plaisir des cœurs sans passion !
Ah ! malheureux ! Au seuil de la possession,
On voit sur leur trésor leurs ardeurs se suspendre :
Les mains et les regards ne savent où se prendre,
Et l’âpre embrassement va jusqu’à la douleur ;
Le baiser mord, la dent froisse la lèvre en fleur.

Où donc, pour ces amants, est la volupté pleine !
Quel aiguillon secret les pique et les déchaîne
Sur l’objet, quel qu’il soit, d’où jaillirent pour eux
Les germes enivrants du désir amoureux !

Vénus vient, je le sais, amortir la blessure
Et mêler doucement un baume à la morsure.
Ils espèrent noyer leur flamme dans le feu,
L’éteindre dans le corps qui l’allume ; à leur vœu,
Par malheur, la Nature ouvertement s’oppose.
L’amour nourrit l’amour ; il est l’unique chose
Dont la possession aiguise le désir.
1120Plus le cœur en a pris, plus il en veut saisir.

Lorsque les aliments liquides ou solides,
Par le corps absorbés, y comblent certains vides,
Les besoins satisfaits s’apaisent aisément.
Mais, d’un visage cher, que peut garder l’amant ?
D’impalpables baisers sans corps, frêles fantômes
Dont l’espoir en pleurant jette au vent les atomes !
Parfois, on cherche à boire en songe, et l’eau s’enfuit ;
Rien n’étanche la soif dévorante ; on poursuit
Des fantômes de source où l’on croit qu’on s’abreuve.
Vains efforts ! La soif reste, et l’on brûle en plein fleuve.
Ainsi d’illusions Vénus repaît l’amour,
Sans le rassasier ; et, du tendre contour
Où s’égaraient les yeux en des charmes sans nombre,
Rien ne reste en nos mains qu’un fantôme et qu’une ombre.

Et quand Vénus, troublant d’un frisson précurseur

Deux êtres enivrés de leur jeunesse en fleur,
Pour le champ féminin prépare la charrue,
Le couple entrelacé dans l’étreinte se rue,
Et souffles bouche à bouche et salives et dents
1140Se mêlent confondus en des baisers ardents.
Que se ravissent-ils ? Qui, se donnant soi-même,
Tout entier, corps pour corps, s’en va dans ce qu’il aime ?
C’est là le but, pourtant, le prix de tant d’efforts.
À quoi bon ces liens avides, ces transports,
Ces nerfs liquéfiés par l’intime secousse ?
Sans doute, le désir pour un moment s’émousse
Après l’éruption de l’amoureux torrent ;
Mais leur accès revient, la rage les reprend
D’avoir enfin pour eux l’objet qui les possède.
C’est un ulcère sourd, un poison sans remède,
Qui les mine et les ronge en des tourments sans fin.

Puis c’est l’épuisement, les affres de la faim,
C’est la vie au sourcil d’un tyran suspendue ;
La fortune qui croule en usures fondue ;
C’est l’oubli des devoirs ; c’est l’honneur aux abois
Qui souffre. Les onguents, sans doute, sont de choix ;
Les chaussures toujours viennent de Sicyone
Et semblent rire aux pieds ; l’or en cercle rayonne,
Enchâssant les feux verts d’émeraudes sans prix ;
1160Les tissus couleur d’eau sont usés et flétris
À boire les sueurs de Vénus triomphante ;
Et ces biens paternels qu’un long travail enfante
Deviennent bracelets, coiffures, et s’en vont
En étoffes de Malte ou de Cos. Ce ne sont

Qu’aromates, festins, coupes toujours remplies,
Couronnes et festons, débauches et folies !
C’est en vain. Le serpent est caché sous les fleurs.
La source de la joie est la source des pleurs !
On ne sait quoi d’amer, du milieu des délices,
Monte et serre le cœur : remords poignant des vices
Et du bel âge oisif au devoir dérobé ;
Quelque mot ambigu de ses lèvres tombé
Qui, feu vivant, s’attache à l’âme et la pénètre ;
Regard tendre jeté vers un rival peut-être,
Ou sourire furtif au passage surpris.

L’amour le plus heureux comporte ces périls.
S’agit-il des amours ingrats et misérables ?
Il suffit, pour en voir les douleurs innombrables,
D’ouvrir les yeux. Crois-moi, veille, suis mes conseils,
1180Et soustrais-toi d’avance à des pièges pareils.
Évitons les filets que l’amour peut nous tendre ;
Moins sûr est d’en sortir quand on s’est laissé prendre
Et de rompre le nœud que Vénus a tissé.
Cependant, même pris, l’imprudent enlacé
Dans les funestes rets peut les fuir, si lui-même
Ne s’oppose à sa fuite et, dans celle qu’il aime,
N’absout pas, égaré par d’aveugles transports,
Les taches de l’esprit et les défauts du corps.
Loin de là ; les amants accordent à leurs belles
Mille perfections qui ne sont pas en elles.
Ainsi voit-on souvent le vice et la laideur
S’emparer de la vogue et captiver maint cœur.
Ceux-ci raillent ceux-là ; l’un crie à l’autre : « Apaise

Vénus de qui te vient cette chance mauvaise ! »
Sans voir le même vice en ses propres amours.
La fétide, la sale, est simple et sans atours.
La noire a le teint brun. Pour si peu qu’elle louche,
C’est Pallas aux yeux pers. Sèche comme une souche,
C’est une biche. Naine, on la dit faite au tour,
1200C’est une Grâce, un sel attique. Est-ce une tour ?
Sa taille de géante est un port de déesse.
Bègue, elle hésite et manque un peu de hardiesse.
Taciturne, elle est digne. Elle s’en va mourir
D’étisie, elle tousse à n’en pouvoir guérir ?
C’est une langueur tendre, une fleur délicate.
Brusque, ardente, jalouse, à toute heure elle éclate ?
C’est un salpêtre. Est-elle obèse et toute en seins ?
C’est la sœur de Cérès chère au dieu des raisins.
L’une a le nez camus des sylvains et des chèvres :
On la promeut faunesse ; une autre n’est que lèvres :
C’est le baiser vivant. Je n’en finirais pas !
Et puis, je l’admets belle autant que tu voudras :
Vénus, dans tout son corps, présente, se révèle.
Mais est-elle la seule ? On a vécu sans elle.
Tout ce que fait la laide, on sait qu’elle le fait,
Que de sa propre odeur cet être si parfait
S’empeste quelquefois ; et ses femmes s’enfuient,
Et loin d’elle en cachette à pleine gorge en rient.
Cependant sur le seuil l’amant verse des pleurs ;
1220Il couvre de parfums, de couronnes, de fleurs,
Et de tristes baisers l’impitoyable porte.

S’ouvre-t-elle pour lui ? pour peu que le vent porte
Et trahisse la chose, il invente aussitôt
Quelque retraite honnête et, lui qui de si haut
Préparait sa harangue amoureuse, il oublie
Ses beaux discours, et part, s’accusant de folie,
Pour avoir espéré dans un objet mortel
Plus de perfection qu’il n’en est sous le ciel.
Sur ce point, nos Vénus ne sont guère novices ;
Elles montrent la scène et cachent les coulisses
À ceux que leur amour veut garder en ses rets.
Mais l’esprit perce à jour tous ces menus secrets
Et ces efforts de l’art. Mieux valent donc les belles
Dont l’humeur, indulgente aux faiblesses mortelles,
Comme elle en prend sa part, nous les passe en retour.

La femme sans mentir peut soupirer d’amour.
Lorsque la pâmoison d’une étreinte sincère
Rive son corps au corps de l’amant qu’elle serre
En suçant dans sa bouche un humide baiser,
1240Elle y va de tout cœur et le presse d’oser
Et lui livre le champ des voluptés jumelles.
C’est ainsi que partout les dociles femelles,
À l’étable, aux forêts, dans les prés, aisément
Portent l’assaut du mâle, et que l’ébranlement
Qui fond leurs nerfs en feu, par son intermittence,
Anime l’assaillant d’un prurit plus intense.
Pourtant, vois leurs douleurs, vois de quels nœuds cruels
Les enchaînent parfois des plaisirs mutuels.
Ces chiens des carrefours qui, d’un effort contraire,
Tirant à corps perdu, luttent pour se soustraire

Aux chaînes où Vénus les retient engagés,
Sans le pressentiment des plaisirs échangés
Auraient-ils d’un tel piège affronté les supplices ?

Ainsi donc, chaque sexe a sa part de délices.
Quand d’un avide effort la femme a brusquement
Pompé le lait du mâle et reçu le ferment,
Selon la fusion que la secousse opère
L’enfant tient plus ou moins de la mère et du père ;
Celui dont le visage en mêle deux en un
1260Et de ses deux parents est le portrait commun
Naît du sang de la femme et de l’homme, et révèle
L’équilibre parfait d’une ardeur mutuelle :
Les fluides lancés par des désirs égaux
Sans s’étouffer l’un l’autre ont combiné leurs eaux.
Parfois, souvent, on voit revivre en ce jeune être
Quelque trait d’un aïeul, ou même d’un ancêtre ;
C’est qu’héritage ancien, dans le corps des parents
Se cachent confondus des germes différents
Dont les pères aux fils ont transmis le principe,
Pour permettre à Vénus de varier le type
En ramenant la voix, les cheveux ou les traits
Des aïeux, éléments réels bien que secrets,
Non moins fixes en nous que nos corps et nos âmes.
Le fluide viril peut engendrer des femmes ;
Par le sang maternel plus d’un homme est produit.
De deux germes toujours l’embryon est le fruit.
Ressemble-t-il à l’un plus qu’à l’autre ? La cause
En est qu’un des époux aura doublé la dose ;
Et, quel qu’en soit le sexe, on discerne aisément

1280S’il descend de la femme ou s’il naît de l’amant.

Ce ne sont pas des dieux aux naissances contraires
Qui privent à jamais du nom charmant de pères
Certains époux voués aux stériles hymens.
C’est en vain que Terreur des crédules humains
Enrichit les autels et de sang les inonde
Et, pour en obtenir la liqueur qui féconde,
Fatigue les destins et la divinité.
Seul l’excès d’épaisseur ou de fluidité
À la conception oppose un double obstacle.
La semence trop claire échappe au réceptacle
Sans pouvoir s’y fixer et se prendre en un corps.
Trop grasse et trop concrète, elle s’arrête aux bords,
Ou bien son jet trop lent, trop dense, ne se mêle
Qu’à grand-peine à l’afflux de la liqueur femelle.

Quelle diversité de couples et d’effets !
Pour tels tempéraments tels hommes sont mieux faits ;
De tels amants aussi telle ou telle maîtresse
Reçoit plus aisément le faix de la grossesse.
Après plusieurs hymens stériles, nous voyons
1300Des veuves enrichir d’heureuses unions
Et rencontrer l’époux qui peut les rendre mères.
Bien des hommes ainsi ne sont devenus pères
Et n’ont d’une famille embelli leurs vieux jours
Qu’après avoir trouvé dans de jeunes amours
Une épouse assortie à leur propre nature.
Seul, en effet, l’accord des organes assure
L’intime fusion des germes, accouplant

Le liquide à l’épais et le dense au coulant.
Le régime et la table ont leur part d’influence.
Tel aliment trop riche alourdit la semence ;
Tel autre l’appauvrit jusqu’à l’épuisement.
Avant tout, il importe en quel mode et comment
L’œuvre des voluptés s’accomplit. La Nature
Semble des animaux préférer la posture ;
On pense que, les seins appuyés, les flancs hauts,
La femme garde mieux les amoureux dépôts.
Mais il n’est pas besoin de secousses lascives.
Les soubresauts joyeux des hanches convulsives
Qui tirent à l’amant jusqu’au suc de ses os
1320Dérangent la charrue, et le soc porte à faux.
Faire ainsi dévier le jet de la semence,
C’est des conceptions rejeter l’espérance ;
Aussi la courtisane à ce jeu se complaît,
Sûre, en offrant à l’homme un plaisir plus complet,
D’éviter les ennuis des grossesses fréquentes.
L’épouse doit laisser ces façons aux bacchantes.
La moins belle parfois se fait aimer le mieux.
Ce ne sont ni les traits de Vénus, ni les dieux,
C’est son humeur affable et ses mœurs, et le charme
D’un corps toujours soigné, c’est elle, qui désarme
L’homme et du toit commun lui fait un cher séjour.
L’habitude s’en mêle et finit par l’amour.
Ne voit-on pas le choc des plus frêles matières
À la longue entamer la dureté des pierres,
Et la rigueur du marbre à la fin succomber
Sous une goutte d’eau qui s’obstine à tomber ?

LIVRE CINQUIÈME

LE MONDE,
LA TERRE ET L’HOMME


SOMMAIRE


Hymne à Épicure, v. 1-80. — Le monde a commencé, il doit finir, v. 81-120. — Le monde n’est ni l’œuvre ni le séjour des dieux ; les imperfections des choses, les souffrances de l’homme écartent l’hypothèse d’une intervention divine, v. 121-255. — La déperdition constante des diverses combinaisons élémentaires, compensée à grand-peine par des réparations constantes, mais qui peuvent manquer quelque jour, prouve la nature mortelle de l’univers, v. 256-442. —La naissance de l’univers et la coordination progressive de ses parties, v. 443-507. — Comment la terre demeure suspendue dans l’espace, v. 508-597. — De la nature et de la marche du soleil, de la lune et des astres, v. 598-799. — Apparition de la végétation et de la vie sur la terre, v. 800-871. — Élimination des formes mal douées : la concurrence et la loi de sélection, v. 872-912. — Il n’y eut jamais de Centaures, de Scyllas, ni de Chimère, v. 913-960. — Tableau de la vie humaine en ses rudes commencements, v. 961-1052. — La famille adoucit les mœurs, v. 1053-1073. — Le langage chez l’homme et chez les animaux, v. 1074-1140. — Le feu, v. 1141-1157. — Fondation des villes. La richesse et ses dangers. Éloge de la médiocrité. Naissance de la royauté, règne de la force et de la beauté physique. Révolte des peuples. Anarchie. L’intérêt commun crée les contrats, les lois, la justice, l’ordre républicain. La conscience punit la violence et le crime, v. 1158-1213. — L’invention et le culte des dieux. Erreur des religions, fondées sur la crainte des phénomènes dont la cause est ignorée, v. 1214-1299. — Découverte et usage des métaux, v. 1300-1356. — Conquête du cheval et des autres animaux. Les guerres primitives, v. 1357-1412. — Le tissage, les vêtements, v. 1413-1424. —L’agriculture, la greffe, 1425-1442. — La musique et les délassements joyeux, v. 1443-1478. — Progrès de la civilisation, v. 1479-1508. — Fortification des villes. Navigation. Traités. La poésie, l’écriture, les arts, v. 1509-1528.






Quel génie éloquent, quelle forte poitrine,
Devant la majesté d’une telle doctrine,
Enfanteront des vers dignes de son auteur,
Une louange égale aux bienfaits du grand cœur
Qui nous lègue en présent le prix de sa victoire !
Un mortel pourrait-il suffire à tant de gloire ?

Pour ce puissant esprit le nom d’homme est trop peu :
La majesté de l’œuvre en lui proclame un dieu.
Oui, noble Memmius, il fut un dieu cet homme
Qui le premier trouva cette règle qu’on nomme
La Sagesse, et dont l’art, à travers tant de flots
Guidant la vie au port d’un si parfait repos,
Change en un jour si pur de si noires ténèbres !

Que sont des autres dieux les dons les plus célèbres,

Les moissons de Cérès et ce trésor du vin
Dont Bacchus, nous dit-on, dota le genre humain ?
On pouvait s’en passer : plus d’une race encore,
L’histoire nous l’apprend, sans mourir les ignore.
Mais comment vivre bien sans la paix de l’esprit ?
20Il n’en est que plus dieu celui qui nous l’offrit,
Le doux consolateur qui, par toute la terre,
Verse aux cœurs apaisés ce baume salutaire.

Vas-tu d’Hercule aux siens comparer les travaux ?
Et comment soutenir un jugement si faux ?
Que pourrait contre nous le Lion de Némée,
(Sa mâchoire béante à cette heure est fermée ! )
Et le Taureau crétois, ou l’affreux Sanglier
D’Arcadie, ou bien l’Hydre agitant son collier
De venimeux serpents ? Qu’importerait, à Rome,
Le triple Géryon avec ses trois corps d’homme ?
Ou Diomède, fier de ses fameux chevaux
Qui, loin de nous, soufflaient le feu par leurs naseaux
Au pied du mont Ismare, en Thrace ? Et les Harpyes
Féroces, dans l’étang de Stymphale tapies ?
En vain, autour de l’arbre où luisaient les fruits d’or,
Le farouche Dragon, gardien de ce trésor,
L’œil fixe, enroulerait ses anneaux formidables,
Prés de l’onde Atlantique, aux lieux inabordables
Que le Barbare même évite comme nous !
40Tous ces monstres sont morts. Mais suppose-les tous
Invaincus et vivants : quel mal pourraient-ils faire ?
Leurs pareils à foison peuplent encor la terre ;
La montagne en regorge et les tremblants effrois

Règnent impunément aux profondeurs des bois.
Qu’importe ? C’est à nous d’éviter leur demeure.
Mais si nos cœurs n’ont pas la paix intérieure,
Qu’ils sont mal défendus ! Quels combats, quels dangers,
Quels obstinés soucis les tiennent assiégés !
Que d’âpres passions, que d’angoisses les rongent,
Luxure, orgueil, colère ! En quels gouffres nous plongent
Les ivresses du faste et de l’oisiveté !
Et lui, l’homme divin dont le verbe a dompté
Ces monstres de l’esprit, a banni ces alarmes,
Vainqueur par l’éloquence et non point par les armes,
Celui-là n’aurait pas mérité des autels,
Lui, surtout, lui qui parle en dieu des immortels,
Qui nous dévoile enfin la Nature des Choses !

La trace de ses pas m’a guidé vers les causes ;
Sa voix m’a révélé le pacte créateur,
60La mesure et la loi de l’âge destructeur,
Cercle à jamais fermé que nul essor ne brise.
Je t’ai fait voir d’abord l’âme, à ces lois soumise,
Naissant avec le corps, sans pouvoir plus que lui
Survivre indestructible au lien qu’elle a fui.
J’ai, sans rémission, convaincu de mensonge
Ces fantômes des morts que nous voyons en songe.
L’ordre que j’ai suivi m’amène à te montrer
Que le monde a pu naître et qu’il ne peut durer ;
Que c’est un corps mortel ; qu’un jeu de la matière
Constitua les eaux, la terre et la lumière ;
Quel concours d’éléments a lancé dans les cieux
Le globe de la lune et l’astre radieux ;

À quels corps animés la terre a donné l’être ;
Ceux qu’inventa la Fable et qui n’ont pas pu naître ;
Comment l’homme, assignant un nom à chaque objet,
Sut varier les sons que la langue échangeait ;
Et d’où se sont jadis sur notre âme abattues
Ces secrètes terreurs qui gardent les statues
Des dieux, leurs bois, leurs lacs, leurs temples, leurs autels,
80Et, dans tout l’univers, planent sur les mortels.

J’exposerai la loi qui gouverne et modère
Les circuits de la lune et la courbe solaire.
Crois-tu que, librement, d’un cours officieux,
Ces astres, sans erreur, circulent dans les cieux,
Pour que la vie éclose et que le blé mûrisse ?
Ou qu’à l’ordre des dieux leur lumière obéisse ?
L’inaction sereine est l’attribut des dieux.
Pourtant, lorsque ceux-là qui le savent le mieux
Se prennent à scruter le mystère des choses,
À chercher dans l’éther sans rivage les causes
Des mouvements d’en haut, leurs admirations
Les replongent souvent dans les religions.
Les malheureux ! Partout ils évoquent des maîtres
Vigilants, tout-puissants ; sans rechercher quels êtres
Peuvent ou non surgir, et quel champ limité
La force intime assure à toute activité.

Mais c’est assez promettre, et je passe aux exemples.
Cette terre, ces mers, ce ciel, où tu contemples
Le triple fondement de l’immense univers,
100Ces trois corps, de nature et d’aspect si divers,

Une heure, ô Memmius, en verra la ruine.
D’un coup dans le néant croulera la machine
Qui depuis si longtemps brave le faix des jours.

Certes, c’est chose neuve, étrange ; et nul discours
N’imposera sans peine à la foi réfractaire
Ce désastre futur du ciel et de la terre :
Telle est, lorsqu’elle échappe à la prise des mains,
À l’examen des yeux, seuls assurés chemins
Qui portent l’évidence au temple où l’esprit veille,
Le sort de toute chose étrangère à l’oreille,
Dont l’homme entend le nom pour la première fois.
Je parlerai pourtant. Peut-être qu’à ma voix
Avant peu répondra celle du fait lui-même.
Peut-être entendras-tu sonner l’heure suprême,
— Ah ! puisse le destin qui régit l’univers,
Écartant ce malheur, s’en fier à mes vers !
La raison me suffit, à défaut de ta foudre ! —
L’heure du spasme affreux qui doit réduire en poudre,
Dans les convulsions d’horribles craquements,
120Ce globe, secoué jusqu’en ses fondements !

Avant que le destin par ma bouche prononce
Son arrêt, plus sacré cent fois qu’une réponse
D’Apollon, et plus sage, en dépit du trépied
Où sous l’arbre du dieu la Sybille s’assied,
J’affermirai ton cœur par des notions saines
Contre les préjugés dont nous traînons les chaînes ;
De peur qu’instruit à voir dans la terre et la mer,
La lune et le soleil et les feux de l’éther,

Autant de corps divins d’éternelle nature,
Tu n’ailles accuser d’inexpiable injure
Quiconque, par avance éteignant l’œil des cieux,
Saperait les remparts du monde, audacieux
Plus digne des enfers que les Titans rebelles,
Mortel, blasphémateur des choses immortelles !

Ces objets sont si loin de la divinité,
Si peu faits pour un rang qu’ils n’ont pas mérité,
Qu’à l’esprit justement leur état représente
La matière sans vie et sans force pensante.
Ne crois pas qu’au hasard l’âme ou le jugement
140En tout corps, quel qu’il soit, germe indifféremment.
Quel arbre vit dans l’air ? Quel poisson hors des ondes ?
Cherches-tu le nuage au sein des mers profondes,
Des sucs dans le rocher ou du sang dans le bois ?
Les forces ont leur siège où les fixent leurs lois.
Loin des nerfs et du sang l’âme ne peut éclore ;
Le pût-elle, son nid serait dans l’homme encore :
Sous le crâne, à son gré, dans l’épaule ou l’orteil,
Elle irait s’établir ? son sort serait pareil :
Aurait-elle changé de vase, de personne ?
S’il est vrai qu’autrement la nature en ordonne,
Que l’esprit et que l’âme ont dans le corps humain
Chacun son séjour propre et son foyer certain,
Comment donc, en dehors de toute forme humaine
Ou vivante du moins, leur rêver un domaine
Dans les feux du soleil ou les hauteurs des airs,
Dans le sol corruptible ou dans les flots des mers,
Masses qui, loin d’atteindre à l’essence immortelle,

N’ont même pas reçu la vitale étincelle ?

Puis, en quel lieu choisi de ce monde les dieux
160Eussent-ils établi leur séjour glorieux ?
Leur nature est subtile et passe la portée
Des sens ; par la raison à grand-peine attestée,
Pourrait-elle, impalpable et fuyant sous la main,
Toucher un seul des corps soumis au tact humain ?
Ce qui n’est point touché ne peut toucher soi-même.
Non. Subtile autant qu’eux, leur demeure suprême
S’ouvre hors de la nôtre et n’y ressemble point.
Plus longuement ailleurs j’établirai ce point.

Dira-t-on que les dieux ont pour leur créature
Voulu de l’univers combiner la structure,
Qu’il faut admirer l’œuvre adorable des dieux,
La croire impérissable, éternelle comme eux ?
Taxera-t-on d’orgueil, de forfait, la critique
Dont l’audace et l’assaut sapent la base antique
Où, pour l’humanité, les divins artisans
Assirent l’édifice invulnérable aux ans ?
Et cent fables encor, dont rit la certitude.
De quel prix est aux dieux l’humaine gratitude ?
Les dieux travailleraient pour l’homme ? Bienheureux,
180Immortels, Memmius, que pouvons-nous pour eux ?
Quel attrait supposer, enfin, qui les convie
À troubler le loisir de leur sereine vie ?
Que, las d’un sort contraire, on en veuille changer,
Soit ; mais quel souvenir, quel espoir, quel danger
Eût, dans cette existence éternellement belle,

Allumé le désir d’une beauté nouvelle ?
Sans doute, avant que l’aube eût éclairé les deux,
Les ténèbres pesaient à la torpeur des dieux !
Mais, pour nous-même, était-ce un mal de ne pas naître ?
Quiconque est né peut vivre et se cramponne à l’être,
Autant que l’y retient la douce volupté ;
Mais qui regrettera ce qu’il n’a pas goûté ?
Et qu’importe à qui n’est entré dans aucun nombre,
N’ayant pas vu le jour, d’être resté dans l’ombre ?

En créant l’univers, ces dieux ont dû savoir
Ce qu’ils voulaient ; d’avance ils l’ont dû concevoir :
Qui donc leur en offrit les moules et les types ?
Oui, qui leur révéla les vertus des principes
Et les diversités de leurs combinaisons ?
200Ils ont de la Nature attendu les leçons !

Que d’âges révolus, avant que la poussière
Des innombrables corps qui forment la matière,
Sous l’action des chocs, sous l’empire des poids,
Du mouvement multiple ait appliqué les lois ;
Avant que les essais et les métamorphoses
Des atomes groupés aient fait jaillir les choses ?
Le temps explique seul comment ces premiers corps
Auront pu rencontrer cet ordre, ces accords,
Et cette marche enfin qui fonde et renouvelle,
Telle que tu la vois, la trame universelle.

Mais quand j’ignorerais quel est le fonds réel
Des choses, l’aspect seul de la terre et du ciel,

Tout m’instruirait assez que ce monde où nous sommes
N’est pas un don sacré que les dieux font aux hommes.
Non. L’ouvrage suffit à nier ses auteurs.
Parmi tout ce qu’au loin couronnent les hauteurs
Ondoyantes des cieux, que de rocs, de montagnes,
Que d’immenses marais dévorent les campagnes !
Ajoute les forêts et leurs monstres, les mers
220Qui d’un rivage à l’autre étendent leurs déserts,
Et ces frimas sans fin, ces chaleurs meurtrières
Qui prennent aux mortels deux zones presque entières.
Le reste languirait de ronces obstrué,
La Nature eût vaincu, si l’homme, habitué
À gémir sur l’outil qui du sol fend l’écorce,
À la fatalité n’eût opposé sa force.
Quelle moisson vers l’air eût frayé son chemin,
Si le robuste soc, ouvrant sous notre main
La glèbe retournée, à notre œuvre asservie,
N’eût fécondé la terre en luttant pour la vie ?
Enfin, cette moisson, ce prix de nos sueurs,
Elle couvre le sol de verdure et de fleurs :
Un excès de soleil ! et la voilà brûlée ;
Puis c’est la brusque averse ou l’inique gelée,
C’est le fouet de la trombe et les fléaux de l’air.
Et les monstres ? D’où vient que la terre et la mer,
Contre l’homme faisant assaut de perfidies,
Les propagent ainsi ? Pourquoi ces maladies
Que, chacune à son tour, les saisons vont traînant ?
240Pourquoi l’aveugle mort sur tout âge planant ?

Pareil au naufragé vomi du sein de l’onde,

L’enfant, quand la Nature aux rivages du monde
Le dépose, arraché d’un ventre endolori,
Gît sur la terre, nu, sans armes, sans abri,
Sans parole : et, du seuil de cette vie obscure,
Par un vagissement lugubre il inaugure
Le long cercle de maux que lui promet le sort.
Heureux les animaux des champs ! Nés sans effort,
Ils croissent sans hochets et sans tendres nourrices
Dont le babil sans fin apaise leurs caprices.
Les voyons-nous chercher selon l’état de l’air
Des vêtements nouveaux ? Ont-ils besoin du fer
Ou des remparts altiers pour garder leurs richesses ?
La terre, toute à tous, les comble de largesses,
Et l’active Nature a travaillé pour eux.

Si la masse terrestre et les flots vaporeux
De la flamme ou de l’air diaphane, si l’onde
Et tout ce dont est fait le tissu de ce monde
Sont des combinaisons de corps nés pour mourir,
260L’univers naît comme eux et comme eux doit périr.
Quoi ! de constantes lois que rien n’a démenties
Condamnent le corps même au sort de ses parties ;
La naissance et la mort sont communes entre eux :
Et moi, lorsque je vois ces membres monstrueux
S’épuiser et renaître, il me faudrait donc taire
Le destin assuré du ciel et de la terre,
Leur naissance passée et leur future mort ?
Ne dis pas, Memmius, que je préjuge à tort
Le sort de l’air, du feu, de la terre et de l’onde,
Leur nature mortelle, et la perte féconde

Qui lie à leurs déclins leurs renouvellements.
Et la terre, d’abord, songe qu’à tous moments
Les soleils assidus la rongent, que sans trêve
Le choc pressé des pas l’écorche et la soulève
En tourbillons poudreux, en nuages mouvants
Qu’éparpille dans l’air le caprice des vents ;
Compte ce qu’en limon la pluie en extravase,
Ce qu’en cède la rive au fleuve qui la rase.
À nourrir d’autres corps, tout corps décroît d’autant ;
280Ce qu’il donne, il le perd. Puis donc qu’il est constant
Que la terre est la mère et le tombeau des choses,
C’est le cours alterné de leurs métamorphoses
Qui vide et qui remplit ses flancs toujours ouverts.

De même pour les lacs, les sources et les mers.
La descente sans fin des torrents et des fleuves
Ne trahit-elle pas l’afflux d’eaux toujours neuves ?
Quels mots en diraient plus ? Mais les pertes de l’eau
La ramènent toujours, en somme, à son niveau.
À mesure enlevant tout ce qui surabonde,
Le fouet des aquilons rase les champs de l’onde,
Le soleil radieux attire et pompe au vol
Ce qui ne s’en va pas dans les pores du sol,
Filtre des éléments aqueux, où chaque source
Reprend incessamment de quoi fournir sa course
Sur la terrestre écorce et suivre sans tarir
La route qu’une fois son élan put s’ouvrir.

Et l’air ? Chaque heure en fait changer la trame entière.
Quels innombrables flux et reflux de matière

Versent incessamment dans cette mer sans bords,
300Pour le leur rendre un jour, ce qui coule des corps !
Si les retours constants ne suivaient les sorties,
Toutes choses en air se seraient converties.
C’est donc, puisque la forme est un vase qui fuit,
Que l’air retombe et rentre en ce qui le produit.

Parlerai-je du jour, blancheur toujours nouvelle
Qui du foyer céleste incessamment ruisselle ?
La source intarissable épanche flot sur flot ;
La lumière nourrit la lumière. Il le faut :
À chaque jet qu’il tombe, il s’en perd quelque chose.
Lorsqu’entre terre et ciel la brume s’interpose,
Au dessous de l’écran tout à coup nous voyons,
Par cette ombre tranchés, s’éteindre les rayons
Et s’assombrir la place où passe le nuage.
Puis donc que l’éclat meurt au but de son voyage,
C’est qu’un flux toujours neuf doit baigner tout contour
Car rien ne se verrait sous le ciel si le jour
D’inépuisables feux n’alimentait ses urnes.

Nos terrestres clartés, nos lumières nocturnes,
N’ont pas plus de repos que l’astre lumineux.
320320Les lustres suspendus, les brandons résineux,
Qui d’éclairs pétillants parsèment leurs fumées,
Ne cessent d’agiter leurs langues enflammées.
Le feu presse le feu sans intervalle et suit
Si vite et de si près la clarté qui s’enfuit
Que l’accroissement comble incessamment la perte.
C’est ainsi que, puisant dans une source ouverte,

Astres, lune, soleil sont d’heure en heure accrus
De feux nés l’un de l’autre, à leur tour disparus.
Ce ne sont donc pas là des corps inaltérables.

Le rocher même cède aux ans irréparables.
Vois pourrir le granit vaincu, tomber les tours ;
Vois les dieux impuissants contre le flot des jours ;
Sous la loi du destin, vois fléchir abattues
Leurs demeures de marbre et jusqu’à leurs statues :
La nature se rit de leur divinité.
Nos monuments aussi tremblent de vétusté
Et d’une brusque chute en poussière s’écroulent.
De la cime des monts les rocs arrachés roulent,
Lorsque l’effort du temps détermine leur fin
340Inévitable. Eh quoi ! tomberaient-ils soudain,
Sans lutte, s’ils avaient pu subir sans dommage,
Depuis des milliers d’ans, tous les assauts de l’âge ?

Ce vaste espace enfin qui, dessus et dessous,
Embrasse notre terre et règne autour de nous,
Qui tire, nous dit-on, les êtres de lui-même
Et les recueille morts, ce créateur suprême
Ne peut pas ne pas être un corps né pour mourir.
Il se donne en créant, donc il doit s’amoindrir.
Seul, ce qui rentre en lui restaure sa substance.

Si la terre et son ciel n’ont pas eu de naissance,
S’ils ont toujours été, d’où vient que les anciens,
Avant la Thébaïde et les malheurs troyens,
D’aucun fait dans leurs chants n’ont gardé la mémoire ?

Où s’en seraient allés tant d’exploits, dont l’histoire
Devait greffer la fleur sur son arbre éternel ?
Oui, notre monde est neuf ; le jour originel
Luit de bien prés encor sur son adolescence.
Que d’arts encore enfants sont en pleine croissance !
Que de progrès nouveaux aux choses de la mer !
360La science des sons date à peine d’hier.
Cette Doctrine, enfin, est récemment éclose,
Et je suis le premier, le seul même, qui l’ose
Transplanter dans la langue et sur le sol romains.

Si tu crois, par hasard, qu’autrefois les humains
Ont connu tout cela, mais que des vieilles races
La flamme furieuse a dévoré les traces,
Que des convulsions ont rasé les cités,
Que les flots pluvieux, hors de leurs lits jetés,
Ont couvert les remparts ; comment ne pas conclure,
Pour la terre et le ciel, à la chute future ?
En butte à des périls si grands, si menaçants,
Ce monde aurait bien pu, sous des chocs plus puissants,
Tomber d’une ruine immense, irréparable.
Ainsi chacun de nous ne se sait périssable
Que par comparaison. Ne voit-il pas son corps
Subir les mêmes maux dont tant d’autres sont morts ?
Trois signes marquent seuls l’éternité des choses.
L’unité pleine, intense, impénétrable aux causes
De dissolution, aux assauts destructeurs
380(C’est l’attribut des corps premiers et créateurs) ;
L’inanité sans borne où nul effort n’a prise
(C’est le vide parfait que nul choc ne divise

Et qui subsiste libre, intact et permanent) ;
Le défaut absolu d’espace environnant
Où la dispersion éclate et se consomme
(C’est le fait du grand tout ; où recueillir la somme
Des univers ? Quels chocs la dissoudraient ; quels corps
Tomberaient sur ses flancs ? Rien n’existe en dehors) ;
Or, notre monde a-t-il cette unité solide ?
Non, puisque, tu le sais, sa trame admet le vide.
Cette inanité ? Non. Les corps ne manquent pas
Dont les noirs tourbillons puissent jeter à bas
Sa masse, et déchaîner sur ce vaste système,
Du fond de l’inconnu, la débâcle suprême.
À sa chute, à sa fuite enfin, à ce que perd
Sa force, l’infini de l’espace est ouvert
Où peuvent s’abîmer ses voûtes et ses astres.
Bien loin de leur fermer la porte des désastres,
À la terre, au soleil, aux cieux, aux océans
400La mort ouvre sans fin ses abîmes béants.
Ces choses, tu le vois, ont dû naître. Mortelles,
Du fond de la durée infinie auraient-elles
Jusques à nous porté le faix croissant des jours ?

Vois l’univers en proie aux obstinés retours
D’un combat corps à corps. Se peut-il qu’une chute
N’impose pas un terme à l’implacable lutte ?
Tous les feux, quelque jour, boiront toutes les eaux
Peut-être et, désormais sans éléments rivaux,
Auront conquis le but où leur force les porte.
Sans doute jusqu’ici leur œuvre immense avorte ;
Tant d’eaux la terre envoie au réservoir des mers,

Déluge suspendu sur cet humble univers !
Menace vaine aussi ! Les vents sont là, qui rasent
L’écume ; les rayons pompent l’onde et l’embrasent,
Espérant dessécher le monde, avant que l’eau
Sur la terre vaincue étende son niveau.
Tant l’immense combat dont le prix est le monde
Balance la victoire entre la flamme et l’onde !

Or, une fois déjà, la flamme a dominé ;
420L’onde une fois aussi sur les champs a régné.
Le feu, nous dit la Fable, a dévoré la terre,
Quand l’errante fureur des chevaux de son père
Emporta Phaéton à travers tous les cieux.
Mais un courroux poignant saisit le roi des dieux.
Arraché de son char, le héros magnanime
D’un soudain coup de foudre est lancé dans l’abîme ;
Il tombe. Le Soleil accourt, à peine à temps
Pour rattacher au char les coursiers haletants,
Et, reprenant au vol la lampe universelle,
Au monde rassuré verse une paix nouvelle.
Les vieux poètes grecs ainsi nous ont conté
Ces fables que dément la simple vérité.
Dès que, de l’infini sans mesure émanées,
S’amassent en un point des semences ignées,
Le feu peut triompher ; et si quelque élément
Contraire ne s’oppose à son débordement,
Tout s’évanouira dans la flamme implacable.
L’onde eut son heure aussi, rapporte une autre fable ;
Du fond de l’infini ses amas suscités
440Montaient victorieux par-dessus les cités,

Lorsque, fermant la nue, une force contraire
Arrêta les torrents et ressuya la terre.

Mais par ordre exposons les œuvres du Chaos.
Quel travail a fondé la terre, assis les eaux
Et lancé dans le ciel le soleil et la lune ?
Ce n’est pas le calcul d’une entente commune,
L’accord de volontés sages ; les éléments
N’ont pas dans un conseil réglé leurs mouvements.
Sans nombre dans le temps sans limite, leur foule,
Sous l’empire des poids, au gré des chocs s’écoule.
Ils ont de proche en proche ébauché les rapports
Dont la combinaison peut engendrer les corps.
C’est en passant ainsi dans l’infini des âges
Par tous les mouvements et tous les assemblages,
Qu’ils ont pu se grouper dans un ordre fécond ;
Et cet ordre fortuit est le germe, le fond
Insensible et soudain des choses qu’on admire,
La mer, le ciel, la terre et tout ce qui respire.

Certe on ne voyait pas, tels que nous les voyons,
460Ce haut vol de la roue aux éclatants rayons,
L’air, la terre, le ciel, ou la masse de l’onde,
Ni rien d’absolument pareil à notre monde.
C’était un orageux prélude, ample chaos
D’où sortirent, groupés en agrégats nouveaux,
Plusieurs courants distincts d’atomes homogènes.
Alors notre univers, dégagé de ses chaînes,
Ordonna, disposa ses membres déployés.
Cette confusion de types variés,

Contraires, qui troublait, par le hasard des luttes,
Les distances, les chocs, les nœuds, les poids, les chutes
Et les concours, rompant l’accord des mouvements,
Ne pouvait dérober longtemps les éléments,
À la fatalité d’un ordre nécessaire.
Bientôt le ciel profond s’éloigna de la terre ;
L’eau vint se concentrer dans le lit de la mer ;
Et les feux épurés jaillirent vers l’éther.

En bloc central d’abord assemblés par leur masse,
Les corps les moins glissants, les plus lourds, prirent place,
Volontiers, au-dessous de ce qui fut le ciel.
480Et plus intime était le lien mutuel,
Plus sa force exprimait la substance de l’onde,
La lune, le soleil et les voûtes du monde,
Tous atomes ténus, ronds, polis, et d’un vol
Plus léger que ne sont les éléments du sol.
Dégagé le premier des mailles de la trame,
Jaillit l’éther, chargé des germes de la flamme,
Tirant à lui les feux dont il soutient l’essor.

Ainsi, quand le soleil baigne de pourpre et d’or
Ces perles du matin que son ardeur consume,
Les fleuves et les lacs exhalent une brume,
Et la terre elle-même au loin paraît fumer.
La vapeur se condense et monte et va fermer
D’un rideau nuageux la céleste étendue.
Ainsi, de toutes parts en tous sens épandue,
La matière subtile, autour des cieux jetant
Les réseaux condensés de son voile flottant,

De son avide étreinte enceignit toutes choses.

Les deux clartés des airs dans ses plis sont écloses.
Chacune dut rouler entre les deux grands corps :
500Trop pesant pour monter jusqu’aux suprêmes bords,
Leur globe, trop léger pour s’attacher au nôtre,
Loin du fond, loin du faîte, erre entre l’un et l’autre.
Ni la terre n’a pu les fixer, ni l’éther ;
Et, membres du grand tout, dans le milieu de l’air
Comme des corps vivants leurs masses évoluent.
N’avons-nous pas aussi des membres qui remuent
Tandis que quelques-uns demeurent en repos ?

Libre ainsi de l’éther et du feu, sous les eaux
La terre ouvrit la fosse où la mer engouffrée
Développe aujourd’hui son ampleur azurée.
Et plus les feux du ciel et les rayons du jour,
De leur vive morsure entamant son contour,
Vers le centre poussaient et contractaient sa masse,
Plus les acres sueurs qu’exhalait sa surface
Accroissaient de leurs flots le champ mouvant des mers ;
Plus les germes ailés des flammes et des airs
S’échappaient de ses flancs, pour épaissir loin d’elle
En voile radieux la voûte universelle.
Les plaines s’abaissaient ; mais le sol tout entier
520Ne pouvait en tous lieux également plier ;
Le roc ne pouvait pas descendre ; et les montagnes
De leur faîte croissant dominaient les campagnes.
Le globe par son poids sur lui-même s’assit.
La vase universelle en tombant s’épaissit

Et coula tout entière à fond, comme une lie.
Au-dessus de la mer sur le sol établie,
Se développa l’air, puis l’éther constellé ;
Le corps le plus subtil fut par l’autre exhalé.
Le plus léger de tous comme le plus fluide,
Sur l’océan du ciel l’éther toujours limpide
Coule sans se mêler aux flots inférieurs
Qu’il abandonne aux vents, aux foudres, aux fureurs
Des tourbillons. Il marche et, carrière sereine,
Règle l’essor constant des astres qu’il entraîne.
Rien ne peint mieux ce vol mesuré de l’éther
Que les retours certains qui maintiennent la mer
Dans l’uniformité d’une allure immuable.

Quelle cause préside au cours invariable
Des étoiles ? Mes chants vont la déterminer.
540D’abord, l’orbe du ciel peut lui-même tourner ;
Il suffit que, pressant, environnant ses voûtes,
Par deux courants égaux l’air lui trace deux routes,
L’une supérieure et qui tende aux sommets
Où les feux scintillants se meuvent à jamais,
Et l’autre, en sens contraire ouverte sous l’espace ;
Ainsi tourne la roue au gré de l’eau qui passe,
Faisant monter sans peine et descendre les seaux.
Mais le ciel peut aussi demeurer en repos,
Immobile étendue où marchent les étoiles ;
Soit que des flots d’éther enfermés dans ses voiles
Courent, cherchant leur voie et, dans l’immensité,
Impriment à ces feux un vol précipité ;
Soit que l’air par endroits du dehors s’insinue,

Poussant les astres ; soit qu’eux-mêmes dans la nue,
À l’appel de la faim, serpentent fascinés
Et paissent en chemin les atomes ignés.
Comment procède ici la Nature des choses ?
Je ne sais. Je me borne à suggérer les causes
Qui peuvent expliquer le jeu des corps divers
560Diversement construits qui peuplent l’univers.
J’énumère des lois possibles ou réelles,
Capables de mouvoir les astres. L’une d’elles.
Régit assurément ces flambeaux de nos cieux.
Mais laquelle ? C’est là ce que nous saurions mieux
Si nos pieds n’étaient pas attachés à la terre.
Si notre globe, au moins, peut rester sédentaire
Dans le centre du monde, il faut qu’en descendant
Le poids évanoui s’annule, accommodant
Au siège aérien, base de sa demeure,
Le dessous inconnu, la terre inférieure :
Seul, l’antique lien de cet intime accord
Empêche que le sol ne pèse à son support ;
Ainsi le poids d’un membre est insensible à l’homme ;
Le cou n’est point chargé par la tête ; et la somme
Des fardeaux corporels n’écrase pas les pieds ;
Tandis que, bien moins lourds, des poids moins familiers,
S’ils viennent du dehors, souvent nous indisposent.
Tant importe comment les corps se juxtaposent !
La terre donc n’est pas un poids que l’air subit,
580Qu’en des flots étrangers lance un hasard subit ;
Non ; conçue avec l’air et formée en son onde,

Ce qu’est le membre au corps la terre l’est au monde.

L’orage en l’ébranlant sur elle ébranle tout ;
Tout ce qu’elle soutient tremble du même coup.
Il faut donc qu’un lien, cet exemple l’atteste,
Rattache notre globe au fluide céleste.
Par leurs racines l’air et la terre et le ciel
Tiennent dès l’origine au fonds substantiel,
Et leur accord remonte à l’unité suprême.
L’âme n’est-elle pas la subtilité même ?
Elle soutient pourtant le lourd fardeau du corps.
Si forte est l’unité qui fonde leurs rapports !
Quand le corps soulevé fend l’air d’un bond rapide,
L’âme agit ; l’âme seule au mouvement préside.
Vois quelle force imprime un tissu délié
À la masse du corps auquel il est lié :
L’âme gouverne l’homme et l’air porte la terre.

Le disque lumineux du soleil ne peut guère
Être moindre ou plus grand que nous ne le voyons.
600De si loin qu’un feu puisse envoyer ses rayons
Et souffler jusqu’à nous sa chaleur pénétrante,
Ni le corps enflammé, ni sa masse apparente,
Ne semblent amoindris par cet éloignement.
Le soleil, dont l’ardeur et le rayonnement
Parviennent à nos sens et dorent la nature,
Est donc, à très-peu près, égal à sa figure.
La lune, qu’elle darde un éclat emprunté
Ou que de son corps même émane sa clarté,

Ne peut, dans les deux cas, dépasser l’étendue
Qu’à sa forme éclatante assigne notre vue.
Car tout ce que l’on voit dans l’épaisseur de l’air
Est loin d’offrir aux yeux ce profil net et clair
Qui sur l’azur des nuits d’une ligne si ferme
Accuse le contour de l’orbe qu’il enferme.
Si j’en crois son éclat, la lune au front des cieux
Est telle que d’en bas nous la montrent nos yeux.

Enfin, puisque les feux qu’on aperçoit sur terre,
Si loin qu’ils soient de nous, semblent ne changer guère
Dans l’un ou l’autre sens, tant que distinctement
620L’œil peut les suivre et voir trembler leur flamboiement,
Jugeons ceux de l’éther par leur grandeur sensible ;
S’ils s’en écartent, c’est d’un fil imperceptible.

Faut-il nous étonner que l’astre radieux
Lance, étant si petit, un tel torrent de feux,
Qui pénètre de flamme et de lumière inonde
La terre et l’étendue ? Il se peut que le monde,
Pour les épancher mieux, assemble en ce contour
Tous les flots dispersés du grand fleuve du jour
Qui, filtrant à mesure en cette unique source,
D’un jet toujours accru s’élance et prend sa course.
Ainsi, baignant les prés, un mince filet d’eau
Peut inonder les champs d’un flux toujours nouveau.
Ainsi, faible au début, l’épanchement solaire
Échauffe tout entier l’espace qu’il éclaire.
Il suffit que l’air même à cet embrasement
Prête de proche en proche un docile aliment.

Ne vois-tu pas soudain, couvée au sein des herbes,
Une seule étincelle incendier les gerbes ?
Peut être aussi qu’autour du sublime soleil,
640Invisible cortège au grand flambeau vermeil,
Se pressent mille feux incolores, matière
Où s’avivent les traits de l’ardente lumière.

Mais comment du soleil expliquer les retours,
Et que, d’un signe à l’autre oscillant dans son cours,
Sitôt que du solstice il a touché la borne,
Du torride Cancer il passe au Capricorne ?
Pourquoi faut-il enfin, quand le champ est pareil,
À la lune un seul mois, une année au soleil ?

La cause en est complexe et la raison hésite.
Posons d’abord la loi du sage Démocrite :
Plus les astres, dit-il, sont rapprochés du sol,
Moins le rapide éther en peut hâter le vol ;
Les flots inférieurs du tourbillon céleste
Amortissent leur vol ; et notre soleil reste
En route avec les feux des basses régions ;
Car il nage bien loin des constellations.
Moins élevée encore et du sol plus voisine,
La lune lentement sous le soleil chemine,
Loin de pouvoir lutter avec les astres d’or.
660Un flot plus alangui retardant son essor,
Les signes des saisons doivent d’autant plus vite
Poursuivre, contourner et franchir son orbite ;
Et ceux qu’elle paraît visiter chaque mois,
Ce sont eux qui par an l’atteignent douze fois.

Mais il se peut aussi que, des deux bouts du monde,
S’élèvent deux courants aériens, dont l’onde
Régulière, des cieux où rit l’été vermeil,
Vers les climats glacés transporte le soleil,
Puis, des lieux où le froid obscurcit la lumière,
Vers les signes brûlants lui rouvre une carrière.
De semblables reflux opposés et certains
Peuvent guider la lune et ces astres lointains
Dont l’ample orbite embrasse un long cycle d’années.
Vois au souffle des vents diverger les traînées
Des nuages, et ceux qui gardent les hauteurs
Se mouvoir au rebours des bancs inférieurs !
Pourquoi donc le retour de semblables marées
Ne bercerait-il pas les flammes éthérées ?

L’ombre épaisse des nuits envahit l’univers
680Quand le soleil exhale, aux limites des airs,
Les restes languissants de sa flamme, émoussée
Par les chocs et les flots de cette traversée ;
Ou quand l’impulsion qui l’élevait aux cieux
Entraîne sous nos pieds son vol mystérieux.
Et quand chaque matin l’aurore fraîche éclose,
Présent de Matuta, luit sur l’horizon rose,
C’est qu’au ciel reconquis annonçant son retour,
L’astre lance des traits avant-coureurs du jour ;
Ou que l’afflux constant de semences ignées,
Au temps fixé groupant leurs forces combinées,
Forme un soleil nouveau qui n’avorte jamais.
Ainsi, dit-on, l’Ida sur ses hautains sommets
Rassemble au point du jour les feux de l’atmosphère

Qui montent vers l’espace en radieuse sphère.

Et pourquoi s’étonner que ces germes de feu,
Toujours au même instant groupés au même lieu,
Viennent reformer l’astre et nourrir sa lumière ?
Où n’observe-t-on pas cette loi régulière ?
La plante printanière au temps marqué fleurit,
700Et la fleur abattue au temps marqué périt ;
De même encor la dent tombe au signal de l’âge ;
De même un fin duvet pousse autour du visage
Et d’un voile ondoyant revêt la puberté.
Chaque saison ramène avec fidélité
Les foudres, les frimas, les vents ou les nuées.
Dès l’origine ainsi des lois, constituées
Par les affinités et la chute des corps,
Des choses et des temps assurent les rapports.

Les nuits vont décroissant lorsque les jours grandissent :
Quand s’allongent les nuits, les jours se raccourcissent.
C’est donc que, tour à tour céleste et souterrain,
Voyageur oscillant, l’astre hésite en chemin
Et coupe l’étendue en deux parts inégales,
Auxquelles tour à tour il rend les intervalles
Que sur l’une ou sur l’autre a prélevés son cours,
Jusqu’au signe où les nuits sont égales aux jours.
Lorsqu’il atteint ce nœud, ce pivot du système,
Également distant de chaque bord extrême,
Point central où l’Auster balance l’Aquilon,
720Il touche le milieu de l’oblique sillon
Que son cours annuel décrit, selon la pente

De l’orbite étoilée où sa route serpente.
Tel est le sens des plans qui figurent aux yeux.
L’ordre et les mouvements des astres dans les cieux

Ou bien l’air sous la terre est plus dense par place ;
Le soleil vacillant que l’obstacle embarrasse
N’émerge qu’à grand-peine au ciel oriental ;
Et l’hiver, attendant le radieux signal,
Retient sur l’horizon ses longues nuits tardives.
Ou même, est-ce la loi des saisons successives
Qui hâte et ralentit les feux dont le concours
Doit faire au temps marqué surgir l’astre des jours ?

Si l’éclat de la lune est un reflet solaire,
Il faut, pour que son orbe entièrement s’éclaire,
Qu’elle reçoive en plein la clarté qu’elle rend ;
Il faut que, face à face avec l’astre mourant,
Son lever le domine et monte à l’opposite.
Sa lumière croît donc en raison de sa fuite ;
Et plus, de signe en signe à mesure glissant,
740Au-devant du soleil son disque redescend,
Plus sa splendeur se voile et par degrés s’écoule.
Tel est, pour ceux qui font de la lune une boule
Tournant sous le soleil, le jeu des lunaisons ;
Et l’esprit volontiers se range à leurs raisons.

Sa lumière, d’ailleurs, serait-elle immanente,
Qu’on rendrait compte encor de sa marche alternante.
Il suffit qu’on suppose un autre corps jumeau,
Suivant pour l’offusquer le nocturne flambeau,

Que sa nature opaque aux yeux humains dérobe.
Ne peut-on pas aussi voir dans la lune un globe
Qui, mi-parti d’argent, roulerait dans les airs,
Montrant tantôt sa face et tantôt son revers ?
L’hémisphère de feu, libre un moment de l’ombre,
Rentrerait par degrés sous l’autre moitié sombre ;
Et les phases naîtraient de la rotation.
Babylone soutient cette solution
Contre les Chaldéens et tous nos astronomes.
Comme si l’on pouvait, de l’endroit où nous sommes,
Se prononcer pour l’un des systèmes rivaux !
760Probables l’un et l’autre, ils ont des droits égaux.

Et pourquoi la matière, enfin, ne pourrait-elle
Créer pour la détruire une lune nouvelle
Qui de l’astre aboli reprendrait tous les jours
La place, la carrière et les constants retours ?
Est-il rien qui s’oppose à cette conjecture ?
Le même ordre souvent paraît dans la Nature.
C’est d’abord le printemps et Vénus, et Zéphyr
Qui vole sur leurs pas, messager du plaisir ;
Flore a semé pour eux, au seuil de leurs royaumes,
Ses plus riches couleurs et ses plus doux arômes.
Puis c’est, avec l’été, la poudreuse Cérès ;
Les vents étésiens embrasant les guérets ;
Puis le dieu des raisins, compagnon de l’automne,
Suivi des ouragans, du Vulturne qui tonne
Et des éclairs portés sur l’aile de l’Auster ;
Enfin le froid, la neige et la glace, et l’hiver
Engourdi, ce vieillard, dont les dents s’entre-choquent.

Comment donc s’étonner que certains temps provoquent
La naissance ou la fin d’un astre, quand le temps
780A soumis tant de faits à des retours constants ?

De même encor l’éclipse admet plus d’une cause.
On nous dit que la lune opaque s’interpose
Entre la terre obscure et l’astre radieux
Et dérobe en passant la lumière à nos yeux.
Tout autre corps aussi, dénué de lumière,
Peut devant le soleil poser une barrière.
Le soleil peut lui-même étouffer par moment
Sa flamme, et retrouver tout son rayonnement
Après avoir franchi quelque région noire
Dont l’épaisseur hostile interceptait sa gloire.
Quand la lune s’éclipse, un obstacle pareil,
La terre, assure-t-on, passant sur le soleil,
Vient projeter sur elle un large cône d’ombre ;
Mais on peut recourir à tout autre corps sombre
Qui, voile entre la lune et le soleil jeté,
Coupe un instant la route au fleuve de clarté.
Et si la lune enfin luit de sa propre flamme,
Ne peut-elle en chemin rencontrer quelque trame
Qui l’entrave un moment et dévore ses feux ?
800Maintenant que tu vois comment les gouffres bleus
Ont pu donner naissance aux corps qui les habitent ;
Par quel pouvoir la lune et le soleil gravitent,
La force qui produit leurs révolutions ;
Pourquoi ces yeux du monde, éclipsant leurs rayons,
Livrent soudain la terre aux ombres qui la couvrent,
Et, fermés un moment, sur l’univers se rouvrent.

Lui rendant le trésor de leur regard absent ;
Je reviens au début de ce monde naissant :
Je cherche quels essais la terre nourricière
Fit monter, molle encore, à la sainte lumière,
Et livra les premiers au caprice du vent.

Les herbes, tout d’abord, de leur éclat mouvant
Ceignirent les coteaux et les plaines fleuries ;
Une verte splendeur flotta sur les prairies ;
Par les libres chemins à leur croissance ouverts,
Les arbres à l’envi jaillirent dans les airs.
L’éclosion des poils, des crins et du plumage
Sur les corps animés marque la fleur de l’âge :
Jeune comme les faons et les petits oiseaux,
820La terre se couvrait d’herbes et d’arbrisseaux.

Ensuite elle créa les espèces mortelles
Sans nombre, fruits divers des glèbes maternelles.
Leurs types ne sont pas descendus de l’éther,
Certes, ni projetés du fond du gouffre amer ;
Ils sont tous le produit et l’œuvre de la terre,
Ses enfants ; elle a bien gagné le nom de mère.
Aujourd’hui même encor, des êtres animés
Par la chaleur et l’eau dans ses flancs sont formés ;
Comment douter qu’alors sa puberté féconde,
Sous l’étreinte du ciel adulte, ait mis au monde
De plus robustes corps et des fils plus nombreux ?

Mille tribus d’oiseaux, abandonnant leurs œufs,
Aux rayons printaniers déployèrent leur aile.

Ainsi, quand vient l’été, la cigale nouvelle
Dépouille son fourreau de chrysalide et fuit,
Cherchant vie et pâture, où l’instinct la conduit.

La terre, mûre alors pour les races humaines,
Sous l’humide chaleur qui saturait les plaines,
Fit éclore, partout où le lieu s’y prêtait,
840Des bourgeons qu’en ses flancs leur racine implantait,
Ovaires qu’à son heure ouvrit l’effort du germe.
La Nature, aussitôt que l’embryon à terme,
Las de sa gaine tiède, à l’air libre aspirait,
Par cent canaux ouverts lui prodiguait un lait
Que les pores du sol versaient comme des veines.
Ainsi la jeune mère à ses mamelles pleines
Sent affluer en lait le suc des aliments.
L’air moite aux nouveau-nés servait de vêtements ;
Sur le lit ondoyant de l’épaisse verdure,
La terre leur offrait la douce nourriture.
Les frimas, les chaleurs torrides, les autans
Furieux, épargnaient le monde en son printemps ;
Car il faut, c’est la loi, que tout naisse et grandisse.
Je le répète donc, la terre est la nourrice,
La mère : un tel nom sied à celle dont le sein,
Presque d’un même effort, créa le genre humain
Et tous les animaux divers, ceux des campagnes,
Et ceux dont la fureur s’ébat sur les montagnes,
Et ceux qui de leur vol fendent l’immensité.

860Mais le temps met un terme à la fécondité.
L’âge épuise la femme ; et, lasse d’être mère,

La terre dut se rendre à la loi nécessaire
Qui change incessamment l’aspect du monde entier.
Car un état nouveau toujours suit le premier ;
Rien ne reste semblable à soi-même ; et les choses
Ne sont qu’alternative et que métamorphoses.
Un corps fléchit sous l’âge et s’écroule en débris ;
Un autre monte et sort des ombres du mépris.
Ainsi changent le monde et l’état de la terre ;
Et, cessant de pouvoir ce qu’elle put naguère,
Elle peut ce qu’hier elle n’eût pu tenter.

Certes, la terre antique essaya d’enfanter
Des êtres singuliers, imparfaits ou complexes
(Tel est cet androgyne, étrange nœud des sexes,
Qui n’est ni l’un ni l’autre et reste entre les deux ! ),
Les uns rampant sans pieds, d’autres sans mains, sans yeux ;
Ceux-ci privés de bouche et ceux-là de visages,
Ou, de membres confus stériles assemblages,
Incapables d’agir et de se diriger,
880De saisir une proie ou de fuir un danger ;
Monstres que prodiguait la terre en sa jeunesse !
Mais en vain : la Nature en proscrivait l’espèce.
Ni pâture pour eux, ni fécondes amours.
Ils ne purent atteindre à la fleur de leurs jours.

Nous savons quel concours de causes efficaces
Exige l’union qui propage les races :
Des aliments d’abord ; ensuite des canaux
Qui filtrent dans les chairs les germes séminaux ;
Puis de certains rapports, grâce auxquels se consomme

L’heureuse fusion de la femme et de l’homme.
Que de formes sans nom durent s’éteindre avant
De transmettre à des fils le principe vivant !

Celles qui jusqu’à nous se sont perpétuées
Le doivent aux vertus dont elles sont douées :
À la ruse, à la force, à la légèreté.
D’autres ont survécu grâce à l’utilité
Qui les recommandait à notre patronage.
L’astuce a préservé le renard ; le courage,
Les farouches lions et leurs cruels rivaux ;
900L’agilité, les cerfs. Mais les chiens, cœurs loyaux,
Au vigilant sommeil, et les bêtes de somme
Ont mérité les soins tutélaires de l’homme.
Les laineuses brebis, les bœufs et les troupeaux
Loin des monstres de proie ont cherché le repos
Et les pâtis épais à leurs loisirs propices,
Biens que nous leur donnons pour prix de leurs services.
Quant aux déshérités, ceux qui ne sont points faits
Pour vivre indépendants ou payer en bienfaits
Leur pâture assurée et la tutelle humaine,
Jusqu’à l’instant fatal de leur perte certaine,
Ils gisaient, enchaînés par l’implacable sort,
Victimes de la force et butin de la mort.

Mais la terre jamais n’a conçu de centaure ;
Jamais le groupe hybride où la Fable incorpore
Deux lambeaux mal soudés de types si distincts,
Si différents de mœurs, de nature et d’instincts,
N’a pu réaliser cette unité factice.

Le plus simple bon sens en fait prompte justice.
Trois ans pour se former suffisent au poulain :
920Au même âge, l’enfant quitte à peine le sein
Et bien souvent la nuit le cherche encore en rêve ;
Quand le cheval est vieux, et, défaillant, soulève
À grand-peine le faix de son corps languissant,
C’est alors que la fleur de l’âge adolescent
Semble en duvet léger sur notre joue éclore :
Et l’homme et le cheval vivraient dans le centaure ?
Un contour unirait deux êtres si divers ?

Que dire des Scyllas dérobant sous les mers
Une meute de chiens liée à leur ceinture ?
De ces combinaisons de corps faits pour s’exclure ?
Quand rien dans leurs destins ne suit le même cours,
Ni la fleur, ni l’été, ni l’hiver de leurs jours ;
Quand tout diffère en eux, les amours et l’allure
Et le goût qui préside au choix de leur pâture ?
Pour l’homme la ciguë est un poison fatal ;
Et la chèvre barbue y trouve son régal.

Le feu n’épargne point le poil du lion fauve :
Et, quand nulle toison de ses fureurs ne sauve
Ni le sang, ni la chair d’aucun être vivant,
940La Chimère aux trois corps, lionne par devant,
Chèvre par le milieu, couleuvre par derrière,
Eût vomi sans périr la flamme meurtrière ?

Non, non. La nouveauté de la terre et des cieux,
Mot qui sert de prétexte à cent contes oiseux,

N’a jamais enfanté ces formes fantastiques.
Autant prétendre aussi que les hommes antiques,
Dans le premier essor de leurs membres géants,
Pouvaient d’un bond franchir les vastes océans
Et faire d’une main tourner l’orbe du monde ;
Qu’en fleuves radieux l’or coulait comme l’onde,
Ou que les fleurs des bois étaient des diamants.
Sans doute, pour suffire à ses enfantements,
La terre disposait de germes innombrables ;
Rien n’implique pourtant ces jeux invraisemblables,
Ces mélanges confus de bizarres tronçons.
Les types végétaux, les herbes, les moissons
Que sans relâche encor nous prodigue la terre,
Sans se mêler jamais, gardent leur caractère.
Chaque chose a sa ligne ; et rien n’a dépassé
960Le cercle initial où le genre est fixé.

Lorsque l’homme apparut sur le sein de la terre,
Il était rude encor, rude comme sa mère ;
De plus solides os soutenaient son grand corps,
Et des muscles puissants en tendaient les ressorts.
Peu de chocs entamaient sa vigoureuse écorce ;
Le chaud, le froid, la faim, rien n’abattait sa force.
Des milliers de soleils l’ont vu, nu sous le ciel,
Errer à la façon des bêtes. Nul mortel
Ne connaissait le fer ; nul, de ses bras robustes,
Ne traçait de sillons et ne plantait d’arbustes.
Point de socs recourbés, alors ; point de ces faux
Qui des grands arbres vont trancher les vieux rameaux.
Les bienfaits de la terre et des cieux, les largesses

Du soleil, c’étaient là nos uniques richesses.
Satisfaits de ces dons spontanés, nos aïeux
Sous les chênes des bois paissaient insoucieux ;
Ou bien sous l’arbousier leur main cueillait ces baies
Que les hivers encore empourprent dans nos haies.
Dans ces temps reculés, le sol plus généreux
980Leur prodiguait des fruits plus gros et plus nombreux ;
Et, large table offerte à la naissante vie,
La Nature épandait sa nouveauté fleurie.

Invités par la rive, ils buvaient aux ruisseaux ;
Ainsi, tombant des monts, la fraîche voix des eaux
Appelle encore au loin les bêtes altérées.
Vers la nuit, ils gagnaient les demeures sacrées
Des Nymphes, d’où les flots des sources, épanchés
En nappes sur le flanc des humides rochers,
De chute en chute allaient au sein des mousses vertes
Jaillir et bouillonner dans les plaines ouvertes.
Les usages du feu leur étaient inconnus.
Ne sachant même pas faire à leurs membres nus
Un grossier vêtement des dépouilles des bêtes,
Aux cavités des monts se cherchant des retraites,
Tapis sous les forêts, de broussailles couverts,
Ils évitaient la pluie et l’injure des airs.
Point de rapports amis, point d’action commune.
Ravisseur du butin livré par la fortune,
Chacun se conservait, chacun vivait pour soi.
1000La faim était leur guide et la force leur loi.
Le mutuel désir de Vénus animale
Ou la brutalité furieuse du mâle

Accouplait les amants sous les rameaux des bois.
Parfois l’offre d’un fruit, quelque poire de choix,
Des glands même, payaient les faveurs amoureuses.

Leurs pieds étaient légers et leurs mains vigoureuses ;
Et les pierres de loin, les lourds bâtons de près
Abattaient sous leurs coups les monstres des forêts.
Vainqueurs souvent, parfois fuyant devant leurs proies,
Pareils aux sangliers vêtus de rudes soies,
Où les prenait la nuit, ils livraient au repos
Leurs corps enveloppés d’herbe et de rameaux,
Et, dans la morne paix d’un sommeil taciturne,
Sans troubler de leurs cris l’obscurité nocturne,
Sans chercher le soleil perdu, silencieux,
Nus sur la terre nue, attendaient que les cieux
Au rayonnant flambeau rouvrissent la carrière.
Sûrs de voir avec l’ombre alterner la lumière,
Ils ne s’étonnaient pas de la fuite du jour ;
1020Et, dès l’enfance instruits de son constant retour,
Ils ne redoutaient pas qu’une nuit éternelle
Dérobât pour jamais la lampe universelle.
Bien plutôt craignaient-ils les funestes réveils
Dont l’embûche des nuits menaçait leurs sommeils.
Souvent le brusque assaut du sanglier, l’approche
Du lion les chassaient de leurs abris de roche,
Et, dans l’ombre, effarés, ils s’échappaient, laissant
Leurs couches de feuillage à ces hôtes de sang.
Ne crois pas que la mort en sa rigueur première
Fermât beaucoup plus d’yeux à la douce lumière.
Certes, plus d’un, surpris et, lambeau par lambeau,

Tout vif enseveli dans un vivant tombeau,
Pantelante pâture offerte aux représailles,
Voyant la dent vorace entamer ses entrailles,
Remplissait les forêts de cris désespérés.
Ceux que sauvait la fuite, à moitié dévorés,
De leurs tremblantes mains couvraient leurs noirs ulcères
Et suppliaient la mort de finir leurs misères,
Sans secours, et laissant les vers cruels tarir
1040Leur vie avec le mal qu’ils ne savaient guérir.
Mais on ne voyait pas, comme au siècle où nous sommes,
La guerre en un seul jour faucher des milliers d’hommes,
Ni contre les écueils les colères des flots
Écraser le navire avec les matelots.
C’est en vain que la mer, sans objet irritée,
Déposait par instant sa menace avortée ;
Le sourire menteur de ses apaisements
N’attirait pas de proie en ses pièges dormants ;
L’art naval, art mauvais, restait dans l’ombre encore.
On mourait de besoin ; nous mourons de pléthore.
On prenait le poison par mégarde ; aujourd’hui
L’on ne sait que trop bien l’apprêter pour autrui.

Quand l’homme, utilisant les toisons et la flamme,
Sous un toit conjugal gardant pour lui sa femme.
Reconnut dans les fils nés de leur double chair
Le fruit du chaste amour qu’ils lui rendaient plus cher,
Il perdit quelque peu de sa rudesse antique.
Les corps, faits aux douceurs du foyer domestique,
Bravaient moins bien le froid sous la voûte du ciel ;
1060L’amour amollissait leur grossier naturel ;

L’enfant dompta le père à force de tendresse,
Et l’intraitable orgueil fondit sous la caresse.
Puis l’amitié put naître, entre deux champs voisins
Dont un contrat sacré garantit les confins.
Les femmes, les enfants, dont l’aspect frêle et tendre
Et la débile voix faisaient assez entendre
Que les faibles ont droit à la pitié du fort,
Obtinrent des égards protecteurs. Cet accord,
Toutefois, n’allait pas sans trouble et sans querelles ;
Mais la plupart, les bons, ont dû rester fidèles
Au pacte de salut ; car, sans lui, tout d’abord
Dans leur principe même atteintes par la mort,
Les races jusqu’à nous ne seraient point écloses.

L’impérieux besoin créa les noms des choses.
Il varia les sons et nuança l’accent.
L’homme suivit la loi qui guide aussi l’enfant
Lorsqu’il montre du doigt l’objet qui se présente,
Suppléant par le geste à la parole absente.
Tout être veut user des forces qu’il pressent.
1080Ainsi le jeune veau baisse un front menaçant
Et s’essaye à frapper de ses cornes futures.
Les petits du lion s’exercent aux morsures,
Les faons du léopard préludent aux combats
Avec leur griffe molle et les dents qu’ils n’ont pas.
L’oiseau, tout chancelant dans ses plumes nouvelles,
Se fie au faible essor de ses naissantes ailes.

Croire que tant de noms, par un homme inventés,
Par les autres mortels ont été répétés,

C’est folie. Un seul donc aurait parlé sans maître ?
Fixant les sons divers que tous peuvent émettre,
Cet homme eût su d’un mot désigner chaque objet !
Pourquoi d’autres aussi ne l’eussent-ils pas fait ?

Sans l’échange instinctif des termes du langage,
Comment cet inventeur en eût-il su l’usage ?
Quel charme aux assistants aurait fait deviner
Le sens qu’à la parole il entendait donner ?
Eût-il pu lutter seul contre une multitude,
La vaincre par l’exemple et l’astreindre à l’étude ?
Ses leçons pour des sourds eussent perdu leur prix.
1100La vaine obsession de ces bruits incompris
Eût révolté bientôt l’élève involontaire,
Et devant l’auditeur le maître eût dû se taire.

Faut-il s’étonner tant que, doué d’une voix,
L’homme ait aux sons divers marqué divers emplois,
Selon l’impression dont il fixait l’image ?
Mais les bêtes, qui n’ont que le cri pour langage,
Dans l’étable où les monts expriment tour à tour
La joie et la douleur, l’épouvante et l’amour.
L’expérience est là. Quand la robuste lice
Entre en fureur, son mufle irrité, qui se plisse
En découvrant les dents, étrangle ses abois ;
La rage et la menace altèrent cette voix
Dont le fracas joyeux devant nos seuils résonne ;
Et, lorsqu’avec ses chiens que sa langue façonne
Doucement elle joue et piétine leur corps
Et, d’une dent légère, imitant leurs transports,

Les happe, pour répondre à leur faible morsure,
Sa voix, qui se module en caressant murmure,
N’a pas l’accent plaintif de ses cris d’abandon,
1120Ou des gémissements qui demandent pardon
Lorsqu’elle rampe et fuit devant le fouet du maître.

Les chevaux hennissants font assez reconnaître
Soit l’ardeur juvénile, amoureux aiguillon
Qui parmi les juments fait voler l’étalon,
Soit ce frémissement dont le coursier tressaille
Quand ses larges naseaux aspirent la bataille,
Soit le timbre expressif des sentiments divers.

Observe les oiseaux, les cent tribus des airs.
L’orfraie et l’épervier, le plongeon amphibie
Qui sous les flots poursuit sa pâture et sa vie :
Pour ravir ou garder l’enjeu de leurs combats,
Que d’accents, que de tons leur cri ne prend-il pas ?

D’autres changent leur voix, si rude qu’elle semble,
Au gré du temps : tels sont, quand leur bande s’assemble
Pour appeler, dit-on, le vent, l’orage ou l’eau,
La corneille vivace et le sombre corbeau.
Quoi ! chez tant d’animaux, muets pour ainsi dire,
Tu vois les sentiments dans le cri se traduire ;
Et l’homme n’aurait pu, l’homme fait pour parler,
1140User des sons divers qu’il sait articuler ?

Le bienfait de la flamme est un autre mystère.
Tu cherches d’où le feu descendit sur la terre :

C’est un don de la foudre, universel foyer.
Ne vois-tu pas encor tout le ciel flamboyer
Quand des chocs inconnus allument les nuées ?
Et puis, dans les forêts par les vents remuées,
Les arbres corps à corps s’entrechoquent ; le bois
S’échauffe, les rameaux fument, et, par endroits,
Jailli du frottement, l’éclair du feu ruisselle.
Peut-être aussi doit-on la première étincelle
Au hasard spontané de ces brûlants conflits.

À la cuisson des mets par la flamme assouplis
Le soleil nous guida, lui qui mûrit la grappe
Et de ses traits vainqueurs amollit ce qu’il frappe.
Les plus puissants esprits, les plus adroites mains
Purent de jour en jour assurer aux humains,
Grâce au feu nourricier, des ressources nouvelles.

Les rois sur les cités dressant des citadelles,
Refuges et remparts, taillèrent à chacun
1160Sa part dans le troupeau, son lot du champ commun,
D’après l’aspect du corps, la force et le courage ;
Car la force était tout, et beaucoup le visage.
L’or vint ensuite, l’or, qui de leur primauté
Sans peine dépouilla la force et la beauté :
Car les beaux et les forts, entraînés dans le nombre,
Font cortège au plus riche et marchent dans son ombre.

Ah ! la pauvreté sage est le suprême bien.
Avoir besoin de peu, c’est ne manquer de rien.
Mais quel mortel jamais prit la raison pour guide ?

Cherchant à sa fortune un fondement solide,
Chacun veut être grand, illustre et révéré,
Et voit dans l’opulence un loisir assuré.
Vain espoir ! Ces lutteurs, en aspirant aux cimes,
Encombrent des chemins pendants sur des abîmes.
L’envie au-dessus d’eux tonne, et par-dessus bord
Les précipite obscurs au gouffre de la mort.
Mieux vaut l’obéissance et la paix sans histoire
Que le leurre du trône et la soif de la gloire.
Va, laisse-les semer sur le chemin glissant.
1180Ambitieux lassés, leur sueur et leur sang !
L’éclair vise les monts. Ne vois-tu pas l’envie
Prodiguer son tonnerre aux sommets de la vie ?
Mais quoi ! c’était hier et ce sera demain.
Sur parole toujours agit le genre humain :
Nous marchons dans la voie ouverte par les autres,
D’après leurs sentiments plus que d’après les nôtres.

Les rois tombèrent donc, abîmant dans le deuil
L’antique majesté des trônes et l’orgueil
Du sceptre ; et dans leur sang, sous les pieds du vulgaire,
L’insigne dont leur front étincelait naguère
Pleura le poste illustre où siégeait sa splendeur ;
La rage aime à fouler ce qu’adorait la peur.
Ce ne fut plus que lie et chaos, et délire
Des foules où chacun voulait sa part d’empire,
Dans le nombre il fallut choisir des magistrats,
Constituer des lois gardiennes des contrats ;
Las de languir sans fin dans le conflit des haines,
D’autant plus volontiers l’homme accepta ces chaînes !

Car la vengeance alors, libre du joug des lois,
1200Dépassait tous les jours la limite des droits
Où sut la renfermer l’équitable justice.
Sur l’homme plein d’ennuis la force et le caprice
Faisaient planer la peur, l’ombre du talion,
Qui corrompt tous les biens. L’injuste agression
Est le piège infaillible où l’insulteur succombe,
Et c’est sur son auteur que le crime retombe.
Nulle paix, nul repos pour ceux dont les forfaits
Rompent le pacte saint de la commune paix.
Se fussent-ils cachés du ciel et de la terre,
Pourraient-ils se flatter d’un éternel mystère ?
Les songes délateurs bien souvent ont parlé ;
Dans son délire aussi la fièvre a révélé
D’anciens crimes, remis brusquement en lumière.

Maintenant, quelle cause a sur la terre entière
Répandu la croyance aux dieux, rempli d’autels
Les cités, établi ces rites solennels
Dont la pompe en tout lieu préside aux grandes choses,
Et semé ces terreurs enfin, d’où sont écloses
Tant de fêtes de dieux, et qui font sans repos
1220Jaillir du sol encor tant de temples nouveaux ?
Ce n’est rien, après tout, que la raison n’explique.

Déjà sans doute alors, l’esprit de l’homme antique
Voyant, même éveillé, des fantômes de dieux
Dont le soleil doublait l’éclat prestigieux,
Doua de sentiment ces gigantesques formes ;
Tant leurs superbes voix, leurs mouvements énormes,

Témoignaient de leur force et de leur majesté !
Il leur prêta la vie et l’immortalité.
Car l’immuable aspect de ces types suprêmes
Qui n’ont jamais changé, qui sont encor les mêmes,
Disait que nul assaut n’avait prise sur eux.
Et comment refuser le calme bienheureux
À ceux dont il voyait en songe la grande ombre
Sans fatigue accomplir des prodiges sans nombre,
Et que ne troublait point la terreur de la mort ?
Puis le retour constant des saisons, cet accord
Entre l’ordre céleste et le cours de l’année,
Dont la cause échappait à la raison bornée,
Réduisaient la pensée à s’en remettre aux dieux,
1240Qui d’un signe à leurs lois pliaient l’axe des cieux,
Des cieux, où l’on plaçait leur trône et leurs demeures.
Là roulaient le soleil et la lune, et les heures,
Le jour, la sombre nuit avec ses feux mouvants
Et le vol enflammé de ses astres, les vents,
La pluie et les vapeurs, les neiges, les orages
Et les convulsions soudaines des nuages,
La grêle et le fracas des menaces des airs.

Ah ! mortels malheureux, en livrant l’univers
Aux dieux par vous armés d’inexorables haines,
De quel surcroît de maux vous aggraviez vos peines !
Que vous nous prépariez de poignantes douleurs,
Et pour nos descendants quelle source de pleurs !

La piété n’est point la banale prière
Du suppliant voilé tourné vers une pierre,

Qui, les bras étendus devant tous les autels,
Du sang des animaux baigne les immortels
Et, lançant vœux sur vœux, baise le sol du temple.
C’est la sérénité du sage, qui contemple
D’un cœur égal et fort ce qui s’offre à ses yeux.

1260Heureux, lorsqu’à l’aspect des abîmes des cieux
De l’éther scintillant d’étoiles, de la voûte
Où les astres jumeaux font à jamais leur route,
Un souci que voilaient tous les maux d’ici-bas
Ne lève point la tête et ne demande pas
S’il est de puissants dieux qui gouvernent les choses
Et les astres d’argent ! L’ignorance des causes
Fausse l’esprit troublé par le doute. Comment
Imaginer la fin et le commencement ?
Jusques à quand pourra le monde en ses murailles
Contenir tous ces chocs qui minent ses entrailles ?
Ou plutôt, investi par le pouvoir divin
D’un éternel ressort contre un labeur sans fin,
Portera-t-il ainsi, charge démesurée,
L’effort, l’ébranlement de l’immense durée ?

Quel cœur n’est oppressé par la crainte des dieux,
Quel front ne fléchit pas sous l’effroi, lorsqu’aux cieux
Courent les roulements tristes de la tourmente,
Quand au loin, sous les coups du tonnerre fumante,
La terre tremble ? Alors, peuples et nations,
1280Sentant venir le temps des expiations,
Frissonnent, et les rois, que leur puissance enivre,
Cherchent quel noir forfait, quel blasphème, les livre,

Débiteurs accablés, aux vengeances des dieux.
Le consul éperdu, quand les vents furieux
L’emportent, sur les flots balayant ses galères
Avec ses éléphants et ses légionnaires,
Vers qui se tourne-t-il ? À qui ses vœux fervents
Demandent-ils la paix et la faveur des vents ?
Aux dieux, toujours aux dieux. Hélas ! souvent la trombe
Ne l’en saisit pas moins, ouvrant sous lui la tombe,
Pour le précipiter aux bas-fonds de la mort !
Quelle force cachée opprime ainsi le fort,
Foule aux pieds les faisceaux et les haches romaines,
Et semble se jouer des fortunes humaines ?
Quand la terre sous lui fléchit de toutes parts,
Quand tombent les cités, quand pendent les remparts
Croulants, quoi d’étonnant si l’homme se méprise,
S’il attribue aux dieux le pouvoir qui le brise
Et l’empire absolu de l’immense univers !

1300Passons. L’or et l’airain ont été découverts,
Comme l’argent, le plomb, le fer, et leurs usages,
Quand le feu sur les monts eut porté ses ravages ;
Soit que d’en haut la foudre aux forêts l’eût transmis.
Soit que, dans leurs combats des bois, les ennemis
De l’incendie entre eux jetassent les barrières,
Soit qu’aux herbes des prés, aux moissons nourricières
L’homme voulût ouvrir un sol qu’il jugeait bon,
Ou fermer sur sa proie une ardente prison
(Car, sans rets et sans chiens pour cerner les repaires,
La flamme et les fossés suffisaient à nos pères).

Donc, sitôt que les bois, la cause importe peu,
Jusques à la racine attaqués par le feu,
Avaient séché du sol les veines embrasées,
Dans les dépressions coulaient extravasées
Des rivières de plomb, d’airain, d’or ou d’argent.
Les nappes de métal brillaient en se figeant.
L’homme, tenté d’abord par leurs couleurs riantes,
Se plut à recueillir les gouttes chatoyantes ;
Puis, les voyant garder la figure et le pli
1320Du moule qu’en mourant leurs flots avaient rempli,
Il se prit à penser qu’une chaleur intense
Saurait dans un contour faire entrer leur substance,
Et qu’en lame étirés sous le choc des marteaux,
Amincis, aiguisés en pointes, les métaux
Fourniraient des outils, de quoi fendre les branches,
Façonner, équarrir les poutres et les planches,
De quoi tailler, fouir, perforer et creuser.

D’abord, sans préférence, il tenta d’aiguiser
L’argent et même l’or comme l’airain rigide ;
Mais en vain : sous l’effort, leur grain trop peu solide
Du premier coup plia, rebelle aux durs travaux ;
Et l’airain commença d’éclipser ses rivaux ;
L’or émoussé gisait inutile. L’or règne
Maintenant ; maintenant c’est l’airain qu’on dédaigne.
Ainsi le temps aux biens donne et reprend leur prix.
Ce qui fut honoré rentre dans le mépris ;
Ce qu’on négligeait monte et brille au rang suprême :
C’est le dieu qu’on encense et le trésor qu’on aime,
Le maître des humains, le prodige sans pair.

1340Comment on découvrit la nature du fer,
Ta raison, Memmius, te l’apprendra sans maîtres.
Pour armes la Nature à nos premiers ancêtres
Donna les dents, les mains et les ongles, pour traits
Les cailloux, les rameaux arrachés aux forêts.
Des flammes et des feux leurs ressources s’accrurent.
Puis l’airain et le fer à leurs yeux apparurent.
Mais l’airain, plus commun, vint aussi le premier ;
Plus souple, à tout service il se laissait plier.
L’airain fendait la terre ; arbitre des batailles,
L’airain ouvrait au sang de béantes entailles,
Gagnant champs et troupeaux, et chassant devant lui
Tout ce qui n’avait pas sa force pour appui.
Quand du fer lentement l’on eut tiré l’épée,
La faux d’airain déchut, d’impuissance frappée ;
Le fer ouvrit le sol ; le fer arma les bras
Et régla désormais les chances des combats.

L’homme, sur un coursier affrontant les alarmes,
Les rênes d’une main et de l’autre ses armes,
Ignora longtemps l’art d’atteler deux chevaux,
1360Puis quatre, et de monter des chars armés de faux.
Plus tard, chargés de tours, aguerris au carnage,
Les bœufs de Lucanie apprirent de Carthage
À brandir sur l’effroi des débiles humains
Ces trompes, noirs serpents qui leur servent de mains.
Et tout ce que la guerre enfanta d’épouvante,
Tous ces engins de mort que la discorde invente,
L’un de l’autre naissaient, progression d’horreurs.
Pour vaincre on essaya de toutes les fureurs,

Exerçant les taureaux aux charges meurtrières,
Lâchant des sangliers cruels. Des belluaires,
De farouches gardiens, devant les légions
Des Parthes, retenaient en laisse des lions.
Mais en vain. Échauffés par l’ardeur du carnage,
Ces monstres, au hasard de leur aveugle rage,
Se ruaient, secouant leurs cimiers chevelus.
Les chevaux reculaient ; ils n’obéissaient plus
Au frein ; rien ne calmait leurs âmes affolées ;
Rien ne les ramenait. À travers les mêlées
Les lionnes jetaient leurs bonds de rang en rang
1380Et, présentant leur gueule aux braves, déchirant
L’échine des fuyards de soudaines morsures,
Dans les corps abattus, liés par leurs blessures,
Elles rivaient leur griffe et leurs robustes crocs.
Les sangliers craquaient sous les pieds des taureaux
Dont les cornes fouillaient le ventre et les entrailles
Des chevaux terrassés. Semant les funérailles,
Broyant les fantassins avec les cavaliers,
Les sangliers perçaient leurs propres alliés
Et teignaient de leur sang le fer brisé des lances.
En vain, pour se garer des obliques défenses,
Les chevaux éperdus se cabraient dans les airs ;
Et, brusquement trahis par leurs jarrets ouverts,
Ils ébranlaient le sol du fracas de leur chute.
La fuite, la terreur, le tumulte, la lutte
Chez les monstres blessés rallumaient les instincts
Que l’éducation semblait avoir éteints.
Leurs maîtres les voyaient, sans pouvoir les reprendre,
Esclaves libérés, dans les champs se répandre.

Ainsi, même aujourd’hui, dans la plaine échappé,
1400Maint éléphant qu’un trait sans l’abattre a frappé,
S’enfuit en écrasant ceux qu’il devait défendre.
Mais quoi ! c’était dans l’ordre. Et j’ai peine à comprendre
Comment l’homme n’a pas prévu les maux hideux
Où devait le conduire un jeu si hasardeux.
Peut-être est-ce une erreur à la fois répandue
Sur les globes sans nombre épars dans l’étendue,
Plutôt qu’un travers propre à notre coin des cieux.
Encor l’espoir de vaincre eut-il chez nos aïeux
Moins de part à l’essai de pareils stratagèmes
Que la soif de tuer en périssant eux-mêmes.
Mal servis par le nombre et les armes, du moins
Du deuil de leurs rivaux ils succombaient témoins.

La natte apparemment précéda le tissage,
Qui vint après le fer, puisqu’il en est l’ouvrage.
Car le fer seul a pu, pour tramer un réseau,
Façonner tant d’engins délicats, le fuseau,
La navette sonore, et la marche et les lames.

Les hommes ont tissé la laine avant les femmes.
Le mâle étant créé plus fort et plus adroit,
1420L’essai de tous les arts lui revenait de droit.
Puis le dur laboureur, honteux d’un soin si lâche,
Aux mains de sa compagne abandonnant la tâche,
Se choisit des travaux dignes de ses efforts,
Mieux faits pour affermir son courage et son corps.

C’est de l’exemple offert par la mère Nature

Que vint l’art de planter, la greffe et la culture.
Les glands, les fruits tombés des arbres, à leurs pieds
Renaissent en essaims d’arbrisseaux printaniers,
Qui, mariés par l’homme aux branches maternelles,
Permirent de planter des essences nouvelles ;
Et d’essais en essais, dans l’enclos bien-aimé,
L’homme vit, par son zèle et ses soins réformé,
Chaque fruit dépouiller son âpreté sauvage.
Les forêts, sur les monts reculant d’âge en âge,
Livraient à ses efforts la plaine et les coteaux ;
Et, joyeux, à l’entour des lacs et des ruisseaux,
Se déployaient les prés, les moissons et les vignes,
Rehaussés d’oliviers bleuâtres dont les lignes
Couraient à travers champs des pentes aux vallons,
1440Comme à notre campagne aujourd’hui nous mêlons
Les arbres et les fruits, ces fécondes parures
Dont l’éclat varié borde et clôt nos cultures.

L’homme apprit des oiseaux à moduler des sons.
Ses lèvres imitaient leurs limpides chansons,
Avant de faire entendre aux oreilles ravies
Les poèmes ornés de douces mélodies.
Les soupirs de la brise à travers les roseaux
Préludaient aux accords des rustiques pipeaux.
Puis, le tour arriva des plaintes amoureuses
Qu’aux lieux déserts, au bord des clairières ombreuses,
La flûte répandit sous les doigts des chanteurs,
La flûte, invention du loisir des pasteurs.

Ainsi montaient au jour de la raison humaine

Tous ces arts que le temps sur notre route amène ;
Et, vers l’heure où l’esprit et le corps sont dispos,
Où la faim apaisée invite au doux repos,
Leur charme apprivoisait l’humanité naïve.
Dans les gazons épais couchés prés d’une eau vive,
Sous quelque haut ombrage, à peu de frais heureux,
1460Nos pères dans l’oubli se délassaient entre eux,
Jouissant des beaux jours de la saison riante
Qui peint de riches fleurs la terre verdoyante.
Et les jeux, les propos, les rires et les voix
Confuses faisaient fête à la muse des bois.
Et, pour s’en couronner, tressant des fleurs sauvages,
En festons sur l’épaule enroulant les feuillages,
La gaîté folâtrait en bonds mal cadencés ;
Et quand ces rudes pieds, lourdement élancés,.
Retombaient sur le sein de la vieille nourrice,
Quels éclats saluaient cette danse novice !
Tout alors était neuf et beau sous le soleil.
Ils veillaient, à chanter oubliant le sommeil ;
Ils essayaient des airs ; et leur lèvre allongée
Des grêles chalumeaux parcourait la rangée.
Ces jeux charment encor nos veilles ; nous chantons,
En mesure, sans doute, et nous suivons les tons ;
Ah ! notre jouissance est-elle plus entière
Que l’agreste plaisir de ces fils de la terre ?
Toujours le bien présent est le premier pour nous,
1480Si notre souvenir n’en sait pas de plus doux.
L’objet qui lui succède enlève nos suffrages
Et du passé toujours rabaisse les ouvrages.

C’est ainsi que les glands sont tombés en mépris.
Les lits d’herbe et de mousse ont perdu tout leur prix.
Et les peaux, humble robe aux animaux ravie,
Dont jadis la conquête éveilla tant d’envie
Que l’inventeur, qui sait ? périt par trahison,
Et qu’entre les vainqueurs la sanglante toison
Arrachée en lambeaux ne leur profitait guère,
Les peaux ont eu leur temps ! Et maintenant, nos guerres,
Nos soucis dévorants, pour cause ont un peu d’or
Et de pourpre. Autre enjeu, crime semblable ! Encor
S’il est des criminels, c’est bien nous qui le sommes :
Aux tortures du froid la nudité des hommes
N’opposait que des peaux ; mais à nous, que nous font
L’or et les beaux dessins figurés sur un fond
De pourpre ? Quel secours en pouvons-nous attendre ?
Un manteau plébéien suffit à nous défendre.
Ainsi l’homme s’épuise et se travaille en vain ;
1500Il use enfin ses jours en des labeurs sans fin.
Son avarice ignore où finit son domaine
Et jusqu’où peut grandir la jouissance humaine.
Erreur qui, loin du port au large le poussant,
A fait surgir du fond tant de flots teints de sang !
Les deux astres gardiens dont les clartés jumelles
Suivent le mouvement des voûtes éternelles
Apprirent aux mortels l’ordre assuré des temps
Et le retour certain des saisons et des ans.

Déjà les tours flanquaient les murailles des villes ;
Déjà la terre était coupée en champs fertiles ;
Et de larges vaisseaux sur la mer déployaient

Mille voiles ; déjà les peuples s’alliaient
Pour la guerre et la paix ; lorsque les chants épiques
Recueillirent le legs des annales antiques.
À peine l’alphabet était-il inventé.
Au delà tout est nuit ; et, dans l’obscurité,
Quelques vestiges seuls guident la conjecture.

Ainsi, murs, vêtements, marine, agriculture,
Armes, lois et cités, tous ces biens précieux,
1520Tous les autres trésors de l’esprit et des yeux,
Tableaux, marbres polis, poésie et science,
Sont les fruits du besoin et de l’expérience,
Qui s’avance à tâtons et ne s’arrête pas.
Le temps donc à leur heure évoqua sous nos pas
Ces biens que la raison tirait à la lumière :
Ils s’éclairaient l’un l’autre et frayaient la carrière ;
L’art à son tour, prenant en main l’invention,
La poussait par degrés vers la perfection.

LIVRE SIXIÈME

LES MÉTÉORES ET LA MALADIE


SOMMAIRE


Éloge de la morale d’Épicure. Exposition. Influence superstitieuse des météores, v. 1-101. — Description et explication des orages, de la foudre et des trombes. Ce ne sont pas les dieux qui tonnent, 102-464. — Formation des nuages, v. 465-507. — Cause des pluies, v. 508-536. — Les tremblements de terre, v. 537-620. — Stabilité du niveau des mers, v. 621-652. — Les volcans, v. 653-726. — Les crues du Nil, v. 726-752. — Les Avernes et les marécages, v. 753-854. — Les puits ; sources singulières, v. 855-920. — L’aimant et son action sur le fer, v. 921-1100. — Les miasmes et les contagions, v. 1101-1148. — La Peste d’Athènes, v. 1149-1304.






Athènes, ce nom plein d’éclatante lumière,
Aux mortels inquiets Athènes la première
Apporta le trésor des moissons et des lois,
Donnant la vie à l’homme une seconde fois ;
Et la première encore elle offrit à nos peines
Un remède certain : car il est fils d’Athènes,
Le génie au grand cœur, source de vérité,
Qui sur le monde à flots épancha la clarté,
Mort à jamais vivant, jeune en sa vieille gloire,
Dont les bienfaits au ciel ont porté la mémoire !
Voyant partout la vie assurée et la faim
Conjurée à peu près par le travail humain,
Voyant chez les puissants, honorés et prospères,
Affluer la richesse, et la gloire des pères
S’accroître du renom des fils, sans qu’un mortel.
Un seul, pût échapper au joug universel

Des soucis, noirs tyrans dont notre âme est esclave,
Il comprit que ce mal, ce fiel que rien ne lave,
Empoisonneur des biens par le sort apportés,
20Gît dans le vase même où ces dons sont jetés ;
Or, ce vase sans fond, fuyant et perméable,
Dont rien ne peut combler l’abîme insatiable.
Dont les ferments amers souillent toute liqueur,
Le maître l’a bien vu, ce vase est notre cœur.

Il le purifia par sa parole sainte.
Il fit voir, en bornant le désir et la crainte,
Ce qu’est le bien suprême où nous aspirons tous,
Et quel chemin direct, à la fois sûr et doux,
Par une pente aisée y conduit notre course ;
Quels périls sur nos fronts planent ; de quelle source,
Hasard, fatalité des lois de l’univers,
Découlent ces tourments cruellement divers
Dont la condition mortelle est affligée ;
Par quelles portes l’âme, à toute heure assiégée,
Doit repousser l’assaut ; enfin combien sont vains
Les soucis dont les flots troublent les cœurs humains.

La nuit, l’enfant ne voit que présages funèbres ;
Encor ne tremble-t-il qu’au milieu des ténèbres :
Nous, nous tremblons le jour. L’effroi qui nous poursuit
40A-t-il donc plus de corps que ces terreurs de nuit ?
Sur ces ombres le jour épuise en vain ses flammes ;
La science peut seule éveiller dans les âmes,
À défaut du soleil, l’astre de la raison.
Je reprends donc ici l’œuvre de guérison.

J’ai fait voir que, cachée en tout ce qui commence,
La dissolution attend l’enceinte immense
Du monde et ce qui naît ou naîtra sous les cieux.
Les chemins sont ouverts au char audacieux
Où jadis m’éleva l’espoir de la victoire ;
Obstacles et périls n’ont servi qu’à sa gloire ;
Le but nous appartient, et devant nous l’erreur
En découragement a changé sa fureur.

Ce qui nous reste à voir au ciel et sur la terre
Tient les cœurs en suspens dans l’effroi du mystère ;
Et l’esprit s’humilie en superstitions.
Nous savons le secret de ces prostrations :
Ici comme toujours, l’ignorance des causes
Transporte aux dieux le sceptre et l’empire des choses.
L’inaction sereine est l’attribut des dieux ;
60Et ceux-là cependant qui le savent le mieux
Se prennent à scruter ces énigmes des choses,
À chercher dans l’éther sans rivage les causes
Des mouvements d’en haut ; leurs admirations
Les replongent encor dans les religions.
Les malheureux ! Partout ils rêvent, ils implorent
Des maîtres vigilants et puissants. Ils ignorent
Ce qui peut être ou non, et quel champ limité
Une loi fixe assigne à toute activité.
Esprits sans guide errants dans une ombre confuse,
Quand la raison d’un fait à leurs yeux se refuse,
Force leur est d’y voir l’œuvre et l’arrêt des dieux.

Rejette loin de toi ces fables ? Comprends mieux

Ce qui sied aux loisirs de la béatitude ;
Ou ceux dont ton appel trouble la quiétude
De leurs fantômes saints vont assaillir ton cœur.
Non que jamais offense atteigne à leur hauteur
Et les puisse altérer de vengeance et de peines :
C’est toi, qui, pensant voir rouler des flots de haines
Dans l’impassible paix des êtres immortels,
80Ne pourras plus sans trouble aborder leurs autels,
Ni d’une âme sereine accueillir ces images
Qui, s’échappant vers nous de leurs sacrés visages,
À l’esprit des humains manifestent les dieux.
Vois quelle vie attend le superstitieux !

Pour que la vérité chasse une erreur funeste
J’ai dit, j’ai fait beaucoup déjà ; mais il me reste
À revêtir encor de la grâce des vers
Les combats de la nue et les aspects des airs.
Je vais chanter l’éclair, les effets et les causes
Du tonnerre sonore et des tempêtes, choses
Dont l’ignorante peur fait le secret des dieux.
Je ne veux pas te voir trembler devant les cieux
Et, partout épiant l’annonce d’un prodige,
Noter d’où part l’éclair, où son vol se dirige,
Comment il s’insinue en nos demeures, fend
Les murs, entre vainqueur, et ressort triomphant.

Toi, montre moi la route et le terme où j’aspire,
Où je cours, Calliope ! et daigne me conduire.
Ô repos des humains et volupté des dieux,
100Docte muse, permets qu’enfin victorieux,

J’obtienne de ta main la gloire et la couronne !

Le ciel est ébranlé quand la foudre résonne,
Parce que dans les airs les nuages mouvants
S’entrechoquent, poussés par la lutte des vents.
Jamais le bruit ne part d’une région pure ;
C’est dans l’ombre où s’amasse une mêlée obscure
Que l’orageux tumulte enfle sa grande voix.

Le nuage n’est pas dense autant que le bois
Et la pierre ; il n’a point la trame inconsistante
Qui forme la fumée et la brume flottante.
Car ou bien, comme un bloc par son poids entraîné,
Il tomberait ; ou bien, dans l’air disséminé,
Il ne retiendrait guère en son tissu trop frêle
L’eau figée en flocons et congelée en grêle.

On l’entend murmurer sur l’abîme des cieux,
Comme font, au-dessus des cirques spacieux,
Tendus entre les mâts et les poutres, ces voiles
Dont l’Eurus furieux, en déchirant leurs toiles,
Tire un claquement sec de parchemin fendu ;
120Ou comme un vêtement qui flotte suspendu
Et se plaint sous le fouet du vent qui le moleste.
Ainsi craquent les plis de ce manteau céleste.

Parfois d’un vol contraire emportés, ces grands corps,
Sans se heurter de front se rasent bords à bords.
Le bruit qu’entre leurs flancs le frottement éveille
Est sec et se propage, exaspérant l’oreille,

Tant qu’il n’est pas sorti de l’étroit défilé.

Parfois aussi le ciel, par la foudre ébranlé,
Tressaille, et l’on dirait qu’une mine profonde
Fait sauter en débris les murs du vaste monde.
C’est qu’un amas venteux, tourbillon véhément,
Dans le nuage ouvert tout à coup s’enfermant,
Tord, comprime, épaissit les vapeurs et se creuse
En leurs flancs bourrelés une outre ténébreuse,
Refuge où croît sa force, antre que sa fureur
Soudain effondre avec un fracas plein d’horreur.
Telle, cédant à l’air dont l’effort la dilate,
Avec un bruit subit une vessie éclate.

La rumeur de la nue est pareille à ces voix
140Que la course des vents dans l’épaisseur des bois
Arrache au sombre amas des feuilles remuées.
Mille rameaux touffus hérissent les nuées,
Et l’aquilon se joue en ces forêts des cieux.

Il peut se faire aussi qu’un choc impétueux
Crève directement la nue et la pourfende.
Tu vois les vents, sur terre, où leur force est moins grande,
Déraciner les pieds du chêne au fond du sol,
Que sera-ce là haut ? rien n’y borne leur vol.

Le nuage a ses flots ; et l’onde en brisant l’onde
Murmure je ne sais quelle plainte profonde,
Comme en ont ici-bas, fouettés par l’ouragan,
Les fleuves spacieux et l’énorme océan.

Et lorsque, de nuage en nuage tombée,
Par une épaisseur d’eau la foudre est absorbée,
À grand fracas éteint, le glaive de l’éclair
Siffle, comme au sortir des fournaises le fer
Que dans l’onde glacée on trempe rouge encore.
Si le nuage est sec, la foudre le dévore ;
Il s’embrase d’un coup et mugit en crevant.
160Tel, porté par le souffle impétueux du vent
Sur la cime d’un mont que le laurier couronne,
Le feu dévastateur pétille et tourbillonne.
Rien plus lugubrement ne craque et ne se plaint
Que l’arbre d’Apollon par l’incendie étreint.

Souvent dans les hauteurs nuageuses crépite
La glace, que la trombe en grêle précipite,
Quand l’aquilon pénètre et disloque l’amas
Des brouillards qu’en montagne ont raidis les frimas.

L’éclair jaillit du choc. Les nuages recèlent
Des semences de feu qui de leurs flancs ruissellent.
Tel le caillou heurté par la pierre ou le fer
Lance un jet pétillant d’étincelles. L’éclair
Arrive aux yeux plus tôt que le bruit à l’oreille.
Tous deux partent ensemble et leur route est pareille,
Mais l’image toujours vole en avant du son.
Suis du regard au loin le fer du bûcheron :
Tu verras, quand la hache entrera dans le chêne,
Le coup reluire avant que le son te parvienne.
C’est pourquoi le tonnerre éclate après l’éclair.
180Ils sont l’effet d’un même ébranlement de l’air

Dédoublé par les sens ; l’explosion jumelle
Est la projection de la même étincelle.

La lueur bondit, vole et tremble ; c’est le vent
Qui sème au loin l’éclat de ce reflet mouvant.
Engouffré dans la nue, il la creuse, il s’y roule,
En voûte épaississant les masses qu’il refoule.
Sa rage, l’enflammant, le projette au dehors.
Ainsi le mouvement embrase tous les corps :
Tu vois le plomb rapide en tournoyant se fondre.
Sous ce vent échauffé le nuage s’effondre.
Et les germes ignés s’échappent, furieux,
En jets éblouissants qui nous poignent les yeux :
Puis l’oreille est frappée, et la voix de l’orage
Éclate ; mais le son est plus lent que l’image.

Imagines-tu bien l’élan prestigieux,
L’entassement profond de ces vapeurs des cieux ?
D’en bas nous embrassons tout au plus leur surface ;
Leur amoncellement se dérobe et s’efface.
Mais contemple parfois, compte, ces monts flottants
200Qu’à travers l’étendue emportent les autans,
Ou bien, sur le ciel calme où les aquilons dorment,
Ces amas de sommets qui par couches se forment,
Assis dans la splendeur des hautes régions ;
Tu concevras l’ampleur de leurs substructions.
Leurs antres, qu’on dirait faits de rochers qui pendent,
D’où les vents enfermés en menaces répandent,
Comme sous les barreaux des clameurs de lions,
Le murmure indigné de leurs rébellions,

Cherchant l’issue, errants, tournoyant dans leurs cages,
Tant qu’une déchirure aux parois des nuages
N’a pas lâché dans l’ombre en tourbillons d’éclairs
Les feux intérieurs des fournaises des airs !

Ces rapides clartés d’or fluide imprégnées
Ont leur source au trésor de semences ignées
Par la vapeur céleste au soleil emprunté.
Quand un nuage est pur de toute humidité,
Sur ses flancs étincelle une couleur d’aurore ;
Comment verseraient-ils la flamme qui les dore,.
Sans les germes que l’astre épanche dans leur sein,
220Germes dont le vent presse et condense l’essaim,
Et qui, développant leur force comprimée,
Se déchargent en flots de splendeur enflammée ?
Il peut même éclairer quand des souffles plus doux
Écartent le nuage en sa course dissous.
De la dispersion la lueur se dégage ;
Les atomes de feu tombent, mais sans orage ;
L’éclair n’entraîne plus ni fracas ni terreurs.

Quant à juger ce qu’est la foudre, ses fureurs,
Les marques de ses coups décèlent sa nature.
Ces vestiges noircis où court l’haleine impure
Du souffre, accusent-ils l’air, l’onde, ou bien le feu ?
La foudre est une flamme : elle se fait un jeu
D’allumer brusquement nos toits et de descendre,
Fléau victorieux, dans nos maisons en cendre.
Feu délié, perçant, de feux subtils nourri,
Rien ne peut arrêter ses traits ; comme le cri,

Elle passe à travers les murailles ; la pierre,
L’airain même, est contre elle une vaine barrière.
À son souffle le cuivre et l’or fondent soudain.
240Le vase quelquefois reste entier, mais le vin
S’est enfui : la chaleur, pénétrant dans l’amphore,
Dilate et raréfie, et le vin s’évapore,
Filtrant par les contours que la foudre distend.
Un siècle de soleil n’en ferait pas autant.
Telle est l’intensité, la force sans égale,
Indomptable, des feux que la tourmente exhale.
Mais quelle cause enfin précipite leur cours ?
D’où sort ce jet brûlant qui d’un coup fend les tours,
Arrache les chevrons, les combles, pousse, rase
Les palais, démolit les monuments, écrase
Les hommes, dans les champs couche morts les troupeaux,
Et déchaîne sur nous ce déluge de maux ?
J’y viens, sans plus tarder à remplir ma promesse.

C’est des sombres amas de la nuée épaisse,
Non des flocons légers dans un ciel pur épars,
Que la foudre jaillit. Qui n’a de toutes parts
Vu les brumes presser leurs bataillons funèbres ?
Qui n’a cru bien souvent que toutes les ténèbres
Allaient, quittant les bords des fleuves des enfers,
260Remplir les profondeurs des cavernes des airs ?
Si lugubre est la nuit, si morne est le visage
Que sur nous l’épouvante incline, quand l’orage,
Prêt à lancer la foudre, aiguise les éclairs !

Souvent, fleuve de poix coulant des cieux aux mers,

Plein de vent et de flamme, un noir nuage tombe
Dans l’onde ; et, ténébreux, il va, traînant la trombe,
Colonne aux flancs chargés de tonnerre et de nuit.
À terre, l’homme tremble et vers son toit s’enfuit,
Rien qu’à voir sur les eaux marcher cette tempête !
Tels et non moins épais pendent sur notre tête
Les nuages des cieux. Pour nous jeter d’en haut
Un si sombre manteau de ténèbres, il faut
Que, l’un sur l’autre assis, leurs étages sans nombre
Éclipsent les rayons arrêtés dans leur ombre.
Si le ciel ne ployait sous l’orageux fardeau,
D’où tomberait au loin cette avalanche d’eau
Qui gonfle les torrents et change en mer les plaines ?

Ces flammes et ces vents, les brumes en sont pleines ;
De là vient qu’il éclaire et tonne par endroit.
280Tu sais que le soleil incessamment accroît
Ce trésor enflammé, réserve des orages,
Germes ignés enclos dans le sein des nuages
Que la tempête assemble en quelque coin des cieux.
Des vapeurs qu’il étreint, le vent victorieux
Exprime en s’y mêlant ces germes qu’il attise ;
Et son souffle, engouffré dans la fournaise, aiguise
Les éclairs fulgurants, doublement irrité
Par les feux qu’il rencontre et sa rapidité.

Le vent s’est embrasé ; le feu, crevant la nue,
A déchaîné sa force. Alors l’heure est venue,
Alors la foudre est mûre et tombe, empourprant l’air ;
Tout s’emplit des lueurs errantes de l’éclair.

Le tonnerre à son tour éclate, et le ciel même
S’ouvre ; les pans rompus de la voûte suprême
Semblent pendre d’en haut. Au murmure profond
Qui roule au ciel, sur terre un long frisson répond ;
Et l’étendue entière au loin s’ébranle et tremble.
La pluie enfin descend, épaisse et lourde : il semble
Que l’éther tout entier se fonde en torrents d’eaux
300Et replonge le monde aux fanges du chaos.
Tant d’eaux l’aquilon mêle, en éventrant la brume,
Au vol retentissant des foudres qu’il allume !

Mais il se peut encor que la force du vent,
Sans entrer dans la nue, atteigne en la crevant
Le lieu brûlant où dort la foudre déjà mûre.
L’éclair, qui pour jaillir n’attend qu’une ouverture,
De proche en proche court, par le choc déchaîné.

Parfois, pur, au départ, de tout principe igné,
Le vent prend feu ; s’il perd, en sa course rapide,
Les atomes trop gros pour les mailles du vide,
Il en emprunte à l’air d’autres plus déliés
Qui, mêlés à son cours, l’embrasent volontiers.
Ainsi le plomb s’échauffe en volant ; tant sa trame
Perd d’éléments grossiers, tant elle s’amalgame
Les principes du feu dans l’étendue épars.

La flamme quelquefois fait défaut des deux parts,
Et le vent, froid encor, rencontre un froid nuage.
C’est du seul choc alors que le feu se dégage,
Affluant à la fois, par le heurt suscité,

320Et de l’agent qui frappe et de l’endroit heurté.
Tel il jaillit du choc du fer et de la pierre.
Quelque froide que soit l’une ou l’autre matière,
L’ardente explosion n’en suit pas moins le coup.
J’en conclus que l’éclair peut s’allumer, partout
Où l’attend un concours propice de substance.

Les vents d’ailleurs sont-ils si froids ? La force intense
Qui vers les champs d’en haut emporte leur essor,
Lors même que le feu n’en jaillit pas encor,
A du moins dans leur course échauffé leur haleine.

La foudre avec raideur fend l’air. Ce qui déchaîne
Les invincibles coups de ses carreaux brûlants,
C’est ce que le nuage amoncelle en ses flancs
De violence ardente à s’élancer au large.
La barrière enfin cède à la croissante charge,
Et le jet fulgurant jaillit, au loin chassé,
Comme un trait par l’effort des balistes lancé.

Ajoute que la foudre est précisément faite
D’atomes si ténus que rien ne les arrête.
Dans tous les tissus donc elle trouve des jours ;
340Elle évite les chocs qui restreindraient son cours ;
Bref, sa rapidité répond à sa structure.

Qui l’ignore ? en vertu de sa propre nature,
Tout objet pesant tombe, et tout choc à la fois
En double incessamment la vitesse et le poids ;
Il brise d’autant mieux les obstacles et passe

Au travers, poursuivant son chemin dans l’espace.
La vitesse en marchant s’accroît ; l’impulsion
Acquise en un long vol s’ajoute à l’action,
Et, fondant, emportant dans la même traînée
Les éléments épars de la matière ignée,
Germes aériens dont le choc répété
Peut-être active encor tant de célérité,
Fait le trait plus rigide et le coup plus terrible.

Maint corps frappé demeure intact ; comme en un crible,
Le fluide subtil glisse et fuit au travers.
Mais lorsque d’autres corps plus serrés, moins ouverts,
Ont opposé leur masse aux pointes de la foudre,
Par cette force intense ils sont réduits en poudre.
Sur l’heure, l’airain fond, l’or s’amollit et bout ;
360La flamme déliée y plonge coup sur coup
Ses dards faits de substance impalpable et polie ;
La trame se relâche et le nœud se délie ;
Les corps s’ouvrent, dissous par la brusque chaleur.

C’est vers l’automne, ou quand le printemps est en fleur,
Que le ciel, haut séjour des astres, et la terre
Tremblent le plus souvent sous le vol du tonnerre.
L’hiver manque de feux ; l’été n’a point de vents
Qui puissent condenser les nuages mouvants.
Le concours d’éléments où la foudre s’aiguise
Ne se voit qu’aux saisons moyennes, temps de crise
Où, comme deux courants jetés en un détroit,
S’engouffrent confondus la chaleur et le froid.
Pour que la foudre éclate, il faut la double rage

De ces deux artisans de discorde et d’orage ;
Il y faut le tumulte et la fureur des airs.
Soit que le printemps heurte au départ des hivers
Le retour des chaleurs, soit que le tiède automne
Oppose au froid naissant l’été qui l’abandonne,
La rencontre est pareille et le trouble est égal.
380La même inimitié mêle en un choc fatal
L’âpre hiver et l’été brûlant : lutte obstinée,
Conflits qu’on peut nommer les guerres de l’année.
Et comment s’étonner que des retours constants
Ramènent la tempête et la foudre, en un temps
Où la discorde intense incessamment amasse
Les flammes et les vents et les eaux de l’espace ?

Voilà comme on observe, et comme on peut savoir
De quoi la foudre est faite et quel est son pouvoir.
Quant à s’imaginer que sa flamme figure
Quelque décret divin, c’est affaire à l’augure
Qui, lisant à rebours des vers tyrrhéniens,
Cherche où, d’où, par où vont les feux aériens,
Et si des lieux fermés où leur trait s’insinue,
Ils ressortent vainqueurs pour rentrer dans la nue,
Enfin quel péril couve en ce fracas des cieux !
Eh ! si c’est Jupiter qui tonne, si les dieux
Lancent à leur caprice au travers des nuées
Le feu, le tremblement, les sinistres huées,
D’où vient l’impunité du crime heureux ? Pourquoi
400Aux flancs troués du monstre oublié par la loi
Ne font-ils pas vomir la flamme accusatrice,
Sévère enseignement à l’humaine justice ?

Hélas ! trop souvent pris dans ce lien de mort,
L’innocent, l’homme au cœur sans reproche, se tord,
Brusquement abattu par la foudre, et proteste
Contre l’aveuglement du tourbillon céleste ?

Pourquoi sur un désert user leur force en vain ?
Pour exercer leur bras ? Pour affermir leur main ?
Oui : pourquoi laisser perdre et s’émousser en terre
L’arme du dieu tonnant ? Et, Jupiter leur père,
Que ne la garde-t-il contre ses ennemis ?
Nous dira-t-il pourquoi ses foudres endormis
Ne résonnent jamais dans un ciel sans nuage ?
Pour descendre, attend-il que l’aquilon étage
Ces degrés de vapeurs, allongés tout exprès ?
Croit-il ajuster mieux en visant de plus près ?
Alors, pourquoi sévir sur les masses profondes
Des mers, pourquoi s’en prendre aux champs flottants des ondes ?
Que ne fait-il, s’il veut qu’on y puisse échapper,
420En sorte que l’on voie où le coup doit frapper ?
S’il entend nous surprendre, à quoi bon ces ténèbres,
Ces rumeurs, ces fracas lointains, signes funèbres
Qui nous disent de fuir et font assez juger
En quelle région se forme le danger ?
Puis d’où vient, fait constant, je pense, et qui s’impose,
Que la foudre en cent lieux à la même heure éclose ?
Pour tant d’explosions suffit-il d’un seul bras ?
Mais la pluie aussi baigne à la fois cent climats.
C’est le concours fortuit de substances connues
Qui fait jaillir les eaux ou les flammes des nues.
Enfin, pourquoi frapper les saints temples des dieux,

Les siens même ! et, blessant leurs marbres radieux,
Sombre viol ! changer en néfastes outrages
Les honneurs qui sont dus à ses propres images ?
Mais autant demander d’où vient que sur les monts
La foudre aime à s’abattre, et pourquoi nous trouvons
Sur les plus hauts sommets les marques de sa rage !

Passons. Il est encore une forme d’orage
Que, d’après ses effets, les Grecs nomment prèstèr,
440La trombe, qui d’en haut s’allonge vers la mer.
On voit glisser du ciel une épaisse colonne ;
Rudement secouée à l’entour, l’eau bouillonne
Sous le déchaînement fougueux de l’aquilon.
Et malheur au vaisseau pris dans le tourbillon !
C’est un fait naturel dont la cause est connue :
Quand le vent furieux n’a pu rompre la nue
Qu’il étreint, il l’étire en pilier qui descend
Vers l’onde, comme si l’effort d’un bras puissant,
Impérieux, d’en haut précipitait sa chute ;
Et le souffle vainqueur, irrité par la lutte,
S’engouffre, soulevant les flots tumultueux.
Il a suivi la nue en son cours tortueux ;
Sa force accroît le poids de ce long corps qui tombe ;
C’est pourquoi tout entier dans l’onde avec la trombe
Il plonge, et le fracas retentissant des airs
Monte en bouillonnements à la face des mers.

Parfois, s’enveloppant des voiles qu’elle amasse
Dans sa course à travers les vapeurs de l’espace,
La trombe vers nos champs s’incline et, sur le sol

460Qui la brise et l’effondre en arrêtant son vol,
Crache au loin la tourmente et l’horreur. Mais c’est chose
Rare : les ouragans, auxquels la terre oppose
Ses monts, donnent plutôt pour théâtre à leurs jeux
La libre immensité de la mer ou des cieux.

Les nuages sont faits de mille atomes frêles
Dont le hasard des chocs embarrasse les ailes,
Angles subtils, liens faibles et qui pourtant
Serrent encor les plis de ce tissu flottant.
Ce ne sont tout d’abord que des flocons de brume :
Le vent de proche en proche en accroît le volume ;
Puis ce sont des monceaux, emportés par le vent
Jusqu’à ce que l’orage éclate en les crevant.

Ces éléments ténus, ces embryons de brume
Forment les épaisseurs vaporeuses dont fume
Le front voilé des monts les plus voisins des cieux.
Avant que, rassemblés et visibles aux yeux,
Leurs opaques amas pendent sur les campagnes,
L’effort des vents les pousse aux faîtes des montagnes.
Puis, quand l’afflux constant des vapeurs a grossi
480Leurs épais bataillons, ils montent, comme si
Des humides sommets sourdaient leurs multitudes.
Le vent règne plus libre aux grandes altitudes :
La raison, et les sens, pour peu que nous montions,
En témoignent assez. Les émanations
De l’onde incessamment nourrissent les nuages ;
On voit s’en imprégner le linge sur les plages :
Dès lors comment douter des mille emprunts que l’air

Fait aux mouvants sillons du vaste gouffre amer ?
Cela, fatalement : car la raison réside
Dans le sang, et le sang manque au principe humide.

Vois les vapeurs surgir des fleuves et du sol
Lui même, et, s’élevant d’un insensible vol,
Vagues exhalaisons des choses, les buées
Dans les cieux envahis se grouper en nuées.
Il s’en détache aussi de la zone de feu
Qui resserre le voile épars sur le ciel bleu,
Parmi ces éléments des brumes vagabondes,
Il en vient du dehors. Tu sais qu’entre les mondes
S’ouvre l’immensité des espaces ; tu sais
500Que, d’un cours éternel et rapide lancés,
Dans l’incommensurable errent des corps sans nombre.
Comment donc s’étonner qu’en un moment tant d’ombre
Enveloppe les monts, s’abatte sur les mers ?
Que des pays entiers soudain en soient couverts ?
Lorsque les soupiraux et les mailles du vide,
Pour l’entrée ou la fuite, à l’essence fluide
Ouvrent de toutes parts leurs multiples réseaux !

Conçois-tu maintenant l’origine des eaux
Que le nuage assemble et projette en sa course ?
Le nuage et la pluie ont une même source ;
Comme leurs éléments leurs destins sont jumeaux.
Si notre corps grandit avec ses sucs vitaux,
Les sueurs et le sang, avec l’eau qu’il recèle
Le nuage se forme, il grandit avec elle.

Lorsque, toison pendante, il erre au gré des vents
Sur les sillons brumeux des flots toujours mouvants,
De mille atomes d’eau le nuage s’abreuve.
Il en monte des mers, il en surgit du fleuve,
Effluves que l’Auster condense. Un double assaut,
520Le choc des aquilons déchaînés et, d’en haut,
Le poids des blocs épais que l’orage amoncelle,
Presse, environne, étreint la nue ; et l’eau ruisselle.

Il pleut, lorsque l’ardeur puissante du soleil
Ouvre, aspire et dissout le nuage, pareil
A la cire fondue en gouttes sur la flamme ;
Il pleut, quand l’aquilon en éclaircit la trame ;
Mais plus violemment, quand mille amas mouvants
Joignent leur violence à la fougue des vents.
La pluie est véhémente encore et continue,
Quand les germes aqueux s’amassent dans la nue,
Quand les nuages lourds, l’un sur l’autre étagés,
Crèvent de toutes parts, quand les champs submergés
Leur rendent en vapeur l’onde qui les sature.
Si d’obliques rayons rasent la nappe obscure,
Aussitôt, sur le front de l’étendue en pleurs
L’arc-en-ciel peint sa courbe où vibrent sept couleurs.
Quant aux autres dangers qui pendent sur nos têtes,
Météores issus des airs et des tempêtes,
Neige, grêle, ouragans, givres pernicieux,
540Et ce froid constricteur qui durcit l’eau des cieux,
Dont la glace en leur cours entrave les rivières,
Tout s’explique aisément par les causes premières,
Les corps simples, leur forme et leurs combinaisons.

Les tremblements de terre ont aussi leurs raisons
Naturelles. Avant d’en sonder le mystère,
Conçois bien que, dessous comme dessus, la terre,
Pleine de vents, de lacs, d’antres, porte en ses flancs
Des vides spacieux et des rochers croulants ;
Des fleuves enfouis sous son vaste dos coulent.
Et ses débris s’en vont en des flots qui les roulent.
Partout elle est la même ; et cela va de soi.
De là ces soubresauts terribles, dont l’émoi
Monte des profondeurs et s’étale en désastres,
Quand des cavernes l’âge a sapé les pilastres.
Il tombe alors des monts tout entiers ; et, rampant
Dans l’ombre, la secousse en tous sens se répand.
Pourquoi non ? L’humble poids d’un chariot qui passe
Ne fait-il pas vibrer les maisons et l’espace ?
Et les murs, quand le char court sur l’arène, au pas
560Des vigoureux coursiers ne tressaille-t-il pas,
Secoué par le fer dont la roue est armée ?

Parfois, dans une mer souterraine abîmée,
Quelque tranche de terre immense, brusquement,
De vétusté s’affaisse ; et, sous le mouvement
Des eaux, le globe ému vacille. Tel un vase
Qu’on emplit, se soulève et frémit sur sa base,
Tant que le flot qui tombe ondule entre ses bords.

Il se peut que, soudain concentrant ses efforts,
L’ouragan prisonnier dans les cavernes fonde
Sur une des parois de sa prison profonde.
Alors la terre penche où l’incline le vent,

Et dans le même sens elle porte en avant
Les murs et les palais qui couvrent sa surface :
Plus ils sont près du ciel, plus leur faîte menace ;
Les poutres hors d’aplomb, prêtes à s’en aller,
Pendent. L’on tremble, à voir de tels blocs s’ébranler
Que l’heure n’ait sonné du désastre suprême,
L’heure où la mort attend la Nature elle-même.
Et certes, si parfois le vent ne respirait,
580Dans ce néfaste élan, quel frein le contiendrait ?
Mais il faut qu’il respire. Il prend du champ, se lance,
Retombe, et le recul use la violence.
C’est pourquoi la menace avorte bien souvent.
La terre, qui penchait, bientôt se relevant,
Reconquiert l’équilibre où son poids la ramène,
Mais tu comprends pourquoi l’action souterraine,
Aux toits moyens ou bas épargnant les assauts,
Se fait sentir surtout aux faîtes les plus hauts.

Il peut se faire encor que, venu de l’espace
Ou formé sous la terre, un tourbillon s’amasse
Dans les vides, et là, grondant, roulant au fond
Des cavernes, se rue en tumulte. D’un bond,
La force accumulée éclate et, triomphante,
Ouvre quelque soudaine et formidable fente
Où le Péloponnèse en deuil voit s’engloutir
Aegium, où périt Sidon, la sœur de Tyr.
Éruptions des vents, d’effondrements suivies,
À la clarté par vous que de villes ravies !
Que de murs, de remparts puissants, précipités
600Dans les abîmes noirs ! que d’antiques cités

Avec leurs citoyens dans la mer descendues !
Et si, dans l’épaisseur de la terre perdues,
Les haleines des vents n’ont pu crever le sol,
Par les mille conduits qui divisent leur vol
Rampe un frisson qui monte et s’épand dans les plaines.
Tel un froid pénétrant qui, du fond de nos veines,
Gagne et fait malgré nous grelotter notre chair !
Sous la terre, épouvante ! épouvante dans l’air !
Là haut les toits, en bas les antres ! la Nature
Veut-elle en quelque énorme et subite aventure
Enfouir ses débris pêle-mêle croulants,
Et combler de son corps l’abîme de ses flancs ?

Bien qu’une foi tenace à la foule réponde
De l’immuable et sûre éternité du monde,
Il est de tels dangers que leur vue en plein cœur
Enfonce on ne sait quel aiguillon de terreur.
La terre brusquement sous les pieds se dérobe ;
L’univers trahi croule à la suite du globe,
De fond en comble, amas confus, gouffre béant !
620Et l’on sent le grand tout rentrer dans le néant.

Expliquons maintenant pourquoi la mer ignore
L’accroissement. Quoi donc ! tant d’eaux qu’elle dévore,
Ces fleuves dans son lit tombant de toutes parts,
Ces vols de tourbillons et d’orages épars,
D’où la pluie à torrents sur le monde ruisselle,
Ses propres réservoirs enfin, tout coule en elle ;
Et, chose étrange, rien n’élève son niveau ?
Eh ! près de l’Océan, que sont ces trésors d’eau,

Pour grossir l’infini des mers ? moins qu’une goutte.
Voilà de quoi bannir la surprise et le doute.

En outre, le soleil boit l’onde. Nous voyons
Les tissus trempés d’eau séchés par ses rayons ;
Sa puissante chaleur au même instant visite
Les surfaces de mers sans nombre et sans limite.
Si peu qu’il en aspire en chaque région,
Sur un si vaste champ, l’évaporation
Totale se mesure à l’ampleur du volume.

Joins-y ce que le vent peut emporter d’écume
En balayant les flots ; dans une nuit souvent
640Les chemins inondés sont séchés par le vent,
Et la fange liquide en écorce est figée.
Songe aussi que les eaux dont la nue est chargée,
Qu’elle disperse en pluie au gré des aquilons,
Elle les prend aux mers pour les rendre aux sillons.
Combien n’en faut-il pas pour arroser le monde !

Enfin, le sol poreux en lacunes abonde.
Par le fond et les bords la terre étreint les mers ;
En épanchant ses eaux dans les gouffres amers,
Elle reçoit les leurs, les filtre et, toutes neuves,
Les ramène en arrière à la source des fleuves,
D’où leur flot pur reprend les chemins qu’à leur cours
Leurs pieds, cristal fluide, ont creusés pour toujours.

Nous passons aux volcans. Lorsque, par intervalle,
Des bouches de l’Etna tant de flamme s’exhale

Et tant de tourbillons, que les peuples hagards,
Sur les champs de Sicile attachant leurs regards,
Devant le ciel fumeux traversé d’étincelles,
Se demandent, le cœur plein d’angoisses mortelles,
Si la Nature va refondre l’univers ;
660Ces tempêtes de feu qui montent dans les airs
Ne sont pas, crois-le bien, par un prodige écloses.
Il faut ici porter sur le monde et les choses
Un coup d’œil vaste et clair, vraiment universel,
Songeant que le grand tout est infini, qu’un ciel
Est un fragment infime, un chiffre dans la somme,
Et quel atome enfin près de la terre est l’homme !
Prends cette vérité pour mesure et pour loi :
Combien d’étonnements s’enfuiront devant toi !

Qui de nous est surpris quand un homme s’agite
Dans le brûlant transport d’une fièvre subite,
Ou de tel autre mal endure les tourments ?
Le pied gonfle soudain ; de vifs élancements
Attaquent la gencive, entrent dans les yeux même ;
Le feu sacré s’allume et s’insinue, et sème
L’incendie, et partout rampe en brûlant la chair.
Qui s’en étonne ? Il est tant de germes dans l’air !
Et sur la terre assez d’exhalations funestes
Pour nourrir aisément les plus terribles pestes.
C’est ainsi, que l’espace où nous sommes plongés
680Fournit au globe assez d’éléments étrangers,
Pour que la terre au loin tremble, pour que la trombe
Rapide sur les champs et les mers vole et tombe,
Pour que l’Etna flamboie et que l’air prenne feu :

Oui, quand les corps ignés s’y pressent en un lieu.
L’air brûle, comme il crève en pluvieux orages
Quand les germes aqueux surchargent ses nuages.
— Quoi ! dans ces tourbillons de flammes, rien de plus ?
Dans ce désastre unique ?… — Un ruisseau, Memmius,
Pour qui n’a jamais vu de rivière est un fleuve ;
Nous en usons ainsi pour toute chose neuve.
Tout s’exagère, un arbre, un homme ; et ce qu’on voit
Est toujours le plus fort et le plus grand qui soit.
Hélas ! la terre entière, avec les cieux et l’onde,
Ne compte pas devant l’immensité du monde.

Expliquons maintenant ces accès furieux
Qui des flancs etnéens crachent la flamme aux cieux.
La montagne, d’abord, est creuse ; des murailles
De silex, seul appui de ses vastes entrailles,
Emprisonnent du vent et de l’air : car le vent
700N’est que l’air agité. Lorsque cet air mouvant,
Qui tournoie et s’échauffe et sourdement s’embrase
À des parois qu’il bat et des rochers qu’il rase,
Tiré la flamme au vol indompté, tout à coup
Il se dresse, il jaillit des fournaises, debout,
Versant au loin le feu, les cendres enflammées,
Roulant dans l’épaisseur opaque des fumées
Des rocs, monstrueux poids, dont le jet montre assez
L’intensité du vent qui les a déplacés.

D’ailleurs presque en tous sens au pied du monticule
La mer brise son flot qui s’avance et recule.

Là, s’ouvrent des conduits qui, des sables marins,
Montent jusqu’au sommet. C’est dans ces souterrains
Que le vent s’insinue et, par d’étroits passages,
S’élance en tourbillons de flammes, en nuages
De poussière et de rocs épars. Au haut des monts
S’évasent vers les cieux ces puits que nous nommons
Les bouches du volcan, soupiraux de la terre,
Dont les Grecs ont nommé l’orifice cratère.

Mais parfois, dans le doute, il faut donner d’un fait
720Plusieurs motifs, dont l’un s’est produit en effet.
De loin, tu vois un corps gisant. Il est sans vie.
Peux-tu prouver comment l’âme lui fut ravie ?
Froid, maladie ou fer, poison peut-être : c’est
Quelqu’une de ces morts ; mais laquelle, on ne sait.
Il te faut donc compter avec toutes ces causes.
C’est ce que nous ferons pour beaucoup d’autres choses.

Pourquoi l’unique fleuve égyptien, le Nil,
Grossit-il en été ? Pourquoi déborde-t-il
Juste quand les chaleurs ont desséché les plaines ?
Peut-être l’aquilon, raidissant ses haleines,
Debout au seuil des mers, l’arrête et le remplit
Du reflux de ses flots refoulés dans son lit,
C’est la saison des vents étésiens ; leur course,
Partant comme l’on sait, des cieux glacés de l’Ourse,
Directement s’oppose au progrès de ces eaux
Qui, parmi les tribus australes, noirs troupeaux
Humains, tout pénétrés des flammes du Tropique,
Coulent du sein profond de la brûlante Afrique.

Ou bien, lorsque les vents fouillent le fond des mers,
740Le sable soulevé s’amoncelle en travers
Du fleuve. L’estuaire est barré. L’onde accrue,
Moins libre, cherche en vain dans le lit qui s’obstrue
La pente nécessaire à son écoulement.
Peut-être encor la source enfle subitement.
Le souffle étésien vers ces lointains parages
Pousse en les condensant les amas des nuages,
Et broie aux flancs des monts son pluvieux fardeau
Qui sous le poids s’écroule et crève en torrents d’eau.
Enfin l’ardent soleil, qui fait des cimes blanches
Descendre sur les champs la neige en avalanches,
Peut bien déterminer ces inondations
Que la Nubie envoie au sol des Pharaons.

Abordons maintenant ces lugubres cavernes,
Ces régions d’horreur, ces lacs, nommés Avernes
Parce que les oiseaux y sont frappés de mort.
En approchant ces lieux, l’aile perd son ressort ;
Inerte, brusquement sa voile se replie :
Et, comme insoucieux des rames qu’il oublie,
La tête appesantie et pendante, l’oiseau
760S’abat précipité sur la terre, ou dans l’eau,
Si l’Averne est un lac, comme celui de Cumes,
Au pied du mont Vésuve, où deux jets de bitumes
Versent les flots épais de leurs courants mortels.
Athènes, dans ses murs et proche des autels
D’où Pallas Tritonis sur l’acropole veille,
A le sien, que jamais ne franchit la corneille,
Même quand l’encens pur fume dans l’air, non pas

Pour dérober sa vie au courroux de Pallas
Que l’oiseau vigilant a jadis offensée
(Les Grecs ont mis en vers ces fables), mais chassée
Par la sourde terreur qui plane sur ce bord.
La Syrie, on le croit, a de ces champs de mort.
Les quadrupèdes même en leurs vapeurs succombent ;
À peine ont-ils foulé le sol fatal, ils tombent,
Comme sacrifiés aux Mânes. Mais tu sais
Le secret du pouvoir qui les a terrassés.
À la clarté des faits mêleras-tu des ombres,
Des Mânes, attirant aux bords des fleuves sombres,
Par ces portes d’enfer, les âmes des vivants,
780Comme on nous dit parfois qu’en aspirant les vents,
Le cerf aux pieds ailés, du fond de leurs asiles
Évoque sur ses pas les tribus des reptiles ?
Fables que la raison répudie et confond !
Mais la chose, après tout, vaut qu’on en traite à fond.

Je te rappelle donc qu’on trouve dans la terre
Des germes de tout ordre et de tout caractère,
Germes vivifiants, morbides ou mortels.
Nous avons établi déjà que tels ou tels,
Selon la dissemblance ou l’accord de leurs types
Et les combinaisons multiples des principes,
Conviennent plus ou moins aux divers animaux.
Il en est, et beaucoup, qui blessent les canaux
De l’oreille ou de l’œil ; il est des simulacres
Dont la langue et le nez craignent les senteurs âcres,
Des contours dont le choc ne va pas sans danger.
L’homme de toutes parts se voit donc assiéger ;

Chaque sens est en butte à des douleurs sans nombre.

Tout d’abord, on connaît certains arbres dont l’ombre,
Mauvaise à qui s’endort couché sur le gazon,
800Distille dans la tête un lancinant poison.
Sur le haut Hélicon pousse une fleur fatale :
Ne la respire pas ; c’est la mort qu’elle exhale.
Partout montent au jour, sous mille aspects divers,
Mille éléments des corps qui peuplent l’univers ;
La terre dont le sein les porte pêle-mêle
Garde en leurs composés leur force originelle.

Parfois l’homme couché qui respire en dormant
La vapeur de sa lampe éteinte, brusquement,
Comme frappé d’un mal stupéfiant, se pâme.
L’âcre castoréum est funeste à la femme
Surtout à certains jours que lui rend chaque mois.
Ses membres engourdis s’affaissent, et ses doigts
Tendres laissent couler leurs gracieux ouvrages.
Combien d’autres agents détendent nos rouages
Et vont opprimer l’âme au plus profond du corps !
Le bain après l’orgie a causé bien des morts ;
Que d’estomacs trop pleins au bord d’une piscine
Dans un peu d’eau trop chaude ont trouvé la ruine !
Que l’étouffante odeur du charbon, faute d’eau,
820Facilement pénètre et remplit le cerveau !
Lorsqu’à la fièvre ardente un malade est en proie,
Le seul fumet du vin comme un choc le foudroie.

La terre abonde en soufre et, de ses profondeurs,

Tire le noir bitume aux puissantes odeurs.
Que de feux elle exhale et que de funérailles
Pour celui dont le fer explore ses entrailles !
Son or et son argent sont des empoisonneurs.
Quelles faces, quel teint rapportent les mineurs !
Tu les as vus ; tu sais que plus d’un ne vit guère,
Qu’une rapide mort clôt le destin précaire
Des malheureux voués à de si durs labeurs.

Mais la terre ne peut garder tant de vapeurs ;
Il lui faut les vomir, au dehors, dans l’espace.
C’est ainsi que leur force abat l’oiseau qui passe.
Un nuage invisible et pestilentiel
Au dessus de l’Averne empoisonne le ciel.
L’être ailé que son vol amène au bord du piège,
Embarrassé dans l’air vénéneux qui l’assiège,
Tombe, où l’exhalaison impérieuse attend
840Ce qui reste de vie en ce corps palpitant.
Car la chute d’abord n’est que l’effet d’un spasme.
C’est en bas, dans la fange, aux sources du miasme,
Que le souffle vital, à jamais endormi,
Cède à l’intensité du fluide ennemi.
Il se peut bien aussi que cette gueule avide,
De la terre à l’oiseau fasse presque le vide.
À peine touche-t-il à l’air raréfié
Qu’il sent fléchir l’espace auquel il s’est fié ;
Son vol désemparé lutte en vain ; il chancelle ;
Rien n’offre plus de prise au double effort de l’aile ;
Le support et l’appui, tout lui manque à la fois.
Déjà tout épuisé par le vide, son poids

Le jette sur la terre, où l’essence vitale
Par les pores ouverts se disperse et s’exhale.

Les puits semblent plus froids en été qu’en hiver.
C’est que la terre aride expulse et rend à l’air
Tout germe calorique attardé dans sa masse.
Plus forte est la chaleur qui règne à sa surface,
Plus la fraîcheur des eaux souterraines s’accroît.
860Quand le sol, comprimé, resserré par le froid,
S’épaissit, dans les puits la terre condensée
Exprime la chaleur en ses flancs amassée.

La fontaine d’Ammon, dont on fait tant de bruit,
Froide pendant le jour devient chaude la nuit.
Contre toute raison, les amis du mystère
Veulent que le soleil l’échauffe de sous terre,
Quand l’ombre a déployé son ténébreux manteau.
Quoi ! les rayons du jour s’épuisent sur cette eau
Sans pouvoir l’échauffer, cela dans le temps même
Où l’astre au ciel jouit de son pouvoir suprême !
Et le terrestre bloc, épaisse profondeur,
Laisserait jusqu’à l’eau pénétrer leur ardeur ;
Quand, sur un simple mur usant leur force vaine,
Leurs feux dans nos maisons se font sentir à peine !
Cherchons d’autres raisons. Cette onde a pour séjour
Un terrain plus poreux qu’ailleurs ; et tout autour
Les semences de feu dorment en plus grand nombre.
La nuit vient, plongeant tout dans la fraîcheur et l’ombre ;
Et le sol refroidi se contracte soudain,
880Comme un corps spongieux pressé par une main,

Dans la source exprimant cette chaleur diffuse
Que le toucher signale et que le goût accuse.
Puis quand, sur les rayons du soleil renaissant,
Dans le sol dilaté la chaleur redescend,
L’eau renvoie à ce sol, par les mêmes issues,
Les semences de feu qu’elle en avait reçues,
Et la source reprend sa fraîcheur jusqu’au soir.
D’ailleurs, sous les rayons que l’astre y fait pleuvoir,
L’onde aussi se dilate, ouverte et remuée,
Et la chaleur s’échappe en tremblante buée,
Comme fait au printemps la froidure, quand l’eau
De ses liens de glace écarte le fardeau.

Une autre source froide en merveilles abonde.
On voit flamber soudain au contact de son onde
L’étoupe et la résine, et leur reflet mouvant
Sur le miroir qui luit nager au gré du vent.
Il faut qu’elle soit riche en semences ignées,
Et que d’autres, du fond de la terre émanées,
Fendant l’eau d’outre en outre, émergent au dehors,
900Assez chaudes en bloc pour enflammer ces corps,
Mais non pour échauffer cette épaisseur fluide.
Sans doute que sous l’onde une force réside
Dont l’impulsion chasse et rassemble dans l’air
Les germes plus légers. Telle, au sein de la mer,
Jaillit, près d’Aradus, une source d’eau douce
Inaccessible au sel des flots qu’elle repousse ;
Tels, ces jets que la mer, en d’autres régions,
Conserve toujours purs de ces contagions,
À la soif des marins précieuse ressource !

Ainsi doivent monter à travers notre source
Les atomes brûlants dans l’eau disséminés
Qui, mêlés dans l’espace aux éléments ignés
Que la torche et l’étoupe enferment dans leur trame.
Rien qu’à toucher ces corps en font jaillir la flamme.

Le flambeau qu’on éteint, vivement approché
D’une lampe, s’allume, avant d’avoir touché
La flamme. Que d’objets s’enflamment à distance,
Et par le seul effet de la chaleur intense,
Sans l’atteinte du feu ! c’est ce qu’on voit ici,
920Et le cas de la source est explicable ainsi.

Maintenant, Memmius, il est temps que j’explique
Quel pacte unit le fer au métal magnétique
Appelé par les Grecs Magnés, en souvenir
Des lieux auxquels échut l’honneur de le fournir.
Cette pierre a le don, que les humains admirent,
De former une chaîne où des anneaux s’attirent,
L’un sous l’autre attachés sans lien apparent.
On en voit parfois cinq et plus tombant en rang,
Pendre et flotter au gré de la plus faible brise,
Échangeant à l’envi la pression transmise
Qui de la pierre en eux coule indéfiniment.
Si tenace est l’attrait continu de l’aimant !
Mais avant d’attaquer de front un tel problème
Et d’atteindre le fait dans son principe même,
Il faut des jalons sûrs, il faut de longs détours.
Ouvre plus que jamais l’oreille à mes discours.

Et d’abord, des objets que nous voyons, s’échappent,
Éveillant le regard au fond de l’œil qu’ils frappent,
Des atomes sans nombre épanchés de leurs bords.
940L’arôme se dégage aussi de certains corps,
Tout comme la fraîcheur émane des fontaines,
Du soleil la chaleur et, des liquides plaines,
Un bouillonnement rude aux murs rongés des mers.
Dans l’oreille en vibrant passent les sons divers.
Lorsque nous distillons l’absinthe, il s’en élève
Un goût amer ; souvent, quand nous longeons la grève,
Il nous vient à la bouche une saveur de sel.
Tant il est vrai qu’un flux constant, universel,
En tous lieux projeté, coule de toute chose,
Flux qui jamais n’arrête et jamais ne repose !
Les sens sont toujours prêts ; jamais nous ne cessons
De sentir des odeurs, des formes et des sons.

Secondement, tout corps est poreux : certitude
Mise dans tout son jour au seuil de cette étude,
De mille vérités indéfectible appui,
Et si liée aux faits que j’aborde aujourd’hui
Qu’on ne peut trop défendre un concept si solide.
Rien n’existe, sinon des corps mêlés de vide.
Goutte à goutte suintant des rocs supérieur,
960L’eau transpire aux parois des autres. Les sueurs
Filtrent sous les tissus des chairs et les traversent.
La barbe et le duvet sur tous nos membres percent.
Le suc des aliments, charrié par le sang,
Jusqu’aux extrémités, jusqu’aux ongles, descend.
Le chaud comme le froid dans l’airain se propage ;

Dans l’or et dans l’argent nous sentons leur passage
Quand le cratère plein glace ou brûle nos doigts.
À travers l’épaisseur des murs entrent les voix
Qui voltigent, l’odeur, le froid, la vapeur tiède
Du feu ; devant le feu, le fer lui-même cède,
Quand même une cuirasse enfermerait le corps.
La maladie aussi s’infiltre du dehors.
Quand de la terre au ciel la trombe emplit l’espace,
Brusquement suscitée, aussi vite elle passe.
Force est donc que partout des pores soient ouverts.

Mais tous les éléments dispersés dans les airs
Sur les différents corps diversement influent.
Ils conviennent aux uns, les autres les excluent.
Le soleil cuit la terre et la dessèche ; mais
980Il relâche la glace et, sur les hauts sommets,
Résout en eau l’amas de la neige hivernale ;
La cire à ses rayons s’amollit et s’étale.
S’il contracte les chairs et racornit la peau,
Le feu rend l’or liquide et fond l’airain. Si l’eau
Trempe au sortir du feu la lame refroidie,
Elle assouplit la peau par la chaleur raidie.
La feuille d’olivier semble au chevreau barbu
Un mets tout d’ambroisie et de nectar imbu,
Et rien n’est plus amer à des lèvres humaines.
Le pourceau craint, il fuit, l’odeur des marjolaines ;
Les parfums les plus doux sont pour lui des poisons,
Ces parfums par lesquels souvent nous renaissons.
La fange est à nos yeux une exécrable ordure ;
Elle semble au pourceau plus nette que l’eau pure ;

Il s’y lave, il s’y vautre insatiablement.

Mais, avant d’en venir aux vertus de l’aimant,
Établissons encore un important principe :
Les pores ne sont pas construits sur un seul type.
Ces canaux à l’échange ouverts sur tous les corps
1000Ont chacun leur emploi, leur genre de transports.
Chaque sens n’a-t-il pas sa nature et sa sphère ?
Chez eux l’impression comme l’objet diffère.
L’un n’admet que les bruits, l’autre que les odeurs ;
Un autre sait des sucs extraire les saveurs.
Quelle variété de trames, de matière !
Telle émanation passe à travers la pierre,
Telle à travers le bois, le verre ou le métal :
L’image, par exemple, à travers le cristal,
La chaleur à travers l’argent et l’or ; et toutes,
Selon leur force propre et l’office des routes
Que partout la Nature ouvre aux flux du dehors,
Plus ou moins promptement cheminent dans les corps.

Établis, confirmés et mis hors de conteste,
Ces principes d’avance ont éclairci le reste.
La tâche désormais est aisée, et l’attrait
Qui fascine le fer dans sa cause apparaît.
Il faut que de l’aimant mille effluves s’écoulent,
Dont le tourbillon chasse et dont les chocs refoulent
L’air qui s’interposait entre le fer et lui.
1020Dès que le vide est fait, dès que l’air s’est enfui,
Les éléments du fer sont projetés en masse
Et sans se désunir ; l’anneau qui se déplace

Reste entier dans sa chute et suit le mouvement ;
Car il n’est pas de corps tissu plus fortement,
Pas de cohésion, de nœud plus invincible
Que la froide raideur du fer incoercible.
Ne sois donc pas surpris de voir l’anneau, suivant
Les atomes en foule attirés en avant,
Dans le vide lancer sa rondeur tout entière
(Ce qu’il fait) jusqu’au bord de la puissante pierre.
Un aveugle lien l’y fixe et l’y suspend.
L’action se produit partout où se répand
Le vide ; soit d’en haut, soit de flanc, elle entraîne
Le chaînon le plus proche et l’ajoute à la chaîne.
Sans ce concours de chocs extérieurs, le fer
Ne pourrait pas monter contre son poids dans l’air.
De plus, ce qui l’allège et l’accélère encore,
Tandis que l’air d’en haut plus rare, s’évapore,
L’air d’en bas se dilate et s’élève, chassant,
1040Par derrière, l’anneau vers le vide croissant.
Toujours l’air bat les corps que baigne son fluide ;
Mais sa force, doublée au moment où le vide
Ouvre un espace libre au progrès des anneaux,
Pénétrant dans le fer par mille étroits canaux,
Aux fibres du métal fait sentir son empire,
Comme un vent favorable aux voiles du navire.

Les corps, d’ailleurs, sont pleins de pores et de trous :
Baignés par l’air, ils faut qu’ils en renferment tous,
Puisque à tous leurs contours l’air confine et s’applique
L’air qui se cache au fond du tissu métallique
S’agite incessamment dans son rigide étui ;

Il ébranle le fer et s’élance avec lui.
Ainsi la pression intime coïncide
Avec tous les efforts qui tendent vers le vide.

On voit aussi le fer s’éloigner de l’aimant
Ou le suivre et le fuir alternativement.
Dans l’airain, je l’ai vu, le fer de Samothrace,
La limaille, s’affole et bondit, si l’on place
Un aimant sous le vase ; à ce point qu’on dirait
1060D’un véhément dégoût luttant contre l’attrait.
Cet airain s’interpose et rompt la sympathie.
Par ses exhalaisons la place est investie ;
L’aimant déçu trouvant les interstices clos,
Frappe, monte, s’acharne ; et le choc de ses flots
Chasse à travers l’airain la substance infidèle
Qu’il attirait quand rien ne le séparait d’elle.

Ne sois pas étonné que sur les autres corps
La vertu de l’aimant s’émousse. Les uns, forts
De leur poids, tels que l’or, demeurent impassibles ;
D’autres, tels que le bois, percés comme des cribles,
Ouverts sans résistances aux atomes ailés,
Laissent passer leur vol sans en être ébranlés.
La nature du fer est intermédiaire.
Quand les vapeurs du bronze imprègnent sa matière,
Les afflux aimantés, de leurs chemins exclus,
Doivent pousser le corps qu’ils ne traversent plus.

Mais ces affinités, ces rapports de structure,
Ne sont pas à ce point rares que la Nature

N’en présente beaucoup et d’aussi singuliers.
1080Vois comme par la chaux les moellons sont liés ;
Vois la colle de bœuf et les ais qu’elle enchaîne ;
Le bois éclaterait plutôt par quelque veine
Que de rompre le nœud du subtil scellement.
Le vin dans l’eau versé s’y mélange aisément,
Mais non la poix, trop lourde, ou l’huile, trop légère.
Le murex à la laine étroitement adhère ;
La pourpre indissoluble à chaque fil se joint,
Et Neptune obstiné ne la déteindrait point,
Non, dût-il jusqu’au fond vider son gouffre énorme !
Mêlé d’étain, le cuivre en airain se transforme ;
Le mercure aux contours incruste et fixe l’or.
Que d’exemples pareils je citerais encor !
Mais en ces longs détours pourquoi m’attarderais-je ?
Tu n’en as pas besoin. Il est temps que j’abrège,
En formulant la loi qui régit ces accords.

L’amalgame complet s’opère entre deux corps,
Quand le vide s’oppose au plein, le plein au vide,
Ou qu’entre leurs tissus un système solide
De crochets et d’anneaux s’engrène intimement.
1100Et c’est ici le cas du fer et de l’aimant.

Maintenant, je dirai les fièvres et les pestes,
Quel morbide pouvoir, quels miasmes funestes,
Portent soudain la mort dans les rangs des vivants.
Parmi les corps sans nombre errants avec les vents,
Les uns sont les gardiens, les agents de la vie ;
Mais par d’autres la mort à son tour est servie,

Germes dont le concours infecte au loin les cieux :
Et la tourbe des maux dans l’air contagieux
Se déchaîne, tantôt passant comme la nue
Du dehors à travers les espaces venue,
Tantôt montant de terre, en ces humides lieux
Où, brusques successeurs des excès pluvieux,
Les soleils trop hâtés frappent la pourriture.

Vois les eaux, tout d’abord, et la température
Loin du séjour natal éprouver l’étranger.
L’air avec le climat ne doit-il pas changer ?
Est-ce que la Bretagne, et l’Égypte, où la terre
Incline sur son axe, ont la même atmosphère ?
Le soleil de Gadès ne luit pas sur l’Euxin,
1120Ni le ciel dévorant qui noircit l’Africain.
Aux quatre coins du monde à quatre vents livrées,
Ainsi que leurs climats contraires, ces contrées
Ont leurs peuples, divers de traits et de couleurs ;
Et chacune a ses maux, qu’on ne voit point ailleurs.
L’éléphantiasis aux bords du Nil est née ;
Sa puissance néfaste à l’Égypte est bornée.
L’Achaïe est malsaine aux yeux, l’Attique aux pieds,
Tel pays à tel membre ; et ces inimitiés
Changent d’objet selon la changeante atmosphère.

Souvent, hélas ! un ciel, qui du nôtre diffère,
Se déplace et vers nous glisse, brouillard rampant ;
De proche en proche, un souffle ennemi se répand ;
L’effluve envahissante imprègne et dénature
Tout ; notre air s’assimile à l’air qui le sature ;

En un ciel inconnu notre ciel est changé.
Partout en un moment le virus propagé
Fond sur les eaux, s’abat sur les biens de la terre ;
Tout ce qui nourrit l’homme et les troupeaux s’altère.
S’il s’échappe dans l’air, l’air même nous le rend :
1140Le mélange nous baigne, et, rien qu’en respirant,
Force est d’en absorber les ondes purulentes.
C’est ainsi que les bœufs et les tribus bêlantes
Souvent sont décimés par des contagions.
Il importe donc peu que de ciel nous changions,
Nous transportant nous-même en des milieux perfides,
Ou qu’un manteau flottant de vapeurs homicides,
Un air nouveau pour nous, hôte pernicieux,
D’une irruption brusque infecte au loin nos cieux.

Tel jadis, emplissant d’épouvante les plaines
Et les chemins déserts, s’abattit sur Athènes
Un tourbillon de mort, sombre calamité,
Fléau qui d’habitants épuisa la cité.
Née au fond de l’Égypte, à travers l’étendue
Des cieux, des vastes mers, la peste descendue,
Vint se fixer aux murs de Pandion ; et tous,
Tous, par milliers frappés, succombaient sous ses coups.

D’abord un feu cuisant s’allume sous le crâne,
Puis un éclat diffus des yeux rougis émane ;
D’ulcères obstrués, les canaux de la voix
1160Se ferment ; un sang noir inonde leurs parois ;
Le flux gagne la langue, interprète de l’âme,
Qui, raide, appesantie, âpre au toucher, s’enflamme

Et s’épuise. Bientôt, l’écoulement vainqueur
Occupe la poitrine et, poussant jusqu’au cœur,
Investit l’existence en son fort poursuivie ;
C’en est fait des remparts qui protégeaient la vie.
La bouche empoisonnée exhale un souffle impur,
Rance odeur de voirie et de cadavre mûr.
Les forces de l’esprit languissent ; tout succombe ;
Le corps exténué touche au seuil de la tombe.
Sur les victimes plane une anxieuse horreur ;
Puis ce sont des sanglots et des cris de terreur,
Compagnons assidus d’affres intolérables ;
Raidissant, contractant les nerfs des misérables,
Les soubresauts fréquents des muscles convulsés
Épuisent nuit et jour des corps déjà lassés.

La peau n’eût pas trahi le secret incendie ;
La main n’y constatait qu’une ardeur attiédie ;
Mais partout s’empourpraient sur le corps ulcéré
1160Des chancres sourds, pareils à ceux du feu sacré,
Calcinés en dessous par une flamme intense.
Car le feu jusqu’aux os dévorait la substance.
Au fond de l’estomac la fournaise couvait.
Le plus mince tissu, le plus léger duvet
Ne leur servait de rien contre un mal sans ressource.
Toujours au vent, au froid, dans l’eau, dans quelque source
Glacée, ils plongeaient nus leurs corps en feu. Souvent,
Inclinés sur les puits, ils tombaient en avant,
La bouche ouverte. En vain ! La soif inextinguible

Leur eût fait d’un déluge une goutte insensible.
Nul répit ; seulement une sombre torpeur.
Épuisés, ils gisaient. Muette de stupeur,
La médecine en deuil suivait leur agonie,
Pendant que, distendu par des nuits d’insomnie,
Dans l’orbite roulait le globe ardent des yeux.

D’autres signes de mort apparaissaient en eux :
Un grand trouble d’esprit dans l’angoisse et la crainte,
L’air hagard, la fureur en leur visage empreinte,
Le sombre froncement du sourcil, un bruit sourd
1200Qui tinte dans l’oreille émue, un souffle court
Ou bien rare et profond, le cou toujours humide
Et comme reluisant d’une sueur fluide.
Une toux rauque arrache aux gosiers essoufflés
D’affreux petits crachats, jaunâtres et salés ;
Les doigts crispent leurs nerfs, le corps tremble, et sans trêve
D’un progrès sûr, le froid victorieux s’élève
Des pieds au cœur. Enfin, vers le fatal moment,
Le nez, pincé du bout, s’amincit, comprimant
Les narines ; l’œil rentre et la tempe se creuse ;
La peau rude se glace ; une ouverture affreuse
Entre les dents grandit ; le front tendu ressort.
Et les voilà couchés dans la rigide mort !

Rarement la blancheur de la huitième aurore,
De la neuvième au plus, les éclairait encore.
Quelqu’un d’eux passait-il ce terme par hasard,
Attendu par la mort il succombait plus tard.

Le poison était là, dans les hideux ulcères,
Dans le flux noir sans fin épanché des viscères.
Parmi de cruels maux de tête, avec le sang
1220Corrompu, comme un fleuve à plein nez jaillissant,
Coulaient la force vive et la chair tout entière.
Chez celui qu’épargnaient ces pertes de matière,
Le virus descendait dans les nerfs, dans les os,
Jusques aux profondeurs des conduits génitaux.
Ceux-ci, pris de terreur devant le seuil suprême,
Pour vivre, au fer livraient leur virilité même :
Ceux-là restaient sans pieds, sans mains, d’autres sans yeux :
Ce peu de vie encor leur était précieux,
Tant la peur de la mort possédait tout leur être !
Plus d’un ne savait plus même se reconnaître ;
D’avance l’oubli morne environnait leurs sens.

Les corps sans sépulture, affreux amas gisants,
Couvraient les places. Loin de l’odeur délétère
Fuyaient les animaux de l’air et de la terre ;
S’ils goûtaient au charnier, la mort suivait de près.
Nulle bête la nuit ne sortait des forêts,
Nul oiseau, dans ces jours, n’errait à l’étourdie,
Sans attirer sur eux l’horrible maladie.
La plupart languissaient et mouraient. Tout d’abord
1240Les chiens jonchaient la rue, attendant que la mort
Vînt arracher le souffle à leur troupe fidèle.

Sans pompe, les convois s’enlevaient pêle-mêle.
Point de commun remède assuré. Le trésor

Auquel l’un avait dû de voir les cieux encor,
D’ouvrir la bouche aux flots de la brise vitale.
Pour l’autre était la perte et la coupe fatale.
Mais le pire symptôme et le plus désastreux,
C’était qu’en se sentant frappés, les malheureux,
Comme des condamnés, défaillants, le cœur morne,
Dans la prostration d’un désespoir sans borne,
Ne voyaient que la mort et mouraient de la voir.

Pour comble, nul obstacle au morbide pouvoir ;
Par la contagion transmise sans relâche,
La peste accumulait ses victimes. Le lâche
Que l’amour de la vie et la peur de la mort
Entraînaient loin des siens, juste retour du sort !
Puni par l’abandon, la honte et la misère,
Périssait d’une mort sinistre et solitaire,
Comme un mouton des champs, comme un bœuf oublié.
1260Ceux qu’avaient retenus la pudeur, l’amitié,
La caresse des voix gémissantes, prodigues
D’eux-mêmes, succombaient, trahis par leurs fatigues.
Oui, telle était la fin réservée aux meilleurs.
Quand ils revenaient pleins d’amertume et de pleurs,
Las d’avoir enfoui tout un peuple de frères,
Le chagrin les couchait sur leurs lits funéraires.
On ne voyait personne, en ces temps de malheur,
Qui n’eût sa part de maux, de morts, et de douleur.

La maladie au fond des chaumières se rue.
Pâtre, bouvier, vaillant conducteur de charrue,

Ils sont tous là, brisés, gisants sur leurs grabats.
La pauvreté les livre, ils n’échapperont pas.
Là, sur leurs parents morts les enfants rendent l’âme !

Partout la même horreur eût frappé tes regards.
Des campagnes aussi la mort de toutes parts
Avec les paysans refluait vers la ville ;
À la première atteinte, ils y cherchaient asile.
Leur foule envahissait les cours et les maisons,
1280Entassant pour la mort de faciles moissons.
Beaucoup, brûlants de soif, près de quelque fontaine,
Roulaient en pleine rue et râlaient, hors d’haleine,
Pour avoir abusé de la douceur des eaux.
Dans les quartiers du peuple, erraient, ceints de lambeaux
Sordides, tout couverts de répugnante ordure,
Des êtres demi-morts, tombant en pourriture ;
Les os saillants perçaient l’épiderme ulcéré,
Sous des croûtes de pus déjà comme enterré !

Les morts avaient rempli même les sanctuaires.
Des temples les gardiens faisant des ossuaires
D’hôtes inattendus encombraient les saints lieux.
Qu’importaient les autels ? Qu’étaient-ce que les dieux,
Au prix de la douleur présente ? Les usages
Par ce peuple observés durant le cours des âges,
Cessaient de présider aux obsèques. Chacun,
Seul et tout à son deuil dans le trouble commun,
Inhumait de son mieux son compagnon de peines.
Que d’étranges forfaits, que d’attaques soudaines,

Par l’affreux dénuement et l’audace inspirés !
1300Souvent, sur des bûchers pour d’autres préparés,
Des passants déposaient les restes de leurs proches :
Et, la torche baissée, en gardaient les approches ;
Et, parmi les clameurs, ils luttaient corps à corps,
Prêts à mourir, avant d’abandonner leurs morts.


APPENDICE


Ernest Havet 
 293
Charles Lenient 
 295
Martha 
 297
Sully Prudhomme 
 299
Eugène Despois 
 305
A. P. C. (Challemel-Lacour) 
 307
Jules Levallois 
 312
Emmanuel Des Essarts 
 315


Vitry, 30 mars 1876.

Il faut bien que je vous dise, Monsieur, puisque cela est, qu’en même temps que votre présent m’honore et me flatte, il m’embarrasse, et me met en face de vous dans une situation pareille à celle où est un impie en face d’un prêtre : en un mot, je suis de ceux « qui ne croient pas » à la traduction en vers. Ce n’est pas que je sois rebelle à la puissance de l’art, ni au prestige des vers. Pour le vers, au contraire, je l’aime, comme dit Musset, à la rage ; la prose, mise à côté, n’est à mes yeux qu’un néant ; le vers, c’est la poésie elle-même ; mais c’est précisément pour cela que je n’accepte pas plus la poésie changeant de forme, qu’une femme aimée changeant de figure. La traduction en prose efface Lucrèce, mais elle ne le transforme pas ; la traduction en vers met à la place du poète antique un autre poète, un poète qui me plairait toujours, qui me charmerait quelquefois, s’il rendait dans ses vers ses propres pensées, mais qui, en exprimant l’imagination d’autrui, ne peut me donner qu’une impression équivoque et troublante.

Quant aux ressources de l’art, vous avez le droit d’en parler aussi fièrement que vous le faites : votre art est en effet consommé. Vous faites du vers ce que vous voulez. Vous le pliez à la pensée avec une souplesse dont vous donnez vous-même, p. XLVI (LX), je ne dirai pas le secret (ces secrets ne se donnent pas) mais les formules. Vous faites des miracles, mais les miracles même ne me convertissent pas. Il est vrai que si je ne suis pas converti, je ne puis m’empêcher quelquefois d’être touché. Il y a tel vers comme celui-ci :


« Une blancheur qui dort sur des champs qui verdoient » ;
 

il y a même tel groupe de vers, comme III, 900-940, qui me surprennent et s’emparent de moi comme malgré moi. Et si un vieux professeur, qui a depuis quarante ans sur la question un parti pris, et à qui d’ailleurs le vrai Lucrèce est, pour ainsi dire, toujours présent, éprouve cependant par moments cette surprise, il doit comprendre que l’illusion soit fréquente, ou peut-être continuelle, pour tant de lecteurs moins frottés de latin et moins défiants. Le succès ne m’étonnera donc pas, mais je résisterai même au succès, et je plaiderai jusqu’à la fin, comme j’ai plaidé toute ma vie, contre la traduction en vers. La traduction en prose n’est qu’un chiffre qui ne trompe pas : la traduction en vers méfait l’effet d’un mensonge : Lucrèce y devient forcément un homme d’aujourd’hui.

Je me retrouve à l’aise. Monsieur, en lisant votre préface, où j’ai le plaisir de vous rendre la pleine adhésion que je suis habitué à vous donner. Vous prenez enfin sur Lucrèce le ton qu’il faut prendre ; vous mettez supérieurement en vue les grands côtés de sa doctrine. Vous démêlez aussi très ingénieusement les vérités qui peuvent se cacher sous des formules inexactes ou bizarres. Vous relevez à merveille la largeur et la majesté de son œuvre. Et je dirai en passant qu’il en est de sa période comme de sa composition, et que cette période, dans sa masse pleine de grandeur, est une des choses que votre art même n’a pas pu rendre. Vous n’êtes pas d’ailleurs esclave de votre admiration, et elle ne vous empêche pas de reprocher à Lucrèce et à son maître, non seulement la pauvre idée qu’ils se font de l’âme, mais surtout, chose plus grave, ce découragement et ce détachement chrétien que vous surprenez chez eux et dont vous dites si bien le danger. Il me semble que vous auriez pu montrer la même sévérité à l’égard de leur dédain pour la science, qui tient d’ailleurs au même esprit de découragement et d’abandon. Ils ont manqué de foi, non seulement envers la science qui était encore à faire, mais même envers celle qui était faite, et la mathématique démontrait déjà de leur temps, pour qui lui prêtait l’oreille, que les dimensions des astres devaient être proportionnelles à leurs distances, que la terre était sphérique et qu’il y avait des antipodes. Là encore Épicure a été le complice de la barbarie ignorante du moyen âge. Quoi qu’il en soit, il y a plaisir à entendre sur Lucrèce le discours d’un vrai philosophe, qui pense si bien et qui dit si juste.

Je finis, Monsieur, en vous priant d’accueillir mes entêtements avec indulgence, et de me conserver la sympathie, si précieuse pour moi, que vous m’avez toujours témoignée, et dont l’envoi de votre livre est une nouvelle preuve qui m’a vivement touché.

Ernest Havet.


Paris, 2 Avril 1876.



Monsieur et cher compatriote,


J’ai reçu votre beau volume, beau en toute façon, et par le contenant et par le contenu, intus et exteriusus : c’est là un magnifique hommage rendu à Lucrèce par le poète et les éditeurs. Je ne regrette qu’une chose, l’absence du texte original en regard de la traduction. Vous n’avez qu’à y gagner. On ne comprendra vraiment la valeur de votre œuvre, tout ce qu’elle révèle de travail, de patience, quelquefois d’audace et de bonnes fortunes poétiques, qu’en faisant la comparaison.

Laissant de côté la préface, où je pourrais n’être pas en tout d’accord avec vous, j’ai couru d’abord à certains morceaux éclatants, qui sont dans toutes les mémoires, j’avais hâte de voir comment vous les aviez attaqués, et ils m’ont paru vaillamment enlevés d’élan et de verve prime sautière. Je vous ai lu non pas seulement avec plaisir, mais avec émotion.

À travers votre traduction, j’ai senti Lucrèce vivant, palpitant : or c’est là le meilleur argument en faveur des vers : la prose ne saurait vous donner cette émotion. Le vers même tel que vous l’employez avec ses heurts, ses brisures, ses enjambements capricieux et toutes ces libertés que nous a jadis rendues André Chénier, répond bien à la fougue, aux éclairs, aux explosions soudaines, aux âpretés parfois sauvages et splendides de Lucrèce. Le vers de Racine si admirable de souplesse, d’élégance et d’harmonie, et celui de Delille son très humble disciple, ne suffiraient pas à cette tâche. Vous me semblez avoir trouvé souvent la vraie note et le vrai ton, la musique et la couleur associées à la vigueur de la pensée ; et ce n’est pas peu de chose, quand il s’agit d’un Michel Ange de la poésie. L’invocation à Vénus, cet hymne admirable à la Nature, est d’une ampleur et d’un jet vigoureux et hardi qui annoncent le poète.

Tous ces magnifiques débuts de chaque livre se déroulent avec leur grâce et leur majesté sereine dans ces vers qui

Ruissellent inondés d’un calme radieux.
 


Des parties même les plus techniques, les plus arides et les plus rocailleuses en apparence, vous avez fait jaillir la flamme qui ne s’éteint jamais chez Lucrèce, mais qu’il faut savoir dégager comme l’étincelle du caillou. Les peintures de l’amour physique, sensuel, animal, l’horrible tableau de la peste d’Athènes revivent chez vous avec leurs crudités étincelantes, parfois brutales, mais toujours poétiques.

Charles Lenient.


4 Avril 1876.


Monsieur,


Je vous remercie de la bonne pensée que vous avez eue de m’offrir votre traduction de Lucrèce. Personne peut-être n’a été plus curieux que moi de connaître votre grand et difficile ouvrage, dont quelques fragments publiés m’avaient déjà révélé le rare mérite. Aussi je viens de le lire avec un vif empressement et le plus nourrissant plaisir. Je n’ai pas eu de peine à remarquer que vous avez fait une étude sérieuse du texte, et si profonde que votre traduction pourra, sur certains points, servir de commentaire. Aussi vos vers sont-ils pleins et fermes et se ramassent pour mieux étreindre le sens. Ce souci de l’exactitude leur donne tout d’abord du crédit et un charme sévère, le lecteur se sentant comme envahi par la pensée même de Lucrèce. Quant à votre art, il est d’un poète qui sait à son gré assouplir la langue. Vous trouvez l’expression que vous cherchez ; il en est d’autres qui viennent à vous et ce sont les plus heureuses. Il y a un grand nombre de vers qui se sont faits tout seuls, de ces vers deux fois charmants pour le poète, parce qu’ils ne lui coûtent rien et qu’ils sont d’ordinaire les meilleurs. Là où vous êtes obligé, par le texte, de faire des tours de force et d’habileté, vous parvenez à la concision brillante. C’est la qualité qu’avec raison vous avez le plus recherchée et elle ne vous a pas fait défaut. Veuillez agréer, Monsieur, mes compliments que j’ai grand plaisir à vous offrir au moment où je suis encore tout plein de ma lecture.

Laissez-moi pourtant faire une petite réclamation en faveur de M. Patin, que vous ne nommez qu’en passant et, ce semble, avec quelque dédain. Il a rendu à Lucrèce de vrais services. Avant lui on n’avait rien dit que de superficiel sur le grand poète. Fontanes a bien essayé de lui faire les honneurs, mais, ce qui prouve l’ignorance du temps, il lui reproche les sons étrusques de sa poésie. Villemain çà et là, dans ses livres, a donné quelques fanfares pour le célébrer. Mais c’est M. Patin qui, pendant trente ans, a expliqué dans son cours Lucrèce, qu’il savait par cœur, qu’il admirait, qu’il expliquait plus en littérateur, il est vrai, qu’en philosophe, mais dont il a partout répandu les louanges. À vous, à moi, à tous, il est revenu de proche en proche quelque chose de cet enseignement, que nous le sachions ou non. Sans les redites de M. Patin, Lucrèce n’aurait peut-être pas sa renommée en France. Car son poème est difficile à lire pour les profanes : beaucoup de professeurs même l’ignorent, il est fermé à la plupart des gens de lettres. M. Patin en a été l’interprète passionné, il l’a pris sous sa protection en un temps où il y avait quelque mérite dans cette espèce de patronage littéraire. On vante aujourd’hui Lucrèce parce qu’il n’est pas dévot, parce qu’il n’est pas classique ou pour d’autres raisons de ce genre, mais qui le lit, qui l’a lu ? Vous, moi et les traducteurs, et encore ! Pongerville, qui a parfois gentiment brodé sur le canevas, ne l’a jamais lu, c’est le cas de le dire, que dans sa propre traduction.

Je ne veux pas terminer cette lettre et ces réflexions peut-être un peu indiscrètes, mais que notre confraternité excuse, sans vous remercier encore du plaisir que vous m’avez procuré et des témoignages d’estime que vous avez accordés à mon livre dans votre préface : et puisque entre Romains, que nous sommes tous deux, le latin est de mise, je ne repousse pas un vers du vieux Névius qui demande à venir sous ma plume :


Lœtus sum laudari me abs te laudato viro.
 

Agréez, Monsieur, l’expression de mes hautes sympathies littéraires.

Martha.


LA TRADUCTION DE LUCRÈCE


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On possède enfin complète la belle traduction de Lucrèce à laquelle André Lefèvre travaillait depuis plusieurs années et dont la Revue Positive et La Vie Littéraire ont publié des fragments si remarqués. Pour rendre toute justice à une œuvre de cette valeur, il faut une compétence multiple ; la critique y pourvoira par ses divers organes : nous nous bornons ici à l’examen des qualités de l’artiste, laissant le soin d’apprécier le mérite du latiniste et la raison de ses choix entre les versions douteuses à des juges plus intéressés et surtout plus autorisés que nous à le faire.

Ce qui frappe tout d’abord dans un tel travail, c’est l’énergie et le souffle qu’il accuse en son auteur. Les poètes ne manquent pas, qui se sont exercés sur le texte de Lucrèce ; en versifier un livre, une page, cela suffit à quiconque s’y est obstiné, pour mesurer l’immensité de la tâche entière. Ceux qui ont un instant soutenu cette lutte, peuvent témoigner de tout ce qu’il y faut y apporter de constance et de ruse, dans les conditions faites par les dernières réformes de notre poétique à toute traduction en vers. Car le temps est bien passé des amplifications, des paraphrases et des embellissements ; il semble que l’austérité scientifique ait peu à peu envahi toutes les études, et que partout la justesse ait supplanté l’à-peu-près oratoire. L’imagination n’est plus la folle du logis, tant s’en faut ! On lui emprunte encore sa palette, mais on ne lui confie plus le pinceau ; la toile illimitée où se jouaient ses fantaisies a pris des proportions plus arrêtées, un cadre plus étroit, et la nature y est reproduite au carreau. En poésie, l’épithète n’est plus la parure vague d’un nom de genre, l’attribut habituel d’un substantif usé ; elle s’est rajeunie par une vision plus directe des choses dont on parle ; c’est l’œil ou le cœur qui la dictent sous une impression présente ou toute neuve.

Il faut traiter Pongerville avec respect comme tout initiateur : mais enfin, quand il traduisait Lucrèce, on pouvait licitement dire encore : un noble coursier, par exemple, sans avoir d’ailleurs en tête la moindre image d’un cheval vivant ; et ce temps, qui déjà nous semble fabuleux, n’est pas très éloigné de nous. Une traduction en vers était peut-être alors aussi longue à faire qu’elle l’est aujourd’hui parce qu’on la faisait en deux fois plus de vers, mais à coup sûr elle était au moins deux fois plus facile.

On ne croit plus guère maintenant que les mots aient des synonymes ; l’épithète latine que l’éducation classique du goût accoutume trop à regarder comme un ingénieux ornement, est unique et impérieuse chez Lucrèce, on la respecte aujourd’hui davantage. Nos maîtres nous ont appris un culte tout nouveau de l’épithète. L’usage qu’ils en ont fait nous a révélé combien elle est sacrée, combien il en faut être jaloux, et c’est pourquoi les traductions lâchées à la manière de Jacques Delille sont maintenant inadmissibles. Aujourd’hui un vers ne semble achevé que s’il est devenu incommutable dans tous ses termes, pour la même raison qu’une figure ne paraît au dessinateur définitivement composée que quand il est devenu impossible d’y changer un trait ; en un mot la poésie confine de plus en plus aux beaux-arts ; elle en accepte les lois.

Serait-ce le sentiment de ces difficultés nouvelles, d’ailleurs en partie rachetées par un plus fréquent usage du rejet et de l’enjambement, qui a porté M. Ernest Lavigne, dans la préface de son excellente traduction en prose, à proscrire exclusivement la traduction en versr André Lefèvre s’émeut de cette fin de non recevoir. Il y répond trop discrètement. « On doit traduire en prose, dit-il, on peut traduire en vers, c’est permis et c’est possible ». Nous qui ne sommes pas tenu d’être modeste pour André Lefèvre, nous dirons qu’un poème n’est vraiment traduit que s’il l’est en vers. Et voici pourquoi.

Toute œuvre littéraire étant œuvre d’art, la pensée y est inséparable de l’expression qui en est la vie et partant la beauté même. Le traducteur, pour en rendre tout le sens, doit donc en faire goûter le sens esthétique aussi complètement qu’il en fait comprendre le sens littéral. Or le sens esthétique d’un texte est intimement lié au mode d’expression, prose ou vers, adopté par l’auteur, car ce mode est essentiel à la beauté propre de l’ouvrage. Une page de prose et une page de vers peuvent être belles au même degré, mais leurs beautés respectives n’ont pas de commune mesure et ne sont susceptibles entre elles d’aucune équivalence ; à ce point qu’on peut reconnaître la nullité d’un poète à la possibilité de le rendre en prose ; et, de fait, dans ce cas, on ne voit plus sa raison d’être.

Il y a là un assez bon moyen de comparer les poètes. Pour décider qui des deux l’emporte de Lafontaine ou de Boileau, par exemple, il suffit de doser ce que chacun d’eux perdrait à être mis en prose. La prosodie et la métrique d’une langue constituent par l’accent et le rhythme seuls, indépendamment du sens même des mots, une musique expressive dont les effets sur l’âme n’ont pas d’analogues en prose, et n’en peuvent rencontrer que dans la poétique d’une autre langue. Et qu’on ne se flatte point que la prose, par un certain mouvement, pourra suppléer la versification ; elle ne peut tenter de devenir poétique sans se dénaturer, elle y perd ses qualités sans compensation :


Nam quodcunque suis mutatum finibus exit
Continuo hoc mors est illius quod fuit ante.

 

C’est ici Lucrèce même qui proteste.

Faute du rhythme qui est une aile, la prose poétique est à la poésie ce que la danse est au vol ; on y sent toujours le bond et la chute, au lieu de l’essor et de l’aisance à planer.

Quand il s’agit de Lucrèce, la versification est plus avantageuse, plus nécessaire encore à la traduction. Il y a en effet dans la versification une puissance de formuler les vérités les plus froides, qui n’appartient même pas au même degré à la prose. Nous avons tous sur les lèvres des vers de Régnier, de Molière, de Lafontaine, de Corneille, qui n’expriment que des observations morales et des maximes dépouillées de toute image ; le vers fournit aux aphorismes un étroit écrin qui leur impose la concision, et une pierre dure où ils s’incrustent. En somme il n’y a de vers prosaïques que les vers mal faits. Mais, répondra M. Ernest Lavigne, est-il possible, en traduisant, de bien faire les vers. Voilà une réponse qui ne nous embarrasse guère, car nous avons la réplique sous les yeux. C’est le livre même d’André Lefèvre qui nous rend si hardi dans nos assertions ; sa traduction abonde en vers excellents qui n’expriment que des vérités nues.

Il faut reconnaître qu’André Lefèvre est né à propos pour une entreprise telle que la sienne ; ses facultés variées ne pouvaient rencontrer pour s’affirmer toutes ensemble un moment plus opportun.

Depuis le siècle où chanta Lucrèce il s’est trouvé peu d’époques favorables à une bonne interprétation de son œuvre. On ne comprend à fond que ce qu’on aime, et le Christianisme a déposé de bonne heure dans toutes les littératures qu’il inspirait un germe de haine contre le naturalisme ; il en est l’ennemi par essence. Sous une telle influence l’oubli a été le traitement le plus doux qui pût être réservé au De rerum natura. Ceux qui, peut-être, dans un autre milieu, eussent employé leur talent à le ressusciter, l’ont au contraire enseveli sous un mépris dont l’Anti-Lucrèce est la plus naïve expression.

Ajoutons qu’il n’y a pas eu, chez nous du moins, la concordance désirable entre l’état de la langue et celui des esprits. Il est arrivé, en France, que la langue poétique était propre à une traduction de Lucrèce avant que l’esprit public le fût, et qu’elle y était devenue impropre quand celui-ci commençait à s’y approprier.

D’une part, nous ne pouvons lire nos anciens poètes, tous d’un style si ferme, et dont le vocabulaire était si riche en mots concrets et colorés, sans regretter qu’ils aient dû respirer dans l’air de leur temps une philosophie incompatible avec un sentiment scrupuleux de la doctrine d’Épicure ; d’autre part au XVIIIe siècle, où l’on pouvait si bien la comprendre, la poésie déplorablement facile sous la plume de Voltaire avait perdu le nerf et l’éclat, et Chénier mourait avant d’avoir pu faire école. Plus tard, Chateaubriand inaugurait le romantisme par des accents aussi éloignés que possible du timbre des vers Lucrétiens. Pongerville a osé le premier, on doit s’en souvenir, mais il lui a manqué de naître un peu plus tard pour bénéficier de la révolution totale opérée par nos maîtres dans l’art et le sentiment poétiques. Désormais on pourra, bien armé, descendre avec Lucrèce dans la lice. Les mots de tout âge, de toute extraction, de toute provenance, sont à la disposition du poète ; tous leurs droits sont reconnus égaux, ils ne sont plus ni nobles ni bas : leur seul titre est d’être justes, et celui qui sait exploiter en eux le nombre et la sonorité, leur préparer un voisinage assorti, les mettre en harmonie par leurs reflets réciproques, celui-là en fait ce qu’il veut pour tout exprimer. La versification a été rendue plus difficile par un choix plus sévère des rimes, mais au profit de l’harmonie du vers et pour sa perfection. Les derniers venus sont exempts du péri d’éprouver ces réformes et du labeur d’essayer ces matériaux. Nos grands devanciers en ont pris les risques et la peine. Pareils à des fils de conquérants, nous jouissons en paix du butin des batailles gagnées, sans avoir saigné des défaites.

Enfin si l’on considère que le progrès accéléré des sciences en fait converger les plus récentes théories juste au point de vue où Épicure s’était placé d’intuition, de sorte que l’intérêt du poème en est tout rajeuni, on avouera qu’aucune époque de notre histoire littéraire n’a été plus propice que la nôtre à une traduction du De rerum natura.

Tout était donc préparé mais rien n’était fait, car nous ne sommes pas de ceux qui pensent que le milieu crée l’artiste ; nous croyons seulement qu’il lui offre le modèle, l’argile et l’ébauchoir. Si l’obstacle à une bonne traduction de Lucrèce en vers n’existait plus dans les conditions du milieu, il restait entier dans la difficulté de trouver réunies dans un même homme toutes les qualités requises pour y réussir. Il fallait qu’en cet homme la force de caractère fût égale à celle du talent, car traduire en vers sept milliers de vers avec l’exactitude et la sobriété désormais exigibles, c’est livrer sept milliers de combats. Il fallait, bien entendu, qu’il fût poète, et qu’il le fût dans la pleine acception du mot, c’est-à-dire artiste sensible aux beautés les plus diverses, à la sombre nudité du vrai comme à la splendeur du soleil : et en outre ouvrier consommé, rompu aux plus intimes artifices de la versification, car pour traduire en rimes riches et régulièrement accouplées, le problème à résoudre presque sans cesse consiste à forcer un mot sur deux à signifier malgré lui ce qu’on veut qu’il exprime en le domptant et l’apprivoisant par un habile entourage. Il fallait enfin que le poète fût pénétré de l’esprit critique et historique de notre temps, pour apporter à l’interprétation du texte une entière impartialité, un zèle soutenu, même dans les passages ingrats où les erreurs, trop manifestes, sont rebutantes. Mais il fallait aussi qu’il pût s’éprendre passionnément de son modèle, et que pour cela il y trouvât la glorification de sa propre philosophie. Hé bien ! tant de conditions diverses, quelqu’un s’est rencontré pour y satisfaire.

Tous les précédents ouvrages d’André Lefèvre attestent une préparation instinctive ou résolue à son héroïque entreprise. Sa traduction du De rerum natura nous montre toutes ses aptitudes en exercice, et résume ses travaux. C’est un appareil exact de pierres parfaitement jointes, dont aucune ne branle. Tantôt, dans la masse, il taille des bas-reliefs purs, tantôt, à la surface, il étend des fresques d’une couleur intense, partout d’une main sûre d’elle-même. Nous ne songeons pas à citer ici les passages célèbres que chacun a dans la mémoire et qu’il trouvera rendus avec une approximation d’effet surprenante. Notre poète, qui sait bien que dans un vers, latin ou français, l’effet est une résultante de tous les détails, mais doit primer chacun d’eux, s’applique à déterminer dans le texte où est l’importance, comme disent les peintres, et il s’attache à la reproduire par tous les moyens disponibles. Il arrive ainsi à une fidélité supérieure que les plus ombrageux admirateurs de Lucrèce ne désavoueront pas. La franchise du ton ne se dément jamais, même dans les passages scabreux du quatrième livre, où l’auteur décrit en physiologiste ce qui doit être lu avec le même esprit. Le traducteur a compris qu’en cette occurence les voiles ne sont bons qu’à signaler la présence du nu, et que l’appel à la pudeur dans une analyse philosophique est plutôt une injure qu’un hommage à la moralité du lecteur ; en pareil cas, la pudeur, n’est-ce pas simplement la gravité ?

On n’espère pas qu’une traduction de Lucrèce ne contienne aucun vers répréhensible, d’autant que le poète latin est lui-même, comme on sait, loin d’être partout irréprochable. Nous nous garderons de noter les quelques vers fatalement défectueux que nons avons rencontrés, n’ayant pu citer les pages entières où nous pouvions admirer sans interruption ni réserve. Le petit nombre de ces vers sacrifiés nous a plus surpris que leur présence. Les moins rebelles à la correction pourront être améliorés plus tard ; mais il ne faut rien demander encore à l’immense lassitude qui doit suivre un si prodigieux travail, réussi d’ailleurs beaucoup au-delà de ce qui semblait possible. Nous en saluons le succès avec une émotion qui n’est pas uniquement littéraire. Une nation dégénérée ne produirait pas sans doute des hommes capables d’une œuvre de cette espèce ; nous pouvons être heureux parfois que nos voisins se tiennent au courant de nos affaires de toutes sortes, et qu’ils s’appliquent à bien savoir notre langue.

Sully Prudhomme.


UNE NOUVELLE TRADUCTION DE LUCRÈCE


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Chapelain écrit à Bernier : « On dit que le comédien Molière, ami de Chapelle, a traduit la meilleure partie de Lucrèce, prose et vers, et que cela est fort bien, »

La date de cette lettre (25 avril 1662) montre assez que cette traduction avait été faite par Molière en ses années de jeunesse et de loisir. Plus tard, il n’avait pas même le temps indispensable à l’achèvement de ses pièces. De plus, il n’avait traduit que « la meilleure partie de Lucrèce, prose et vers ». M. André Lefèvre a tout traduit, et en vers, et bien traduit, ce qui est encore mieux. Il est vrai que son enthousiasme pour son modèle lui a rendu facile cette entreprise laborieuse ; et nous ne parlons pas, cela va sans dire, de l’admiration du traducteur pour le génie du poète latin : les doctrines même que Lucrèce a professées trouvent dans M. André Lefèvre un ardent panégyriste, et je ne sais même si parfois il ne les exagère pas un peu pour embellir son poète à sa façon.

C’est dire que M. André Lefèvre remplit d’avance la première condition pour bien traduire un grand poète : ce sera une œuvre de conviction, œuvre de parti philosophique si l’on veut ; elle n’en sera que plus vivante, et elle l’est. Le traducteur s’est absolument identifié avec son modèle, et peut-être ne fallait-il pas moins que cette absorption de la personnalité pour lui faire trouver agréable de traduire la physique de Lucrèce. Au reste, le système de M. Lefèvre est excellent et meilleur que celui qu’avait imaginé Molière. Pour les épisodes remarqués, les grands morceaux, ce sera le vers plein, sonore, sans monotonie, que nous avons entendu résonner avec une harmonie si mâle dans les divers recueils de poésie de M. André Lefèvre ; pour les portions beaucoup plus nombreuses et purement scientifiques, ce sera, au contraire, la versification coupée, que M. Lefèvre ne s’est pas interdite ailleurs, mais qui seule, en pareil cas, peut concilier l’aisance de la prose avec les avantages de la versification. Ces avantages, incontestables même pour le sens, seraient sensibles pour tous, si ces passages, comme beaucoup de ceux des Châtiments, au lieu d’être lus tout bas, étaient lus à haute voix par un lecteur qui eût le sentiment de ces secrets, et qui fit valoir l’effet ou plutôt la simple signification des enjambements et des rejets, ce que bien des gens ne sentent pas du tout et comptent même pour des défauts. C’est quand on lit tout bas que les yeux sont choqués, à l’hémistiche ou à la rime, de ces infractions à l’alignement. Mais c’est avec l’oreille et surtout avec l’intelligence qu’on doit juger la versification. Celle de M. Lefèvre est constamment moulée sur la pensée de Lucrèce.

Nulle part ne se sent la gêne de la traduction, gêne si sensible pourtant jusque dans des traductions en prose. Il semble que c’est sa propre pensée que M. Lefèvre exprime, tant il est sûr de son expression ; et en effet c’est sa pensée. Cette copie a le caractère d’un original ; on n’est jamais entré si complètement dans la personnalité d’autrui.

Eugène Despois.


DE LA NATURE DES CHOSES


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Une chose recommande particulièrement l’entreprise que M. A. Lefèvre vient de mener à bonne fin, entreprise tentée avant lui par bien d’autres et rarement heureuse : sa traduction en vers du poème de Lucrèce est une œuvre de passion. Il a songé d’abord à se satisfaire lui-même, en consacrant à l’intelligence et à l’interprétation du poète qu’il adore entre tous ses études de philologue, sa connaissance approfondie des ressources de la langue française, sa rare dextérité dans le maniement du vers, la pénétration d’un esprit familier avec les résultats de la science moderne et entraîné par une conviction réfléchie vers une doctrine fort analogue à celle que Lucrèce a exposée avec une force sans égale et revêtue d’une incomparable poésie. Virtuose de premier ordre, accoutumé à se jouer en maître de toutes les difficultés du rythme et de la rime, M. A. Lefèvre avait montré il y a longtemps de quoi il est capable en fait de traductions ; il s’était préparé, en traduisant les Bucoliques de Virgile, à une lutte de plus longue haleine et, pour ainsi dire, armé de toutes pièces pour aborder un original plus dangereux. Il ne se dissimule pas qu’entre l’original et la copie il restera toujours une distance infranchissable, il est le premier à le déclarer ; mais cette distance, il l’a diminuée autant qu’elle pouvait l’être en s’appliquant à rendre avec un amour qui l’a soutenu dans ce long labeur, non-seulement le sens du texte, le coloris et la brièveté de l’expression, mais cette vie intense dont le poème déborde et qu’on dirait empruntée à la nature elle-même. Œuvre ardue, presque impossible, car, un demi-siècle tout au plus après Lucrèce, les anciens le trouvaient déjà difficile à entendre, et cependant Lucrèce n’est pas seulement un poète sublime, c’est encore un écrivain excellent, je veux dire qui emploie les mots dans leur acception la plus vraie, la plus naturelle, et avec une signification constante. Mais le sens, si plein et si net quand on l’a saisi, s’éloigne souvent des manières de penser vulgaires, et désespère, par sa précision même, le traducteur consciencieux.

L’amour de M. A. Lefèvre pour le poème de Lucrèce, cette passion qui l’a si bien servi, ne serait pas une véritable passion si elle ne se trahissait par quelque excès et ne lui causait des illusions auxquelles un admirateur moins chaud ne serait pas exposé. « La renaissance de la méthode expérimentale, dit M. A. Lefèvre au début de sa préface, a fait de Lucrèce un contemporain ». L’ami de Memmius Gemellus et de Catulle, le témoin des guerres de Marius et de Sylla, le disciple d’Épicure, l’imitateur d’Empédocle, un contemporain ! En vérité, c’est beaucoup dire. Malgré le plaisir particulier que peut trouver à lire le poème de la Nature des choses un matérialiste de nos jours, il ne faut que l’ouvrir pour s’apercevoir qu’il est d’un ancien.

Il est vrai que Lucrèce, reprenant en sous-œuvre la doctrine d’Épicure, a exposé la théorie des atomes avec une richesse d’applications, un éclat de poésie et une éloquence dont le cœur de nos matérialistes fervents est justement touché. Ils lui donnent à ce titre, dans leur arbre généalogique, une place d’honneur. Dans ces particules simples, éternelles, indestructibles, dont Lucrèce fait les principes des choses, ils reconnaissent les éléments indécomposables qui sous le nom d’atomes, de molécules, d’équivalents chimiques, tiennent une si grande place dans la science moderne ; et cela leur suffit pour saluer Lucrèce comme un des leurs.

D’un bout à l’autre de son poème, Lucrèce livre aux superstitions religieuses une lutte intrépide, et par là du moins il semble bien être un devancier des libres-penseurs de nos jours. On croirait entendre à chaque instant retentir chez lui le cri : Écrasez l’infâme, s’il comptait, pour arracher les hommes au joug de la superstition, sur autre chose que l’éclatante lumière des vérités qu’il proclame. À voir avec quelle énergie d’indignation il combat les vieilles fables et de quel air triomphant il oppose les explications de la physique aux divinités que les anciens apercevaient derrière chaque phénomène de la nature, quel philosophe de nos jours ne reconnaîtrait en lui un frère d’armes ?

L’accent de Lucrèce s’élève jusqu’à l’enthousiasme, lorsqu’il célèbre le génie d’Épicure et les bienfaits dont il a doté la pauvre espèce humaine. Uniquement préoccupé de dissiper les ignorances et les terreurs entretenues par la religion, et qui pèsent d’un poids si lourd sur la plupart des hommes, il s’incline avec un amour religieux devant le sublime révélateur qui a le premier allumé le flambeau. Il ignore les autres philosophies, ou, s’il les connaît, il n’y fait du moins que des allusions éloignées et il n’engage contre elles aucune polémique.

Quant à lui, il habite la région sans orages, templa serena, d’où il abaisse sur les agitations des hommes un regard de pitié profonde et n’en sort par instants que pour proclamer parmi eux en beaux vers les vérités qui lui ont procuré le bonheur et le repos. Par cette vaste sympathie qui embrasse tous les êtres de la nature, par la mélancolie qui plane sur tout son poème et où se reconnaît le précurseur de Virgile, par les accents de commisération poignante et tendre qu’il trouve pour tout ce qui souffre et qui nous émeuvent jusqu’aux entrailles, Lucrèce intéresse toujours ; son poème, profondément humain, et pour ainsi dire plein de larmes, nous fait tressaillir à chaque page.

Sans parler de ses raisonnements d’une sécheresse didactique et cependant presque toujours mêlés d’émotion, ce qui rend singulièrement pénétrant l’intérêt qui s’attache au poème de Lucrèce, c’est la sincérité de son amour pour les hommes et la certitude où il est qu’il leur apporte une doctrine de salut. Comme tous les philosophes anciens depuis Socrate, comme Zenon et les stoïciens, Épicure et, après lui, Lucrèce, se propose pour unique but de sa philosophie le souverain bien, c’est-à-dire la paix de l’âme, morale d’abstention plutôt que d’action, qui tend surtout à préserver ou à délivrer les hommes de tout ce qui les trouble, des vaines espérances, des peurs frivoles et des passions.

Il ne trouve pas de couleurs assez vives pour décrire les dangers de la passion, pas de paroles assez éloquentes pour prémunir contre les pièges de l’amour ceux qui ne les connaissent pas encore. À la fin de son quatrième livre, il y a deux cents vers où se trouve résumé ce que l’expérience la plus consommée a pu recueillir de griefs contre l’amour. Est-ce la sagesse tardive d’une âme qui n’a que trop connu la passion, fatiguée par ses orages et à jamais revenue de ses illusions ? On peut le croire ; il y a de l’Obermann dans ces deux cents vers. Lucrèce s’y exprime sur l’amour avec la sévérité d’un sermonnaire, mais en faisant valoir des raisons qui n’ont rien de commun avec la morale chrétienne. Pour les comprendre, il faut dépouiller les idées sur lesquelles vivent les romanciers et les poètes modernes, écarter cette espèce de religion de l’amour qu’ils ont inventée, et se placer au point de vue de la philosophie ancienne, étrangère à tous ces raffinements et qui, pour sauver l’âme des troubles de l’amour, recommande hardiment d’assouvir le corps.

L’amour n’enchaîne pas seulement la liberté de celui qui s’y abandonne. Il assiège l’âme de pensées indignes, de soucis ridicules, de désirs toujours renaissants que rien ne rassasie. Il entraîne après lui la dégradation et la servitude, honteuses pour un homme, surtout pour un Romain. Avec lui s’abattent sur l’homme la paresse, la dissipation, la négligence des devoirs, l’oubli des occupations viriles l’énervement de la volonté, la déchéance du caractère et de l’esprit, le sombre mécontentement et le remords qui le poursuivent jusqu’au milieu du plaisir. « Qu’est-ce autre chose, dit Bossuet, que la vie des sens, qu’un mouvement alternatif de l’appétit au dégoût, et du dégoût à l’appétit, l’âme flottant toujours incertaine entre l’ardeur qui se ralentit et l’ardeur qui se renouvelle ? » Lucrèce parle précisément le même langage. Jamais l’amertume et le vide que laisse après lui l’abus de la volupté n’ont été signalés avec plus de force.

Pour mettre l’homme en garde contre les mensonges de l’amour, le poète dépouille impitoyablement de leurs attraits illusoires et ramène à terre d’une main brutale ces êtres adorés que l’imagination exaltée comble de ses trésors et élève jusqu’au ciel. Lucrèce les accable de son ironie ; il met en pièces cette cristallisation, comme l’appelle Stendhal, qui transforme la branche sèche et flétrie en une parure de diamants, et qui n’est qu’une piperie du désir. Il démasque les artifices de ces beautés habiles à se servir de nos faiblesses, et leurs ruses savantes pour cacher leurs misères, pour le moins égales aux nôtres.

Les philosophes fermement résolus à trouver chez Lucrèce quelque pressentiment du darwinisme et autres théories contemporaines découvriront sans trop de peine, à la fin de ce quatrième livre, de curieuses considérations sur l’atavisme, sur l’harmonie et la discordance des tempéraments, sur l’accord préétabli des organes dans les deux sexes et sur les diverses circonstances d’où dépendent, selon Lucrèce, la fécondité des sexes et même la procréation à volonté des garçons et des filles. À cette physiologie plus ou moins chimérique je préfère les passages empreints de tant de grâce, d’une raison si haute, d’un esprit si véritablement romain, où il décrit en vers charmants l’austère douceur du mariage et où il oppose aux façons savantes des courtisanes la gravité chaste de l’épouse et son attrait irrésistible.

Je ne dirai pas qu’il ne manque rien à ces vers, le traducteur ne m’en croirait pas. Mais on peut juger avec quelle conscience M. A. Lefèvre s’est acquitté de la tâche qu’il s’est imposée ; il ne développe pas le sens de son auteur, comme l’ont fait tant de traducteurs et, par exemple, l’Italien Marchetti dans ses vers languissants et sonores : il se contente d’atteindre à l’exactitude et à la brièveté, précieux mérites qui n’excluent pourtant pas une certaine obscurité et qui imposent parfois, comme le texte lui-même, un travail complémentaire à l’esprit du lecteur. Cette traduction restera : sans doute elle ne remplacera pas l’auteur, et qui pourrait le remplacer ? mais elle sera pour ceux qui savent le latin un intéressant objet de comparaison, elle les aidera par ses imperfections même, imperfections inévitables, comme par les différences du génie des deux langues, à pénétrer plus avant dans le texte de l’auteur. À ceux qui ne peuvent l’aborder, elle donnera la plus juste idée qu’ils puissent en avoir.

A. P. C. (Challemel-Lacour).


LUCRÈCE. — DE LA NATURE DES CHOSES


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Lucrèce n’est ni un philosophe qui compose des vers pour se distraire, ni un poète qui fait de la philosophie en amateur. Il est à la fois, indivisiblement, poète et philosophe, au même degré, avec la même sincérité, nous dirions volontiers avec le même génie, si nous accordions à sa conception de la vie et de l’univers autant de valeur qu’à son talent d’expression. Quoi qu’il en soit de cette réserve, la vérité qui s’impose à tout esprit sérieux et que nous tenons à mettre en lumière, c’est que l’œuvre de Lucrèce, le célèbre poëme sur la Nature des choses forme un tout qui reflète exactement l’organisation de l’auteur en son intime unité. Il suit de là que ce poème présente à la traduction des difficultés particulières et qui, pour être surmontées, exigent un assez rare concours d’aptitudes.

À parler net, hier encore nous ne possédions point une bonne traduction de Lucrèce. Nous en avons une aujourd’hui, grâce à M. André Lefèvre. C’est un événement littéraire qui a une réelle importance, et qui, même par ce temps d’élections, mérite de ne point passer inaperçu. Nous écarterons, à propos de ce beau et sérieux travail, les considérations relatives à l’opportunité d’une telle publication et les objections que peut soulever la doctrine contenue dans l’œuvre elle-même. Traduire Lucrèce en pleine fièvre de positivisme, lorsque Comte et Darwin sont applaudis comme des oracles, n’est-ce pas, selon la locution populaire, porter du bois à la forêt ? Était-il nécessaire d’aller réveiller ce vaillant combattant des siècles passés, et de le jeter encore une fois dans la mêlée, au grand détriment des esprits indécis et des consciences impressionnables ?

Ceci étant bien entendu, nous ne voyons pas pourquoi M. André Lefèvre, qui partage les opinions du poète latin et qui en sent les beautés, se refuserait la satisfaction honorable, élevée, de nous dévoiler les mystères et de nous signaler les grandeurs d’une œuvre de premier ordre. Ajoutons que, dans l’intérêt bien compris du spiritualisme, il faut se réjouir de voir Lucrèce enfin accessible à tous, car l’adversaire qui se présente en plein soleil est moins redoutable que celui qui demeure enveloppé d’épais nuages.

La parenté qui, à travers les âges, rapproche M. Lefèvre de Lucrèce et qui se marque avec une virile franchise dans l’excellente notice placée en tête du volume, est une des meilleures garanties de fidélité, de pénétration que l’on puisse rencontrer. Lucrèce, en effet, n’est nullement le poète des Morceaux choisis. Il veut être traduit tout d’une pièce dans sa continuité et dans sa teneur. Sans doute il y a chez lui des passages éclatants, mais ces passages tiennent au fond même de l’œuvre. Ils ne sont ni plaqués ni rapportés. Ne voir et ne reproduire qu’eux, ce serait faire acte de légèreté, montrer que le sens du poëme échappe, et que l’on se soucie peu de le comprendre. Rien de pareil chez M. André Lefèvre.

Le traducteur, justement remarqué, des Bucoliques, l’auteur du recueil original et fort intitulé la Flûle de Pan, le rédacteur trop hardi et trop absolu, selon nous, mais toujours loyal, de la Pensée nouvelle, a voulu traduire la Nature des Choses selon l’esprit d’unité dans lequel ce vaste poëme a été composé. Il n’a pas glissé sur les développements systématiques pour réserver son énergie et ses soins aux parties voyantes, aux sommets lumineux.

L’avantage de ce procédé, quand il est employé par un homme compétent et consciencieux, est inconstestable. Le succès doit en être évidemment la récompense. Il y a deux manières de lire une traduction, surtout une traduction en vers : on peut la comparer avec le texte en se plaçant au point de vue, très respectable assurément, de l’exactitude littérale ; on peut également, si l’on veut juger de l’effet d’ensemble, lire la traduction sans tenir compte du texte et comme on ferait de l’œuvre mère. Résiste-t-elle à cette seconde épreuve ? Produit-elle sur vous une vive et durable impression, qui vous fait un instant oublier l’original pour l’interprète ou plutôt qui vous les montre étroitement mêlés l’un à l’autre ? Tenez-la pour bonne et de qualité supérieure. Eh bien ! la traduction de la Nature des Choses par M. André Lefèvre triomphe parfaitement de cette épreuve décisive. Elle se fait lire comme une œuvre, non pas de reflet et d’imitation, mais de premier jet et de création spontanée.

La versification de M. Lefèvre est savante. Le poète emploie des coupes hardies, variées et généralement très heureuses. Sa diction, sauf quelques néologismes probablement nécessaires, est correcte, parfois énergique et d’une souplesse étonnante. On en jugera par la page où il s’agit des origines de la société, un des passages du poëme où Lucrèce a tempéré l’amertune ordinaire de sa verve et permis de deviner l’homme de cœur sous le misanthrope.

Il nous reste à justifier cette qualification d’événement littéraire que tout à l’heure, et non sans dessein, nous avons employée en parlant du travail de M. André Lefèvre. Une bonne traduction produisait jadis une sensation considérable dans le monde des lettres. Elle créait à l’habile, à l’heureux interprète d’un ancien plus ou moins illustre, une situation à part, lui assurait un rang, lui ouvrait la porte des salons aristocratiques et de l’Académie. Nous sommes portés aujourd’hui à taxer cette faveur d’exagération, et nous avons tort. Les traductions sérieusement faites apportent à la langue un élément précieux. Elles la retrempent aux sources, la rappellent à la précision, à la justesse, à la sévérité. Le beau grec, le beau latin ne se traduit pas en mauvais français. Il faut faire un effort pour le rendre fidèlement, dignement, et tout effort en littérature, quand il n’est pas inspiré par la vanité ou la bizarrerie, élève le niveau, correspond à un progrès.

Loin de nous la pensée d’établir un parallèle intempestif entre les interprétations, si remarquables soient-elles, et les œuvres originales. L’auteur de la Lyre intime, de la Flûte de Pan, de l’Épopée terrestre, aurait lui-même à se plaindre et réclamerait contre nous. L’originalité a toujours le dernier mot comme elle a eu le premier. Nous aurions mauvaise grâce à contester ses titres, mais nous serions absolument injuste en méconnaissant les services rendus par des traductions aussi approfondies, aussi magistrales de ton et d’allure que celle de la Nature des Choses. Les dix ans que M. André Lefèvre a consacrés à cette tâche n’ont certes point été perdus, et les lettrés, même spiritualistes, lui seront sincèrement reconnaissants d’avoir conduit jusqu’au bout sa noble entreprise.

Jules Levallois.


LUCRÈCE


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Nous sommes de ceux qui, avec Voltaire et nos aïeux des dix-septième et dix-huitième siècles, croient fermement à l’efficacité de la traduction en vers, à son excellence même, si elle est traitée magistralement. Il faut en effet que le poète traducteur, sans être nécessairement l’égal de celui qu’il interprète, soit autorisé à engager et à soutenir la lutte par un talent personnel déjà mis à l’épreuve et fertile en ressources. Le discrédit momentané de la traduction en vers n’est venu que de la multitude de rimailleurs qui usurpent ce noble et fécond exercice. Que les amateurs fassent grâce aux maîtres qu’ils défigurent. C’est, au contraire, en même temps qu’un travail fructueux pour le public, un véritable profit pour les poètes d’un grand talent que ce commerce de plusieurs années avec le génie classique dont ils serrent de près les beautés. C’est pour leur style une gymnastique assouplissante et fortifiante ; c’est aussi pour leur inspiration, qui pourrait languir et s’épuiser par l’abus des compositions personnelles et le péril des redites, une précieuse occasion de renouvellement continu, comme une longue visite aux sources rajeunissantes, à l’éternelle fontaine de Jouvence.

C’est ainsi que nous voyons avec un grand plaisir M. André Lefèvre, l’un des trois ou quatre poètes les plus justement accrédités de la nouvelle génération, nous apporter une traduction complète de Lucrèce, œuvre de veilles prolongées et d’énergique labeur. Ce poète original, qui, en même temps, est un érudit et un linguiste, a depuis longtemps donné la mesure d’un talent sérieux et fort dans ses recueils de la Flûte de Pan, la Lyre intime, l’Epopée terrestre ; ce jeune maître que Sainte-Beuve et Théophile Gautier ont mis au premier rang dans son art, était admirablement préparé pour affronter avec succès une semblable entreprise. Car dans ses poésies d’invention André Lefèvre avait prouvé qu’il possédait tous les secrets de notre langue poétique, secrets de rythme, d’harmonie, et qu’il disposait d’un vocabulaire à la fois abondant et choisi. Pour se mesurer avec le génie de Lucrèce, il ne fallait pas moins qu’un poète de cet ordre et de cette valeur. Un versificateur, même habile, eût été impuissant, à plus forte raison un de ces imitateurs de Delille. plus nombreux encore que l’on ne peut se l’imaginer.

Ajoutons qu’André Lefèvre comprend et connaît à fond la doctrine de Lucrèce, qu’il en admet l’esprit et en adopte les tendances, et qu’il remplit ainsi la condition principale d’une bonne traduction, qui est de se passionner pour l’auteur avec lequel on est aux prises. « Malheur à la connaissance, nous dit Bossuet, qui ne se tourne pas à aimer ! »

On peut d’abord avancer que cet ouvrage laisse à une incalculable distance tous les essais de traduction de Lucrèce, complets ou fragmentaires, qui ont été successivement tentés. Le travail de Pongerville, estimable pour le temps, d’une hardiesse méritoire en 1817, n’est pas dénué de quelque talent de versification : le style y est plus ferme et plus coloré que chez les rimeurs de l’époque précédente : mais la langue resté trop terne, et le rythme trop maigre et trop sec pour rendre un poète ancien plein de termes qui font image, de mots « drus et spacieux, » comme dit quelque part Sainte-Beuve à propos de Rotrou. Il faut un idiome ample et souple pour interpréter les poètes anciens. La langue du dix-huitième siècle est trop pauvre pour une semblable lutte : seule, la langue de notre siècle, enrichie de ces tours et de ces mots du seizième et du dix-septième siècle, qu’ont été reprendre comme des biens oubliés les grands artistes de la poésie contemporaine, offre assez de ductilité pour reproduire la forme d’un poème grec ou latin.

Aussi, l’on peut déjà dénombrer les traductions en vers prises avec succès au répertoire de l’antiquité. J’énoncerais sans hésitation : le Junéval de Jules Lacroix, le Térence du marquis de Belloy, le Cyclope d’Euripide imité par Joseph Autran, le Virgile de Barthélémy, et surtout le Lucrèce d’André Lefèvre qui nous paraît occuper le sommet de cette ascension vers les modèles antiques.

Ces prémisses posées, nous laisserons la parole au poète traducteur pour faire apprécier, par quelques citations, le bonheur de son entreprise. Le public auquel nous nous adressons est assez familiarisé avec le texte de Lucrèce pour qu’il lui soit facile de saisir, à première vue, ce qu’il y a de profondément « lucrétien, » dans le style et le tour d’André Lefèvre, pour reconnaître de prime abord ce caractère distinctif d’ampleur et de solidité, dont Lucrèce avait été dépouillé par la phraséologie voltairienne du respectable M. de Pongerville.

Je craindrais de déflorer par de plus longs commentaires le charme sérieux de cette œuvre d’art. Il me suffit de dire que les parties les plus sympathiques du poème de Lucrèce, celles où il traduit avec une rare puissance ce que Bossuet appelle « l’inexprimable ennui de la vie humaine, » ont été rendues par André Lefèvre, avec une intensité d’accent qui égale les notes pénétrantes et graves du maître latin.

C’est donc dans l’ensemble un fort beau travail, qui achève de recommander ce poète érudit à la sympathie des lettrés et qui, dans un temps ultérieur, le désignera sans doute aux suffrages de l’Académie française. Mais André Lefèvre est jeune encore, et nous ne voulons que rappeler ses titres si notables et déjà si nombreux, que sa traduction de Lucrèce vient provisoirement couronner sans préjudice de l’avenir. Qu’il nous soit permis de dire que, moins que jamais, on a le droit de désespérer de notre poésie française et que, n’en déplaise aux pessimistes, la muse de notre pays est encore jeune et florissante, quand elle s’atteste dans le Parnasse contemporain, publié d’hier, par les vers de Leconte de Lisle, Sully-Prudhomme, François Coppée, Anatole France et par la traduction de Lucrèce d’André Lefèvre, que nous avons présentée au public d’élite qui lit et consulte ce journal.

Emmanuel Des Essarts,
Professeur à la Faculté des lettres de Clermont.


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 I — LXXI.


DE LA NATURE DES CHOSES



L’univers et les systèmes 
 I


SOMMAIRE. — Invocation à Vénus et dédicace à Memmius, v. 1-70. — Éloge d’Épicure, v. 70-90. — Crimes conseillés par les religions, sacrifice d’Iphigénie. v. 90-115. — Dangers des fictions ; incertitude de la vie future. La science, unique sauvegarde contre les terreurs superstitieuses, v. 1 16-167. — Rien ne naît de rien ; nul élément premier ne périt, v. 167-282. — Les éléments premiers sont hors de la portée de nos sens, v. 283-343. — Il existe de la matière et du vide, v. 343-424. — Le reste est combinaison, qualité, accident du vide et de la substance, v. 425-484. — Les atomes sont insécables, immuables, éternels, v. 485-636. — Réfutation des philosophes qui attribuent l’origine des choses à un, deux ou quatre éléments : Héraclite (feu), Xénophanes (feu et eau), Parménide (feu et terre), Empédocle (air, eau, terre et feu), v. 637-836. — Réfutation de l’Homœomérie d’Anaxagore, v. 837-928. — Noble ambition du poète, v. 929-959. — Démonstration de l’infinitude du monde, v. 960-1062. — Négation des antipodes, v. 1063-1118



Les atomes 
 45


SOMMAIRE — La sérénité épicurienne, v. 1-66. — Permanence, mobilité, combinaisons des atomes, v. 67-120. — Les atomes comparés à la poussière qui s’agite dans un rayon de soleil, v. 121-173. — L’imperfection de l’ordre universel exclut toute idée d’intervention divine, v. 174-191. — La chute et la déclinaison des atomes, v. 192-258. — La liberté humaine expliquée par la déclinaison des atomes, v. 259-301. — La somme de matière et de mouvement est toujours la même, v. 302-316. — L’immobilité apparente de certains corps est une illusion de notre jugement, v. 317-344. — Variété limitée des figures atomiques, v. 345-534. — Les atomes de chaque type sont innombrables, v. 535-582. — Tout corps résulte d’un concours d’atomes de figures diverses, v. 583-602. — La terre renferme tous les types atomiques des êtres qu’elle produit. 603-611. — Explication allégorique du mythe de Cybèle, v. 612-672. — Fixité des espèces, v. 673-745. — Les atomes ne sont point colorés, v. 746-808. La couleur n’existe que par la lumière, v. 809-847. — Les atomes ne possèdent aucune qualité sensible, v. 848-876. — Le sentiment et la vie sont la combinaison d’éléments insensibles et insensitifs. Génération spontanée, v. 877-944. — Si les atomes sentaient ou étaient accessibles à la sensation, ils ne seraient ni simples ni éternels ; il n’y aurait rien de permanent, v. 905-1036. — Pluralité des mondes habités. v. 1037-1104. — Toutes les combinaisons des éléments sont périssables, v. 1105-1145. — La terre et le monde que nous habitons, ayant commencé, doivent périr, v. 1146-1192.



L’âme et la mort 
 91


SOMMAIRE. — Éloge d’Épicure. Exposition : maux qu’entraînent l’ignorance de la nature de l’âme et la crainte de la mort, v. 1-99. — L’âme et l’esprit, ou raison, sont des parties du corps, de structure analogue. L’esprit siège dans la poitrine ; l’âme, qui lui obéit, est répandue dans le corps, v. 100-182. — L’âme et l’esprit sont faits d’atomes très subtils, très mobiles, v. 183-293. — Les tempéraments de l’âme, chez l’homme aussi bien que chez les animaux, sont déterminés par la proportion des éléments qui la constituent. v. 293-327. — L’âme, intimement unie au corps, est comme lui mortelle ; elle naît, croît, vieillit avec lui, en ressent les maux, en partage l’agonie, et s’en échappe avec le souffle, v. 328-556. — L’âme ne peut exister sans un corps qui la contienne et des organes qui l’impressionnent, v. 557-636. — Si elle était immortelle, il faudrait qu’elle conservât des sens après la mort, v. 637-684. — L’âme ne se souvient d’aucun fait antérieur à la vie, v. 685-694. — Autres raisons de la mortalité de l’âme, v. 695-796. — Ridicule des hypothèses sur l’entrée de l’âme dans le corps après la conception ou après la naissance, v. 797-860. — La certitude que l’âme est mortelle dissipe les terreurs de la mort, v. 861-956. — Prosopopée de la Nature à l’homme, v. 957-1004. — Il n’y a point d’enfers. Les châtiments sont sur la terre, dans la conscience, v. 1005-1049. — La mort est commune aux grands hommes et au vulgaire, v. 1050-1080. — Misère profonde de ceux qui la craignent, v. 1081-1104. — La mort est inévitable, et aussi longue pour les jeunes que pour les vieux, v. 1105-1124.



Les sens et l’amour 
 135


SOMMAIRE — Des simulacres, décalques fidèles échappés du contour des corps, pareils à de minces pellicules, voltigent dans l’air comme la fumée, comme la couleur diffuse des voiles de théâtre, et viennent frapper les sens, v. 27-131. — Il existe aussi des simulacres nés spontanément, des images répandues dans l’atmosphère et qui se combinent diversement, v. 132-146. — Ténuité extrême des simulacres : ils passent à travers certaines substances, et sont arrêtés par d’autres, notamment par les miroirs, v. 147-186. — Mouvement rapide des simulacres, comparés aux odeurs et aux saveurs, v. 187-236. — La concordance du tact et de la vue prouve que les simulacres émanent réellement des choses elles-mêmes, v. 237-275. — Théorie des miroirs, v. 276-330. — Phénomènes de la vue. Pourquoi, d’un lieu obscur, nous voyons les objets éclairés ; et pourquoi, d’un endroit éclairé, nous ne voyons pas les objets plongés dans l’obscurité, v. 331-359. — Effets du lointain sur les perceptions de la vue, v. 360-370. — De l’ombre qui suit les corps éclairés, v. 371-386. — Exemples des prétendues erreurs de la vue, v. 387-480. — Certitude des sens, v. 481-538. — L’ouïe et la voix, l’écho, v. 539-636. — La saveur et le goût, l’odeur et l’odorat, v. 637-745. — Comment les simulacres atteignent la substance de l’esprit, v. 746-756. — Visions et fantasmagories de la veille et du sommeil : les monstres, les dieux, v. 757-842. — L’organe est antérieur à sa fonction, v. 843-862. —Au contraire les inventions de l’homme sont nées du besoin et de la réflexion ; seules elles ont des causes finales, v. 863-877. — Comment les animaux sont amenés à choisir leurs aliments, v. 878-896. — Comment il se fait que le corps obéit à la volonté de l’âme, v. 897-926. — Le sommeil et les songes, v. 927-1054. — L’amour, ses caractères, ses tourments, ses illusions, v. 1065-1245. — De la stérilité et de la fécondité, v. 1255-1336.



Le monde, la terre et l’homme 
 185


SOMMAIRE — Hymne à Épicure, v. 1-80. — Le monde a commencé, il doit finir, v. 81-120. — Le monde n’est ni l’œuvre ni le séjour des dieux; les imperfections des choses, les souffrances de l’homme écartent l’hypothèse d’une intervention divine, v. 121-255. — La déperdition constante des diverses combinaisons élémentaires, compensée à grand-peine par des réparations constantes, mais qui peuvent manquer quelque jour, prouve la nature mortelle de l’univers, v. 256-442. —La naissance de l’univers et la coordination progressive de ses parties, v. 443-507. — Comment la terre demeure suspendue dans l’espace, v. 508-597. — De la nature et de la marche du soleil, de la lune et des astres, v. 598-799. — Apparition de la végétation et de la vie sur la terre, v. 800-871. — Élimination des formes mal douées : la concurrence et la loi de sélection, v. 872-912. — Il n’y eut jamais de Centaures, de Scyllas, ni de Chimère, v. 913-960. — Tableau de la vie humaine en ses rudes commencements, v. 961-1052. — La famille adoucit les mœurs, v. 1053-1073. — Le langage chez l’homme et chez les animaux, v. 1074-1140. — Le feu, v. 1141-1157. — Fondation des villes. La richesse et ses dangers. Éloge de la médiocrité. Naissance de la royauté, règne de la force et de la beauté physique. Révolte des peuples. Anarchie. L’intérêt commun crée les contrats, les lois, la justice, l’ordre républicain. La conscience punit la violence et le crime, v. 1158-1213. — L’invention et le culte des dieux. Erreur des religions, fondées sur la crainte des phénomènes dont la cause est ignorée, v. 1214-1299. — Découverte et usage des métaux, v. 1300-1356. — Conquête du cheval et des autres animaux. Les guerres primitives, v. 1357-1412. — Le tissage, les vêtements, v. 1413-1424. —L’agriculture, la greffe, 1425-1442. — La musique et les délassements joyeux, v. 1443-1478. — Progrès de la civilisation, v. 1479-1508. — Fortification des villes. Navigation. Traités. La poésie, l’écriture, les arts, v. 1509-1528.



Les météores et les maladies 
 243


SOMMAIRE — Éloge de la morale d’Épicure. Exposition. Influence superstitieuse des météores, v. 1-101. — Description et explication des orages, de la foudre et des trombes. Ce ne sont pas les dieux qui tonnent, 102-464. — Formation des nuages, v. 465-507. — Cause des pluies, v. 508-536. — Les tremblements de terre, v. 537-620. — Stabilité du niveau des mers, v. 621-652. — Les volcans, v. 653-726. — Les crues du Nil, v. 726-752. — Les Avernes et les marécages, v. 753-854. — Les puits; sources singulières, v. 855-920. — L’aimant et son action sur le fer, v. 921-1100. — Les miasmes et les contagions, v. 1101-1148. — La Peste d’Athènes, v. 1149-1304.


 293



FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES



  1. On admet ici une lacune, douteuse.