Des publications historiques en Italie

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DES
PUBLICATIONS HISTORIQUES
EN ITALIE.

Ce n’est pas chose facile de connaître à Paris ce qu’on imprime en Italie, et nous savons par expérience qu’il est plus aisé et plus expéditif de faire venir des livres de Calcutta et de Canton, que d’en recevoir de Palerme ou de Rome. Les Italiens, qui se plaignent d’être négligés et qui taxent volontiers d’indifférence les autres peuples, ne devraient pas oublier que les livres sont, comme toute autre chose, une marchandise, et que, pour répandre ses produits à l’étranger, il faut s’occuper de les y faire connaître, et d’aplanir les obstacles qui en empêchent la libre transmission. Ordinairement ces obstacles ne viennent que des consommateurs, qui, pour protéger la production dans leur pays, ont imaginé ce qu’on appelle aujourd’hui des lois protectrices. Mais il en est tout autrement dans le cas dont nous parlons : tandis que les livres italiens peuvent entrer librement en France, et que les livres français, soumis au-delà des Alpes à l’examen d’une censure méfiante, sont en outre, dans quelques états, frappés d’un droit d’entrée exorbitant, l’Italie est inondée de livres et de journaux français, et on ne peut se procurer nulle part à Paris les ouvrages italiens les plus importans. L’ascendant de la France, sa position géographique, l’universalité de la langue et de la littérature française, concourent sans doute puissamment à propager au dehors tout ce qui s’imprime à Paris ; cependant il faut surtout voir là un fait industriel. Les livres français sont annoncés dans de pompeux manifestes qu’on colporte d’un bout à l’autre de l’Italie ; des commis-voyageurs, qui traversent dans tous les sens ce pays, offrent d’une main du Bordeaux-Lafitte, et de l’autre les œuvres de M. de Lamartine. Des correspondances régulières sont partout établies avec les libraires, et des services de contrebandiers sont organisés pour introduire en Italie les ouvrages français, malgré la censure et les douaniers. Quant aux livres italiens, non-seulement au-delà des Alpes on ne fait aucun effort pour les répandre en France, mais il n’existe nulle part à Paris une maison de librairie où l’on puisse s’adresser pour faire venir un livre de Rome ou de Sicile. Tout se fait par correspondance particulière, il faut se servir d’une foule d’intermédiaires ; et souvent après avoir écrit dix lettres et attendu trois ans, on reçoit une réponse négative, si on a le bonheur d’en recevoir.

L’état politique de l’Italie, qui n’a ni capitale ni centre industriel, augmente évidemment la confusion et les difficultés. Dans ce pays où l’on imprime à la fois dans cent endroits différens, il faudrait du moins que le commerce intérieur fût très facile, de façon que les libraires étrangers n’eussent qu’à s’adresser à une seule ville pour faire leurs commandes, comme ils peuvent le faire par exemple pour l’Allemagne. Mais là les libraires ont la foire de Leipzig, et l’on est loin de songer à établir une foire semblable en Italie. Comment peut-on espérer d’y parvenir lorsqu’on voit le pape s’opposer avec tant d’obstination à ces congrès scientifiques qu’on a établis depuis peu de temps en Italie, et défendre si sévèrement à ses sujets d’assister à des réunions qui se tiennent sous les yeux du roi de Sardaigne ou du grand-duc de Toscane, et que l’Autriche tolère même dans le royaume lombardo-vénitien ? Dans les grands états, où tout aboutit au centre et où les moyens de communication intellectuelle sont rapides et assurés, ces réunions sont sans objet et sans résultats réels ; en Italie, au contraire, où tout est à faire, où l’on doit lutter contre toute sorte d’obstacles, ces congrès ne peuvent qu’être d’une grande utilité, et il faut louer sincèrement les princes qui, malgré la mauvaise humeur de la cour de Rome, savent encourager des conférences, où, après tout, on ne parle que de sciences physiques et mathématiques, d’histoire naturelle et de médecine.

Au moment où nous écrivons, le troisième congrès italien s’ouvre à Florence, et l’on peut être assuré que les savans seront noblement accueillis dans la patrie de Dante et de Machiavel. Sans vouloir exagérer les effets de cette réunion, il semble impossible qu’il n’en résulte pas un échange de lumières et de connaissances qu’on obtiendrait difficilement par d’autres moyens. On annonce, à cette occasion, une espèce d’apothéose de Galilée. Déjà, dans la première réunion qui avait eu lieu à Pise, on avait inauguré publiquement la statue de cet homme célèbre. Cette année, à ce qu’on assure, on se réunira dans une grande tribune construite exprès, et où l’on doit rassembler les manuscrits de Galilée, de Torricelli et de leurs principaux disciples, ainsi que les instrumens avec lesquels ces illustres physiciens renouvelèrent, au XVIIe siècle, en Toscane, la philosophie naturelle. En même temps on doit faire paraître une nouvelle édition des Essais de l’Académie del Cimento, accompagnés d’une histoire de cette fameuse société. Cet ouvrage, publié sous la direction de MM. Gazzeri et Antinor, physiciens distingués, sera donné en présent à tous les savans qui assisteront à la réunion, et servira à lier au nôtre le siècle de Galilée. Un tel hommage rendu aux hommes illustres qui ont honoré la Toscane, est bien fait pour exciter l’ardeur des jeunes qui interviendront à ce congrès, et qui, touchant de leurs propres mains la lunette de Galilée ou le baromètre de Torricelli, en présence des Amici, des Belli, des Marianini, des Melloni et des autres physiciens éminens que l’on espère voir assister au congrès, sentiront le besoin de redoubler d’efforts pour s’illustrer à leur tour. Si l’on parvient à exciter ainsi quelque émulation, quelque désir de gloire, on aura rendu un service inappréciable à l’Italie.

Il faut espérer aussi que par ces réunions on parviendra à diminuer et à éteindre peu à peu ces inimitiés municipales qui ont régné pendant tant d’années en Italie, et que, dans les derniers temps encore, quelques écrivains ont voulu ranimer. Heureusement ces tentatives n’ont pas eu d’écho, mais on ne comprend pas comment, après la publication d’une lettre de Monti, où ce poète célèbre avoue que c’est à l’instigation de l’Autriche qu’il a entrepris ce Projet de correction du vocabulaire de la Crusca, qui alluma la discorde entre les différentes provinces de l’Italie, il se trouve encore des gens qui de gaieté de cœur, et sans aucune suggestion étrangère, cherchent à faire revivre ces querelles. Ces entrevues fréquentes entre les savans italiens contribueront sans doute à resserrer les liens de tous les genres qui n’auraient jamais dû cesser de les unir entre eux.

Mais qui veut la fin veut les moyens, et si, comme nous devons le penser, ceux qui protègent les congrès scientifiques ont un but utile et noble, s’ils veulent concourir véritablement au progrès et à la propagation des sciences, ils ne se borneront pas à entourer d’une pompe passagère ces brillantes réunions. Ils sentiront que ces honneurs rendus à la mémoire de Galilée et de ses disciples sont une espèce d’expiation, et une manière de protester contre les persécutions qu’éprouvèrent ces hommes célèbres, contre les difficultés de toute espèce qu’on leur suscita. Ce n’est pas seulement pour flétrir une sentence de l’inquisition que nous faisons aujourd’hui l’apothéose de Galilée, c’est aussi pour couvrir de ridicule une censure qui forçait ce grand philosophe à écrire univers au lieu de nature, et qui ne permettait au plus illustre naturaliste du XVIe siècle, à Césalpin, de lire un ouvrage de botanique imprimé en Allemagne qu’après avoir gratté partout le nom de l’auteur, qui était luthérien. Ceux qui protestent contre ces énormités, et qui veulent aider réellement à la propagation des sciences, doivent commencer par permettre une plus libre manifestation de la pensée et laisser voyager facilement les écrits des savans qu’ils engagent à se réunir. Or, sous ce rapport, il y a immensément à faire en Italie, et l’on ne saurait s’imaginer quelles sont les vexations et les entraves de toute espèces qui arrêtent les libraires et les écrivains italiens. À Naples, où le droit d’entrée est si élevé que le prix des livres en est souvent plus que doublé, les censeurs (et il y en a partout en Italie) n’ont pas seulement le droit de refuser l’impression de tel ou tel passage et de l’ouvrage tout entier ; ils peuvent aussi imprimer en note au bas de la page une réfutation des opinions de l’auteur, et ce droit, dont ils usent assez volontiers, a donné lieu à une foule de quiproquos les uns plus plaisans que les autres. En Piémont, on arrache sans cérémonie d’un volume les pages qui déplaisent à la police ; et qui sait si celle-ci ne méritera pas cet honneur ! À Milan, il y a peu d’années que l’illustre astronome Oriani nous a dit à nous-même qu’il attendait inutilement depuis long-temps le commencement d’un ouvrage de mathématiques écrit en français, qui avait été envoyé à Vienne pour être examiné, et dont la censure impériale avait retenu le premier volume, ne permettant la lecture que du second. Quant au duc de Modène, il s’y est pris de manière à faire damner tous les bibliographes présens et futurs. Pour être sûr que ses sujets ne seraient pas pervertis par les mauvais ouvrages anciens ou modernes, il a ordonné, sous les peines les plus sévères, que tous les livres, sans exception, qui existaient dans ses états fussent présentés à une commission chargée de les examiner et de décider si l’on doit en permettre la lecture. Si la commission se prononce pour l’affirmative, elle fait apposer sur le titre et sur la dernière page de chaque volume (et même de chaque cahier, et de la moindre brochure) le sceau des censeurs. Si l’ouvrage est jugé illisible, on le confisque, et l’on rend en place quelques bons livres (bons livres de Modène !), tels qu’une traduction italienne du traité de l’Indifférence en matière de Religion, par M. de Lamennais, des catéchismes et autres ouvrages semblables. Nous possédons des livres échappés de Modène, et nous pouvons assurer qu’il est impossible de rien voir de plus affreusement sale et laid que ces volumes avec de grandes taches jaunes et graisseuses qu’on a décorées dans ce pays-là du nom de sceau de la commission de censure. S’il y a encore à Modène des amateurs d’Aldes et d’Elzevirs, nous les plaignons sincèrement d’être forcés de soumettre les précieux bouquins qu’ils paient si cher au timbre salissant de leur bien-aimé souverain.

Ces usages, ces rigueurs ridicules paraissent appartenir à d’autres siècles, et seront jugés sévèrement par la postérité. Les gouvernemens qui parlent de protéger les sciences ne sauraient proscrire les livres ; mais, à ne considérer que le côté économique de la question, il ne faudrait jamais perdre de vue qu’on ne tond pas les brebis qui n’ont pas de laine, et qu’on enlève à l’état une source féconde de produits en ne favorisant pas la libre circulation et l’exportation des ouvrages de toute nature qui s’impriment journellement, et en grand nombre, en Italie. On doit reconnaître cependant qu’il a été fait récemment un grand pas en faveur de la librairie. Plusieurs princes Italiens se sont entendus pour assurer aux auteurs la propriété littéraire qui n’existait pas auparavant, et qui même, dans le cas où l’on aurait obtenu un privilége spécial, était annulée par les contrefaçons qui se faisaient partout dans les états limitrophes. Nous ne pouvons pas nous arrêter ici sur cette mesure qui, tout en favorisant les écrivains, aura pour premier résultat de développer en Italie ce qu’on serait presque tenté d’appeler la littérature industrielle, et qui pourrait bien conduire les éditeurs, ce qui serait un surcroît d’entraves pour les écrivains, à n’imprimer que des ouvrages rédigés avec assez de réserve pour mériter d’être approuvés successivement par toutes les censures des divers états qui se sont entendus à ce sujet. Nous nous bornerons à faire remarquer qu’une telle convention resterait sans aucun effet, si l’on n’adoptait pas des mesures efficaces pour faciliter la circulation des livres publiés dans tous les états qui se sont accordés sur ce point. En attendant, il est urgent que les libraires italiens s’entendent pour former à Paris un entrepôt de leurs livres, et pour faire connaître rapidement en France, et dans le reste de l’Europe, tout ce qu’on imprime d’important sur l’histoire et sur l’érudition, en ne se bornant plus, comme on l’a fait jusqu’à présent, à envoyer ici des Dante, des Pétrarque et des Arioste ; car il y en a déjà une telle quantité, que les bouquinistes même en sont encombrés.

Bien qu’en apparence éloignées de notre sujet, ces considérations préliminaires nous ont semblé utiles, soit pour montrer quelle est la condition des écrivains en Italie, et quels sont les obstacles qu’ils doivent surmonter, soit pour nous ménager une sorte d’excuse dans le cas où nous aurions négligé des ouvrages que la difficulté des communications aurait empêché de parvenir jusqu’à nous. Il résulte aussi de l’état politique de l’Italie, qu’il est impossible de présenter l’ensemble des publications qui, souvent dans des vues fort différentes, se font dans les diverses parties de la Péninsule. Il faudra donc que le lecteur se résigne à nous accompagner dans notre excursion irrégulière où nous nous arrêterons çà et là, à tout ce qui nous semblera digne de remarque.

Il n’existe peut-être pas de pays qui puisse être comparé à l’Italie pour le nombre des chroniques et des travaux historiques de toute espèce dont elle a été l’objet. Du temps des républiques, chaque petite localité tenait à l’honneur d’avoir ses chroniqueurs, et de lutter, avec les municipalités rivales ou ennemies, de hauts faits, de légendes miraculeuses, et d’anciennes et fabuleuses origines. Plusieurs de ces chroniques sont écrites avec une vivacité et une simplicité admirables. Soit qu’elles nous racontent les voyages aventureux de Procida, qui préludait aux Vêpres siciliennes par la pratique de la médecine, soit qu’elles nous disent comment Rienzi, fils d’une blanchisseuse, ayant reçu un jour un soufflet d’un noble, imagina, pour se venger, le rétablissement de la république romaine, en les lisant on croit assister aux scènes dont elles nous ont conservé le souvenir, et, à travers une foule d’erreurs et de choses inutiles, l’on s’introduit dans la connaissance des mœurs du temps, beaucoup mieux qu’en étudiant les ouvrages plus savans sans doute, mais moins simples et moins naïfs, qu’enfantait au XVe siècle l’imitation des classiques. Dans le siècle suivant, l’histoire politique s’éleva à la plus grande hauteur sous la plume de Machiavel ; mais ni lui ni ses contemporains ne sentirent le besoin de fournir au lecteur les preuves de ce qu’ils avançaient, et l’on sait que, dans son immortelle Histoire de Florence, l’auteur du Prince n’a pas fait une seule citation. Plus tard, il est vrai, on commença à publier des recueils de pièces historiques, et à réunir les actes et les bulles des papes ; cependant c’est surtout dans le siècle dernier que l’on sentit la nécessité de donner les preuves de l’histoire, et qu’on fit paraître des collections considérables de pièces originales relatives à l’histoire italienne. On connaît assez en France les grands travaux de Muratori qui, non content d’avoir réuni en vingt-huit volumes in-folio les chroniques les plus importantes sur les diverses provinces de l’Italie, mit au jour les Annales, et ces Antiquités du moyen-âge remplies de la plus profonde érudition, et où toutes les parties de l’histoire de la Péninsule étaient discutées avec une admirable sagacité. On conçoit à peine aujourd’hui ces vies consacrées uniquement à l’étude, et l’on ne sait assez admirer ces hommes qui, pendant cinquante ans, poursuivaient sans relâche un travail, et produisaient, comme Muratori, un si grand nombre de volumes sur toutes les branches de l’histoire et de l’érudition. C’étaient là des savans de l’école de Du Cange, dont les journaux du temps, lorsqu’il fit paraître son grand Glossaire de la latinité du moyen-âge, disaient que « ce qu’il y avait encore de plus extraordinaire, c’était qu’un tel ouvrage n’eût coûté à l’auteur que vingt années de travail ! » Les journaux de notre temps ne sont plus forcés d’enregistrer de ces sortes d’éloges.

Outre les ouvrages de Muratori, qui sont répandus dans toute l’Europe, il a paru, dans le dernier siècle, en Italie, beaucoup d’autres travaux presque aussi importans et qui ne sont guère connus en-deçà des Alpes. Pour n’en citer que deux, les recherches de Giulini sur la Lombardie, en douze gros volumes, les chroniques et les antiquités du Picenum, par Colucci, en trente-un volumes in-folio, sont des recueils indispensables pour quiconque veut étudier à fond l’histoire italienne. Ils contiennent une foule de pièces qu’on chercherait vainement ailleurs ; et si l’on considère que depuis Charlemagne l’histoire de l’Italie n’a jamais cessé d’être étroitement liée à celle de la France, on comprendra tout l’intérêt que les savans français doivent attacher à ces collections. Soit qu’ils se rapportent, comme les travaux de Giulini, à ce duché de Milan que la France a possédé à plusieurs reprises ; soit, comme les recueils de Caruso et de Gregorio, qu’ils aient pour objet le pays où les Normands fondèrent un royaume, et dans lequel, plus tard, retentit le tocsin des Vêpres siciliennes, les ouvrages de cette nature peuvent être également utiles aux érudits des deux nations.

À côté de ces hommes laborieux qui ne cessaient d’exhumer des documens inédits et d’étudier l’antiquité, s’élevaient, au siècle dernier, les partisans des idées nouvelles qui, dans un pays comme l’Italie, couvert d’anciens abus, s’en allaient répétant sans cesse que toutes ces vieilleries n’étaient bonnes qu’à empêcher les réformes utiles. C’était là l’école de Voltaire et des encyclopédistes, et la guerre ne tarda pas à se déclarer entre les deux camps. Il était difficile, en effet, que Beccaria, par exemple, qui ébranlait l’Europe par son petit livre des Délits et des Peines et qui voulait délivrer l’humanité de la torture, ne crût pas qu’un savant comme Munsi, qui travaillait toute sa vie à donner la plus parfaite édition des conciles, et à compléter les annales des pontifes de Baronius, était le complice, pour ainsi dire, de ces hommes dont il étudiait si minutieusement l’histoire et les actes, et qui avaient si souvent présidé aux tourmens des hérétiques. Cependant les éditeurs des recueils historiques continuèrent encore leurs travaux, et les publications de ce genre ne furent interrompues que par l’invasion française. On doit bien regretter que sous l’empire, lorsque les dépôts les plus cachés, tels que les archives de Rome et de Venise, furent ouverts au public ; personne n’ait songé à exploiter des mines si riches. Ces regrets doivent être d’autant plus vifs, qu’à la restauration la plupart des dépôts de ce genre ont été soustraits de nouveau à la curiosité des savans, non sans avoir éprouvé auparavant des pertes notables à une époque où l’on ne pensait ni à en tirer parti, ni même à s’en assurer la conservation.

L’Italie a trop de grands souvenirs pour qu’elle puisse rester long-temps indifférente à son passé. Aussi, depuis quelques années, on a repris l’étude des monumens avec une ardeur qui augmente sans cesse. Seulement, ce ne sont plus les partisans des vieilles idées qui étudient l’histoire ; au contraire, à la tête de ces travaux se trouvent les hommes qui aiment le plus leur pays et qui désirent le plus le progrès. On comprend maintenant que, pour relever un peuple opprimé, qui a été si grand autrefois, et chez lequel la domination étrangère a pu affaiblir l’ancienne énergie, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de lui montrer son passé et de l’intéresser aux actions de ses aïeux, afin de lui inspirer le désir de les imiter. Il est impossible que des hommes doués d’un caractère si vif puissent rester indifférens au récit d’exploits qui ont rempli le monde d’admiration. Milan et Naples sont peuplées encore des descendans de ces hommes qui ont conçu la ligue lombarde et qui ont fait la révolution de Mazaniello. À Florence, on ne peut heurter une pierre qui ne rappelle le souvenir de Dante, de Machiavel, de Michel-Ange ou de Galilée. Si dans ces villes on ne trouvait actuellement ni la mâle énergie, ni l’ardeur pour les études qu’on serait en droit d’y chercher comme un héritage de ces glorieux souvenirs, il faudrait surtout s’en prendre au défaut d’éducation nationale. Aussi, la nouvelle école historique nous semble bien mériter de l’Italie ; au lieu de perpétuer les abus, elle veut concilier l’étude du passé avec le progrès, et diriger les recherches historiques vers l’instruction du peuple et la régénération lente et sûre de l’Italie : elle mérite à ce titre les sympathies et les encouragemens de tous ceux qui aiment cette belle et malheureuse contrée.

Le Piémont et la Toscane sont les deux pays où l’on s’occupe avec le plus d’activité de l’histoire de l’Italie. À Turin, le gouvernement a nommé une commission chargée de publier une collection de Monumens historiques, dont il a déjà paru trois volumes in-folio. Dans le premier il y a les chartes et les diplômes, le second contient les lois municipales, et le troisième renferme les historiens. Nous n’essaierons pas de donner ici l’analyse des matières contenues dans ces trois énormes volumes. Dans les diplômes se trouvent une foule de faits curieux et intéressans pour l’histoire du moyen-âge. C’est à l’aide de ces pièces surtout que l’on peut pénétrer au fond de cette histoire obscure et cachée ; c’est en étudiant ces recueils que les esprits trop systématiques peuvent apprendre à se défier de leurs premiers aperçus. Mieux que toute autre chose, les lois municipales, les statuts, nous font comprendre combien d’idées fausses ou incomplètes on se forme sur les républiques italiennes du moyen-âge. Ces républiques si industrieuses, si riches, si florissantes, où les arts étaient cultivés avec tant de succès, et que quelques auteurs ont voulu nous représenter comme étrangères à toutes les misères de l’humanité, n’ignoraient aucun des vices de la civilisation la plus raffinée, et il y a déjà cinq siècles que Dante en avait déploré la corruption. C’est surtout dans les statuts municipaux qu’il faut chercher les mœurs du temps. Tantôt les lois luttent vainement contre l’immoralité ; tantôt elles sanctionnent des droits qui nous paraissent, à nous, des abus épouvantables. Les jeux de hasard sont défendus sous les peines les plus sévères, et l’on voit en même temps se former des sociétés par actions pour exploiter l’adresse de quelques joueurs habiles qu’on envoie à grands frais, et munis de grosses sommes, dans toute l’Europe, pour dépouiller de leurs joyaux le duc de Bourgogne et d’autres princes qui se livrent avec fureur à la passion du jeu. Les opérations de bourse ne sont pas aussi modernes qu’on le suppose. À Gênes, à Florence, on jouait alors à la hausse et à la baisse. Le papier monnaie, que des marchands italiens avaient trouvé au fond de l’Asie, chez les Mongols, s’était promptement introduit en Italie, et amenait des banqueroutes et des catastrophes terribles. On condamnait au feu tout chrétien qui avait commercé avec une femme juive, et l’on adjugeait des dommages-intérêts à celui dont la concubine avait pris un autre amant.

Ces lois nous font aussi connaître ce qu’on entendait par liberté à cette époque. Jusqu’au moment de leur chute, ces républiques, qui, pour abattre les nobles et les barons, avaient décrété l’affranchissement des serfs de la glèbe, ont conservé la traite des blancs c’est-à-dire la vente et l’achat d’hommes blancs, indépendamment de toute propriété foncière. Les lois de la république de Florence, rédigées par des marchands et par des ouvriers, étaient souverainement injustes pour tout ce qui était au-dessus ou au-dessous de la classe qui gouvernait. D’une part, elles disaient à l’esclave : Même si tu te fais chrétien, tu mourras dans les fers ; et, si tu tentes de t’enfuir, on pourra violer le domicile des citoyens pour te chercher. De l’autre, elles disaient aux nobles : Vous serez éternellement exclus des droits politiques, et, pour vous flétrir, on rendra nobles tous ceux qui ont été condamnés pour meurtre, pour empoisonnement, pour vol, pour inceste, pour… La plume se refuse à écrire la dernière cause d’anoblissement ! On voit que la loi des suspects n’était qu’une bagatelle en comparaison du code des Florentins.

Nous le répétons, on ne saurait connaître l’histoire des mœurs en Italie qu’à l’aide d’une étude approfondie des arts originaux, des diplômes et des statuts ; car, on le sait, les historiens et les chroniqueurs s’occupent de préférence de la politique, des guerres et de tout ce qui a de l’éclat. C’est pour cela que nous applaudissons si franchement à ces publications qui se font à Turin par ordre du gouvernement. Depuis quelque temps, il n’a rien paru de cette collection, mais elle a trop d’importance, et, malgré quelques petites taches, elle mérite trop d’éloges, pour que l’on puisse supposer que l’on ne donnera pas la suite des diverses séries auxquelles appartiennent les trois volumes qui ont été publiés.

Les membres de la commission historique du Piémont ne se bornent pas à diriger les travaux dont nous venons de parler : ils ne cessent de faire paraître individuellement des travaux historiques dignes d’intérêt. M. Balbo, qui s’est occupé d’objets très variés, a commencé une histoire d’Italie dont il n’a publié que deux volumes. Il a traité en une série d’opuscules les questions les plus difficiles de l’histoire du moyen-âge, et il a fait paraître une vie de Dante. M. Vesme, dont les recherches ont été couronnées par l’Institut de France, est l’auteur d’un excellent ouvrage sur les vicissitudes de la propriété en Italie. M. Sclopis, jurisconsulte distingué, a commencé la publication d’une histoire de la législation en Italie, dont on désire voir la continuation. M. Sauli, qui prépare, à ce qu’on dit, un grand travail sur l’histoire littéraire du Piémont, a donné, sur les colonies des Génois en Orient, un ouvrage qui n’est pas connu en France autant qu’il devrait l’être. M. de la Marmora et M. Manno ne cessent de s’occuper de l’histoire de la Sardaigne, et cette île est devenue récemment l’objet d’autres publications intéressantes. Nous devons interrompre ici une énumération qui deviendrait fort longue si nous tentions de mentionner tous les travaux de MM. Peyron, Gazzera, Petitti, Saluzzo, Cibrario, Promis, Provana, et des autres savans piémontais qui se livrent aux recherches historiques avec une si louable ardeur. Nous nous bornerons à faire ici une remarque qui est tout à l’honneur du Piémont : ces écrivains, fort connus en Italie, appartiennent presque tous aux premières familles du pays, et, en travaillant, n’obéissent qu’au besoin de cultiver les lettres.

Ce qu’on fait à Turin avec le secours du gouvernement, on vient de le tenter en Toscane à l’aide d’associations de particuliers. Il serait fort difficile de trouver un autre pays aussi riche en chroniques, en mémoires, en pièces historiques de toute espèce. Pendant long-temps, dans presque toutes les familles de Florence, il y eut des registres où, de génération en génération, on inscrivait les évènemens de famille, ainsi que les faits les plus importans de l’histoire contemporaine ; ces manuscrits dont il existe encore un nombre très considérable, ont mérité souvent les honneurs de l’impression, et récemment encore le marquis Rinuccini a fait publier un de ces anciens journaux de famille qui contient des documens fort intéressans. Les archives de Florence sont nombreuses et importantes : les pièces les plus curieuses sont dans les archives des Médicis, où l’on a disposé dans un ordre admirable les correspondances et les actes de toute sorte, relatifs à l’histoire de Florence et à la famille des Médicis depuis le duc Alexandre jusqu’au moment où cette famille cessa de régner. Les correspondances secrètes, les dépêches originales des ambassadeurs toscans envoyés dans toutes les parties de l’Europe, se trouvent là jour par jour, depuis le commencement du XVIe siècle ; tout s’y conserve, jusqu’aux satires les plus sanglantes contre les Médicis, qui souvent après avoir puni l’écrivain, gardaient soigneusement dans leurs archives les ouvrages où ils étaient insultés. Du reste, ces archives renferment des souvenirs de plus d’un genre, et tout Florence sait qu’au milieu de la correspondance du cardinal Hippolyte de Médicis, qui vivait au commencement du XVIe siècle, on voit encore un paquet qui contient une poignée de barbe arrachée par le cardinal à un de ses ennemis, et placée dans les archives de la famille avec une inscription destinée à perpétuer le souvenir de cet exploit. Malheureusement, ces archives, qui contiennent tant de documens intéressans et instructifs, ne sont guère accessibles aux savans florentins, qui voient à regret les étrangers, les Allemands surtout, admis facilement dans un dépôt où jusqu’ici les gens du pays n’ont pu pénétrer qu’à grand’peine.

Il s’est formé à Florence, pour la publication des documens historiques, différentes société dont l’ame et le chef est le marquis Capponi, homme d’un grand savoir, et qui connaît merveilleusement l’histoire de son pays. Jusqu’à présent, M. Capponi a peu produit, mais les notes qu’il a ajoutées aux Documens d’Histoire Italienne, que M. Molini a tirés presque entièrement de la Bibliothèque royale de Paris, ont montré toute l’étendue de ses connaissances, et ont prouvé qu’il possède un talent indispensable en Italie : savoir, de dire tout ce qui est utile, sans que la censure y trouve rien à reprendre. L’une de ces associations a pour but de publier les relations des ambassadeurs vénitiens. On sait que la république de Venise avait voulu qu’à leur retour les agens diplomatiques qu’elle envoyait partout, depuis Ispahan jusqu’à Lisbonne, présentassent une relation historique, politique et statistique des pays où ils avaient séjourné. Ces relations, qui sont fort nombreuses, forment, par leur ensemble, une espèce d’histoire universelle moderne très instructive, et l’on ne saurait douter que des écrits qui faisaient si bien connaître les pays étrangers, n’aient contribué à l’éducation politique de cette aristocratie vénitienne dont la prudence était devenue proverbiale. Jusqu’à présent, on n’avait fait paraître qu’un petit nombre de ces relations, plusieurs de celles qui concernent la France ont été insérées par M. Tommaseo, sous la direction de M. Mignet, dans la Collection des Documens que publient les comités historiques, et il serait utile de compléter cette série. On vient de former à Florence le projet de donner une édition complète de ces relations, et la direction de cette entreprise a été confiée à M. Albèri, jeune savant aussi zélé qu’instruit, auteur d’une biographie très considérable de Catherine de Médicis. Cet ouvrage, rédigé surtout d’après des documens inédits qui existent en Italie, mériterait d’être répandu en France. Les relations déjà publiées par M. Albèri sont fort intéressantes : la correspondance de Capello, ambassadeur à Florence pendant que cette ville était assiégée par les soldats de Charles V, suffirait seule pour assurer à cette collection le suffrage du public.

Maintenant il vient de se former une autre société pour publication de toute sorte de chroniques et de documens relatifs à l’Italie. Ce recueil portera le nom d’Archives historiques. Le premier volume doit paraître sous peu, et l’on annonce qu’il contiendra des pièces intéressantes sur les Vêpres siciliennes. On dit que l’éditeur de ce volume sera M. Niccolini, homme éminent qui jouit en Italie d’une grande et juste réputation, et dont à peine quelques personnes en France savent le nom. M. Niccolini, qui prépare depuis long-temps une histoire des Hohenstaufen, est l’auteur de plusieurs tragédies qui ont eu un très grand succès : il n’est pas le seul poète en Italie qui sache s’illustrer dans des travaux plus graves et plus savans. Manzoni aussi a prouvé, par quelques essais qu’on voudrait voir complétés, que même comme historien, l’auteur d’Adelchi pourrait se placer au premier rang. On augure fort bien des Archives historiques de Florence, qui sont dirigées par des hommes zélés et instruits, et dont l’éditeur, M. Vieusseux, a toujours fait preuve d’une rare activité et des plus louables intentions.

Outre ces publications collectives, il a paru dans ces dernières années, en Toscane, d’autres travaux historiques remarquables à plus d’un titre. M. Polidori a mis au jour la chronique de Cavalcanti, ouvrage que l’on dit avoir été consulté souvent par Machiavel. Nous regrettons que, dans les notes, le savant éditeur ait cru devoir souvent critiquer quelques propos assez lestes échappés à l’historien. Cette espèce de lutte entre l’auteur et l’éditeur finit par indisposer le lecteur, et ne saurait jamais contribuer au succès de l’ouvrage.

Il ne serait guère possible de faire ici l’énumération de tous les ouvrages historiques qui ont paru en Toscane dans ces dernières années. Plusieurs sont d’un intérêt trop restreint et trop local pour qu’on puisse jamais espérer de les voir répandus en France. Il faut faire cependant une exception pour le Dictionnaire historique de la Toscane, par M. Répetti. Cet excellent livre, rédigé d’après des documens originaux et souvent inédits, se distingue d’une manière toute spéciale parmi les ouvrages du même genre. Les écrits de M. Ciampi, qui après s’être occupé d’archéologie avec succès, se livre maintenant à l’histoire moderne, et qui a pris pour objet de ses recherches les relations de la Pologne avec l’Italie, offrent un intérêt qui s’accroît encore par le sort commun de ces deux pays.

Nous ne saurions passer sous silence l’Histoire de la Peinture en Italie, que M. Rosini fait paraître à Pise, et qui est déjà connue en France par un article fort instructif de M. Raoul Rochette, inséré dans le Journal des Savans. Dans cet article, le secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts a fait l’éloge de cet ouvrage, auquel il faut joindre, en guise de supplément, la Correspondance inédite des artistes italiens, dont un savant allemand, M. Gave, qui, à la fleur de l’âge, vient d’être enlevé à ses travaux, avait mis au jour trois volumes avant de mourir. Il existait déjà un recueil du même donné dans le siècle dernier par Bottari, et dont il a paru récemment à Milan une édition plus complète ; mais M. Gave est remonté plus haut, et son travail, auquel on devrait trouver un continuateur, contient des documens du plus haut intérêt sur la vie des grands artistes et sur l’histoire des arts.

Une des plus importantes collections pour l’histoire du moyen-âge se publie à Lucques, ville surtout connue à l’étranger pour ces marchands ambulans de figures de plâtre qui se promènent dans toute l’Europe, et qui viennent de là. Cependant cette ville, qui est si intéressante pour l’histoire des arts, et qui a toujours produit des hommes distingués, a d’autres titres à l’attention des savans. Les archives de Lucques sont peut-être les plus riches qui existent en fait d’anciens documens : il y a là plus de quatre cents chartes antérieures à la mort de Charlemagne. La Collection des Documens relatifs à l’histoire de la principauté de Lucques, dont il a paru dix volumes et où se trouvent déjà en grande partie ces diplômes, mérite à tous les titres d’être consultée par ceux qui étudient sérieusement l’histoire moderne.

En Piémont et en Toscane, les travaux historiques sont, comme nous venons de le voir, à l’ordre du jour, et tous les savans s’en occupent. Dans les autres parties de l’Italie, il n’y a ni cette ardeur, ni cet ensemble, et les recherches auxquelles on se livre sont le résultat d’une disposition particulière et non pas de la tendance générale des esprits. M. Pezzana, conservateur de la bibliothèque de Parme, a continué avec succès les grands travaux entrepris dans le siècle dernier par le père Affò, sur l’histoire littéraire et politique du duché de Parme. On espère toujours que M. Giordani, qui vit dans la même ville, donnera suite à son projet, de s’occuper de l’histoire des arts. M. Giordani est un de ces hommes comme on n’en rencontre qu’en Italie. Doué d’un savoir immense, connaissant à merveille l’histoire de son pays, écrivant l’Italien avec une élégance et une pureté qui rappellent les plus beaux temps de la littérature italienne, il s’est borné à publier de petits opuscules, comme pour montrer ce qu’il pouvait faire, sans jamais composer un ouvrage de quelque étendue. Il est vrai de dire que ses écrits lui ont valu plusieurs fois l’exil et la prison. La postérité demandera un compte sévère aux persécuteurs de Giordani de tous les travaux qu’il aurait pu faire, si on l’avait laissé tranquille ; mais nous croyons aussi que, malgré les obstacles qu’il a rencontrés, cet illustre écrivain ne voudra pas priver son pays de tout ce qu’on est en droit d’attendre de lui.

Venise, qui a donné à l’Italie tant d’historiens, et où aux Bembo et aux Paruta ont succédé, dans le siècle dernier, les Sandi, les Coleti, les Farlati, les Marini, les Tentori, qui ont traité avec une grande érudition tous les points de l’histoire de cette célèbre république, n’a guère produit, dans ces derniers temps, que les savantes remarques de M. Tiepolo sur l’Histoire de Venise par M. Daru, et le grand ouvrage de M. Cicagna sur les inscriptions de Venise, ouvrage où l’on trouve une foule de faits intéressans et inconnus sur l’histoire de cette ville.

Bien que l’on imprime actuellement en Lombardie plus de livres que dans aucune autre province de l’Italie, cependant les ouvrages historiques sont tout-à-fait en minorité dans les productions qui sortent de la presse milanaise. Néanmoins les Familles célèbres de l’Italie, que le comte Litta fait paraître à Milan, sont sans contredit un des ouvrages les plus importans qui se publient au-delà des Alpes. Sous un titre un peu aristocratique, et qui probablement a aplani les obstacles que l’auteur aurait pu rencontrer chez quelques gouvernemens, ce livre offre une histoire complète des familles qui ont brillé à toutes les époques de l’histoire italienne. Dans les planches qui accompagnent le texte de M. Litta, on a reproduit avec un soin infini les monumens les plus célèbres, les tombeaux, les statues, les tableaux, les médailles, qui se rattachent à l’histoire de chaque famille. Ce grand ouvrage, auquel l’auteur a consacré sa vie et sa fortune, est devenu un complément indispensable pour toutes les collections de livres italiens. Un autre ouvrage qui d’abord a semblé exciter une sorte d’enthousiasme, c’est l’Encyclopédie historique du professeur Cantù. L’auteur, encore fort jeune, a publié un grand nombre de livres : romans, essais historiques, critique littéraire, tout est sorti de sa plume avec une facilité vraiment merveilleuse. Cette facilité nous semble avoir nui à M. Cantù, qui, sans se donner le temps de se préparer à un projet si gigantesque, s’est éveillé un beau matin avec le projet de publier une Encyclopédie historique, composée de vingt gros volumes de texte, avec au moins un nombre égal de volumes de notes et de documens. Dans une sorte d’introduction-manifeste, qui parut il y a trois ans, M. Cantù exposa le plan de cette histoire universelle, et, pour faire bien comprendre au public l’opportunité et la nécessité de l’ouvrage qu’il annonçait, il fit une espèce de revue de tous les historiens qui l’avaient précédé. Dans cette revue, il se bornait à dire en quelques lignes qu’Hérodote, Thucydide, César, Tite-Live, Tacite, Plutarque, Machiavel, Sarpi, Hume, Gibbon, Robertson, Montesquieu et cent autres que M. Cantù a soin de nommer un à un, ne méritaient nullement l’admiration que la postérité a vouée à leurs œuvres : celui-ci était trop prolixe, cet autre un froid compilateur, le troisième un esprit borné ou un déclamateur, et ainsi de suite. Si M. Cantù se fût préparé à écrire un traité de botanique ou des recherches sur les ophtalmies, un manifeste de cette nature n’aurait eu d’autre inconvénient que de donner aux lecteurs quelques préventions contre le médecin et le naturaliste qui allait ainsi, sans nécessité, s’attaquer aux plus illustres écrivains de tous les siècles ; mais publier de telles critiques au moment où l’on va faire paraître un livre d’histoire, annonce un courage surhumain, et que l’on serait presque tenté de qualifier d’une autre manière. Après avoir lancé son manifeste, M. Cantù s’est mis à l’œuvre avec une activité prodigieuse ; les livraisons se sont succédées comme par enchantement, et l’on doit vraiment regretter qu’une telle ardeur, que le talent incontestable dont l’auteur a fait preuve jusqu’ici, n’aient pas été mieux dirigés. Si Leibnitz revenait au monde, il se garderait bien de songer à composer une histoire universelle, complète et développée ; et M. Cantù, qui est étranger aux sciences, qui ne s’est pas occupé des langues orientales, et qui écrit des volumes comme un autre ferait des sonnets, s’est imaginé de pouvoir doter l’Italie d’une histoire universelle, où, depuis Confucius jusqu’à Montézuma, et depuis la poésie orientale jusqu’à la géologie et au droit, tout doit être exposé, traité et discuté avec détail. Aussi, qu’arrive-t-il ? Forcé de copier aveuglément tel ou tel écrivain qu’il ne saurait apprécier, l’auteur suit souvent de mauvais guides, et comme, excepté les faits individuels, il y a très peu d’opinions historiques qui soient reçues généralement, M. Cantù s’expose à adopter la moins probable et la plus erronée. Il est permis à un esprit supérieur d’esquisser à grands traits la marche de l’humanité, comme l’a fait M. Guizot ; mais, dès qu’on entre dans les détails, il est absolument impossible à un seul homme d’écrire une histoire universelle complète et développée. Nous nous bornons à ces observations sans descendre à une discussion des faits qui ne saurait trouver place ici, et nous répéterons à l’égard de M. Cantù ce que nous avons entendu dire souvent : c’est qu’il est bien dommage qu’un homme qui produit si facilement des volumes, ne sache trouver le temps d’écrire plus lentement et un peu moins.

À cette école d’historiens faciles se rattache M. Morbio, qui a entrepris à Milan la publication d’une Histoire des Municipalités italiennes, ouvrage qui aurait pu offrir le plus vif intérêt. Si l’auteur, qui fait aussi profession d’écrire très vite, et qui, pour s’excuser de sa précipitaiton, a été jusqu’à parodier le célèbre aphorisme : La vie est courte, l’art est long ! s’était du moins donné la peine de se demander ce qu’il fallait entendre par municipalités ! À propos de l’histoire de Florence, il publie un manuscrit volumineux qui ne traite de l’histoire de cette ville qu’à partir de la chute de la république. C’est là une nouveauté, car on ne s’était jamais douté que sous Côme Ier et sous ses successeurs il existât une municipalité à Florence. Les doucmens que M. Morbio a insérés dans son recueil, auraient pu avoir beaucoup d’importance, s’il les avait choisis avec soin ; mais l’auteur a eu la main si malheureuse que, dans un pays où les manuscrits historiques abondent, il est tombé sur des pièces qu’il a données comme inédites, et qui avaient déjà paru par parties dans des recueils de contes italiens.

Les travaux historiques sont beaucoup moins actifs dans le midi que dans le nord de l’Italie : à Rome et à Naples, on s’occupe principalement des monumens anciens dont les débris couvrent le sol. La Sicile, dont les Gregorio, les Blasi, les Scinà, les Morso, avaient jusqu’à ces derniers temps exploré l’histoire avec une activité merveilleuse, ne s’est pas encore remise de la terrible secousse qu’elle a éprouvée du temps du choléra, ni des atroces moyens de réorganisation employés, après la fin de la maladie, par les ministres napolitains. Une biographie de Mainfroi, par M. de Cesare, et quelques autres travaux du même genre, semblent indiquer cependant qu’à Naples, où depuis quelque temps l’on s’occupe particulièrement de la langue italienne, on veut revenir à l’étude de l’histoire moderne. Un seul écrivain a osé aborder l’histoire générale de l’Italie. C’est M. Troya, auteur d’un essai fort applaudi sur quelques allégories de la Divine Comédie. Ses travaux sur Dante ont amené M. Troya à s’enfoncer peu à peu dans l’étude du moyen-âge, et, après bien des années de recherches, il a annoncé une grande histoire d’Italie, dont nous connaissons les trois premiers volumes, qui, avec le quatrième, ne doivent former que l’introduction, c’est-à-dire l’histoire des Barbares. C’est un ouvrage très vaste et d’une immense érudition. De crainte d’omettre quelque chose, l’auteur a encadré dans cette première partie l’histoire universelle. Les Amazones, les runes et les sagas des Scandinaves, Orphée, Hercule, tous les héros, tous les peuples de l’Asie et de l’Europe, sont passés en revue dans cette introduction. M. Troya, qui a discuté un nombre prodigieux de faits et d’opinions, se montre en général peu disposé à accueillir certaines idées qui à présent sont adoptées assez généralement. Il repousse l’influence qu’on appelle communément indo-germanique, et il ne veut guère entendre parler des origines sanscrites. Il serait difficile de se prononcer sur ce point, car M. Troya, qui a réuni une si grande masse de faits et qui souvent contredit des opinions généralement adoptées, n’a pas fait une seule citation dans son ouvrage. C’est là, à notre avis, un défaut très grave ; car, quelle que soit l’autorité d’un écrivain, il n’est plus possible aujourd’hui, dans un ouvrage sérieux, d’avancer des milliers de faits dont plusieurs pourraient fournir matière à contestation, sans indiquer avec soin les sources que l’on a consultées. M. Troya annonce, il est vrai, que les autorités se trouveront dans le quatrième volume ; mais comme les trois premiers ne contiennent aucun renvoi et que d’ailleurs le quatrième doit renfermer beaucoup d’autres matières, nous craignons que les citations qu’on y rencontrera ne soient trop peu nombreuses et peu utiles au lecteur. C’est là, nous le répétons, un défaut grave dans un ouvrage si solide. Nous espérons que, dans la seconde partie de son histoire, l’auteur reprendra la méthode ordinaire et fera marcher ensemble les assertions avec les preuves. Ce procédé commode pour le lecteur est aussi fort utile pour l’auteur, qui évite ainsi de se tromper en citant de mémoire et qui est forcé de vérifier à chaque instant les passages auxquels il fait allusion.

Dans ce rapide exposé des travaux historiques qui se publient en Italie, nous n’avons pas cherché à introduire un ordre factice là où il n’y avait que des efforts isolés. En un pays dont toutes les provinces suivent une marche différente, et où l’on s’occupe surtout de l’histoire municipale, il ne saurait y avoir d’unité. Chaque ville est influencée par sa position. Dans le nord de l’Italie, à Turin et à Milan, on étudie les travaux qui se font dans le reste de l’Europe, et l’on s’applique de préférence aux questions qui occupent les savans français et allemands. L’origine des municipalités est une de ces questions. Là aussi l’histoire a pris une teinte catholique, grace surtout à l’influence de Manzoni, qui, en l’histoire, s’est montré le défenseur des papes. À Naples, au contraire, on semble s’appliquer à réformer toutes les idées septentrionales. En Toscane, on est éclectique, on cherche avant tout les faits, on les discute, et on aime mieux en tirer des enseignemens que des systèmes. Cependant, dans toute l’Italie en général, on s’applique encore plus à grouper les faits, à les rapprocher, à en déduire des conséquences, qu’à faire, comme dans certains pays, un symbole ou une figure perpétuelle de l’histoire, où chacun voit la confirmation des idées les plus opposées. Cette science à priori, qui consiste à ne chercher dans les annales si compliquées de l’humanité que les faits favorables aux opinions que l’on professe, a été souvent décorée du nom de philosophie de l’histoire, et elle a produit les plus déplorables effets. Mais les idées de Vico, qu’on a souvent exagérées dans le reste de l’Europe, n’ont pas encore amené les mêmes résultats en Italie. Il faut espérer que le bon sens des Italiens saura les prémunir contre ces excès. Cela ne veut pas dire qu’ils ne doivent pas étudier ce qu’on fait ailleurs : loin de là. Un jour que nous causions avec M. De Candolle des botanistes italiens, dont il nous faisait l’éloge, il nous dit : « Pour connaître parfaitement les plantes de leur pays, il ne manque qu’une chose, c’est d’étudier un peu plus les plantes étrangères. » Peut-être pourrait-on, en Italie, appliquer aussi aux historiens ce que l’illustre naturaliste génevois disait alors de ceux qui dans ce pays se livrent à l’étude des végétaux.


G. Libri.