Des Champignons comestibles et vénéneux

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DES CHAMPIGNONS COMESTIBLES
ET VÉNÉNEUX.

Les exemples d’empoisonnement dus aux champignons sont malheureusement assez fréquents pour que bien des personnes bannissent l’usage de cet aliment.

Les champignons peuvent cependant apporter à l’alimentation un sérieux appoint, beaucoup plus important, même que le gibier, qui devient de plus en plus rare, par suite du braconnage et en dépit de l’énorme aggravation des droits de chasse.

L’utilité ménagère des champignons est encore démontrée par la pratique en Italie, où ce précieux comestible a sa place marquée sur le marché des villes ; l’administration publique y prend du reste toutes les mesures de prudence, et y envoie des inspecteurs officiels, parmi lesquels on compte de savants professeurs. Nous en avons vu écraser parfois sous leurs pieds des agarics douteux. Grâce à cette surveillance, les paysans n’apportent guère à la ville que les espèces dont ils connaissent les qualités.

Le seul moyen de distinguer sûrement un champignon vénéneux d’un champignon comestible est de le connaître en particulier ; aucun caractère général, quel qu’il soit, ne peut remplacer cette connaissance spéciale. C’est un préjugé des plus funestes de croire qu’un champignon est comestible s’il ne noircit pas une cuiller d’argent, un oignon ou s’il ne possède ni verrues, ni lait, ni odeur désagréable, etc. Ces prétendus signes, presque aussi nombreux que ceux qui croient devoir y ajouter foi, sont certainement la cause de la plupart des empoisonnements produits par les champignons. Hâtons-nous de dire qu’ils n’ont aucune valeur. Ainsi l’amanite bulbeuse (Amanita phalloïdes et Am. mappa, voyez la figure ci-dessous), espèce dangereuse s’il en fut, ne noircit pas l’argent, elle n’a ni verrues, ni lait, ni suc apparent ; sa chair est d’un blanc fixe ; son aspect général est assez semblable à celui des champignons de couches. Il en est encore à peu près de même pour la fausse oronge (Am. muscaria) et en général pour toutes les amanites vénéneuses.

1. et 2. Amanita vaginata. — 3, 4 et 5. Amanite bulbeuse (Am. phalloïdes Fr.)

On peut se rendre compte, a priori, de l’insuffisance de ces caractères prétendus distinctifs et de l’impossibilité où l’on est d’en donner de vrais, si l’on songe au nombre considérable des espèces et des types entièrement différents, que comprend la grande classe des cryptogames. La famille des champignons forme à elle seule un groupe aussi complexe et aussi varié que le règne des animaux : or personne ne prétendra qu’un naturaliste puisse donner un caractère général qui permette de distinguer à première vue un animal utile d’un animal nuisible. Quelle relation établirait-il d’une part entre le cheval, le chien et le ver à soie, animaux utiles, et de l’autre entre le tigre, le hanneton et le faucon, qui sont si nuisibles ?

L’impossibilité de cette généralisation est la même, qu’il s’agisse des champignons ou des animaux ; elle est aussi évidente aux yeux de tout naturaliste. C’est qu’en effet, la nature n’a pas divisé ses produits comme l’a longtemps cru notre amour-propre, en deux groupes opposés, les uns utiles, les autres nuisibles à l’homme. Si le poison des champignons était toujours le même, on comprendrait l’existence d’un réactif qui le dévoilât, mais il n’en est malheureusement pas ainsi. Chaque genre, chaque espèce semble avoir son principe toxique particulier. Cette grande diversité n’atteint pas seulement les cryptogames. On l’observe aussi chez les phanérogames, où l’on trouverait difficilement deux espèces qui continssent le même toxique. Dans la famille des solanées, par exemple, la belladone (Atropa belladona), le tabac (Nicotiana tabacum) et la jusquiame (Heliocyamus niger), exercent les effets les plus énergiques sur l’organisme, spécialement sur le système nerveux ; leurs principes toxiques sont différents. Du plus, la même famille contient la pomme de terre et la tomate, qui constituent d’excellents aliments.

La science, en analysant ces principes toxiques des solanées et d’autres familles phanérogames, et en reconnaissant leurs propriétés fatalement actives, a doté la médecine de puissants remèdes et a rendu de grands services à l’humanité. Mais ce travail est encore à faire pour les champignons. On n’a pas pu, jusqu’à ce jour, isoler bien nettement un seul des poisons d’une plante de ce grand groupe végétal. D’après les travaux du Dr  Réveil[1], les meilleurs que l’on ait sur ce sujet, l’amanite bulbeuse contiendrait jusqu’à trois toxiques différents : un principe très-volatil, un principe résineux et enfin un principe soluble dans l’eau. C’est à ce dernier qu’il faudrait surtout attribuer la gravité des symptômes qu’on remarque chez les personnes empoisonnées. Quoi qu’il en soit, ces symptômes sont aussi redoutables qu’effrayants. Les malades, quelquefois pris d’un sommeil plus ou moins long, tombent ensuite dans une agitation nerveuse extraordinaire ; ils ont des tremblements, une respiration haletante, des battements de cœur, puis un délire que terminent le coma et la mort. Ces symptômes sont spéciaux à la famille des amanites. Les lactaires et les russules empoisonnent plutôt par l’inflammation des organes digestifs ; les empoisonnements par les autres champignons peuvent se rapprocher plus ou moins de l’un de ces deux groupes.

On doit citer, parmi les particularités que présentent les poisons de quelques champignons, la propriété qu’ils ont de disparaître par la cuisson. C’est ce qui a été spécialement prouvé pour l’Amanita vaginata (coucoumelle jaune, grisette) (Voy. fig.) et Am. rubescens et l’Agaric nebularis. Ces champignons se vendaient journellement sur quelques marchés du midi de la France ou de l’Italie, pendant que les expériences les plus concluantes des savants du Nord semblaient devoir les faire regarder comme vénéneux. Cette divergence provenait des différents modes de l’emploi. Les savants expérimentaient sur leurs chiens avec des champignons crus, et les méridionaux sur eux-mêmes avec des champignons cuits. Cette distinction, faite pour la première fois par le Dr  Bertillon, a une grande importance pratique, car, d’après ses expériences, le poison ne serait pas détruit par une cuisson un peu prolongée.

Devant cette diversité de toxiques, on conçoit maintenant combien il est impossible d’indiquer un caractère chimique ou botanique qui distingue l’ensemble des champignons comestibles des champignons vénéneux. Certaines personnes, et même des circulaires administratives, ont préconisé un moyen qui, au premier abord, semble pouvoir lever cette difficulté : « Toute espèce de champignons, disait-on, attaquée par les insectes ou les limaces, est comestible, car ces animaux doivent être avertis par leur instinct. »

Malheureusement un si beau raisonnement est mis complètement en défaut par l’expérience ; j’ai cueilli mille fois les espèces les plus vénéneuses, mangées par les vers et les limaces, sans que ces animaux, semblassent en souffrir.

L’expérience directe est facile : on n’a qu’à mettre quelques grosses limaces dans un panier avec des amanites bulbeuses ; le lendemain ces champignons seront largement entamés par ces animaux, qui n’en resteront pas moins en parfaite santé.

On ne doit pas en conclure pourtant que leur organisme soit insensible à ces poisons, mais que leurs organes digestifs ou ne se laissent pas traverser par eux ou les neutralisent. Si, en effet, on injecte le suc de ces mêmes champignons dans leurs tissus, on les voit succomber très-rapidement.

Le poison des champignons agit donc sur ces animaux comme le curare sur l’homme ; absorbé par nos organes digestifs, il ne produit aucun phénomène funeste, tandis qu’il cause une mort rapide s’il est introduit directement dans nos tissus.

On comprend pourquoi les limaces n’ont à faire aucune distinction d’espèces entre les champignons, et nous avons tort de vouloir nous fier à leurs connaissances mycologiques. Du reste, tous les animaux herbivores n’ont pas les mêmes immunités ou la même insouciance que la limace ; c’est ainsi que la vache mange très-bien le Boletus edulis, mais elle repousse (généralement) le Boletus satanas, qui est de la même famille que le premier et qui lui ressemble.

Pour nous, nous n’avons qu’un moyen d’apprendre à connaître les champignons, c’est de les voir et de les étudier un à un en nous aidant, pour plus de sûreté ou de commodité, soit d’un maître, soit d’un bon livre, Un professeur de cryptogamie se trouve difficilement. Il n’y a en France que très-peu de personnes qui connaissent bien les champignons. Comme professeur, il n’y a, je crois, en Europe, que l’illustre suédois Fries qui fasse un-cours de mycologie ; et c’est à Stockholm ! Les meilleurs livres à étudier sont en français la Mycologie suisse, de Secretan, les Champignons de France, du docteur Cordier ; les Champignons du Jura et des Vosges, du docteur Quelet, et les articles de mycologie du docteur Bertillon dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales (Agaric, Amanite, Bolet, Lactaires, Lépiotes, etc.).

La base fondamentale de la mycologie est établie dans les ouvrages de Fries, qui sont tous écrits en latin. Enfin, si l’on sait l’anglais, on devra se procurer la Flore de Cooke, petit ouvrage très-clair, très-bien ordonné ; le meilleur certainement que l’on puisse conseiller à un commençant.

Nous ajouterons, en terminant et sous forme de conclusion, que l’étude des champignons est pleine de charme et d’attraits, pour l’amateur ; mais tant qu’il n’aura pas contrôlé son savoir, il devra bien se garder de manger les champignons qu’il aura cueillis lui-même !

A. Bertillon.


  1. Bibliothèque de l’Académie de médecine, mémoire manuscrit.