Des Hommes et des Histoires de la Restauration

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DES HOMMES
ET
DES HISTOIRES DE LA RESTAURATION

I. — Discours de réception de M. le duc de Broglie à l’Académie Française.
II. — Notice sur M. le comte de Sainte-Aulaire, par M. le baron de Barante.


I.


Ce semble une loi des choses humaines que toute société soit presque constamment soumise à deux principes qui s’en disputent la domination. La lutte tantôt calme, tantôt vive, un antagonisme tantôt masqué par des transactions, tantôt manifesté par des ruptures, est comme le fond de l’histoire intérieure des nations. Aux momens les plus tranquilles de leur existence, il serait toujours possible, d’apercevoir dans leur sein deux esprits cachés qui se livrent une sourde guerre, ou qui ne font que des trêves par lassitude ou par raison. D’ordinaire l’un d’eux représente le passé, l’autre exprime des besoins nouveaux et cherche le changement. En toutes choses, la sagesse pratique conseille d’amener les deux adversaires à un compromis tolérable, et toutes les fois qu’on parle soit d’une époque de stabilité et de bonheur, soit d’un heureux ou habile gouvernement, il est probable qu’on fait allusion à quelque période de temps signalée par un de ces accommodemens qui établissent entre deux forces contraires un équilibre un peu durable. C’est qu’apparemment la société ou le pouvoir, la politique ou l’opinion, ont su réaliser un sage mélange des élémens qui fermentent au fond des esprits et des choses. Les courts momens où l’espèce humaine a été contente de son destin sont les momens où ceux qui veulent détruire et ceux qui veulent conserver ont eu une satisfaction suffisante pour qu’un juge impartial eût prononcé que nul ne se devait plaindre.

On conçoit que les conditions de cet équilibre varient avec le temps. Les termes d’une transaction valable se règlent sur la proportion toujours mobile des contingens de force et de raison de chacune des deux parties. Les années amènent des convenances nouvelles, des nécessités inattendues, et la mesure des exigences légitimes et des concessions obligées est fixée par les circonstances. Le superflu d’une époque est le nécessaire d’une autre.

Un philosophe de la renaissance, et dont le génie aspirait à la vérité, un de ces hommes qui vinrent à temps pour essayer et trop tôt pour réussir, Giordano Bruno, avant d’expier dans les flammes allumées par l’inquisition romaine les témérités de ses spéculations, avait hasardé une idée qui est devenue le principe de toute une philosophie : c’est le principe de la coïncidence des opposés. Ce principe, dont on peut faire un usage téméraire en philosophie, a cependant une certaine vérité, et du moins il trouve sans cesse son application dans l’état de l’esprit humain. Il n’y a guère d’instant où, soit dans les pensées d’une société entière, soit dans l’intelligence de chaque individu, on ne puisse distinguer deux principes contraires que le temps y a fait arriver à la fois, et qu’il force à y coexister, soit en paix, soit en guerre. La solution de toute question scientifique est dans l’art de concilier des élémens qui semblent contradictoires, et, dans le gouvernement des états comme dans celui de son propre esprit, l’homme doit trouver le secret d’établir une harmonie quelconque entre des choses qui semblent faites pour la dissonance. Ce secret n’est jamais celui des partis, c’est celui des hommes d’état. Le mérite des partis, c’est de l’apprendre des hommes d’état ; le mérite des hommes d’état, c’est de l’enseigner aux partis.

Je ne crois pas qu’à aucune époque cette difficulté et cette nécessité se soient montrées plus éclatantes que lorsque, il y a quarante-trois ans, la chute de Napoléon rendit le trône de France aux descendans de Louis XIV.

J’appelle la chute de Napoléon la vraie cause de la restauration. Supposez que la mort eût été moins impitoyable, et que l’obus qui le couvrit à Brienne de terre et de fumée l’eût frappé encore dans le sein de sa gloire, il est possible que son sceptre eût passé aux mains de son héritier : cela est certain, s’il fût tombé un an plus tôt sur le même champ de bataille où périt Gustave-Adolphe ; mais une fois détrôné et captif, sa race tombait avec lui. Cependant, si c’était une révolution, elle était faite par des rois ; elle voulait encore une monarchie. Il était naturel que la seule famille royale que la France connût fût rappelée ; tout effort d’inventer une dynastie aurait été artificiel et vain. Il n’y avait plus pour la France que les Bourbons : ils devenaient nécessaires.

Mais ces raisons toutes pratiques ne suffisent pas généralement à l’orgueil non plus qu’à l’imagination des hommes. D’ailleurs, dans une vieille société comme la France, où tout avait été mis en mouvement à la fois par l’effet d’événemens incomparables, des principes bien divers, des sentimens bien multipliés, devaient se retrouver et se ranimer pour ainsi dire à l’appel d’une révolution soudaine. Et ce qui tombait et ce qui se relevait représentaient bien d’autres idées que la simple et rude nécessité de pourvoir à la vacance de l’autorité et de ne pas laisser le gouvernement en déshérence.

Les Bourbons avaient eu les droits les plus antiques et les plus assurés à la couronne de France. Ils croyaient assez naturellement les avoir encore, car, par une respectable fiction, les hommes s’efforcent de prêter à ces droits de convention, souvent nécessaires à la sûreté de l’état, cette immutabilité qui n’appartient qu’au droit absolu. C’est ainsi qu’ils supposent volontiers que leurs lois sont saintes et leur justice infaillible comme la loi divine et la justice éternelle, dont elles ne sont que l’ombre. Qu’une société est heureuse, lorsque son sort lui permet de les respecter à jamais, ces fictions salutaires, sans dommage ni pour sa dignité ni pour son salut ! Dans l’espoir de les rétablir avec un mot, on appela le droit royal légitimité ; c’est alors que ce nom contracta d’une manière plus marquée et plus durable la signification spéciale qu’il conserve encore.

Avec la dynastie et son privilége, la révolution française avait détruit bien d’autres choses, et ces destructions sont toujours douloureuses. Le cœur de ceux qu’elles avaient atteints saignait encore de pertes cruelles, et la société, pour qui ces pertes s’étaient changées en véritables biens, avait elle-même acheté ces biens chèrement. Les souvenirs et les ressentimens rapprochaient tout ce qui avait souffert des mêmes coups, et une association d’idées naturelle réunissait dans une même cause tous les principes et tous les intérêts attaqués depuis 1789. Une logique apparente semblait donc lier à la maison de Bourbon l’ancien régime. Il n’était rien moins que contradictoire que la restauration de l’une fût celle de l’autre, et puisque cette double restauration refaisait ce que la révolution avait défait, comment ne pas la concevoir sous le titre et les traits de la contre-révolution ?

Ce n’était pas là pourtant ce qu’avaient voulu les vainqueurs de Napoléon. Les rois eux-mêmes, quelques jaloux qu’ils fussent de leur droit de régner, n’entendaient point, en consentant au rappel de la dynastie du passé, frapper d’illégitimité ces autres gouvernemens de la France qu’ils avaient reconnus. Celui qui était monté sur le radeau de Tilsitt, celui que la fille des césars (sic) avait reçu dans son lit, n’était pas devenu en un jour pour les deux empereurs un usurpateur et un parvenu. Aucun d’eux, ni même aucun de leurs alliés n’attachait au retour des Bourbons l’idée de condamner tout le passé, d’abolir les faits accomplis et de mulcter la nation. Le souvenir de la lutte malheureuse des princes français contre la révolution inspirait même à l’Europe couronnée des inquiétudes sur leur aptitude à la terminer. Leur nom faisait douter de leur fortune. Et quand même on taxerait d’affectation ou de calcul l’encouragement donné alors du haut de certains trônes aux idées de liberté, on ne peut prétendre que les signataires étrangers des traités de 1814 aient entendu rayer du même trait de plume la révolution française de l’histoire de France.

Je parle de l’opinion des rois de l’Europe, parce que ce sont eux et quelques conseillers qui décidèrent l’événement. La nation, dépouillée par la guerre de son indépendance, n’eut alors l’initiative de rien. Elle ne put même coopérer au règlement de sa destinée. Non que je vienne, après tant d’années, redire ces mots passionnés qui étaient à la restauration l’honneur d’avoir été acceptée par la France. Surprise par les événemens, mise en présence d’une nécessité qu’elle avait peu prévue, la France assista comme à un spectacle à tout ce qu’on faisait d’elle ; mais il faudrait n’avoir pas eu les yeux ouverts alors pour ignorer que la paix apparut comme un bien suprême, et que, précédée d’une renommée de modération et de bonté, la race de saint Louis fut accueillie comme la paix. La défiance même, qui ne tarda pas à se produire, se mêla à peine, dans les premiers momens, aux sentimens de soulagement et d’espérance qu’éveillaient les promesses du nouveau règne, tant était loin de la pensée publique toute idée de la possibilité d’un retour aux choses détruites, tant le peuple, se sentant en possession de la nouvelle existence qu’un quart de siècle lui avait faite, imaginait peu qu’elle pût être menacée, et qu’en matière de gouvernement il y eût des chances pour la rétroactivité ! Il semblait au contraire que la dernière expérience avait définitivement tourné contre toute espèce de pouvoir absolu. Puisque le génie même n’avait pu conjurer les maux de la dictature, puisqu’un grand homme s’était perdu par la toute-puissance, comment supposer qu’on pût concevoir le gouvernement autrement que limité ? Comment ne pas se sentir ramené à ces sages précautions légales qui mettent peuples et rois à l’abri des excès ? Sans beaucoup la connaître encore, la France appelait la liberté ; elle y voyait une garantie de repos. C’est alors que les générations nouvelles comprirent mieux l’entreprise de leurs pères, et pénétrèrent peu à peu dans cette intelligence du gouvernement représentatif, dans cette espérance de dignité nationale, qu’il était réservé aux événemens de 1848 de faire reculer après trente-quatre ans de progrès.

Mais il n’en reste pas moins vrai que le retour des Bourbons entre ces deux opinions qu’il appelait à se produire à la fois pouvait être ou la restauration du régime du passé ou la fondation du régime de l’avenir. L’événement avait deux faces ; deux partis pouvaient s’en disputer les fruits. C’est là cette duplicité de principes dont je parlais ; c’est là cette coïncidence des opposés, dont Bruno voulait faire la grande question de la philosophie, et qui est une loi de l’histoire et le problème de la politique. Ils sont rares aujourd’hui, je l’espère, ceux qui contesteraient encore qu’à l’époque qui nous occupe, la solution de la sagesse, la solution nécessaire, l’unique solution possible, ce fût la transaction.

Honneur à ceux qui l’écrivirent dans la charte constitutionnelle ! honneur à ceux-là, quels qu’ils soient ! Et nous ne tenons pas ce langage pour dérober sa part d’honneur à celui qui a plus d’une fois aimé à se nommer l’auteur de la charte. Qu’elle soit encore son plus beau titre aux yeux de la postérité. Les contemporains, dans de véridiques mémoires, diminueront peut-être, diminueront certainement le rôle historique du premier roi de la restauration : son caractère et son esprit ont pu n’égaler ni son œuvre ni sa fortune ; mais il a eu la sagesse suffisante, puisqu’il n’a compromis ni sa renommée ni son ouvrage, puisqu’il est mort sur le trône en laissant à son successeur la triste destinée de recommander sa mémoire en perdant son ouvrage. Louis XVIII est certainement de ces hommes que flatte l’histoire, et de ces rois qu’on admire, parce qu’ils ont su être heureux, car il fut heureux sans doute ; mais il sut l’être, et ce mérite-là n’est pas encore si commun.

Mais il n’eut guère que le nécessaire de la sagesse, et rien de ce qui est donné par surcroît. Une charte d’ailleurs n’est que la loi écrite, c’est la lettre qu’il faut que l’esprit vivifie. Et, le roi trouvé, la charte faite, il restait encore à savoir quel esprit animerait le tout. Le problème indiqué ci-dessus restait à résoudre. Quelle était la raison d’être, quel était le vrai caractère de la restauration ? Dans quelle mesure devait-elle faire leur part respective aux diverses forces et aux principes divers qu’elle appelait à se manifester ?


II.


Des hommes à qui cette tâche redoutable est échue, les uns sont morts, les autres, en petit nombre, sont encore au milieu de nous. Il me semble qu’en général les histoires qu’on a essayées de la restauration les ont mal connus, et qu’il n’a été rendu justice à personne. Ceux-là surtout qui, libres de tout sentiment vindicatif, de toute arrière-pensée de renversement, ont pris loyalement la restauration comme le point de départ d’une politique nouvelle, comme une ère possible de paix et de liberté, n’ont été ni jugés ni dépeints. On s’est fort occupé de ceux pour qui la restauration a été une vengeance, ou de ceux qui voulaient se venger d’elle. Les hommes qui, sans ignorer aucune des passions contradictoires auxquelles elle rouvrait l’arène, se sont efforcés de s’en préserver, de les neutraliser ou de les vaincre, songeant tout simplement à tirer du fait tout le parti possible pour le bonheur et la grandeur de la nation, ont été négligés par les esprits extrêmes, qui n’ont cherché que dans un intérêt de parti à décrire cette instructive époque. L’idée si simple et si patriotique de faire pour le mieux en profitant des circonstances et des élémens dont on peut disposer, de ne point regarder les révolutions comme d’éternelles parties perdues qui exigent d’éternelles revanches, de ne point faire enfin de la négation de ce qui existe la base d’une politique pratique, a été dédaignée comme une de ces vues bornées, comme une de ces inspirations prosaïques d’une prudence timide ou intéressée. Les spéculations de la philosophie sociale, surtout quand tout le monde s’en mêle, ont cet inconvénient de dégoûter les esprits des choses réelles, de les empêcher de se contenter de rien tant que le rêve de l’absolu ne s’est pas réalisé, et de jeter le discrédit sur toutes les chances d’amélioration et de progrès que la fortune offre aux nations. Tout ce qui n’est pas encore l’idéal est misère. Si le principe de l’autorité n’est pas établi sans restriction, tout est anarchie. Si la démocratie pure est encore à venir, tout est oppression. Il n’y a jamais rien à faire du présent qu’une révolution nouvelle, et il faut incessamment agiter, jeter et jeter encore le dé de la politique, jusqu’à ce qu’on amène le chiffre abstrait qui peut-être n’existe pas.

L’histoire vraie des institutions représentatives en France va être écrite, ou plutôt elle l’est déjà. M. Duvergier de Hauranne, dont l’esprit ferme est au-dessus des revers de sa cause comme de l’injustice des partis, a pris en main la cause de la vérité : la vérité sera dite ; mais il me semble que dès à présent, et sans suivre dans le détail le progrès laborieux des institutions libres, sans raconter leur chute soudaine, on peut présenter à l’avance quelques réflexions sur la question de gouvernement que la restauration avait à résoudre et sur les opinions et la conduite de ceux qui semblent en avoir le mieux compris la solution, solution à peine essayée et bientôt précipitée au rang des chimères ou des regrets.

J’ai indiqué les deux points de vue sous lesquels la restauration pouvait être envisagée. C’est là le pour et le contre entre lesquels on pouvait choisir, ou qu’il fallait concilier. Jamais on n’a choisi d’une manière absolue l’un ou l’autre. Les partis sont maîtres de rêver de telles extrémités : c’est leur métier d’être exclusifs. Encore le sont-ils plus dans leurs exigences que dans leur conduite, et un gouvernement, fût-il un gouvernement de parti, ne l’est jamais autant qu’eux. Les réalités pèsent sur lui, et rarement il parvient à secouer le joug de la raison. C’est déjà trop lorsqu’il penche vers un extrême et qu’il tend de plus en plus à une politique absolue. C’est ce qui est arrivé trop fréquemment au gouvernement de la restauration, jusqu’au moment où il s’est décidé à tomber du côté où il penchait.

Exposons avec plus de détails la difficulté ou, pour mieux dire, la contradiction dont la restauration avait à triompher.

Rien n’est commode pour l’esprit comme un principe absolu. Il dispense de regarder aux objections et aux obstacles, ce qui serait fort doux, si les objections et les obstacles ne se faisaient tôt ou tard sentir dans la pratique à qui les néglige dans la théorie. Ainsi toute monarchie repose sur cette convention au moins tacite ou sur cet usage reconnu de regarder comme ayant droit à régner une famille particulière désignée d’ordinaire par les événemens. Ce droit fondé sur la politique, sur l’intérêt général, sur le consentement universel, le temps peut lui donner une telle consécration que l’on cesse d’en rechercher l’origine et d’en discuter la nature ; mais le respect et la tradition, après l’avoir consacré, le divinisent. D’une vérité durable on fait une vérité éternelle. C’est ainsi que le droit divin a remplacé sous une forme moins grossière et plus décente l’apothéose des rois et des césars de l’antiquité. L’Écriture avait reproduit, sous une expression un peu vive de saint Paul, cette simple idée, que les pouvoirs, comme tout le reste, existent par la volonté de la Providence, et d’ailleurs toute idée de droit a philosophiquement une céleste origine. En abusant de ces deux pensées, on a prétendu faire une religion de la royauté ; mais une religion doit être universelle, et la royauté ne l’est pas. De plus, elle est exposée à des variations et à des interruptions qui ne sauraient atteindre la vérité religieuse. On a beau cacher sous un nuage l’origine de la royauté, un nuage n’est pas le ciel, et après avoir mis la soumission au roi légitime sur la même ligne que le culte envers Dieu même, on n’en est pas moins, une fois ou l’autre, obligé d’accueillir, de louer, de récompenser ceux qui ont le plus audacieusement violé ce devoir, et nié par leur conduite même que ce fût un devoir immuable. Ainsi les royalistes qui avaient soutenu hors de France que tout ce qui se faisait en France sans eux était nul de soi ont bientôt été forcés, sans rien rétracter de cette prétention, à reconnaître pour valable tout ce qu’ils avaient déclaré nul. La monnaie frappée par de soi-disant usurpateurs n’était pas plus pour eux que pour nous de fausse monnaie. Les actes de gouvernement, lois, décrets, jugemens, les biens acquis, les titres obtenus, les services rendus, tout cela se faisait reconnaître d’autorité. On ne gagnait donc à en proclamer l’illégitimité comme un principe que le triste avantage de blesser l’honneur ou d’inquiéter la sécurité de ceux en faveur de qui on était contraint par les circonstances de violer ce prétendu principe ; c’était comme une protestation qu’on insérait à titre de nullité éventuelle dans le nouveau contrat qu’on passait avec eux.

Si de plus à la sainteté originelle du pouvoir royal on ajoutait celle de sa forme et de son étendue, si on tenait à honneur de prétendre que tel qu’il était autrefois constitué et exercé, il n’avait pas mérité un moment la censure ou la résistance, que tout dans le passé avait droit au respect du présent, et que la folie ou l’orgueil, l’envie ou la haine, avaient seules inspiré aux dernières générations la fatale idée de le transformer, il devenait comme obligatoire de le ramener à de si précieux antécédens, et de lui rendre tous ces caractères augustes dont un délire d’un moment l’avait dépouillé. Cependant, non content de reconnaître pour bonnes toute l’organisation administrative et toute la législation civile que ce délire avait données à la France, on n’osait pas se dispenser de lui emprunter jusqu’à ses idées fixes et à ses mots d’ordre, et de régulariser, par un acte constitutionnel, presque tous les principes au nom desquels elle avait attaqué et miné le pouvoir des siècles passés. On se condamnait donc à proclamer sous forme de loi ce qu’on proscrivait sous forme de théorie. Après avoir anathématisé 1789, on souscrivait d’une main royale aux volontés de 1789. On se donnait comme à plaisir une certaine apparence de contrainte et même de mauvaise foi au moment où l’on faisait acte de souveraineté pour contenter et rassurer les peuples. On présentait comme arrachée par les circonstances et désavouée par la conscience la promesse qu’on voulait rendre irrévocable ; on s’obligeait en diffamant le principe même de l’obligation ; on employait, pour le lier à jamais, le pouvoir même dont on soutenait qu’il ne pouvait être lié, et on limitait la souveraineté en vertu d’une souveraineté illimitée. Si l’on n’eût par là choqué que la logique, passe ; mais il arrivait que dans les sacrifices mêmes que l’on faisait pour gagner le respect et la confiance, on détruisait l’un et l’autre.

En tout, le caractère le plus funeste, le plus difficilement effaçable d’une restauration, c’est celui qui la fait regarder comme un châtiment, et par malheur, loin de s’en défendre, une restauration fait souvent gloire de l’être. Elle a mille peines à s’empêcher de penser que c’est le sentiment de leurs fautes, le regret de leurs erreurs, l’expérience, le repentir, qui lui ramènent les peuples. N’est-elle pas la vérité aux pieds de laquelle vient se jeter le pécheur désabusé ? N’est-elle pas la leçon que la Providence donne à l’orgueil humain ? Seulement, pouvant être sévère, elle consent à la clémence. Elle veut bien n’être pas le châtiment, elle pardonne, elle amnistie la nation. C’est à extirper jusqu’à la racine de cette prétention insolente que devront s’attacher sans hésitation ni retour tous ceux qui, en tout pays, à toute époque, opéreront ou espéreront le rétablissement d’un pouvoir ou d’une dynastie que les souvenirs n’ont pas protégés contre les révolutions. C’est là le vieil homme qu’il leur faut dépouiller à jamais, s’ils ne veulent à jamais lire leur avenir écrit sur la pierre du tombeau du dernier des Stuarts, et c’est là pourtant ce qu’étaient loin de comprendre les plus fervens amis de la restauration de 1814. Séduits par la fortune, surpris eux-mêmes d’un succès longtemps inespéré, ils ne pouvaient se figurer que la Providence n’eût pas choisi leur cause pour humilier l’orgueil humain. Or ces paroles mêmes peuvent avoir assez bon air quand elles sont inspirées par une philosophie chrétienne et qu’elles retentissent du haut d’une chaire comme un défi porté au prince du monde ; mais dans la sphère de la politique réelle, elles prennent un tout autre sens, et cette prétention d’humilier l’orgueil humain deviendrait, dans la bouche du pouvoir, l’étrange idée d’humilier le peuple qu’il régit. La belle invention pour un gouvernement de se donner pour une pénitence, dût-il borner ses rigueurs à commander l’abjuration ! Faites amende honorable à votre gouvernement, et puis croyez que vous êtes une grande nation !

Voici pourtant comme s’exprimait un des plus éminens esprits de l’école contre-révolutionnaire : « Une grande et puissante nation vient de faire sous nos yeux le plus grand effort vers la liberté qui ait jamais été fait dans le monde. Qu’a-t-elle obtenu ? Elle s’est couverte de ridicule et de honte pour mettre enfin sur le trône un gendarme corse à la place d’un roi français, et chez le peuple la servitude à la place de l’obéissance. Elle est tombée ensuite dans l’abîme de l’humiliation, et n’ayant échappé à l’anéantissement politique que par un miracle qu’elle n’avait pas droit d’attendre, elle s’amuse, sous le joug des étrangers, à lire sa charte, qui ne fait honneur qu’à son roi, et sur laquelle d’ailleurs le temps n’a pu s’expliquer. » (Joseph de Maistre.) Il peut être difficile, même au temps, d’expliquer comment une charte pourrait faire honneur au roi, si c’est un ridicule à la nation de s’y attacher. Évidemment il n’y a là qu’un compliment plaqué pour la personne royale, afin de ménager l’auteur en décriant son œuvre. Mais si tout le monde ne les exprimait pas avec une violence aussi ingénue, des sentimens analogues pouvaient avoir été rapportés de l’émigration, et c’est ici le fond des cœurs qui se dévoile. Qui que vous soyez, voulez-vous gouverner les hommes, gardez-vous de les outrager : la tyrannie elle-même les avilit, mais ne les insulte pas.

Cependant, hâtons-nous de le dire, tel n’était pas l’esprit unique de la restauration. Elle avait d’autres amis, elle pouvait appeler d’autres conseillers. Et voici comment ceux-ci auraient pu s’exprimer : « Il n’y a de vrai dans la légitimité que l’hérédité de la couronne, ou plutôt, comme dit Montesquieu, « ce n’est pas pour la famille régnante que l’ordre de succession est établi, mais parce qu’il est de l’intérêt de l’état qu’il y ait une famille régnante. » C’est donc de l’intérêt de l’état qu’elle dérive son droit, et ce droit ne pénétrera dans la croyance commune qu’à mesure que l’intérêt de l’état sera mieux senti et plus manifeste. Il ne faut donc rien attendre que du bon gouvernement. Gardons-nous aujourd’hui de le chercher dans le passé : les événemens ont condamné le passé. N’y voyons que ceci : la France est de temps immémorial un état monarchique et un état chrétien ; mais sous l’influence des siècles la monarchie féodale y était devenue la monarchie administrative, et la religion, cette sorte de catholicisme national qu’on appelle le gallicanisme. Ce n’est pas la restauration qui a rétabli ces deux choses ; elle les a trouvées rétablies toutes deux depuis le commencement du siècle. Toutes deux n’ont plus à être modifiées, l’une que par la liberté des cultes, l’autre que par la liberté constitutionnelle. C’est l’œuvre à laquelle doit présider la royauté renouvelée. Que l’antiquité du nom, la communauté de patrie et de souvenirs la recommandent aux peuples ; que le principe monarchique renaisse, comme dit le poète latin, alius et idem, c’est un avantage dont rois et peuples doivent profiter. L’éclat historique a son prestige ; mais ce n’est pas une raison pour gouverner les yeux fixés sur le passé. Si l’histoire doit être consultée, ce n’est pas celle de l’ancien régime, lequel a mal fini, mais celle des révolutions heureuses. Si l’expérience doit être étudiée, interrogée, c’est celle des peuples libres. Là est cette conciliation des différends, ce mélange des contraires, ou plutôt cette transaction entre le présent et le passé qui est en tout temps le but de la vraie politique, — jamais plus clairement, jamais plus nettement qu’au lendemain de la restauration. »

Tel est le système de gouvernement auquel avec une vue plus ou moins lucide, une résolution plus ou moins ferme, arrivaient d’excellens esprits partis de points divers. Là se réunissaient des hommes de 89 éclairés par les enseignemens de la révolution, des amis de la république prêts à en abandonner la forme pour en sauver les principes, des serviteurs de l’empire loyaux jusqu’au terme, mais de plus en plus convaincus par l’événement que les pouvoirs limités sont seuls durables, enfin jusqu’à des hommes de l’ancien régime ou de l’émigration, supérieurs à leur cause par leurs lumières et à leurs ressentimens par leurs vertus. Là en définitive devaient venir se grouper successivement tous ceux dont les yeux s’ouvraient au jour de la politique, et que chaque année lançait, hardis et confians, dans la société rajeunie. C’est là sous la restauration le vrai parti des politiques, ce parti qui est loin de réussir toujours, mais le seul qui réussisse à fonder un gouvernement : nous ne parlons pas des gouvernemens extrêmes.


III.


Le public n’a pas oublié le discours de réception de M. le duc de Broglie à l’Académie française. Ceux qui aiment l’exquise union de la noblesse des idées avec la finesse de l’esprit n’entendent pas assez souvent un tel langage pour n’en pas garder durable souvenir. Dans ce discours, on pouvait retrouver l’expression des pensées et des sentimens qui prenaient chaque jour plus complète possession du public éclairé au temps de la restauration, et qui auraient pu la sauver, si elle les avait franchement adoptés. M. de Sainte-Aulaire, à qui M. de Broglie succédait, était un des hommes de cette époque qui, avec un fonds de principes un peu différens, étaient arrivés aux mêmes vues pratiques, et qui ont le mieux servi la cause de la bonne politique par leur conduite et leur talent. Enfin, comme si rien ne devait manquer à l’honorée mémoire de cet homme excellent, une notice biographique a été écrite par M. de Barante, et ceux qui l’ont connu l’y retrouveront sous ses traits véritables. Un esprit net et gracieux, un caractère courtois et loyal, une âme douce et courageuse distinguaient à un haut degré celui qui deux fois a été si bien loué. L’écrit fort court de M. de Barante est comme un sommaire de notre histoire intérieure de 1815 à 1830. Avec son indépendance ordinaire, avec cette impartialité qui ne semble ni ménager, ni haïr personne, avec cette mesure et cette justesse aujourd’hui si rares, l’auteur a présenté sous leurs formes et leur couleur les événemens qu’il a touchés, et s’il ne les a pas reproduits tout entiers, au moins ce qu’il en montre est bien la vérité. La lecture de cet opuscule, commentée par les souvenirs d’un contemporain éclairé, en apprendrait plus que bien des livres sur la restauration. L’auteur a réuni dans deux volumes d’autres notices encore où d’autres personnages sont peints avec la même vérité[1]. Dans ces pages, où l’esprit le plus fin ne s’attache qu’à montrer les choses comme elles sont, le public actuel trouverait à chaque ligne ces idées mesurées, ces vœux sages qui auraient dû être la raison d’état de la restauration. M. de Barante est lui-même un des hommes qui ont le plus noblement marqué dans ce parti de conciliation qu’on n’a point voulu entendre, et qui, pour se faire écouter, manquait peut-être d’une certaine audace dans la raison. Serviteur loyal et clairvoyant de l’empire, il ne demandait à la monarchie rétablie que d’être aussi nationale et plus libérale que Napoléon. Or il pense encore ce qu’il a pensé, et il écrit comme il pense. Il est de ceux dont on ne saurait trop méditer les conseils. Aujourd’hui que le public a peu à faire, ce semblerait un bon emploi de son temps que de rechercher, aux diverses époques de notre histoire, ce qu’on a voulu et ce qu’on a fait, pourquoi on a tenté et pourquoi on a échoué, comment on aurait pu réussir et rendre le passager durable et le provisoire définitif. C’est surtout dans les témoignages des contemporains éclairés qu’on trouvera ces précieuses leçons d’histoire. Ce sont eux qu’il faut avant tout comprendre pour juger leur époque, et ce sont eux souvent que les historiens ont passés sous silence. Les politiques de la restauration en particulier semblent médiocrement compris dans quelques-uns des ouvrages où sont racontés les événemens auxquels ils ont pris part. Si l’on a décrit avec chaleur, quelquefois avec éclat, les mouvemens extérieurs des partis et les phases de l’esprit du temps, l’histoire du gouvernement vu du sein des chambres législatives resterait encore à faire.

Il nous semble que l’histoire intérieure de la restauration pourrait être divisée en quatre périodes distinctes. La première, qui irait du mois de mars 1814 au mois de septembre 1816, présenterait le tableau assez confus des luttes de l’esprit militaire et de l’esprit civil, du patriotisme sans libéralisme, du libéralisme sans patriotisme, du royalisme constitutionnel et du royalisme absolutiste, amenant tous les maux de 1815, qui, bien divers dans leurs causes, ont si cruellement pesé sur les destinées de la France. La seconde période contiendrait tout le temps qui s’écoula du 5 septembre 1816 au commencement de 1820, c’est-à-dire depuis le moment où un acte de délivrance, dont le souvenir n’est point effacé, mit la France sur la voie d’un progrès continu vers la vraie liberté. La troisième comprendrait l’histoire d’une réaction provoquée par les fautes des partis, échappant bientôt aux mains qui tentaient de la contenir et de la diriger, et produisant enfin l’avènement au pouvoir de l’esprit de la contre-révolution, servi et tempéré par la flexible prudence de quelques-uns, démasqué et compromis par le zèle et l’impatience de quelques autres, jusqu’au jour où la France dissipa tout d’un souffle puissant. La période suivante, du mois de décembre 1827 à 1830, serait le tableau des luttes légales et de la collision prévue de la couronne et du parlement, crise qui aurait dû être régulière, mais dont une volonté aveugle fit une révolution. Chacune de ces périodes offrirait les plus instructives leçons, et plus d’un événement saisissant ajouterait à l’enseignement un intérêt dramatique. Les récens souvenirs de ce grand nombre d’hommes supérieurs qui ont disparu du milieu de nous, après avoir figuré dignement dans ces mobiles scènes, seraient faciles à recueillir encore. On trouverait dans la mémoire de leurs amis, de leurs émules, de leurs adversaires, des documens faits pour l’histoire. Et comment d’ailleurs ne pas se rappeler que, sans compter les noms que nous avons déjà cités, la France a le bonheur de posséder quelques-uns de ceux qui ont alors touché avec le plus d’honneur au gouvernail de l’état ? Ne nous est-il pas donné de pouvoir consulter l’incomparable expérience d’un homme d’état vénérable qui a traversé les temps les plus difficiles, les emplois les plus élevés, les crises les plus périlleuses, sans que l’injustice des partis ait pu réussir à obscurcir la renommée de son habileté et de sa modération, de sa sagesse et de son équité, et qui conserve jusque dans une vieillesse avancée toute la vivacité de l’esprit le plus juste et de la mémoire la plus fidèle, toute la bienveillance d’une âme que le ressentiment n’a jamais atteinte et qu’aucune épreuve n’a refroidie ? Ne pourrait-on aller chercher aussi dans la retraite où il s’est volontairement plongé, fuyant les retours faciles de la fortune, un homme politique qui, il y a trente ans, a été un ministre puissant, plein d’activité, de clairvoyance, de résolution, zélé dans ses amitiés, infatigable dans son obligeance, et qui, après avoir attaché son nom à un coup d’état irréprochable et à l’inauguration du seul système politique qui pût sauver la monarchie, s’est peu à peu retiré des hautes régions du pouvoir, pour consacrer, dans une vie plus modeste, mais toujours utile, des facultés toujours animées au bien de son pays et de ses amis ?

Cherchons à fixer nos idées sur les quatre époques que nous avons distinguées.


IV.


Il est difficile, le lendemain d’un grand événement politique, de savoir où sont les vaincus. La liberté n’existe guère alors, ou si elle existe, les partis ne s’y fient pas assez pour se montrer ; on aime mieux se taire ou paraître en sympathie avec le plus fort. La restauration put donc, en 1814, croire pendant un temps qu’elle retrouvait le pays unanime en sa faveur. La France impériale, un peu confuse de ses défaites, n’osait réclamer à voix bien haute ; la révolution, depuis longtemps comprimée, façonnée aux revers, n’osait relever la tête. Incertaine et divisée, elle ne savait si elle devait s’envelopper de douleur dans les plis de son drapeau abattu, ou se réjouir d’échapper à la dure discipline qu’elle avait subie depuis quinze ans. On vit les vétérans de nos grandes époques, les uns adhérer avec une confiance un peu forcée au nouveau régime, les autres unir leur défiance au mécontentement des amis outragés de l’empire. Après les premières émotions de soulagement dues au retour d’une paix longtemps inespérée, le patriotisme s’aperçut de ses blessures et les sentit douloureusement saigner. Le parti de la monarchie s’était trop longtemps tenu à l’écart, il avait trop longtemps, au-delà comme en-deçà du Rhin, vu avec des sentimens, au moins fort combattus, les victoires des trois couleurs, pour ne pas se consoler assez facilement des disgrâces de la France, en songeant qu’après tout c’était un gouvernement usurpateur qui les avait amenées. Il ne réfléchit pas que le pays, par une généreuse injustice, absolvant les auteurs de ses revers, en accuserait ceux qui en profitaient sans y avoir contribué ; il ne comprit pas assez que le plus grand des malheurs était de triompher là où la France succombait. En même temps, clémente et désarmée, la restauration, représentée par une dynastie que ses infortunes mêmes semblaient convaincre de faiblesse, ne pouvait imposer, si elle ne savait plaire. Elle n’avait rien de ce qui intimide. D’ailleurs le nouveau paraît rarement durable, et la brusquerie des événemens qui avaient renversé l’empire faisait rentrer dans les esprits cette idée d’instabilité, qui depuis lors n’en est peut-être jamais complètement sortie. Ainsi, sous les apparences d’un acquiescement universel, il se créa un fonds de mécontentement général, sans haine, sans crainte et sans impatience. Dans la conviction que les événemens seuls avaient rétabli ce qu’on voyait, que toute la force du pouvoir était née des circonstances et disparaîtrait avec elles, on s’habitua à tout considérer comme un provisoire, à se figurer l’avenir au gré de ses vœux, de ses calculs ou des combinaisons de la prescience politique. Dans les classes les plus riches même, où l’on aime peu à pronostiquer les changemens, la conversation roulait ouvertement sur les chances de durée de la dynastie, sur la possibilité d’établir avec elle ou sans elle des institutions libres, sur l’avenir de la charte, sur l’éventualité des conspirations, sur les mouvemens novateurs de l’opinion naissante. On prédisait une crise sans la désirer, et surtout sans la craindre, et les fautes ou les travers du parti triomphant, jugés avec plus de dédain que de colère, paraissaient, sinon des griefs qui demandaient vengeance, au moins des symptômes qui annonçaient incompatibilité.

Et cependant, quoique rien ne parût solide, la chute fut imprévue. Le coup vint d’un côté auquel on ne pensait point. On avait spéculé sur beaucoup d’événemens possibles, excepté sur le plus probable. À l’exception d’un petit nombre de confidens, le 20 mars surprit tout le monde.

Ce retour de l’empereur, si rapide et si facile, eut un éclat extraordinaire, et comme Napoléon est de ces hommes privilégiés pour lesquels la poésie devance l’histoire, cet événement de sa vie a été souvent et sera longtemps encore célébré comme une sorte de prodige. Miraculeux ou naturel, ce n’en est pas moins le plus grand malheur qui lui soit arrivé, à lui aussi bien qu’à nous. — Mais M. Villemain a écrit l’histoire des cent jours, et c’est lui qu’il faut écouter.

Les cent jours firent grand mal à tout, même à la restauration qui les suivit. Quand elle s’accomplit, jamais gouvernement ne s’établit sous de plus tristes auspices, dans une situation plus désespérée, et son plus grand malheur fut de le sentir médiocrement. La joie du triomphe, bienveillante en 1814, fut vindicative en 1815. Sans doute la maison de Bourbon avait à se plaindre, elle pouvait s’indigner de plus d’un abandon ; elle avait trouvé peu de consolation dans les regrets du peuple. Elle s’était aperçue qu’elle ne tenait au sol par aucune racine. Le parti royaliste, effrayé de son isolement, exaspéré par ses mécomptes, voulait chercher la force où la cherchent les gouvernemens irrités. Désabusé de la confiance, il espérait dans l’oppression. Les mesures de rigueur parurent à la fois des actes de justice et de politique. Mais parmi les faits que l’on qualifiait de trahison, quelques-uns avaient été précisément inspirés par les illusions de la fidélité ou du patriotisme ; d’autres que l’honneur condamnait, n’avaient aucun des vrais caractères du crime ; tous tenaient à des circonstances générales pour lesquelles les lois pénales ne sont pas faites. Quand les révolutions se précipitent coup sur coup, ce n’est pas le moins funeste de leurs effets que de rendre obscure et vacillante la notion du devoir, et de mettre en conflit des opinions qui peuvent être également plausibles, des sentimens qui peuvent être également honorables. Pour s’élever alors, en jugeant les actes, au-dessus des emportemens momentanés d’une aveugle rigueur, il suffirait de considérer comment les apprécient, après que le temps a marché, ceux mêmes qui ont le plus le droit de les condamner. Par exemple, qui assurerait que, si un plomb fatal n’eût donné la mort au plus illustre de ceux qui moururent alors, le même prince qui l’a laissé immoler ne lui aurait pas confié huit ans après des armées à commander ? Le ministre qui dressa la première liste de proscription était lui-même une preuve vivante que l’oubli peut couvrir des souvenirs tout autrement sinistres que de soudains changemens de drapeau, inévitables aux jours de révolution.

Mais ainsi n’en pouvaient juger tant d’hommes inexpérimentés, promus par les événemens au rang de faction dominante. Il faut avoir vécu alors pour bien comprendre à quel point l’esprit de parti et la fausse raison d’état peuvent tromper la conscience et égarer la raison. Ni l’honneur du gentilhomme, ni la piété du chrétien, ni la frivolité de l’homme du monde, ni la douceur des mœurs et la politesse des manières, ne préservaient une portion de la société française de ces violences d’opinion et de calcul qui ensanglantent le drapeau d’un vainqueur et créent contre lui des griefs inexpiables. Sans doute on a exagéré le mal, la déclamation a envenimé les souvenirs et aigri les ressentimens ; mais la facilité même avec laquelle elle a fait accueillir les fictions de la haine indique assez dans quelle disposition la réalité avait laissé les cœurs. Si l’on considère en lui-même, plutôt encore que dans ses actes, l’esprit de 1815, on ne peut guère être trop sévère. Rarement cette sorte de perversité involontaire, cette méchanceté désintéressée qu’engendrent les passions politiques, s’est montrée plus naïvement odieuse chez des hommes qui d’ailleurs s’estimaient eux-mêmes et qui se croyaient justes. Jamais cette leçon de la faiblesse humaine n’a été plus claire et plus frappante. Celui qui a vu de près cette époque sans en partager les passions, et qui n’aurait pas été guéri du mal des persécutions et des réactions politiques, serait condamné à ne jamais rien apprendre.

Tels sont malheureusement les souvenirs dominans que la première année de la seconde restauration a laissés à la France. Elle eut pourtant d’autres et meilleurs résultats. Le parti royaliste était arrivé en majorité dans l’assemblée élective. Le gouvernement, faible devant ses exigences et ses menaces, résistait cependant, et opposait la prérogative royale aux forces parlementaires. L’usage de ces forces, dans quelque esprit qu’il fût dirigé, familiarisa et même en une certaine mesure raccommoda avec les institutions délibératives quelques-uns de ceux qui en avaient été jusque-là les mortels ennemis. Ces formes constitutionnelles d’un si mauvais renom, d’une si fâcheuse origine, devenaient une arme précieuse pour les mains auxquelles elles n’avaient pas été destinées. On fut conduit à opposer les chambres à la royauté pour la plus grande gloire du principe monarchique. Cette charte accordée à la révolution servit de poste avancé aux amis de la contre-révolution, comme ces ouvrages construits pour le défenseur, et dont l’agresseur s’empare pour s’y loger à son tour et attaquer de plus près. Les nécessités de la lutte rendaient moins difficiles et peu scrupuleux ceux qui avaient anathématisé cent fois toute résistance à l’autorité, et l’apôtre rigoureux de l’unité du pouvoir sans limite se servait de la division du pouvoir pour entraver ou dominer la volonté royale, heureux de faire tourner au profit du parti monarchique l’affaiblissement de la monarchie. D’autres, plus flexibles, plus pratiques, entrevoyaient la possibilité de conserver le mécanisme constitutionnel en le faisant jouer dans une direction qui plaisait à leur parti. Une opposition de circonstance les amenait à une véritable intelligence et même à un certain goût de la stratégie parlementaire. M. de Chateaubriand, malgré les erreurs d’une polémique plus véhémente que judicieuse et les méprises d’une vanité qui choisit mal ses griefs et ses appuis, rendit alors de véritables services. Il inventa le brillant sophisme qui servit à son parti d’épée et de bouclier. Il leur montra comment on pouvait verser le vin nouveau dans les vieux vaisseaux, et déguiser la contre-révolution sous un masque de libéralisme, sorte de fiction dont il ne parvint plus tard à faire une vérité qu’en changeant insensiblement de côté, et en revenant par un long détour au parti des institutions populaires.

Mais la France, défiante et blessée, tint peu de compte de ces subtiles distinctions, de ces évolutions savantes. Elle s’obstina à voir dans le parti de 1815 un ennemi des garanties que la révolution tenait de la loi fondamentale. Elle crut ses droits et ses intérêts nouveaux en péril tant que les portes du pouvoir restaient ouvertes du côté de la contre-révolution, et elle ne respira qu’au jour mémorable où la royauté, la couvrant elle-même de son sceptre, éloigna d’imprudens amis. Un ministre dont nous parlions il n’y a qu’un moment, et qui, jeune alors et sans antécédens, était à peine connu du public, avait, moins par les calculs d’une profonde ambition que par les habiles services d’une activité bienveillante et par le talent de plaire au monarque en l’éclairant, gagné la première influence dans l’état. Choisissant bien ses amis, acceptant les conseils, prompt à les rendre praticables et à les changer en résolutions, flexible et décidé, doué d’un coup d’œil assez sûr pour se passer de méthode et même de prévoyance, M. Decazes, qui depuis longues années a cessé de toucher au pouvoir, exerçait alors dans le conseil une prépondérance qu’on lui aurait plus disputée, si elle avait été dès l’abord plus aperçue. Il vit avec clarté l’angoisse de la France et le péril du pouvoir, et l’ordonnance du 5 septembre fut rendue. Peu d’actes importans de gouvernement ont été aussi promptement compris de la nation et accueillis avec une intelligence plus reconnaissante ; Les conséquences s’en étendirent à deux règnes. Louis XVIII restera dans l’histoire caractérisé par cette mémorable mesure, qui lui appropria la charte constitutionnelle mieux que tous les préambules et que tous les discours. L’homme d’état qui a décidé alors sa volonté a fait une des grandes choses de notre temps.


V.


Sous l’impulsion donnée par l’ordonnance du 5 septembre s’ouvrit, avec la seconde époque de la restauration, la voie du véritable gouvernement représentatif. On y marcha lentement, maison y fit de grands pas. D’éminens esprits, cherchant à la fois la théorie et la pratique des institutions de la France en présence de la France même, ouvrirent le cours d’enseignement politique le plus utile dont jamais peuple ait entendu les leçons. Au milieu de la tranquillité générale, sous l’influence d’une prospérité jusqu’alors inconnue, fruit naturel du bienfait de la paix ajouté pour la première fois aux bienfaits généraux de la révolution, il se déploya un spectacle digne d’intérêt et d’envie : celui d’une nation formée, il le semblait du moins, par les plus fortes et les plus diverses expériences, s’essayant à perfectionner à l’œuvre le gouvernement tout à la fois nécessaire et nouveau que ses fondateurs mêmes avaient à peine cru possible. Trois années s’écoulèrent, pendant lesquelles le progrès fut continu et signalé même par deux ou trois conquêtes éclatantes. La loi des élections, la loi sur le recrutement de l’armée, la discussion célèbre d’une loi sur la presse, furent à la fois des dates et des résultats qui devaient, on le croyait alors, rester dans notre histoire politique.

Une grande prudence, et par conséquent un peu de timidité, car l’une ne va guère sans l’autre, caractérisait le parti qui dominait alors, et dont l’influence se signala par de réels services rendus au pays. Une certaine hésitation se trahissait dans sa marche. Des craintes et des scrupules venaient dans son sein s’ajouter aux dissentimens et aux rivalités inévitables. C’est dès-lors que put se laisser apercevoir dans ce parti, essentiellement modéré, la distinction de deux nuances qui tendront toujours à diviser tout parti de gouvernement, et qui sont très bien désignées par les dénominations connues de centre droit et de centre gauche. Cette distinction se prononça, s’attesta par la dissidence progressive de M. Lainé et de M. Royer-Collard. Ce n’est guère que pendant l’année 1817 que rien ne parut de ce qui les divisait, et que leur accord extérieur dissimula une divergence qui devait arriver jusqu’à l’antagonisme.

Il nous conviendrait peu d’opposer dans un parallèle ces hommes remarquables. Celui dont nos sympathies nous rapprocheraient le moins, et qui d’ailleurs, pour l’impartialité même, ne peut, il s’en faut, être sous aucun rapport égalé à l’autre, M. Lainé, réunissait encore des mérites divers, et sa mémoire est universellement respectée. Son esprit avait de l’élévation et de la subtilité, à défaut de force et d’étendue ; son talent, un peu déclamatoire, joignait la gravité à l’émotion. La pureté de sa vie, la simplicité de ses mœurs, la dignité de sa personne compensaient ce qui pouvait manquer à son caractère pour plaire et pour dominer. Susceptible de prévention et de défiance, il pouvait inspirer l’une et l’autre, et quelque chose d’incertain, de réservé et d’irritable ôtait à sa conduite cette franchise d’allure sans laquelle on ne gouverne pas longtemps. Le tour d’esprit et le genre de supériorité de M. Royer-Collard, sans compter tout le reste, n’allaient nullement à l’intelligence de M. Lainé, et s’il y a quelque chose de fondé dans cette distinction spirituelle de M. Sainte-Beuve, qui a classé un jour tous les esprits politiques de notre temps en girondins et en doctrinaires, il est certain que celui pour qui la dernière épithète fut inventée ne dut jamais être goûté, ni, j’en ai peur, compris de celui à qui il nous faudra bien attribuer la première. Il y avait en effet du girondin dans M. Lainé, plus l’austérité et la circonspection.

M. Royer-Collard, qu’il faut renoncer à peindre faute de le pouvoir faire en quelques traits, avait dans la monarchie d’alors cette confiance que tout esprit philosophique doit porter à ce qu’il tient pour la vérité. « Elle est la vérité dans le gouvernement, » disait-il. Aussi, quoique des souvenirs toujours présens le rendissent sévère à l’extrême pour les choses révolutionnaires, il en était plus éloigné par des répugnances que par des craintes, et il se persuadait volontiers que la vérité dans le gouvernement n’avait besoin que d’être servie avec habileté et décision pour triompher sans imposer trop de sacrifices aux idées absolues de justice et de liberté. Il ne se refusait pas aux concessions, mais il voulait qu’on les tînt pour concessions, et en consentant à des ménagemens temporaires, il entendait qu’on se proposât pour but la pleine réalisation du gouvernement de la charte. Sans fermer les yeux sur l’existence des partis, qu’il jugeait avec une sagacité inexorable, il comptait sur une France qu’il croyait voir se former en dehors d’eux ; il espérait en un prochain avenir, où les passions amorties, disparues avec les hommes, permettraient le libre développement des principes tour à tour exagérés et violés par les factions. C’est dans la session de 1817 que, tout en accordant au pouvoir les lois d’exception qu’on jugeait encore indispensables, il se plut à en prédire le terme, et signala pour la première fois l’avènement de ce qu’après lui on a nommé de toutes parts la France nouvelle. Il faut redire ses paroles.

« Voilà qu’enfin, après trente années qui se sont écoulées depuis l’origine de nos troubles, une nation nouvelle s’avance et se range autour du trône renouvelé comme elle. À mesure qu’elle s’avance, elle recueille dans ses rangs tous ceux qui n’ont été ni mazarins ni frondeurs, et qui n’ont voulu que le bien de l’état, espèce de gens, dit le cardinal de Retz, qui ne peut rien au commencement des troubles, et qui peut tout à la fin. La nation dont je parle, innocente de la révolution dont elle est née, mais qui n’est point son ouvrage, ne se condamne point à l’admettre ou à la rejeter tout entière. Ses résultats seuls lui appartiennent, dégagés de tout ce qui les a rendus irrévocables. Supérieure aux partis en force, en dignité, en bon sens, exempte du vieux levain de discorde qui les tourmente, étrangère à leurs querelles, qui sont déjà loin d’elles, leurs excès lui ont enseigné la modération, leur turbulence lui a fait un besoin du repos ; elle vient, au nom de la patrie commune, leur commander le silence et l’inaction. En elle réside aujourd’hui la véritable France ; c’est elle qui a reçu la charte, c’est elle qui la possède, c’est pour elle que vous faites des lois, c’est dans son intérêt seulement qu’il vous est permis de disposer d’un avenir qui n’est plus qu’à elle. Alliée naturelle d’un gouvernement qui la protège, et dont elle fait toute la force, unie avec lui de volonté, d’intérêt et de puissance, elle se confie avec amour au roi qui lui a été rendu, et ne lui demande que de régner sur elle par les lois que lui-même lui a données. Enfin elle veut la légitimité, l’ordre, la liberté ; mais elle ne connaît, n’estime et ne souhaite rien au-delà. Pour elle, les temps qui ont précédé notre révolution sont relégués dans l’histoire. »

C’était là le langage de la pure sagesse. Telle était ou plutôt telle pouvait être la nation nouvelle, celle qui ne devait dater que de la charte son entrée sur la scène du monde ; mais, pour qu’elle pût être ainsi, il fallait au moins que la royauté et son gouvernement acceptassent pleinement ce programme, et que, sans mélange et sans faiblesse, cette politique fût, d’une façon aussi claire que le jour, celle de la restauration. Or, on doit en convenir, malgré beaucoup d’excellentes intentions et d’utiles mesures, bien des craintes plausibles, des préjugés excusables, des difficultés intérieures empêchaient le pouvoir de déployer franchement ce drapeau, et cet idéal n’était pas réalisé. Il ne l’était point par la nation même. Elle avait aussi des défiances et des préventions très concevables, des ressentimens naturels, enfin des passions. On ne s’en douterait guère, la France a été une nation passionnée. Pour que ces causes de trouble moral ne produisissent pas leurs effets, il aurait fallu une constance de sagesse, d’habileté et de bonheur qu’on ne peut guère attendre d’un gouvernement, quel qu’il soit, et par suite des difficultés et des collisions qui se renouvelaient sans cesse, de part et d’autre on s’écarta de cette juste mesure, qui était la condition du succès. Ici, on fut constitutionnel avec tremblement ; là, monarchique avec défiance. Ce n’était que trop donner lieu aux partis de s’abandonner sur la pente de leurs passions, et au-delà des partis, les factions, animées par d’implacables inimitiés, travaillèrent comme de concert, les unes à miner la charte, les autres la royauté. Bien des sentimens honorables ou innocens à l’origine purent de tous côtés se changer ainsi en principes de renversement et de désordre, et l’inquiétude, croissant de proche en proche, dut un jour enfin mettre un terme aux progrès réguliers, aux luttes pacifiques, aux rivalités légales, et rouvrir la porte à tout ce qui ne pouvait se tenter et réussir qu’aux dépens de la prudence, de la paix ou de la loi. À partir de 1820, il y eut un temps d’arrêt dans la marche heureuse et tranquille du pouvoir. Des remèdes divers, tous extraordinaires, furent proposés à des maux dont on méconnaissait en partie la cause, et dont on exagérait les dangers. Ce qui avait réussi jusqu’alors parut imprudent. D’excellens esprits modifièrent leurs idées sous l’influence de leurs alarmes. Des amis sincères de l’état crurent que, dans le doute entre le danger de continuer à marcher et celui de revenir en arrière, le dernier était encore le moindre, et que la politique des précautions était après tout plus sûre que celle des concessions. C’est l’éternelle question de la résistance et du mouvement, de la conservation et de la réforme. Je suis prêt à convenir que la moins hardie de ces deux politiques n’est pas pour cela mauvaise en elle-même, et qu’elle a ses chances de réussite et ses jours d’à-propos. Jusqu’ici cependant ses succès n’ont pas décidé qu’elle fût toujours la meilleure dans les cas douteux.

Des événemens imprévus vinrent ajouter à la force d’impulsion qui entraînait le pouvoir vers un système purement défensif. Parmi les incidens funestes, et ils sont nombreux, qui viennent si souvent compliquer ou entraver chez nous la conduite des affaires, le crime, disons-le avec une amère tristesse, joue un rôle important. La catastrophe du 13 février 1820 fut une calamité publique. Elle servit, comme toujours, au parti qui s’en montra le plus fastueusement indigné, et, comme toujours aussi, elle lui prêta cette force ardente et factice qui précipite les fautes. Les événemens sont souvent plus funestes encore comme prétextes que comme malheurs.

Le ministre qui avait inauguré au 5 septembre l’ancienne politique, et qui se fût prêté, dans l’inquiétude dont on l’entourait, à la modifier ou à la suspendre, eut le bonheur d’être dispensé, par les furieuses attaques de ses ennemis, de la tâche difficile de revenir sur ses pas, et les hommes habiles et éclairés qui entreprirent sans lui de diriger ce mouvement un peu rétrograde n’en restèrent pas longtemps les maîtres. Leur sagesse l’aurait sans doute arrêté à ce point où il n’eût rien compromis d’essentiel. Ceux mêmes qui souhaitaient un autre système ne pouvaient méconnaître qu’il y a presque toujours plusieurs manières de gouverner un pays, et que celle qui leur plaisait le moins pouvait être pratiquée avec une prudence qui en conjurât les dangers et en assurât le succès. C’est à cette prudence que ne se prêta point un des partis qui appuyaient le pouvoir, et, non content de l’appuyer, il l’entraîna.


VI.


La période qui s’écoula de 1820 à 1827, ou la troisième époque de la restauration, fut, dans la dernière et majeure partie de son cours, le règne, non de la contre-révolution, mais de l’esprit contre-révolutionnaire contenu par la charte. Je suis aussi profondément qu’alors convaincu que la direction était mauvaise, et que tout, même l’heureuse guerre d’Espagne, porta malheur à la restauration. Cependant il ne m’en coûte point de rendre justice non-seulement à d’honorables sentimens qui se firent souvent jour dans le pouvoir, mais à une habileté remarquable qui racheta plus d’une fois dans l’action les vices du système. On fit souvent avec sagesse des choses peu sages, et M. de Villèle n’est pas un ministre ordinaire.

Mais au sein d’une prospérité et d’une tranquillité auxquelles le gouvernement contribua pour sa part, un grand mal, un mal profond s’accomplit. Comme les attaches naissantes d’une plaie qui se cicatrise, les liens qui commençaient à réunir la nation et la monarchie se déchirèrent, et la plaie s’enflamma. Cette nation, qui devait être gagnée ou désarmée par la charte, fut peu à peu amenée à faire de la charte même son arme de défense et de guerre. Cette France nouvelle, dont nous voyions tout à l’heure saluer l’apparition comme du véritable appui de la monarchie renouvelée, fut au contraire repoussée du côté où la monarchie n’était pas. L’abîme se rouvrit, l’abîme se creusa entre le pays et la restauration. L’habileté accidentelle, la modération relative, rien ne réussit à tromper, à calmer, à briser cet instinct de défiance, qui, s’emparant de la nation, la conduisit par le ressentiment à l’impatience. Ses justes mécontentemens s’aigrirent de mille causes imaginaires de désaffection et d’inimitié. Il y avait précisément assez de liberté pour que la propagation de la malveillance fût puissante et rapide. Les partis inquiets, puis offensés, puis hostiles, fortifiés par la venue de ces générations nouvelles, exemptes des tristes souvenirs qui laissaient un fonds d’effroi dans les âmes les plus fermes, devinrent de plus en plus redoutables, et par là même avec leurs forces s’accrurent leurs griefs. Il se forma comme une coalition naturelle de toutes les opinions qui, avec des nuances innombrables, s’accordaient à repousser cet esprit contre-révolutionnaire, dont la victoire eût consterné la sagesse et déchaîné la passion. L’espérance de le voir triompher un jour, l’obstination seulement à n’en jamais abandonner l’envie, suffisaient, chez ceux qu’on en soupçonnait, pour rendre leur concours odieux au peuple et nuisible au pouvoir. Ils ne comprenaient pas que parler seulement avec un goût spéculatif de la contre-révolution, c’était menacer le pays d’en ressaisir l’occasion, si elle s’offrait, et l’aliéner pour une chimère, car si la chance de revenir à l’ancien régime était chimérique, ce qui ne l’était pas, ce qui n’était que trop réel, c’était cette misanthropie politique qui, toujours indignée du présent et le condamnant au profit du passé, semblait ne rêver que revanche à prendre et démenti à donner aux prétentions de la France nouvelle. Il y avait là une fatale question de point d’honneur entre un parti et la nation.

Personne ne peut nier aujourd’hui qu’à la fin de 1827, une défiance générale n’entourât le gouvernement. Le résultat des élections en fut la preuve décisive. De quelque manière qu’on juge l’esprit qui anima les électeurs, il était la condamnation de la politique suivie jusque là. S’il était éclairé et sage, le gouvernement avait tort. Si l’esprit public s’égarait, un gouvernement qui, en six ans de durée et de succès, s’était au sein de la prospérité publique aliéné l’opinion, ne pouvait avoir eu dans l’ensemble de prévoyance ni d’habileté. Sa chute aurait dû servir de leçon à ses amis.

Alors commença cette quatrième époque de la restauration à laquelle un homme d’esprit et de talent, plus fait pour bien servir un gouvernement que pour le diriger, M. de Martignac, a attaché son nom. Cette fois encore la réconciliation parut possible, et avec la réconciliation l’affermissement de toutes les institutions. Cependant l’œuvre était plus difficile qu’en 1819, mais le succès aurait pu être plus durable. La France se sentait très forte ; elle avait conscience que le temps était pour elle. À mesure que la société politique se recrutait par des générations nouvelles, l’esprit qui l’animait devait se prononcer davantage. Au commencement de la restauration, le monde était rempli de témoins de la révolution. Les fautes et les revers, ou, pour tout dire, les crimes et les désastres leur avaient laissé parfois des passions assez vives, plus souvent des sentimens de découragement et de crainte. La répugnance pour les hommes et les idées d’ancien régime s’unissait à la défiance envers les hommes et les choses de la révolution ; mais en 1828 le temps avait modifié les élémens de la société. À mesure que ceux pour qui les temps qui ont précédé notre révolution étaient relégués dans l’histoire entraient sur la scène, ils apportaient à leurs devanciers toute la force de la jeunesse et de l’espérance. La monarchie, si elle ne savait se concilier cette force, allait la rencontrer incessamment devant elle, chaque jour moins maniable, chaque jour plus puissante. S’il eût été donné au prince qui régnait alors de mourir sur le trône, il aurait d’année en année vu se développer cet esprit nouveau qu’il regardait comme son vieil ennemi, et qu’il se faisait gloire de n’avoir jamais compris. Charles X avait beaucoup plus d’esprit que ne lui en attribuait la commune renommée, de bons Juges lui en ont trouvé même plus qu’à son frère ; mais l’histoire prononcera tout autrement, et l’histoire sera juste. Ce roi aimable et spirituel, à la faute irrémédiable d’avoir en aversion à peu près toutes les opinions et tous les sentimens de son peuple, ajoutait l’irréparable inconvénient de n’avoir de sa vie conduit par lui-même une affaire de guerre, de diplomatie ou d’administration. Il était donc dans les conditions requises pour unir le plus mauvais système politique à la plus mauvaise exécution. Il semblait un de ces hommes prédestinés à porter à leur cause le coup mortel.

Grâce à lui, l’existence du ministère Martignac ne fut jamais prise que pour une trêve. La royauté s’attacha à prouver qu’elle le supportait, mais ne le soutenait pas. Les ministres n’étaient d’aucune façon en mesure de se rendre forts par eux-mêmes et de s’imposer à la couronne. La confiance n’était nulle part. Cabinet, chambres, nation, le roi se défiait de tout. Ni sur le roi, ni sur les chambres le cabinet ne pouvait compter. Les chambres suspectaient les intentions de la cour et la faiblesse du ministère. L’opinion publique n’était assurée que d’elle-même. Jamais aucune époque n’a été plus propre à préparer la chute d’un gouvernement. Plus qu’en 1789, s’il est possible, la France avait foi dans sa raison, dans sa volonté, dans sa force ; certainement, plus qu’en 1789, elle jugeait la royauté hors d’état de lui résister longtemps ; sans se proposer de la renverser, elle la croyait capable de se perdre, et elle était décidée à la laisser faire.

Ainsi s’explique la dernière époque de la restauration, celle où tout le monde vit avec une clarté parfaite se préparer jour par jour, heure par heure, une infaillible révolution.

Je me borne à indiquer l’événement. Que d’autres le décrivent et le jugent. Croire à la nécessité de le défendre serait à mes yeux manquer de respect à la France.

Il vaut mieux généraliser les questions, et, prenant la révolution de 1830 comme un des événemens du même genre auxquels doivent s’habituer les hommes du XIXe siècle, chercher à tempérer par des considérations toutes politiques soit l’âpreté des principes absolus, soit la vivacité des sentimens irréfléchis. En ce moment, les révolutions ne sont pas en faveur. Ceux qui en ont fait, ceux qui en vivent, tiennent le même langage que ceux qui en ont souffert. Dans l’affaiblissement général des convictions et des courages, on voudrait un refuge, une sauvegarde contre les grands mouvemens sociaux, et l’on se jette dans ces croyances de statu quo qui ne calment que l’inquiétude d’esprit, ou dans ces passions de repos à tout prix qui se persuadent qu’il suffit de craindre un danger pour le conjurer.

Il faut à la guerre une bonne cause et la victoire ; mais il ne suffit point de supposer l’une et l’autre pour les avoir, et toutes les affirmations du monde ne créent rien de ce qu’elles signifient. Ce qu’il faut, c’est une réalité qui persuade les peuples, leur inspire la foi et le respect, c’est-à-dire la conviction qu’il y a là quelque chose d’indispensable à leur salut. Or comment une telle conviction peut-elle s’établir, si ce n’est par des preuves de fait ? Comment inspirer le respect autrement qu’en le méritant et en l’obtenant ? Ce sont choses si claires qu’on rougit de les redire. Ce qu’on appelle la légitimité s’acquiert comme elle se perd, car elle n’est et ne peut être que l’inviolabilité reconnue. Il serait difficile de prouver qu’elle ait jamais été autre chose. L’histoire est remplie d’événemens approuvés par la postérité qui témoignent à quelles conditions l’hérédité royale se maintient ou s’interrompt. Aujourd’hui surtout, et en vue de l’état de l’Europe, il serait étrange de faire une vérité absolue d’une pure convention politique. Non-seulement plus d’un royaume nous montre durables et prospères des violations de ce principe qu’on suppose éternel ; mais là même où l’on se pique de le maintenir, on n’y réussit guère aujourd’hui qu’à la faveur des abdications, c’est-à-dire qu’on en dissimule les violations, même volontaires, par les apparences. Les abdications sont toujours imposées par une force majeure, celle au moins des événemens ; elles ont pour la plupart au fond une origine révolutionnaire. Elles sont donc l’indirect aveu de la nécessité politique de contrevenir dans l’occasion à la règle de l’hérédité, et de s’en affranchir de manière ou d’autre. Exiger une renonciation ou exclure une dynastie sont des actes qui ne diffèrent que par la gravité, et qui, selon les cas, sont ou ne sont pas légitimes, mais enfin qui peuvent l’être ; on l’admet, et tout est là. Lorsque des hommes très distingués ont soutenu que la révolution de 1830 aurait mieux fait de consacrer sur la tête d’un enfant le principe de l’inviolabilité royale, ils ont admis sans difficulté, et comme allant de soi, le fait préalable d’une double abdication. Dans l’état présent des sociétés, il est difficile en effet de ne point accepter comme inévitables, parfois indispensables, ces interruptions de l’ordre établi ; mais parler après cela de principe inviolable et de droit sacré n’est plus possible dans la plupart des grandes monarchies de l’Europe. Les faits tout-puissans forcent ainsi les esprits les plus rétifs à reconnaître que les trônes sont d’institution humaine comme tous les autres moyens par lesquels les hommes ont tâché d’assurer le bien de la société, et que toutes les questions qui intéressent la royauté sont du ressort de la raison et de la politique. Les révolutions qui les décident sont, comme tous les actes des volontés humaines, justes ou injustes par elles-mêmes, et cela indépendamment des situations qu’elles changent et des prérogatives qu’elles déplacent. Il est toujours difficile, douloureux quelquefois, de discerner le droit véritable. Les temps où il est souvent séparé par le fait du droit traditionnel ou coutumier sont des temps laborieux pour les nations. Qui le sait mieux que nous ? L’histoire racontera la longue succession des angoisses auxquelles la transformation irrésistible des sociétés modernes aura condamné les hommes de l’Europe depuis l’ère de 1789. Qui voudrait cependant échanger notre temps pour une de ces époques d’engourdissement social où les peuples ne se sentent pas vivre, et reçoivent leur destinée toute faite comme le cours des saisons ?

Charles de Rémusat.

  1. Études historiques et biographiques, 2 vol. in-8o, chez Didier, 1857.