Deux Ans d’insurrection dans l’île de Crète

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DEUX ANS
D'INSURRECTION EN CRETE

I. Affaires étrangères, documens diplomatiques présentés aux chambres, 1887. — II. Correspondence respecting the disturbances in Crete, 1867, presented to parliament. — III. Roughing it in Crete in 1867, by J. H. Hilary Skinner, London 1867. — IV. La Vérité sur l’insurrection de Crète, par des Garibaldiens qui y ont pris part ; 1867. — V. La Question d’Orient et l’Insurrection crétoise, par M. Gustave Flourens ; 1868.

Il y a quelques années, un diplomate français causait avec un homme d’état grec qui entendait la plaisanterie. Notre compatriote venait de lire une de ces feuilles que les publicistes athéniens rédigent à l’adresse de l’Occident, et dans lesquelles tous les pachas turcs descendent en droite ligne de Barbe-Bleue et de l’ogre du Petit-Poucet, Le Grec admettait sans trop se faire prier qu’il y avait là quelque exagération. « Mais alors, reprit son interlocuteur, pourquoi toutes ces inventions auxquelles personne ne croit plus ? Pourquoi mentez-vous si effrontément ? qu’est-ce que vous y gagnez ? — Monsieur le ministre, repartit le Grec en souriant, nous y gagnons bien cinq pour cent. » C’est dans cette mesure et sous cette réserve que nous ferons usage des documens d’origine grecque pour retracer les diverses péripéties de la lutte sanglante qui dure en Crète depuis plus de deux ans. Nous ne prétendons certes pas que les Hellènes soient impartiaux entre les Crétois et les Turcs, il serait injuste de le demander et chimérique de l’espérer ; mais la cause qu’ils défendent a-t-elle besoin, pour nous paraître bonne, de ces fables romanesques qui risquent de la discréditer auprès de tous ceux qui ne veulent pas être dupes ? Les Grecs ont si bien abusé des grands mots et des gros chiffres, qu’aujourd’hui, alors même qu’ils se contentent d’exagérer, — et ils exagèrent toujours, — on est tenté de croire qu’ils inventent.

Heureusement nous possédons des sources d’information plus sûres. Ce sont d’abord les précieux recueils de documens diplomatiques relatifs aux affaires de Crète que déjà par deux fois lord Stanley a présentés au parlement. On ne peut imaginer plus riche répertoire : pour la période comprise entre le mois de mars et le mois de novembre 1867, il y a près de trois cents dépêches ; mais ce qui constitue surtout l’intérêt du recueil, c’est sa variété et, si l’on peut ainsi parler, son honnêteté. Sans compter les communications qui s’échangent à propos des troubles de l’Orient entre les ministres des affaires étrangères de Turquie, de Grèce, d’Angleterre, de France, d’Autriche et de Russie, nous avons là des dépêches des consuls anglais à Syra et à La Canée, MM. Lloyd et Dickson, d’un Grec, M. Calocherino, agent consulaire anglais à Rétimo, d’un officier de marine, M. Murray, qui commande le bâtiment anglais chargé de stationner dans les eaux de la Crète. D’Athènes, M. Erskine indique semaine par semaine comment la Grèce observe ou plutôt comment elle viole la neutralité ; de Péra, lord Lyons envoie à son gouvernement tous les renseignemens qui lui parviennent sur les péripéties de la lutte et sur l’accueil que trouvent à la Porte les conseils des puissances européennes. Depuis l’humble vice-consul de Rétimo, un Grec du pays, jusqu’à l’ambassadeur, pair d’Angleterre et l’un des hommes les plus respectés qu’il y ait dans les trois royaumes, tous ces agens donnent franchement leur impression personnelle et leur opinion tout entière. Ce qu’attendent d’eux, ils le savent, le gouvernement de la reine et le parlement, qui contrôlera la politique des ministres, ce ne sont pas des paroles agréables et complaisantes, ce sont des renseignemens exacts et sûrs, c’est la vérité, telle qu’ils la sentent et la voient en leur âme et conscience. Cette sincérité et cette liberté font que l’on trouve dans ce recueil même de quoi redresser les unes par les autres les assertions et les appréciations des différens auteurs de ces dépêches. Ici, c’est le vice-consul de Rétimo qui ne cesse d’énumérer les actes de violence dont il a été témoin en ville et ceux qu’attribuent aux Turcs des rumeurs qu’il accepte parfois peut-être trop légèrement ; là, c’est lord Lyons qui insiste sur les difficultés au milieu desquelles se débattent les ministres turcs et sur les bonnes intentions qu’ils annoncent. En même temps, cédant à l’indignation que leur causent les scènes de désordre et de meurtre auxquelles ils assistent en frémissant, M. Dickson, le consul de La Canée, et le lieutenant Murray, de la marine royale, sollicitent d’un cœur et d’un accent émus des instructions qui leur permettent enfin d’empêcher quelques cruautés. Ces lettres de M. Murray, c’est peut-être encore ce qu’il y a de plus intéressant dans ce recueil ; ce qui en fait la valeur et je dirai même le charme, c’est que, pour être adressées au premier lord de l’amirauté, elles n’ont pas cette froide réserve, ce style volontairement incolore et tout impersonnel qui est comme la banale livrée des pièces officielles. En commençant son voyage à travers le livre bleu, on s’attend à n’y voir que des diplomates, et on trouve un homme. Officier, M. Murray exécute sa consigne quand elle est précise et formelle ; mais, Anglais habitué à dire tout haut sa pensée, il laisse librement éclater ses sentimens, sa pitié pour les victimes, sa profonde antipathie pour ceux dont son gouvernement souhaite le triomphe, la colère et le mépris que lui inspirent leurs façons d’agir, enfin sa conviction bien arrêtée qu’en dépit de la supériorité numérique des Turcs et de l’appui que leur prête le cabinet anglais ils se verront en dernier lieu contraints d’évacuer la Crète.

Quand on ferme ce recueil si ample et si varié et qu’on ouvre notre livre jaune français, on éprouve à peu près la même sensation que l’homme qui sort d’une ville populeuse pour entrer dans un désert. Encore, dans les documens diplomatiques présentés à nos chambres en février 1867, rencontre-t-on plusieurs curieuses dépêches de notre consul à La Canée, M. Derché, où sont expliquées les causes et racontés les débuts de l’insurrection ; mais, quand nous arrivons au recueil qui a été distribué en novembre 1867, c’est tout autre chose. Nous y trouverons bien les réflexions que les événemens de Crète suggèrent à notre honorable ministre des affaires étrangères, et les conseils qu’il a cru devoir donner, avec plus d’empressement et d’insistance que de succès, aux ministres du roi de Grèce comme à ceux du sultan ; mais nous y cherchons en vain même des extraits de quelques lettres écrites par notre consul à La Canée et par nos agens consulaires de Rétimo et de Mégalo-Castron. Rien cependant ne vaut, pour celui qui veut juger par lui-même, les faits racontés sans parti-pris, au moment même où ils s’accomplissent, par un témoin intelligent et honnête.

Du reste, il faut le dire, en France, l’opinion publique, la presse, les assemblées, négligent les problèmes qui se rattachent à l’avenir de l’Orient ; elles en remettent trop volontiers la solution à la routine des chancelleries et au caprice des diplomates. Nous ne nous sommes jamais inquiétés et occupés de l’Orient que par accès et par boutades ; en 1825, nous nous sommes engoués des Grecs, en 1840, de Méhémet-Ali et de ce que l’on avait si plaisamment appelé l’empire arabe, en 1854, des Turcs, de leur faible et doux sultan, de ce lieutenant slave qui est venu perdre en Crète une réputation trop facilement acquise, et de ces ministres qui se jouaient de nous tout en nous nommant leurs sauveurs. Entre deux crises de cet enthousiasme intermittent, qui, on le voit, change souvent d’adresse, nous laissons les affaires orientales aller comme elles veulent, ou plutôt comme veulent les conduire les cabinets qui ont une opinion arrêtée sur la question, et qui, malgré les changemens de personnes, suivent sans dévier une ligne nettement tracée.

Parmi les documens qui aident l’opinion anglaise à s’éclairer sur des problèmes dont elle sent toute l’importance, il faut aussi compter, à côté de ces dépositions demandées comme sous la foi du serment aux hommes qui représentent à l’étranger le gouvernement de la reine, des témoignages d’un autre genre, des relations de voyage qui en Angleterre excitent une curiosité et obtiennent un succès dont nous avons peine à nous faine une idée. C’est un récit de ce genre que l’on doit pour la Crète à M. Skinner, un avocat, comme nous l’apprend le titre de son livre, mais un avocat comme n’en compte guère notre barreau. M. Skinner appartient à cette famille d’intrépides curieux qui aiment à dépenser en périlleuses aventures un trop plein de sève anglo-saxonne. En qualité de correspondant d’un grand journal anglais, il avait parcouru le Mexique pendant le cours de notre expédition ; en 1866, il entrait en Bohême à la suite des Prussiens et assistait à la bataille de Sadowa ; quelques mois après, nous le trouvons en Crète. Encore plein des souvenirs de la grande guerre allemande, où il avait reçu sans doute le meilleur accueil auprès de ces vainqueurs dont toute la presse anglaise célébrait alors les exploits, il paraît avoir eu l’intention de se rendre au quartier-général des insurgés et de solliciter la faveur d’y être attaché pendant quelque temps. Jeté sur un point de la côte crétoise par un de ces bâtimens qui faisaient entre la Crète et la Grèce la contrebande de guerre, il s’est trouvé aussitôt entouré de gens dont pas un ne comprenait sa langue, et qui ne pouvant se faire aucune idée des vrais motifs de sa visite, en avaient inventé l’explication la plus naïve : dans cet aventureux journaliste qui se risquait à traverser la croisière turque, on avait imaginé de reconnaître un commissaire du gouvernement Anglais, d’un colonel hongrois, M. Sottfried, et d’un ancien officier français, M. Desmaze, que le même bateau avait déposés sur le rivage de Rodakino, on avait fait des commissaires russe et français, et déjà le bruit se répandait dans toute la province que ces trois personnages, après s’être rendu compte de l’état des choses, allaient donner le signal de l’intervention européenne. M. Skinner et ses compagnons furent donc reçus aussi bien que possible, et on ne cessa point de leur faire bonne mine alors même qu’eut commencé à se dissiper l’illusion qu’avait fait maître leur arrivée ; mais ceux mêmes qui prenaient le titre de capitaines et de généraux ne pouvaient leur offrir qu’une maigre hospitalité en comparaison de celle que l’on trouve en temps ordinaire dans les plus pauvres contrées de l’Occident.

Cependant, malgré tout ce qu’il a souffert là-bas, M. Skinner n’a point gardé rancune à la Crète et aux insurgés crétois, pas plus qu’un de nos compatriotes, M. Gustave Flourens, que nous tenons à nommer parmi ceux qui nous ont le plus utilement éclairé sur bien des points que laissaient obscurs pour nous les assertions contradictoires des documens imprimés. M. Flourens, qui n’a encore donné que de courts fragmens de la relation qu’il a promise, est resté plus longtemps en Crète que M. Skinner, et, parlant le grec, y a été bien plus mêlé aux hommes et aux choses. C’est qu’il y était allé non pas comme le journaliste anglais, en simple curieux, mais en soldat volontaire d’une cause qu’il avait déjà voulu servir par la parole et par la plume. Il parcourut donc, le fusil sur l’épaule, l’île presque tout entière, il servit sous les ordres de plusieurs des chefs de l’insurrection, et en plus d’une rencontre il fit le coup de feu contre les Turcs.

Ce n’était pas tout d’entrer en Crète, il fallait en sortir. Quand M. Skinner eut satisfait sa curiosité, quand M. Flourens eut reconnu que la question ne se déciderait point en Crète, l’un et l’autre songèrent à quitter le pays. Ils auraient certainement obtenu, en leur qualité d’Européens, tous les saufs-conduits qu’ils auraient désirés pour venir s’embarquer à La Canée, sous les yeux de leurs consuls ; mais il leur déplaisait d’user de ce privilège, de se séparer ainsi des compagnons qu’ils s’étaient choisis, de devenir les obligés de ces Turcs, dont ils se préparaient à dire tant de mal. Pour obéir à ce scrupule, M. Skinner, M. Flourens et deux autres de nos compatriotes se risquèrent à gagner la plus voisine des îles grecques, Cérigotto, sur une méchante barque non pontée. Il faut lire dans le livre de M. Skinner ou entendre raconter par M. Flourens les péripéties de cette aventureuse navigation, qui faillit dix fois aboutir à une capture ou à un naufrage. Tous ces dangers, toutes ces misères, n’ont pas réussi à fatiguer les sympathies de nos philhellènes, à les rendre durs ou même sévères pour ceux, dont ils avaient pendant quelque temps partagé les émotions et mangé le pain.

Nous ne dirons qu’un mot à ce propos d’une brochure dont on a fait beaucoup de bruit à Athènes et à Constantinople : il s’agit des lettres que d’anciens soldats de Garibaldi, Italiens et Hongrois, qui avaient été enrôlés par les comités insurrectionnels ont publiées ou laissé publier sous leur nom après leur retour de Crète. Les Turcs ont triomphé en voyant avec quelle amertume ces malheureux parlaient des promesses qui leur avaient été faites et qui n’avaient pas été tenues, des privations qu’ils avaient subies en Crète. Quant aux Hellènes, ils n’ont pas eu assez d’injures et d’invectives pour ceux qu’ils appelaient des lâches et des traîtres. C’est vraiment attacher trop d’importance à ces commérages plaintifs : les auteurs de ces lettres, poussés vers la Crète par l’amour des aventures, y ont trouvé les choses moins avancées, la vie plus dure, la paie moins régulière peut-être qu’ils ne l’avaient espéré. Il est possible qu’ils n’aient pas non plus rencontré chez des paysans dont ils ignoraient la langue l’accueil auquel les avaient accoutumés les populations de la Sicile, de la Calabre ou du Tyrol ; de là d’inévitables froissemens. En dépouillant tous ces témoignages, nous allons essayer de dégager la vérité sur des événemens qui de l’un comme de l’autre côté ont été étrangement défigurés par l’esprit de parti.


I

Nous avons jadis raconté ici même avec détail quelle part active et brillante la population chrétienne de l’île de Crète avait prise à la guerre de l’indépendance, de 1821 à 1823, quelles souffrances elle avait vaillamment supportées, et quels résultats elle avait obtenus ; nous avons dit quelle douloureuse surprise elle éprouva lorsque le protocole de Londres et les traités qui en furent la conséquence la laissèrent en dehors du nouveau royaume qu’ils constituaient et la rendirent ainsi à la domination ottomane[1]. Nous ne reviendrons pas sur la période relativement heureuse et tranquille pendant laquelle l’île fut gouvernée, d’abord au nom de Méhémet-Ali, puis, à partir de 1840, au nom du sultan, par l’Albanais Moustafa-Pacha, connu depuis lors en Orient sous le nom de Kiritli (Cretois). C’est dans la protestation armée de 1858 et dans le souvenir des concessions alors obtenues par les chrétiens sans brûler une amorce qu’il faut chercher la cause première de l’insurrection de 1866. Par la destitution de Véli-Pacha, le rideau était tombé au milieu des sifflets sur cette comédie de civilisation et de progrès que l’ancien ambassadeur à Paris, soufflé par quelques compères, avait voulu jouer pour l’Europe, et qui avait brusquement failli tourner à la tragédie. Le nouveau vali, Sami-Pacha, réussit à renvoyer les Turcs et les chrétiens à leurs moissons, à leurs vergers, à leurs oliviers. Adroit et avisé, il donna à l’île quelques années de calme.

Ismaïl-Pacha, qui lui succéda en 1861, fut moins heureux. Grec d’origine, il avait un défaut que l’on rencontre souvent chez ses compatriotes : il était fin, mais il avait de sa finesse une opinion exagérée. Dans cette astuce grecque, dont l’Ulysse d’Homère nous offre le premier type, il y a souvent bien de la naïveté. C’est merveille de voir dans Polybe avec quelle facilité l’esprit net et pratique, le sens droit des Romains, démêlaient et rendaient inutiles les ruses subtiles et compliquées que leur opposaient et que multipliaient autour d’eux les politiques grecs, qui finissaient souvent par s’embarrasser dans leurs propres trames. C’est ainsi qu’Ismaïl-Pacha s’est perdu pour avoir voulu être trop habile. A peine arrivé en Crète, il s’était entouré de Grecs et livré tout entier aux Grecs ; c’était d’un côté affinité naturelle, de l’autre désir et espérance de mieux voir dans le jeu de l’adversaire en paraissant s’allier à lui. Or en pays turc les chrétiens, n’ayant jamais l’exercice régulier et public du pouvoir, ne pouvant prendre quelque part à la direction des affaires que d’une manière détournée et comme clandestine, usent presque toujours assez mal de ce qu’ils possèdent d’influence ; rien n’est immoral et dangereux comme l’autorité séparée de la responsabilité. D’un bout à l’autre de l’empire turc, toute la puissance est censée résider entre les mains des hauts dignitaires musulmans ; mais en réalité ceux qui gouvernent et qui jugent sous le nom des pachas et des cadis, ceux qui tirent des misères du peuple les plus gros profits, ce sont les raïas, banquiers et secrétaires des grands personnages turcs, ce sont les primats, — grecs, arméniens ou slaves suivant les provinces, — qui, sans trop s’en cacher, conduisent le medjilis ou conseil du district. Les pachas ne sont que les prête-nom de ce pouvoir occulte qu’aucune loi n’a établi ou reconnu, mais qui se fonde sur la supériorité d’intelligence, d’activité et de richesse. La coterie grecque qui se groupa autour d’Ismaïl-Pacha ne se fit aucun scrupule de le compromettre par des mesures impopulaires, de le discréditer par des choix malheureux et de criantes exactions. Ismaïl-Pacha ne s’apercevait de rien ; la vanité lui fermait les yeux. Plus instruit que ne le sont la plupart de ces hommes d’état de la Turquie contemporaine que l’on a pompeusement appelés « les hommes de la réforme, » Ismaïl a fait des études assez sérieuses ; il est docteur en médecine de la faculté de Paris. Il avait le bon sens d’être plus fier de ce titre et de ces connaissances, qui lui donnaient une valeur personnelle, que de la situation élevée où l’avait porté la faveur du prince ; mais il le laissait trop paraître. On en abusa. Voulait-on faire sa cour, on affectait d’oublier le muchir ou gouverneur du plus haut rang pour ne plus voir que le grand médecin, à qui aucune maladie ne se permettait de résister. C’est ainsi que ses familiers surent le conduire à perdre de vue l’intérêt public et le soin même de sa fortune politique pour satisfaire des convoitises et des ambitions privées. A toutes les réclamations, il répondait en paraissant accorder ce qu’on lui demandait ; mais ces perpétuelles promesses, qui n’étaient suivies d’aucun effet, irritaient les esprits plus que n’eussent fait de francs refus. Aucun des engagement pris en 1858 n’avait été tenu. Pour ce qui était de l’impôt, il pesait moins Lourdement sur les Crétois que sur d’autres groupes chrétiens ; mais-là où, en échange de ce qu’il perçoit sur la propriété et sur le travail, l’état n’assure aucun avantage aux contribuables, l’impôt peut et doit toujours paraître exagéré, injuste, oppressif. L’impôt, quand celui qui le touche n’en fait pas profiter ceux qui le paient, n’est qu’une exaction. A y bien réfléchir, s’il y a quelque chose d’étonnant, ce n’est point que les Crétois aient semblé vouloir repousser toutes les taxes autres que la dîme et l’impôt militaire, c’est que les sujets du sultan consentent à verser un para dans ses caisses. Admettons avec le grand-vizir, dans sa réponse à la pétition des Crétois, que la Crète fût moins surchargée que d’autres provinces de l’empire ; pour peu qu’elle payât, c’était toujours trop, puisque, comme on dit familièrement, elle n’en avait pas pour son argent. Depuis que l’Europe est intervenue pour remettre la Porte en possession de la Crète, le sultan a pris plus d’une fois envers les chrétiens en général et plus particulièrement envers les habitans de la Crète des engagemens que les puissances ont contre-signés. Comment ces engagemens ont été tenus, c’est ce que nous apprend la pétition des Crétois, commentée point par point et confirmée en grande partie par notre consul à La Canée dans une intéressante dépêche que notre gouvernement a jugé bon de rendre publique.

La Crète n’a pas une route ; chaque fonte de neige emporte quelques lambeaux des vieilles chaussées vénitiennes qui servent encore, partout ou elles existent, à traverser les marais. Quant aux ponts, ce qui en reste est dans les rivières ; lorsque les torrens sont à sec, on y distingue parmi les blocs de rochers qu’ont apportés les grandes eaux, les fondations des piles helléniques et les débris encore imposans des arches écroulées. — Mais, dira-t-on, une des causes du mécontentement qui aboutit au soulèvement de 1858 contre Véli-Pacha, ce fut la tentative qu’avait faite ce gouverneur pour doter l’île d’un système de routes carrossables. Il faut s’entendre : les Grecs crétois sont trop intelligens, ils connaissent ou ils devinent trop bien les services que rendent les chemins pour ne pas vivement désirer que des routes charretières viennent relier aux rivages les plateaux de leur île et rapprocher la côte méridionale, sur laquelle s’ouvre leur plus fertile vallée, la Messara, de la côte septentrionale, qui seule a des ports pour les navires de commerce. Si le projet de Véli a si mal réussi, c’est qu’il était mal conçu. Ce qui séduisait le gouverneur, ce qu’il voulait faire à grand renfort de corvées, c’était une large voie qui conduisît de La Canée à Rétimo et à Candie. Or, pour aller de l’une à l’autre de ces villes, n’avait-on pas la mer ? Le pacha, il faut le dire, souffrait horriblement sur mer en vrai Turc qu’il était ; aussi les mauvaises langues ne se faisaient-elles point faute de prétendre que, s’il tenait tant à sa route, c’est qu’elle lui permettrait de parcourir sa province sans quitter la terre ferme, pour laquelle il avait le même amour que Panurge. Les Crétois pensaient avec raison que le plus pressé, c’était d’établir des communications régulières entre l’intérieur du pays et le littoral, entre les deux versans opposés de cette chaîne qui sous divers noms court d’un bout à l’autre de l’île. Avant de construire sur les flancs raides et pierreux de toutes ces montagnes des routes carrossables parallèles à la mer, il fallait plutôt songer à donner aux habitans plus de facilité pour employer le seul moyen de transport qu’ils eussent à leur disposition, pour faire passer partout leurs ânes, leurs mulets, leurs chevaux chargés de blé, d’huile, de vin ou de caroubes. L’urgent, c’était donc de réparer les âpres et tortueux sentiers par lesquels depuis l’antiquité bêtes et gens gravissaient péniblement les pentes escarpées des Monts-Blancs, de l’Ida et du Dicté ; c’était de construire des ponts sur les rivières ; c’était ici de soutenir sur des remblais, là de défendre contre les eaux le sentier coupé chaque hiver, de mener une chaussée pavée à travers un marécage, de dessécher, en creusant quelques canaux, les terres basses, qui restaient inondées pendant des mois entiers. Il y avait à entreprendre toute une série d’utiles et modestes travaux qui auraient donné un résultat immédiat ; chrétiens et musulmans s’y seraient, selon toute apparence, prêtés avec empressement, heureux d’être encouragés, secondés et dirigés. Ce n’était point l’affaire de l’ancien ambassadeur en France, qui avait appris pendant son séjour parmi nous la puissance de l’affiche et de la réclame. Quel retentissement auraient eu dans les journaux de Paris, de Bruxelles et de Londres quelques coups de pioche obscurément donnés au flanc des montagnes ?

De la résistance que firent les Crétois à ce malencontreux essai, on aurait donc tort de conclure qu’ils n’étaient pas sincères quand ils reprochaient au gouvernement turc l’état où il avait laissé la viabilité de l’île. Une autre réclamation aussi juste, c’est celle qui a trait au mauvais entretien des trois ports par lesquels se fait à peu près tout le commerce de l’île. « Cydonia, dit l’auteur d’un ancien périple, a un port et des écueils à l’entrée de ce port. » Les écueils, qu’il serait, assure-t-on, facile de faire disparaître, sont toujours là ; l’entrée du port est si étroite que, jusqu’au moment où quelques bouées ont été placées, il y a une dizaine d’années, pour indiquer le chenal, un bâtiment avait grande chance d’échouer, si, poussé vers la côte par un gros temps, il tentait d’entrer sans un bon pilote. Du moins, une fois qu’on a franchi ces obstacles, trouve-t-on dans une partie de ce bassin assez d’eau pour rester à flot ; mais à Rétimo et à Candie le commerce souffre encore bien plus. Le port de Candie est mal fermé, celui de Rétimo très petit. D’ailleurs ce qui les rend surtout détestables, c’est que le fond en a été exhaussé par le lest que ne cessent d’y jeter les navires ; il faudrait, pour rendre à ces deux ports la profondeur nécessaire, le travail de plusieurs dragues puissantes ; or en 1866 il n’y en avait qu’une pour toute l’île. Les goélettes seules et les caïques trouvent toujours place à Rétimo et à Candie ; quant aux bricks et autres bâtimens qui viennent de Marseille, de Trieste ou d’Odessa chercher les denrées de l’île, il leur arrive souvent, faute d’espace, d’être obligés d’aller attendre dans la baie de la Sude. Réussissent-ils enfin à pénétrer dans le port, ce sont de nouvelles difficultés quand il s’agit d’en sortir ; le bâtiment s’est enfoncé dans une boue épaisse, et, pour dégager la quille, il faut souvent remettre à terre une partie de la cargaison. On se figure aisément combien ces embarras doivent ralentir encore le faible mouvement d’échange auquel ont à suffire tant bien que mal les trois ports de La Canée, de Rétimo et de Candie ou Mégalo-Castron.

Ainsi les Crétois sont privés de ce qui développerait chez eux la richesse, et les impôts qu’ils paient sont répartis et perçus d’une manière vexatoire. L’impôt indirect, sous prétexte de remplacer ce que le gouvernement perdait par la diminution graduelle des droits de douane, s’est étendu depuis quelques années à beaucoup d’objets qu’il n’atteignait point auparavant. De plus ces taxes n’ont pas encore été ramenées à un plan général ; différentes d’une province à l’autre, elles sont arbitrairement établies, capricieusement augmentées et irritent les contribuables en les prenant au dépourvu[2]. La Crète est exempte de l’impôt direct nommé verghi, mais elle paie l’impôt foncier sous forme de dîme, et ce qui surtout rend cette dîme écrasante pour la population, c’est la manière dont l’état en opère le recouvrement. Les Crétois n’avancent rien à ce sujet que ne confirment et nos propres souvenirs et le témoignage de notre agent à La Canée. « Le système de fermage, tel qu’il existe, est, disent-ils, non-seulement insupportable et arbitraire pour le peuple, mais encore préjudiciable pour le gouvernement impérial. » On n’ignore pas quels souvenirs ont laissés en Occident ces fermiers de l’impôt qui ont disparu de tous les pays civilisés, et il suffit d’avoir traversé la Turquie pour savoir quelles plaintes ils y soulèvent.

A défaut d’un dégrèvement d’impôt, les Crétois étaient fondés à demander que l’agriculture, sur qui pèse surtout le fardeau de la dîme, reçût d’efficaces encouragemens. Dans leur pétition, ils signalent les pertes que subissent les propriétaires d’oliviers ; force leur est, pour obtenir des avances, de vendre leur récolte par anticipation. Les fruits manquent-ils dans leur canton, il leur faut, pour satisfaire à leurs engagemens, acheter des olives qui leur coûtent plus cher qu’on ne leur paie celles qu’ils ont promises ; les arbres au contraire sont-ils chargés de fruits, ils sont encore dupes, parce que les prix auxquels ils ont consenti le marché sont très inférieurs à ceux qu’atteignent les olives au moment où les acheteurs se les disputent. Parmi les améliorations promises par le fameux hat de 1856 se trouvait la fondation d’établissemens de crédit foncier. C’est en rappelant cette promesse que les Crétois réclamaient l’institution d’une banque agricole, qui ferait à un taux d’intérêt modéré des avances garanties par la terre et par les récoltes ; mais n’y avait-il pas quelque naïveté à croire que le sultan, qui n’a jamais d’argent que pour les choses inutiles, pourrait songer à faire en faveur de la Crète ce que la France a fait généreusement pour la Grèce en 1842, quand il s’est agi de la doter d’une banque nationale ?

Parmi les griefs sur lesquels insistent le plus les Crétois, il faut remarquer ce qu’ils disent des conseils que devait former l’élection et de la manière dont les tribunaux rendent la justice. Ils ont bien, avouent-ils, sous divers noms, démogéronties, éphories, medjilis, ces conseils de canton, d’arrondissement, de province, que leur avait octroyés le firman de 1858, et que forment en tout ou en partie leurs coreligionnaires ; mais le mode d’élection n’a jamais été réglé. Ceux qui une première fois se sont emparés de ces fonctions de délégués plutôt qu’ils ne les ont reçues d’un libre choix s’y perpétuent avec l’appui d’un pouvoir dont ils se sont faits les complaisans. Sûrs de ne point rendre de compte à ceux dont ils sont censés les mandataires, ils exploitent effrontément leur situation officielle ; ils se garderaient bien de protester contre des abus dont ils sont les premiers à profiter. Dans les tribunaux, ces primats grecs s’entendent avec les fonctionnaires turcs ; qu’il s’agisse de contentieux administratif, de procès civils ou criminels, ils vendent la justice à belles piastres sonnantes. Se prévaloir d’une loi pour réclamer contre une sentence injuste serait chose impossible. En dehors de notre code commercial, que doivent appliquer les tribunaux de commerce, institution récente qui rend déjà des services, en dehors de quelques lois pénales promulguées sous le dernier sultan, il n’y a encore en Turquie d’autre code que le Coran. C’est donc d’après l’équité, d’après les coutumes locales, d’après des règlemens édictés en divers temps par des autorités de différente nature, que ces conseils mixtes doivent rendre leurs jugemens. La tentation n’est-elle pas grande pour des juges que ne contient aucune responsabilité ? Si les parties se défient de ces tribunaux qui n’ont ni règles fixes ni jurisprudence arrêtée, elles peuvent aller au mekhémé ou tribunal du cadi ; mais ce magistrat ne connaît que la loi musulmane, c’est-à-dire le Coran et la vaste glose qu’y a rattachée le long travail des légistes mahométans. Or l’origine et le caractère religieux de cette loi font qu’elle s’applique mal à une société chrétienne ; elle en contrarie les traditions et en froisse les instincts les plus impérieux. Ce qui d’ailleurs suffirait à écarter les Grecs du mekhémé, c’est que la constante pratique des cadis est de n’y point admettre le témoignage des chrétiens dès qu’un musulman est intéressé dans l’affaire. Comme pour augmenter encore le mécontentement, ces primats, ces magistrats, ces gouverneurs, à qui l’autorité morale fait si complètement défaut, disposent le plus cavalièrement du monde de la liberté individuelle. Vous êtes jeté en prison sans savoir pourquoi, vous y restez le temps qu’il plaît à ceux qui ont intérêt à vous y garder.

Ce qui contribuait encore à rendre plus désagréable pour les Crétois tout démêlé avec la justice, c’était une mesure récemment prise qui contrariait des habitudes invétérées. En Crète, tous les indigènes, musulmans ou chrétiens, n’écrivent et ne parlent que le grec ; jusqu’alors donc les deux langues turque et grecque étaient placées dans l’île sur un pied d’égalité ; le grec était admis au même titre que le turc dans les requêtes et autres pièces que l’on avait à produire devant les tribunaux. C’était même dans cet idiome qu’on rédigeait ordinairement les actes de l’autorité ; on ne se servait guère du turc que pour libeller les minutes authentiques de ceux de ces actes qui devaient être envoyés à Constantinople. « Actuellement, disaient les Crétois en 1866, aucun acte, aucune pétition, aucune sentence ne sont reçus, s’ils ne sont écrits en turc. » Quelle est cette langue que le caprice de la Porte prétendait imposer aux Crétois ? Est-ce le turc populaire, celui que parlent entre eux les paysans de l’Anatolie ? Cet idiome est peut-être de toutes les langues connues la plus simple et la plus facile ; mais d’autre part il ne peut servir qu’à converser avec un artisan ou un laboureur. Si vous voulez comprendre un firman, il faut que vous commenciez par apprendre l’arabe et le persan. Les pâtres nomades du Turkestan n’avaient pas besoin de termes abstraits. Quand ils se trouvèrent les maîtres de grands empires, il leur fallut s’improviser une administration, un art, une littérature, une législation ; ils se virent alors forcés, afin de rendre des idées qui s’imposaient à eux pour la première fois, d’emprunter aux deux idiomes les plus cultivés de l’Orient les expressions qui leur manquaient. Des centaines de mots, pris les uns à une langue sémitique et les autres à une langue aryenne, durent entrer dans les cadres d’un idiome tartare. Même avec tous ces secours, les Turcs éprouvent encore une singulière difficulté à rendre nos locutions abstraites, et ils sont obligés à chaque instant de se contenter d’équivalens imparfaits, de périphrases inexactes. Ajoutez à cela les difficultés que présentent à tout Européen l’étude et l’usage de l’alphabet arabe, qui ne note pas ordinairement par un signe spécial le son des voyelles. Et ceux à qui l’on veut imposer l’effort d’apprendre cet étrange et complexe idiome qui suppose la connaissance de deux autres langues, ce sont des gens habitués à se servir d’un alphabet bien plus parfait et plus commode. c’est un peuple qui a en main le plus souple et le plus ingénieux instrument qui soit au monde, le grec, qui se prête comme de lui-même à l’expression de toutes les idées nouvelles et qui trouve dans son propre fonds de quoi s’enrichir et se rajeunir indéfiniment !

Arrivons à un dernier grief. L’autorité turque avait, à ce qu’il semble, fermé un certain nombre d’écoles grecques dans les villages, sous prétexte que les instituteurs, élèves de l’université d’Athènes, faisaient une propagande hostile aux Ottomans. On n’avait pour ce motif permis d’ouvrir d’écoles que dans les villes, où les maîtres se trouvaient sous les yeux mêmes des gouverneurs. Nous sommes convaincu que ces alarmes des pachas étaient loin d’être dépourvues de fondement ; nous avons rencontré en Anatolie et en Roumélie plus d’un de ces maîtres d’école ennemis acharnés des Turcs et toujours occupés à décrire sous les couleurs les plus brillantes les merveilles d’Athènes. C’est, je le veux, un ennui pour la Turquie ; mais en Italie ce qui a décidé la Toscane, les Romagnes et les provinces napolitaines à se jeter dans les bras du Piémont, ne sont-ce pas bien plutôt les vices de leurs gouvernemens que les prédications de quelques journaux et de quelques émigrés ? Ce qui fait la force et le succès de la propagande hellénique là où elle réussit, ce sont les violences des beys et les actes oppressifs des pachas. Ne valait-il pas mieux tolérer quelques beaux parleurs que de fournir si complaisamment un pareil thème à leur éloquence, et de leur faire dire avec quelque apparence de raison que le gouvernement turc ne peut se maintenir en pays chrétien qu’en empêchant le peuple de s’éclairer, en repoussant l’instituteur et en fermant la porte de l’école ?

C’étaient là les principales causes du mécontentement qui depuis plusieurs mois agitait sourdement les esprits quand, au printemps de 1866, on apprit que les chrétiens des provinces occidentales de l’île se réunissaient pour rédiger et signer une pétition qui serait adressée au sultan. De la plaine d’Omalo, où il s’était formé d’abord, le rassemblement se porta, vers le commencement de mai, à Périvolia, dans le voisinage de La Canée. Les chrétiens réunis en ce lieu étaient d’abord au nombre de 200 ou 300 ; le pacha leur envoya des notables grecs pris parmi les membres du medjilis pour leur demander ce qu’ils voulaient et les inviter à se disperser. Tout en faisant voir qu’ils étaient sans armes et en protestant de leurs intentions pacifiques, les chrétiens déclarèrent qu’ils ne se sépareraient point avant que les députés des provinces orientales ne les eussent rejoints, que tous ensemble n’eussent arrêté les termes de la requête au sultan, et que la réponse ne leur fût parvenue. Les membres de la commission, quoique plusieurs d’entre eux fussent les familiers du pacha ne purent s’empêcher d’être frappés de ce qu’ils trouvèrent là de calme et ferme résolution ; ils se virent amenés à répondre qu’ils n’avaient rien à dire, si l’on se bornait à rester paisiblement réunis en attendant que la Porte eût fait justice. Aussi à leur retour, quand ils durent avouer dans quels termes ils s’étaient exprimés, furent-ils fort mal reçus par le gouverneur.

Quelques jours après, les paysans étaient déjà 2,500, et leurs chefs, encouragés par l’attitude de quelques-uns des consuls de La Canée, ne craignaient pas de mettre 74 noms au bas d’une pièce intitulée Pétition de l’assemblée des Crétois, que recevaient le pacha et tous les consuls. Tout en conservant les formes extérieures du respect, ils y annonçaient leur intention de rester réunis jusqu’à nouvel ordre ; ils protestaient contre les intentions qu’on leur attribuait, et déclaraient d’un ton déjà menaçant que, si les musulmans quittaient leurs propriétés sous l’influence de terreurs imaginaires pour se réfugier dans les villes, « les chrétiens repoussaient toute responsabilité que l’on voudrait essayer de faire peser sur eux à propos des dommages que pourraient éprouver les biens ainsi délaissés. » Ils terminaient « en suppliant humblement son excellence de vouloir bien accuser réception de cette pièce. » C’était déjà traiter avec le gouverneur de puissance à puissance. Le 14 mai, d’après notre consul, les paysans rassemblés étaient plus de 3,000, et l’on commençait à voir parmi eux un groupe de Sfakiotes dont la présence faisait sensation. Nous avons dit ailleurs ce que c’était que les Sfakiotes, montagnards indomptés qui habitent une sorte de forteresse naturelle sur le versant méridional des Monts-Blancs. Dans les rangs de cette foule, les hommes armés devenaient de plus en plus nombreux. Pour préserver de la disette et dédommager ceux qui avaient ainsi quitté leurs maisons et leurs champs, des souscriptions se recueillaient en ville, on quêtait après l’office dans les églises, presque sous les yeux du pacha.

Que faisait cependant le gouverneur, que faisait la Porte ? Rien. Ismaïl-Pacha restait sans instructions. On ne savait ni effrayer en agissant vigoureusement, cruellement même, comme l’avait fait en semblable occurrence à Murniès Méhémet-Ali en 1834, ni accorder à temps de sages concessions. Ismaïl-Pacha n’avait d’ailleurs sous ses ordres que quelques zaptiés ou gendarmes irréguliers ; à la fin de mai seulement, quelques bataillons partirent de Constantinople. Au même moment, les paysans réunis à Périvolia, qu’avaient rejoints les primats des districts de Rétimo et de Candie, avaient achevé de rédiger la pétition ; le 26 mai 1866, on l’adressait à Ismaïl-Pacha en le priant de la transmettre au sultan. Dès les premiers jours de juin, cette supplique, comme on l’appelait encore, était parvenue au cabinet ottoman ; mais les semaines se passaient, aucune réponse n’arrivait. On voyait seulement de temps en temps débarquer quelques bataillons de rédifs ou troupes de la réserve, qui avaient été formés précipitamment en Anatolie ou en Roumélie ; sept bâtimens de guerre étaient à l’ancre dans le port de la Sude. Ces démonstrations militaires non suivies d’effet ne pouvaient qu’irriter les esprits, trop échauffés déjà pour céder à de simples menaces. M. Derché évaluait à 10,000 hommes environ le chiffre des troupes ottomanes qui formaient la garnison de l’île vers le milieu de juin ; mais déjà les chefs des paysans disaient qu’un mot de leur bouche suffirait pour mettre sur pied des troupes supérieures à celles de la Porte. Ismaïl-Pacha comprenait aisément qu’au cas où le sultan aurait la sagesse de donner satisfaction aux Crétois, la première concession demandée et accordée serait son rappel ; il lui faudrait donc, comme Véli en 1858, partir humilié et vaincu. Il était naturel qu’il n’eût point grande envie de voir les affaires prendre une tournure pacifique. Aigri par le sentiment de son impuissance et de sa chute prochaine, il adressait au peuple des proclamations blessantes, et il assistait, sans rien faire pour les empêcher, aux préparatifs du combat. Les musulmans crétois, qui détestaient Ismaïl-Pacha et qui souffraient des vieux abus et des nouveaux impôts autant que les Grecs, s’étaient d’abord associés en assez grand nombre aux réclamations de ceux-ci ; mais, à mesure qu’augmentait la confiance des chrétiens rassemblés, les musulmans se souvenaient des violences et des cruautés qu’ils avaient impunément commises en Crète pendant un siècle et demi, et leur conscience leur disait qu’il y avait là un arriéré de compte à solder. Dès le mois de mai, beaucoup de musulmans des villages avaient amené en ville ou installé hors des portes, sous des tentes et des huttes de branchage, leurs femmes, leurs enfans, leurs servantes ; ils allaient seulement de temps en temps, par bandes armées, visiter leurs propriétés et y exécuter les travaux les plus urgens. Il était impossible qu’ils y retrouvassent toujours toutes choses dans l’état où ils les avaient laissées. Sans doute les chefs grecs recommandaient que l’on ne touchât pas aux biens des mahométans ; mais, s’ils réussissaient à maintenir quelque ordre sur les points où ils étaient de leurs personnes, pouvaient-ils savoir ce qui se passait dans les districts éloignés ? La récolte s’annonçait comme exceptionnellement belle ; presque partout, au moins dans l’ouest de l’île, les musulmans n’osèrent pas aller couper et rentrer leurs blés, qui séchèrent sur pied ou tombèrent sous la faucille des Grecs, et déjà ils songeaient avec inquiétude et colère que, si une prompte solution n’intervenait, il en serait de même à l’automne pour les olives.

Cependant les imaginations s’échauffaient. En voyant le cabinet ottoman ne répondre à la supplique que par des envois de troupes, on se disait qu’aucune concession ne serait accordée, et que le plus sage était de s’arranger pour ne point être surpris par la sommation prévue. On recevait à Périvolia et on colportait dans tous les villages les articles des journaux grecs : c’étaient d’ardentes excitations à ne rien espérer du Turc, des promesses de secours pour le cas où la guerre commencerait, enfin des encouragemens puisés dans les victoires foudroyantes que remportait alors en Occident ce que l’on appelle le principe des nationalités. On montrait aux Crétois l’unité allemande fondée par la journée de Sadowa, l’unité italienne achevée par les défaites mêmes de Lissa et de Custozza ; on leur disait qu’il allait éclater une grande guerre européenne qui permettrait à la Russie de donner enfin libre cours à ses sympathies pour ses coreligionnaires. La France, occupée sur le Rhin, l’Angleterre, obligée de surveiller aussi les bouleversemens de l’Europe en travail, ne pourraient plus prolonger l’agonie des successeurs de Mahomet II. Après les Italiens et les Allemands, pourquoi les Grecs n’auraient-ils pas leur tour ? Ce qui encourageait encore ceux-que nous aurons bientôt à nommer les insurgés, c’était l’attitude de quelques-uns des consuls. Le consul d’Angleterre, M. Dickson, et le consul de France, M. Dérché, connaissaient l’un et l’autre le pays et secondaient avec talent et persévérance la politique de leurs gouvernemens. Tout en évitant avec soin la moindre parole qui pût exciter les Crétois à la révolte, ils ne cessaient de donner au pacha les plus sages conseils, et d’envoyer à Constantinople, à Paris, à Londres, de sincères et loyaux avis. Il fallait se hâter, répétaient-ils à l’envi, et satisfaire, dans ce qu’elles avaient de juste et de fondé, aux plaintes des Crétois. De plus en gens de cœur MM. Dickson et Derché s’effrayaient à la pensée des maux qu’une répression sanglante, qu’elle finît ou non par triompher, devait attirer sur cette belle et malheureuse Crète. Cette réserve et cette prévoyance n’étaient pas du goût de tous leurs collègues. Le consul d’Amérique avait ouvertement embrassé le parti des Grecs ; par deux fois, il fit distribuer par ses cawas aux autres consuls les lettres de l’épitropie, c’est-à-dire du comité qu’avaient formé, pour suivre et diriger leurs affaires, les paysans réunis, dans le voisinage de la ville. C’était se déclarer ouvertement le patron de la future insurrection. Avec un peu moins d’intempérance dans les paroles et dans les actes, le vice-consul d’Italie, jeune homme nouvellement arrivé dans, le pays, avait, pris aussi, une attitude bien faite pour encourager la résistance ; il écoutait complaisamment les Grecs qui lui disaient que la France et l’Angleterre ne voulant pas d’eux, l’Europe ne leur permettant pas de s’annexer à la Grèce, ils pourraient peut-être s’offrir et se donner à l’Italie. Venise, n’avait-elle pas été pendant des siècles maîtresse de la Crète, où s’apercevaient encore partout les traces de son passage et de sa domination ? En reprenant la Crète sous sa bienveillante tutelle, l’Italie ne ferait que rentrer en possession d’une colonie qu’elle avait perdue, non par le vœu du peuple, mais par le sort des batailles. Derrière ces deux agens se cachaient, heureux d’avoir leurs collègues à mettre en avant, les consuls de Grèce et de Russie, à qui la situation particulière des puissances qu’ils représentaient imposait tout au moins quelque apparence de réserve. Les articles du Levant-Herald, journal qui paraît à Constantinople, étaient rédigés dans le sens le plus hostile au gouvernement turc par le consul américain, qui ne s’en cachait pas. Quant aux correspondances bien plus violentes encore des journaux grecs, plusieurs d’entre elles, au su de tout le monde à La Canée, émanaient presque du vice-consul de Russie, étaient écrites par des personnes de sa famille et de son entourage. La Porte n’avait aucune illusion sur les sentimens que ces agens nourrissaient à son égard, ni sur le rôle qu’ils jouaient ; elle avait fait des observations aux puissances qu’ils représentaient, et demandé leur changement sans pouvoir l’obtenir. Ces démarches n’avaient eu d’autre résultat que d’engager ces consuls à persévérer dans la voie qu’ils avaient choisie, et de leur persuader qu’en agissant ainsi ils se conformaient aux secrètes pensées des cabinets qui les avaient nommés.

Ce fut le 23 juillet seulement que le grand-vizir, Mohamed-Ruchdi-Pacha, se décidait à expédier la réponse que faisait le cabinet ottoman à ce que l’on affectait d’appeler « la requête signée par certains habitans de la Crète ; » cette pièce fut affichée à La Canée le 1er août, plus de trois mois après le jour où la pétition avait été remise au gouverneur-général. La réponse n’était pas de nature à calmer les passions soulevées. Au jugement de notre consul, que les journaux grecs ont si indignement calomnié et qu’ils ont accusé d’être vendu aux Turcs, la plupart des réclamations crétoises méritaient un sérieux examen. Or le grand- vizir se contentait d’affirmer que « le principal soin du gouvernement impérial était et serait toujours de travailler à la félicité et à la tranquillité de tous ses sujets, et que c’était à quoi il s’occupait continuellement. » D’ailleurs les Crétois, ajoutait-il, étaient moins surchargés d’impôts que les autres sujets du sultan. Pour ce qui est des routes, des écoles, les améliorations ne pouvaient s’exécuter que graduellement, et les pétitionnaires s’étaient donné le tort de n’avoir pas présenté leurs réclamations d’une manière convenable. Une des conditions auxquelles les Grecs tenaient le plus, c’était une pleine et entière amnistie accordée à tous ceux qui avaient pris part au mouvement ; dans leur pensée, cette amnistie, consignée dans une pièce officielle, se serait trouvée placée sous la garantie morale des agens chrétiens. Les chefs grecs avaient le droit de trouver que la phrase où en était contenue la promesse manquait de précision. « Si les personnes réunies en ce moment se soumettent, donnent des garanties par écrit de leur obéissance dans l’avenir, et si chacun retourne chez soi et reprend ses travaux, tout sera oublié ; si cependant elles ont des réclamations à adresser au gouvernement local, qu’elles les fassent connaître maintenant d’une façon convenable et humble. Faites-leur aussi savoir que, si elles persistent dans leur conduite irrégulière, elles seront dispersées par la force et sévèrement punies. » Ce qu’il y avait de plus clair là dedans, c’était la menace finale. Quant à l’invitation adressée aux Crétois de ne plus se plaindre qu’à demi-voix, d’un ton modeste, est-il rien de plus naïf ? En Occident comme en Orient, a-t-on jamais vu les abus céder à des remontrances discrètes ?

Dès le lendemain du jour où avait été affichée la proclamation, le comité crétois y répondait ; il faisait ressortir tout ce qu’avait d’insuffisant et d’inquiétant la réponse de la Porte, tout ce qu’elle contenait d’assertions dédaigneusement inexactes et d’évident mauvais vouloir. En même temps le comité adressait aux Crétois une proclamation qui ressemblait fort à un appel aux armes. S’il protestait encore que le peuple crétois « était entièrement dévoué à son auguste souverain le sultan Abd-ul-Aziz-Khan, » il déclarait « abolie l’autorité du gouverneur-général Ismaïl-Pacha et de tous ses agens et subordonnés, tant musulmans que chrétiens, sans exception. » La proclamation contenait aussi des phrases comme celles-ci : « Nous invitons le brave et noble peuple de Crète à prendre en main la défense de ses propres droits… Prends donc, brave peuple, la défense de ton pays et dirige toi-même son administration. Implore la protection et le concours des hautes puissances et remets ton sort à Dieu et à ta valeur. » L’appel à l’intervention des trois grandes puissances protectrices, la Russie, l’Angleterre et la France, n’était point fait pour modifier les dispositions de la Porte. Une lettre adressée aux consuls le même jour était encore plus explicite.

Si la Porte se croyait en mesure de dompter aisément l’insurrection que ses fautes avaient provoquée et que ses lenteurs avaient laissée grandir, elle devait se hâter d’agir. Elle avait dans l’île des forces que le 29 juillet M. Derché évaluait à 22,000 hommes. Le vice-roi d’Égypte avait-il des vues sur la Crète, que Méhémet-Ali avait obtenue jadis comme salaire de son concours dévoué dans la guerre de l’indépendance ? N’est-ce pas plutôt qu’il tenait à s’assurer une reconnaissance qui lui serait nécessaire pour le succès de la négociation relative au changement de l’ordre de succession en Égypte ? Nous ne savons ; ce qui est certain, c’est qu’il avait déployé, pour aider son suzerain, un zèle tout à fait inaccoutumé, et que plus de 10,000 soldats égyptiens avaient déjà débarqué dans l’île. Le gouverneur-général, effrayé de la responsabilité qu’il avait prise, ne savait que persévérer dans son inaction. Pendant que l’on commençait à s’agiter en Grèce, pendant qu’il s’y formait des comités qui se mettaient à expédier aux Crétois des munitions de guerre et de l’argent, le pacha ne faisait point un pas en avant. Cependant les Crétois musulmans, achevant d’abandonner leurs villages, affluaient vers les villes, où l’encombrement devenait de plus en plus insupportable. On en était à ce point où ceux même dont la guerre contrarie le plus les intérêts et qui ont tout fait pour l’empêcher l’acceptent et la désirent par lassitude et par impatience.

Pendant qu’en Crète se poursuivaient entre le général égyptien Chaïn-Pacha et l’épitropie des négociations qui ne pouvaient aboutir, pendant que des actes de violence isolés commis par l’un ou l’autre parti rendaient de jour en jour plus inévitable un sanglant dénoûment, les ambassadeurs insistaient à Constantinople pour que la Porte prît enfin une mesure qu’elle aurait dû adopter depuis longtemps, pour qu’elle envoyât sur les lieux un commissaire-général revêtu de pleins pouvoirs. C’était ainsi que l’on avait mis fin sans effusion de sang et sans grandes dépenses au mouvement de 1858. Le choix du cabinet ottoman s’était porté sur le vieux Moustafa-Kiritli ; celui-ci avait d’abord hésité à accepter la mission proposée : il avait quatre-vingts ans passés, il ne se souciait pas de compromettre sa réputation en se chargeant de réparer, quand peut-être elles étaient irréparables, les fautes d’autrui. Enfin, sur les instances des ministres de la Porte, il consentit à se charger de cette tâche délicate, comme on le sut le 27 août à La Canée ; mais Moustafa-Pacha ne suivait pas d’assez près l’annonce de sa nomination, et ces derniers jours, pendant lesquels l’ancienne autorité était moralement frappée de déchéance sans que la nouvelle fût entrée en action, achevèrent de pousser les choses à l’extrême. M. Derché explique fort bien les conséquences fâcheuses de cet interrègne.


« Le retard apporté au départ de Moustafa-Pacha de Constantinople est des plus malencontreux et pourra avoir de graves conséquences. Le gouverneur-général, découragé et malade, n’ose plus prendre aucune détermination, craignant d’être blâmé par cet envoyé extraordinaire ; quant aux troupes, elles restent, par la maladie du férik Osman-Pacha, sans ordres. La Porte eût dû cacher sa détermination et Moustafa-Pacha arriver sans être attendu ; l’effet, je crois pouvoir l’affirmer, eût été des meilleurs… La position devient de plus en plus critique ; il est à craindre que les troupes, poussées à bout, malades et froissées dans leur amour-propre, ne perdent patience et ne saisissent une occasion pour ouvrir le feu et défendre les paysans turcs. Il résulte des rapports qui me sont adressés de Candie et de Rétimo que la position dans ces villes est aussi très mauvaise. Les Grecs ne pensent plus aux demandes de leur supplique, ils veulent ou être annexés à la Grèce ou être érigés en une principauté indépendante[3]. »


Tel était l’état des choses au moment où les primats qui composaient l’épitropie prirent une mesure décisive. Le 2 septembre, une proclamation datée de Sfakia annexait la Crète au royaume de Grèce. L’exécution du décret était confiée « à la valeur du peuple généreux de la Crète, au patriotisme de nos frères les Hellènes résidant en tout pays, au libéralisme de tous les philhellènes ainsi qu’à la médiation puissante des grandes nations protectrices et garantes, et à la protection du Dieu tout-puissant. » Le temps était donc passé où quelques sages concessions et un changement de personnes auraient pu tout apaiser ; Moustafa-Pacha, à qui son âge, son caractère, sa réputation, ses relations antérieures avec presque tous les notables de l’île, semblaient rendre facile une mission de conciliation, arrivait deux ou trois mois trop tard. La confiance était trop grande parmi les Grecs, ils s’étaient trop enivrés de leurs propres espérances, ils avaient été trop encouragés par les fautes de leurs adversaires, pour vouloir rien entendre. Il s’agissait pour eux de montrer les armes à la main que leur vote d’annexion n’était pas une vaine fanfaronnade ; pour les Turcs, il s’agissait de prouver à leurs sujets et à l’Europe, par la manière dont ils combattraient l’insurrection, qu’ils possédaient encore le seul droit en vertu duquel ils pussent prétendre à détenir la Crète, le droit de la force.

II

C’était le 4 septembre que Moustafa-Pacha débarquait à La Canée. Pendant les quelques jours qu’il employait à prendre des renseignemens sur l’état réel des affaires, le bruit se répandait en ville que les hostilités avaient commencé, que les Turcs de Sélino étaient vivement pressés, et qu’ailleurs un corps égyptien avait été cerné, Ce fut dans de telles conditions que, le 14 du même mois, les Grecs purent enfin lire la proclamation par laquelle Moustafa prenait officiellement la direction des affaires ; Ismaïl, aussitôt après l’arrivée de son successeur, s’était embarqué pour Constantinople. Le commissaire impérial commençait par rappeler aux Crétois « qu’il avait passé dans l’île plus de trente années de sa vie, et qu’il en était venu à la considérer comme sa seconde patrie ; » puis venaient toutes ces belles promesses que prodiguent les pouvoirs aux abois, quand ils espèrent décider ainsi à se disperser et à désarmer ceux qui leur font peur. La conclusion répondait mal aux paroles paternelles du début ; cinq jours seulement étaient donnés aux révoltés pour venir à résipiscence. Ce délai expiré, tous ceux qui n’auraient pas fait leur soumission seraient traités en ennemis et en rebelles. Cinq jours, c’était bien peu. Le délai était trop court pour que toutes les préventions et les colères tombassent, pour que les chefs des insurgés eussent le loisir de négocier leur soumission ; à peine était-ce assez pour que la proclamation eût le temps de parvenir dans les districts éloignés. D’ailleurs, à tout prendre, la chose importait peu ; ce qui se passait n’était point de nature à intimider l’insurrection. A court de vivres, voyant ses soldats affaiblis par les fièvres, le général égyptien, Chaïn-Pacha, que n’avaient pu rejoindre et dégager les troupes envoyées à son secours, avait dû capituler après avoir vainement essayé de forcer le cercle d’insurgés qui l’entourait ; pour se replier d’Apocorona sur Calivès, auprès de La Canée, il avait dû livrer des otages, son artillerie, ses munitions et ses bagages. Les soldats n’avaient conservé que leurs armes.

La perte matérielle avait peu d’importance, elle était bientôt réparée. De nouveaux envois portaient à près de 40,000 bommes le chiffre des troupes turco-égyptiennes ; mais l’effet moral était grave. Les Grecs étaient surexcités par ce premier succès ; les Turcs au contraire perdaient courage, et parlaient de demander au sultan des terres en Asie-Mineure et d’émigrer. Pendant tout le mois de septembre, les Turcs restaient sur la défensive, occupés à faire prendre position autour de La Canée aux troupes qui arrivaient dans l’île, et à dégager les musulmans de Kissamos et de Sélino, vivement pressés par ce premier élan de l’insurrection. Si les Grecs échouèrent à plusieurs reprises devant le petit fort de Castel-Kissamo, toujours facile à ravitailler et à défendre par mer, les musulmans de Sélino furent obligés, après s’être pendant plusieurs semaines défendus à Kandano, de se replier, avec femmes, enfans et bagages, sur La Canée. Hors des villes, l’insurrection était maîtresse de tout le pays, surtout dans les provinces occidentales, les plus riches et les plus peuplées, dont le sort devait entraîner celui du reste de l’île. Le général Kalergi, Crétois de naissance, avait refusé une dernière fois, par une lettre du 10 septembre, le commandement supérieur que lui offrait l’épitropie ; mais il annonçait en même temps aux Crétois que le roi de Grèce « plaidait leur cause auprès des grandes puissances et invoquait pour la Crète leur protection. » C’était pourtant le moment où M. de Moustier, quittant Constantinople pour le ministère des affaires étrangères, passait par Athènes et déclarait au roi George et à ses ministres que « le soulèvement des Crétois n’avait pas dans les circonstances actuelles les chances d’appui diplomatique sur lesquelles on semblait compter. » À cette déclaration était joint le conseil de ne pas prolonger par des encouragemens dangereux une inutile effusion de sang. La neutralité, une neutralité sincère et sérieuse, telle était la conduite que la France et l’Angleterre recommandaient de concert au cabinet hellénique ; en dehors de cette conduite, il n’y avait pour la Grèce que périls, pour la Crète que souffrances stériles. Ce qui empêcha les Grecs d’être fort émus de ce solennel avertissement, c’est qu’ils savaient à quelles variations est sujette, en ce labyrinthe de la question d’Orient, la politique française, qui a déjà, depuis la guerre de Crimée, ébauché bien des combinaisons, tenté bien des routes.

Ne recevant point de la France et de l’Angleterre les réponses qu’il désirait, l’infatigable Bouboulaki, un Grec de Mégalo-Castron qui avait pris les fonctions et le titre de secrétaire du gouvernement provisoire, se tourna d’un autre côté ; il adressa au président des États-Unis d’Amérique une longue pétition. A lui seul, en deux ans, Bouboulaki a plus écrit de proclamations, pétitions, circulaires et bulletins que trois ou quatre ministres, et son œuvre diplomatique formerait un gros volume ; mais, parmi toutes ces pièces qu’il a rédigées, il en est peu d’aussi curieuses que celle où il implore la médiation américaine en faveur de « l’île de Crète, berceau de Jupiter et de Minos. » Ces souvenirs mythologiques, j’imagine, auront dû peu toucher le président Johnson.

Ces mois de septembre et d’octobre 1866 furent comme la période héroïque, le moment le plus heureux et le plus brillant de l’insurrection. Ceux qui ont été mêlés à cette lutte depuis le début ne peuvent parler sans regret et sans émotion de ce temps où l’enthousiasme était si vif et où le succès paraissait si prochain. On n’était point encore à court de vivres ; les chrétiens avaient pu presque partout rentrer leurs récoltes, et même, dans beaucoup d’endroits celles des musulmans de leur voisinage. On n’avait pas de très bonnes armes, mais le Panhellénion, bateau à vapeur qu’avaient acheté les comités philocrétois d’Athènes, apportait chaque semaine des carabines, de la poudre, des volontaires ; on annonçait le débarquement en Crète d’un certain nombre d’officiers de l’armée hellénique qui avaient donné leur démission pour courir au feu. Au premier rang était le colonel Coronéos, soldat inquiet, ambitieux, hardi, qui semblait aspirer à devenir le Garibaldi de la Grèce. En 1854, M. Coronéos faisait contre nous, dans les rangs de l’armée russe, la campagne de Crimée ; en 1860, il obtenait d’être attaché à notre corps expéditionnaire en Syrie, espérant trouver là quelque occasion de tirer l’épée contre les Turcs ; mêlé à l’opposition qui amena la chute du roi Othon, il joua un rôle important après la révolution comme chef de la garde nationale, et travailla, non sans quelque succès, à rétablir l’ordre dans la capitale. On parlait aussi du commandant Zimbrakakis, Crétois d’origine, ancien élève de notre école de Metz, et de M. Vyzandios, qui, ayant traduit en grec moderne le Consulat et l’Empire de M. Thiers, passait pour un grand stratégiste. Un vétéran de la guerre de l’indépendance, le vieux Dimitri Pétropoulaki, avait amené un petit corps de Maniotes que conduisait au feu son fils Léonidas. On nommait encore le colonel Yenissarli, qui avait donné à sa bande le titre de légion de Pluton, le capitaine Smolensk, fils d’un ancien ministre de la guerre du royaume hellénique, MM. Nicolaïdis et Souliotis ; d’autres étaient de tout jeunes gens, récemment sortis de l’école des Évelpides, le Saint-Cyr de la Grèce.

Moustafa-Pacha comprit que l’armée qu’il commandait ne pouvait persister plus longtemps à se tenir sur la défensive ; c’eût été s’exposer à voir les troupes perdre toute confiance en elles-mêmes. Vers le milieu d’octobre, il s’avança donc à la tête de 10 ou 12,000 hommes vers Sfakia. C’était par Prosnéro, Krapi et Askyfo qu’il semblait vouloir pénétrer dans ce district, que l’on avait encore l’habitude de considérer comme le rempart de la liberté crétoise. Le plus sage pour les Grecs eût été de fortifier le défilé de Krapi, où les Turcs, en 1821, avaient essuyé un si cruel désastre ; mais les insurgés n’avaient encore eu affaire qu’aux troupes égyptiennes, qui avaient montré en diverses rencontres plus d’agilité que de solidité. Ils résolurent donc d’attendre de pied ferme l’armée ottomane hors des défilés, dans une position assez bien choisie, à Vafé, en avant de Prosnéro. Cette décision fut prise malgré les capitaines indigènes ; Zimbrakakis, habitué à la manière de combattre des armées européennes et sûr de ses volontaires, avait fait prévaloir son opinion. Ce fut le 24 octobre que la bataille s’engagea. Les Grecs étaient retranchés dans des maisons et derrière des abatis d’arbres. Tant que l’on se borna à échanger des balles, le feu des Crétois, portant sur des masses épaisses et serrées, fut plus meurtrier que celui des Turcs, dont les feux de peloton n’atteignaient que la terre et le roc ; mais bientôt les officiers turcs se lassèrent de voir tomber ainsi leurs hommes et ordonnèrent l’attaque à la baïonnette. Le feu des Crétois redoubla, mais sans ralentir les colonnes d’assaut qui, par plusieurs côtés, abordaient avec élan les positions grecques ; quand elles les atteignirent, elles les trouvèrent à peu près abandonnées. Il n’était même pas venu aux Crétois l’idée de soutenir le choc ; ils couraient à toutes jambes vers Prosnéro. Seuls, les volontaires hellènes ne se débandèrent pas à la première menace et tentèrent quelque résistance ; les uns furent tués sur les barricades qu’ils défendaient ; d’autres, faits prisonniers, furent traités avec égard par Moustafa-Pacha. Le soir même, l’avant-garde musulmane occupait Prosnéro sans coup férir ; quelques heures de marche seulement la séparaient de la plaine et du bourg d’Askyfo, qui sont en plein territoire sfakiote.

Pourquoi Moustafa-Pacha ne profita-t-il point de sa victoire ? pourquoi ne poussa-t-il point l’épée dans les reins les Crétois débandés ? Ce n’était point l’âge qui obscurcissait son esprit et refroidissait son ardeur ; pendant toute cette campagne, il montra une activité et une énergie dont ses ennemis même se sont étonnés. Ce qui est probable, c’est qu’avec son expérience des insurrections Crétoises il crut que les insurgés, au lendemain de ce grave échec, allaient se disperser d’eux-mêmes, que le mieux était de laisser faire les rivalités des capitaines. La faute fut de ne pas mesurer la portée de l’élan qu’avaient imprimé aux esprits les récens événemens de l’Occident et les excitations de la presse grecque. Il serait injuste aussi de méconnaître un sentiment honorable qui contribua à entretenir Moustafa dans cette illusion ; il lui répugnait de ravager et d’ensanglanter cette île où il avait passé tant d’années de sa vie, où il avait fait sa fortune et sa réputation. Enfin, tant sont complexes les motifs des actions humaines, le riche propriétaire qui possédait dans toutes les parties de la Crète de si beaux domaines ne se souciait pas de commencer une guerre à outrance, dont ses orangers et ses oliviers auraient été les premiers à souffrir. Ce furent là sans doute les différentes considérations qui décidèrent le gouverneur-général à s’arrêter après Vafé ; il ne devait pas retrouver l’occasion perdue. Au bout d’une semaine, apprenant que de nombreuses bandes d’insurgés se concentraient à Askyfo, il se dirigea vers l’est. On put croire un instant qu’il allait aborder Sfakia d’un autre côté, par la route qui passe auprès des ruines de l’ancienne Lappa ; mais, après une vaine démonstration il se replia avec toutes ses troupes sur Rétimo. Quelques jours après, il en ressortait à la tête de 10 ou 12,000 hommes pour aller attaquer le couvent d’Arkadi, situé sur le versant septentrional de l’Ida.

Ce monastère est le plus important et le plus riche de la Crète. Son supérieur ou higoumène porte le titre épiscopal de l’ancienne ville d’Arkadia. L’église, qui est du XVIIe siècle, a toute une façade d’ordre corinthien ; le couvent, comme les autres couvens de Crète, avait tout perdu à la révolution ; diplômes, manuscrits, livres, images anciennes, tout avait été pillé, brûlé, détruit. Ce qui subsistait, c’étaient, tout autour du temple, récemment réparé et assez somptueusement orné, de vastes bâtimens conventuels adossés à un épais mur d’enceinte. Pour ne pas être exposés aux attaques des bandes turques, plusieurs centaines de femmes, d’enfans, de vieillards, s’étaient réfugiés dans ce couvent sous la protection de 200 hommes armés des villages voisins et d’un petit nombre de volontaires hellènes. On comptait, pour surveiller les mouvemens des Turcs, sur le colonel Coronéos, qui occupait avec un corps assez nombreux les hauteurs voisines du plateau d’Arkadi. On n’en fut pas moins, le 19 novembre, sans avoir été averti par Coronéos, attaqué et enveloppé par une division turque qui recevait à chaque instant de nouveaux renforts. Les musulmans sommèrent les défenseurs du couvent de capituler, leur promettant la vie sauve ; mais ceux-ci, au début de la lutte, ne voyaient guère devant eux que les irréguliers, qui, exaspérés par la prolongation de la guerre, ne faisaient point de quartier et n’obéissaient point à leurs chefs. Du côté des chrétiens, surpris à l’improviste, il ne se trouvait personne qui eût autorité pour traiter et pour imposer sa décision à ses compatriotes. On ne répondit donc aux propositions des assaillans que par des cris et par des coups de fusil ; le mur était percé de meurtrières, et toutes les fenêtres étaient garnies de tireurs. La position n’était pourtant pas tenable ; le couvent est dominé par des mamelons où dès le lendemain Moustafa-Pacha installait quelques pièces de siège et quelques mortiers que l’on avait réussi, non sans peine, à conduire jusque sur le plateau d’Arkadi. De nouvelles sommations furent faites aux assiégés ; mais on se fusillait depuis vingt-quatre heures, le feu des défenseurs du couvent avait fait de grands ravages dans les rangs des Turcs, on était gris de poudre et de bruit, chacun tirait de son côté, et personne ne donnait d’ordres. Le combat continua. Ce ne fut que vers le milieu du second jour que le canon fit brèche et que les musulmans pénétrèrent dans la cour du couvent ; mais alors même il fallut encore lutter pendant six heures. Chacun des bâtimens était comme un réduit que défendaient en désespérés ceux qui l’occupaient. On installa l’artillerie dans la cour du monastère, on jeta des bombes dans les cellules. Au plus fort de cette mêlée, une aile du couvent fut détruite par l’explosion de quelques barils de poudre qui s’y trouvaient déposés. Ce ne fut qu’à onze heures du soir que les Turcs furent maîtres de toutes les parties de l’édifice et que le sang cessa de couler.

Une centaine de femmes qui furent trouvées cachées dans les caves du couvent furent traitées avec humanité, grâce à l’intervention immédiate du général Salih-Pacha, le plus jeune fils de Moustafa. Il en fut de même d’une quarantaine d’hommes que l’on ramassa couchés parmi les blessés ou blottis dans quelque cachette ; mais tout ce que les troupes impériales avaient rencontré devant elles au moment où, échauffées par deux jours de bataille, elles forçaient les barrières du couvent, tout, femmes et enfans aussi bien que combattans, avait été impitoyablement massacré. Les généraux turcs évaluèrent à deux cent cinquante hommes mis hors de combat la perte que leur avait causée la prise du monastère ; quant aux chrétiens, on parle de quatre ou cinq cents victimes. Peu importe que l’un de ces chiffres soit, selon toute apparence, au-dessous et l’autre au-dessus de la vérité ; peu importe aussi que ce désastre, qui s’accomplit pour ainsi dire sous les yeux mêmes de M. Coronéos sans qu’il eût fait aucune tentative pour le prévenir ou pour opérer une diversion, ait porté un rude coup à la réputation de ce chef militaire : la défaite d’Arkadi n’en a pas moins efficacement servi la cause des insurgés. En détruisant le couvent, Moustafa-Pacha a aussi bien mérité des Crétois qu’en s’arrêtant après Vafé. Beaucoup d’hommes qui perdirent là des femmes et des enfans se jetèrent dans la lutte avec une ardeur et une soif de vengeance qui rendaient tout arrangement de plus en plus difficile ; puis le récit de cette tragique catastrophe fit en quelques jours le tour de l’Europe avec des détails qui tiennent du roman, mais qui ne nuisirent pas à l’effet. Un incident qui avait à peine été remarqué dans le tumulte du combat prit une importance capitale dans la légende, telle que la composèrent ces vives imaginations grecques. On raconta qu’au moment où les Turcs étaient déjà maîtres de la cour du couvent les vieillards et les femmes s’étaient réunis dans une salle basse, et que le supérieur avait proposé à ces malheureux de s’ensevelir sous les ruines du monastère. La proposition avait été accueillie par des cris d’enthousiasme ; on avait prié ensemble, on avait reçu la bénédiction de l’évêque, puis un moine s’était avancé vers la poudrière et y avait jeté la mèche allumée. Des centaines de Turcs avaient été écrasés sous les ruines de l’édifice. Tout ceci, paraît-il, n’est point d’accord avec les souvenirs des rares survivans de ce lugubre drame ; les uns attribuent l’explosion, qui d’ailleurs ne fit pas un grand nombre de victimes, à une bombe turque, les autres à la maladresse d’un moine pris de vin. Aucun des renseignemens recueillis sur les lieux ne confirmerait l’hypothèse d’un concert préalable et d’un sacrifice volontaire. Toute cette scène, on n’en saurait douter, a été imitée d’un célèbre épisode du dernier siège de Missolonghi. Le défaut de ces copies, c’est qu’elles font douter de l’original même qui leur a servi de modèle.

Quelque défiance que des narrations ainsi chargées de couleurs romanesques éveillent chez les esprits critiques, la catastrophe d’Arkadi, par la terreur et la pitié qu’elle inspira, n’en contribua pas moins à ébranler bien des cœurs jusque-là distraits et indifférens. On comprit, au caractère opiniâtre et presque insensé de cette défense sans espoir et de cet assaut sans merci, de quelle guerre inexpiable c’était là le sanglant prélude. Comme pour qu’il fût impossible aux habitans même de l’île, musulmans et chrétiens, d’oublier de quelle hécatombe ce lieu funeste avait été le théâtre, les vainqueurs se retirèrent sans avoir pris le temps d’ensevelir tous les morts ; vainqueurs et vaincus, beaucoup des victimes restèrent gisantes sur le sol jonché d’armes et de débris, dans les salles désertes du monastère. Voici comment M. Skinner raconte la visite qu’il fit à Arkadi au mois d’avril 1867 sous la conduite d’une vieille femme du voisinage qui avait échappé au massacre.


« Je remarquai que les plus rudes et les plus gais de nos compagnons cessèrent de chanter et de rire au moment où nous traversâmes la prairie pour approcher du monastère. Ils n’étaient pas frappés d’épouvante, ce serait trop dire, mais ils devinrent graves et silencieux. Oui, c’était Arkadi. La vieille femme qui nous guidait frissonna en le revoyant. C’était Arkadi. Là-bas, au milieu du plateau, là où les fleurs étaient plus brillantes, là où la prairie était plus verte, se dressait une construction qui ne présente que peu de signes extérieurs de ruine. « Il faut voir l’intérieur, » nous dit en baissant instinctivement la voix notre vieille conductrice… Nous entrâmes par un portail où le passage est encore à demi obstrué par des pierres, et nous nous trouvâmes aussitôt au milieu des traces du drame qui s’était accompli là en novembre 1866. C’est la carcasse d’un cheval qui nous barre le sentier, c’est le sol jonché d’éclats d’obus. Quelques pas plus loin, ce corps noirci, au visage grimaçant, c’était au moment où commença le siège un homme dans toute la force de l’âge. Peut-être est-ce l’explosion qui l’a jeté ici ; autrement ses membres seraient-ils si terriblement brisés en morceaux ? Mais nous ne pouvons occuper ainsi notre pensée du destin d’un seul homme. C’est par douzaines que l’on compte dans le monastère les cadavres qui n’ont jamais été enterrés ou qui ne l’ont été qu’à demi, que le soleil a desséchés, qu’ont défigurés toute sorte de mutilations… Nous pouvions reconnaître sur les murs l’effet des boulets et des obus, et, aux traces presque sans nombre qu’ont laissées les balles, juger de la vivacité et de la durée de la fusillade… Au milieu des ruines du bâtiment que fit sauter la célèbre explosion, nous pouvons distinguer les cadavres d’un certain nombre de Turcs qui furent mis en pièces dans l’instant même où ils se croyaient sûrs de la victoire… Ce ne fut pas là la fin du carnage. Exaspérés de leurs pertes, les Turcs, au premier moment, mirent à mort les personnes de tout sexe et de tout âge qui avaient survécu à l’explosion et qu’ils trouvèrent dans d’autres parties du couvent. Nous pénétrons dans une chambre toute pleine de victimes qui périrent ainsi ; froids et raides à la place même où ils sont tombés, ces cadavres sont encore terriblement expressifs. Voyez cet homme étendu sur le seuil, les yeux sont grands ouverts ; ses doigts desséchés serrent encore la poignée d’une arme brisée… Tout ce qui lui était cher, il l’a peut-être défendu avec succès pendant un instant ; peut-être ces yeux aujourd’hui sans regard n’ont pas vu l’ennemi franchir le rempart qu’il lui opposait. Ou bien les égorgeurs ont-ils pénétré tout de suite jusqu’à ce coin là-bas où les morts sont couchés plus épais, où une femme serre dans ses bras un enfant comme pour le protéger, tandis qu’une autre, avec un regard de terreur qui se lit encore sur son visage, détourne la tête pour éviter le coup qui la menaçait ? C’est une pitié qu’il n’y ait point en Crète de bêtes féroces qui puissent se repaître de toute cette chair humaine. Cela vaudrait encore mieux pour ces pauvres corps que de rester là à pourrir et à noircir de cette horrible manière ! Notre conductrice, avec plus d’une centaine d’autres femmes, fut épargnée, et bientôt après mise en liberté ; mais une trentaine de ses parens périrent autour d’elle, et elle raconte avec larmes comment un de ses petits-fils, un enfant de six ans, fut égorgé sous ses yeux. »


A partir de la chute d’Arkadi, il n’y eut plus en Crète de faits d’armes qui méritent d’être racontés avec quelque détail. Les Crétois avaient compris que pour eux il ne pouvait plus être question d’attaquer les forteresses ni même de barrer le passage aux troupes régulières, dont l’artillerie à longue portée pourrait toujours les déloger de leurs positions ; ils laissaient donc dire les officiers étrangers qui voulaient introduire parmi eux la tactique européenne, et prétendaient leur faire livrer des batailles rangées ; ils demandaient qu’on les laissât se battre à la manière crétoise, en partisans et en tirailleurs. Avec beaucoup de bon sens, les capitaines expliquaient à leurs hôtes comment ils se représentaient la situation : par eux-mêmes, les Crétois ne pourraient venir à bout des forces imposantes que les Turcs avaient entassées dans l’île ; mais on pouvait fatiguer et user cette armée en la tenant sur le qui-vive, en la forçant à des marches et contre-marches perpétuelles. Déjà, peu habitués à des froids comme ceux qu’ils trouvaient dans les vallées de l’Ida et des Monts-Blancs, les Égyptiens mouraient comme mouches en décembre. On pouvait aussi lasser le gouvernement turc, que l’on savait incapable de soutenir pendant longtemps l’effort qu’il venait de s’imposer ; enfin ce qui importait avant tout, c’était que la résistance, en se prolongeant, fît sortir de leur indifférence les cabinets de l’Occident, et forçât la diplomatie à prendre un parti, dans l’intérêt même de la Turquie, sa cliente. Pour atteindre ce résultat, il suffisait que les Turcs ne pussent faire un pas sans entendre des balles leur siffler aux oreilles, et que partout ils se trouvassent en présence d’une protestation armée dont le bruit finirait bien par retentir hors des étroites limites de la Crète.

La lutte ne fut donc plus qu’une guerre de partisans dont les mille épisodes, toujours divers et toujours les mêmes, échappent à l’histoire. Il devenait de plus en plus difficile aux Crétois de garder réuni pendant quelques jours un corps un peu nombreux ; à mesure que les ravages des Turcs s’étendaient à quelque nouveau district jusque-là épargné par la guerre, les chefs de bandes, ne pouvant plus compter pour nourrir leurs hommes sur ce que l’on trouverait dans les villages, étaient obligés de ne garder autour d’eux que quelques centaines de partisans. S’agissait-il de tenter une razzia, de défendre un passage menacé, le signal était donné, et de tous les villages accouraient les pallicares crétois avec deux ou trois jours de vivres dans leur havre-sac. Quand on avait fini sa provision de pain, de biscuit et d’olives rances, il fallait bien se séparer. La plupart des hommes retournaient alors dans leurs villages ; les capitaines, avec quelques dévoués compagnons, se hâtaient de gagner les districts non encore ravagés, ou d’aller attendre sur la côte une cargaison de poudre et de farine. Les officiers hellènes, dans les protestations et les rapports qu’ils ne cessaient d’envoyer aux consuls, prenaient des titres pompeux, ceux de généraux et de commandans en chef ; mais en réalité ils n’avaient ni plus de soldats ni plus d’autorité que les capitaines indigènes. Un jour à la tête d’un millier d’hommes, ils n’en avaient pas cent la semaine suivante. Parmi les chefs crétois qui se signalèrent le plus, il faut citer au premier rang Hadji Michali de Lakkos, déjà célèbre pour s’être évadé la nuit, il y a quelques années, de la prison de La Canée, où le faisait garder Ismaïl-Pacha. Comme un héros d’Homère, il l’emporte sur ses compagnons par la hauteur de sa taille, par sa beauté, par sa force physique ; il a dans la physionomie et le langage quelque chose de l’inspiré et du prophète. On vante aussi Kriaris de Sélino et Korakas de Mylopotamo. Le frère du premier, fait prisonnier, avait été aussitôt décapité ; exaspéré, Kriaris commit dans les premiers temps plusieurs actes de cruauté. Les représentations des chefs hellènes l’amenèrent ensuite, ainsi que Korakas, à comprendre quel tort il faisait à sa cause par de pareilles représailles.

Malgré leur résolution et le courage de leurs chefs, les Crétois auraient fini par être contraints de céder, si le blocus que la Porte avait décrété et notifié dès le début de la guerre eût été effectif. Le manque de munitions et, quand l’île fut ravagée, le manque de pain, auraient tué l’insurrection. La faim est le seul ennemi dont ne puisse triompher la plus indomptable constance. Le divan avait envoyé en Crète tout ce qu’il avait de bâtimens à vapeur ; les feux étaient toujours allumés, et la dépense, avec les habitudes de gaspillage qui règnent en Turquie dans tous les services publics, était énorme. On n’en apprenait pas moins chaque semaine et souvent deux fois par semaine à La Canée que le Panhellénion, et plus tard l’Arkadi, qui lui succéda, avait déposé sur quelque point de la côte crétoise des vivres, des munitions, des volontaires. Les croiseurs turcs arrivaient toujours au moment où le rapide navire avait déjà jeté à terre ses passagers et sa cargaison, et pris en échange quelques blessés, des femmes et des enfans qui fuyaient le théâtre de la guerre. Ils lui donnaient la chasse à une distance respectueuse, et l’escortaient en échangeant avec lui quelques boulets jusque dans les eaux de la Grèce. Dans leur dépit, les Turcs étaient tentés de croire à quelque maléfice ; ils n’appelaient l’Arkadi que « le vapeur du diable, » sheïtan-vapori. Rien pourtant n’était plus naturel que ces perpétuelles déconvenues de la marine turque. L’étendue des côtes à surveiller et le voisinage des îles grecques, Cérigo, Milo, Syra, rendaient l’opération très difficile ; il y aurait fallu une vigilance et une activité singulières. C’était là, à ce qu’il paraît, trop demander aux officiers turcs ; chacun d’eux se mettait bien en route tous les jours pour faire le tour des promontoires et des baies dont la surveillance lui avait été confiée, mais il le faisait toujours à la même heure, avec une régularité qui donnait vraiment la partie trop belle aux forceurs de blocus. Le soir venu et le soleil couché, les navires turcs, dix fois pour une, rentraient au port.

Ce fut là vraiment la cause qui permit à l’insurrection de durer. Les mérites des chefs, hellènes ou crétois, n’y furent pas pour beaucoup. Aucun d’eux ne s’éleva au-dessus du rôle d’un capitaine de guérillas plus ou moins actif, plus ou moins heureux. Pour ce qui est du gouvernement provisoire, ce ne fut guère, la lutte une fois commencée, qu’une fiction constitutionnelle ; les citoyens qui le composaient furent bientôt dispersés par les événemens. Quant à Bouboulaki, avec sa plume qui semblait courir d’elle-même et sa petite imprimerie qu’il chargeait sur un mulet dès que les Turcs arrivaient, il ne cessait d’émettre des proclamations au nom du gouvernement provisoire ; c’était en son nom qu’il publiait le petit journal intitulé la Crète, avec cette ambitieuse épigraphe : Èγευθερία η θάνατος, la liberté ou la mort. A cela se borne à peu près tout le rôle de ce gouvernement, auquel personne n’obéit et qui ne cherche même pas à se faire obéir. Chaque province, on pourrait presque dire chaque village, agit de son côté et pour son compte. Les capitaines se donnent parfois des rendez-vous ; on commence la plupart du temps par y échanger des récriminations, puis on arrive à se concerter tant bien que mal pour l’offensive ou la défensive ; mais ce concert n’est jamais que momentané, et dans l’exécution chacun modifie, selon son caprice et ses convenances, les détails du plan que l’on avait adopté dans le conseil.

Le vrai centre de cette résistance décousue et morcelée, mais opiniâtre et toujours renaissante, qui devait finir par user deux des hommes les plus considérables de la Turquie et deux belles armées, ce ne fut point Sfakia ; la décadence de Sfakia, déjà visible depuis la guerre de l’indépendance, devait paraître davantage encore dans cette lutte : ce fut Sélino et surtout ce.que l’on appelle la Rhiza (racine), c’est-à-dire le versant septentrional des Monts-Blancs, celui qui regarde La Canée. Il y a là, au cœur des montagnes, au-dessus d’étroites et profondes vallées, des villages qui fournirent à l’insurrection ses plus hardis capitaines et ses plus adroits tireurs. Ce sont Lakkos, Meskla, Zourva, Drakona, fortes positions qui ont cet avantage que leurs défenseurs, quand ils se sentent trop vivement pressés, peuvent se replier sur le petit plateau à peu près inaccessible que l’on appelle l’Omalo. De l’Omalo, on peut gagner, par des sentiers plus faits pour la chèvre sauvage que pour le pied humain, soit Sfakia, soit Sélino. Ce fut de ce côté qu’après la chute d’Arkadi le commissaire impérial résolut de pousser une attaque qui dégageât les abords de La Canée et refoulât l’insurrection dans les hautes montagnes, où, pensait-il, elle mourrait de misère et de froid. Les différens chefs, s’ils s’étaient réunis, auraient pu peut-être arrêter longtemps les Turcs à Lakkos et à Zourva ; mais les renforts demandés par Zyinbrakakis n’arrivèrent pas à temps, les cartouches manquèrent, et avant la fin de décembre les insurgés se replièrent sur l’Omalo. Les Turcs avaient commis la faute de brûler les villages de la Rhiza ; il leur fallut rester là, campés sous le vent, la neige, la pluie, autour de feux qu’éteignait sans cesse la bise âpre et glacée. La plupart des Crétois retournèrent dans leurs villages ; ceux dont les maisons étaient détruites ou occupées par les Turcs s’établirent à l’Omalo dans les huttes qui servent d’abri pendant les semailles et la moisson aux gens de Sélino, de Sfakia ou de la Rhiza, auxquels appartiennent ces maigres et froides terres.

C’était à ce moment qu’un officier de la marine royale d’Angleterre, le capitaine Peem, entrait dans une voie où ne devait pas le suivre le gouvernement anglais. Cédant à un mouvement de pitié, il chargeait à son bord un certain nombre de femmes et d’enfans qu’il avait trouvés à demi morts de faim et de froid, errans sur les plages de Sélino, où les croiseurs turcs leur envoyaient de temps à autre des volées de mitraille. La canonnière l’Assurance débarqua le 15 décembre ces malheureux au Pirée ; aussitôt l’officier anglais et son équipage furent à Athènes l’objet d’une ovation populaire ; le roi de Grèce, s’associant à propos aux sentimens de ses sujets, envoya son ministre des affaires étrangères remercier le ministre anglais, M. Erskine. Celui-ci ne dut pas être médiocrement embarrassé de ces remercîmens. Lord Stanley en effet n’a point cessé de refuser son concours à toutes les mesures qui pouvaient conduire à un démembrement partiel de l’empire ; or pouvait-on rendre aux insurgés un plus grand service que de les débarrasser de toutes ces bouches inutiles ? Combien ces hardis montagnards se sentiraient plus libres de leurs mouvemens quand ils sauraient leurs femmes et leurs enfans en sûreté ! L’exemple donné par la marine anglaise était bientôt après suivi par la marine russe ; malgré les protestations du pacha, un vaisseau, le Grand-Amiral, allait embarquer sur la côte méridionale plus de 1,200 personnes.

Quelques jours après, Moustafa, voyant les forces de l’insurrection concentrées à Sfakia, résolut de lui porter le coup décisif qu’il aurait pu frapper après Vafé ; il vint débarquer avec quelques milliers d’hommes à Haghia-Roumili, petit village situé à l’entrée de la vallée de Samaria. Aussitôt après son arrivée, il recevait la soumission de plusieurs centaines de volontaires grecs, italiens, hongrois. Beaucoup de ces hommes, désappointés, mécontens, harassés, saisirent avec empressement l’occasion de quitter l’île que leur offrit l’adroite clémence du pacha. Un vaisseau turc et un aviso français, la Salamandre, les transportèrent au Pirée. Ils y furent mal reçus. Les journaux qui ne cessaient d’annoncer les victoires de l’insurrection trouvèrent commode d’accuser ces malheureux de trahison ; une foule menaçante s’amassa sur le quai, et quand mirent pied à terre les premiers détachemens de volontaires, ils furent accueillis à coups de pierre et à coups de bâton, au milieu de furieuses clameurs. Leurs traits hâves, leur maigreur, leurs pieds nus, leurs vêtemens en lambeaux, rien ne put toucher ces forcenés. La police et la troupe intervinrent, mais trop tard ; il y avait déjà trois ou quatre morts et une trentaine de blessés.

Les meneurs athéniens, on le devine à cette cruelle explosion d’orgueil blessé, avaient cru que le retour de ces cinq ou six cents volontaires marquait la victoire définitive de Moustafa-Pacha. Ce fut tout le contraire qui arriva. Ce qu’il y avait parmi les volontaires d’hommes énergiques demeura en Crète ; les autres, tous ceux dont la santé ou le caractère n’était point à la hauteur de la tâche qu’ils avaient étourdiment entreprise, n’étaient déjà plus qu’un objet de défiance pour la population et une cause d’embarras pour les chefs. Depuis lors, l’insurrection n’eut plus guère pour soldats que des Crétois. C’étaient des paysans dont chacun se procurait ses vivres et ses munitions ; entre deux combats, ils retournaient chez eux reprendre les travaux des champs. Dans ces conditions nouvelles, les Crétois ne pouvaient plus songer à frapper de grands coups, mais en même temps ils présentaient moins de surface ; ils étaient plus en mesure de prolonger cette petite guerre de surprises et de nocturnes alertes qui finissent par épuiser même les meilleures armées. C’est ce que prouve la suite des opérations et l’impuissance à laquelle aboutirent l’un après l’autre Moustafa et ses successeurs. Une fois sur la côte sfakiote, le commissaire impérial, pour faire croire qu’il était maître de tout le pays, désira revenir à La Canée par terre, en traversant Sfakia. Les Sfakiotes étaient gens avisés qui ne voulaient point voir détruire leurs villages ; on comprenait aussi parmi les insurgés qu’il importait de préserver de la dévastation ce district, qui devait, en cas de défaite, servir à l’insurrection de dernier réduit ; il y eut donc une convention de conclue, à la suite de laquelle le pacha, sans faire de détours à droite ni à gauche, se rendit du bourg de Sfakia à Askyfo, et d’Askyfo à Prosnéro par Krapi ; encore fut-il attaqué dans ce dernier défilé par un corps d’insurgés qui fit éprouver quelques pertes à son arrière-garde. Il ne laissa d’ailleurs point de garnison sur le territoire sfakiote, et cette marche militaire, qui semblait n’avoir été possible que par la tolérance des Sfakiotes et sous certaines conditions imposées par eux, n’ajouta point au prestige des armes ottomanes. Aussitôt de retour à La Canée, Moustafa-Pacha s’occupa, avec un commissaire envoyé tout exprès de Constantinople, de faire nommer des délégués ; pris en nombre à peu près égal parmi les musulmans et les chrétiens ; ces députés devaient se rendre à Stamboul pour y porter les vœux des Crétois. Les efforts de Moustafa-Pacha et de son nouveau coadjuteur, un chrétien, Server-Effendi, pour réunir et pour expédier à Constantinople les membres de cette espèce de consulte remplirent le mois de février 1867, et n’aboutirent qu’à un complet insuccès. Il fut impossible de rien obtenir qui ressemblât à un vote : le gouverneur désigna lui-même les notables qui devaient faire le voyage ; mais quelques-uns refusèrent de s’embarquer, d’autres partirent pour Constantinople et arrivèrent à Athènes, ou bien, une fois à Péra, firent savoir aux ambassades qu’ils n’avaient pas accepté volontairement leur titre et leur mission. Il y avait là de quoi décourager la Porte, qui ne trouvait pas chez les délégués musulmans un concours beaucoup plus empressé. On fit donc à peine mine de réunir les prétendus députés ; mais comme Moustafa, malade et découragé, demandait son rappel, on nomma, pour le remplacer, celui des généraux turcs qui avait en Europe et en Turquie la plus brillante réputation militaire, Omer-Pacha. C’était assez dire que, pour amener la pacification de l’île, le sultan ne voulait compter que sur la force ; c’était repousser de la manière la plus formelle les conseils que, l’Angleterre exceptée, toutes les puissances donnaient alors à la Turquie. Pour comprendre quelle gravité avait, au mois d’avril 1867, la nomination d’Omer-Pacha, il faut revenir sur la campagne diplomatique que le cabinet français avait commencée en faveur des insurgés crétois.


III

La diplomatie française n’avait rien épargné pour déconseiller et prévenir le mouvement insurrectionnel. L’ambassadeur à Constantinople, le ministre à Athènes, le consul à La Canée, donnaient les mêmes avis ; il est, on ne saurait trop le répéter, profondément regrettable que ces avis n’aient pas été entendus. L’heure n’était pas favorable : l’Europe, distraite, regardait ailleurs ; la France, triste et inquiète, humiliée d’avoir été vaincue sur ces champs de bataille de la Bohême où elle n’avait pas combattu, était loin des généreux enthousiasmes de 1821. Dans de telles circonstances, — nous l’avons dit au début de l’insurrection avec une vivacité qui s’expliquait par l’intérêt que nous portions à ce triste et beau pays, — la perspective même de l’annexion à la Grèce ne justifiait pas les imprudens qui exposaient ce petit peuple à toutes les cruautés d’une répression sauvage. Cependant ce n’est point sur les primats crétois ni même sur les meneurs athéniens que retombe la principale responsabilité. Comme nous l’avons montré, la faute est surtout au mauvais gouvernement d’Ismaïl-Pacha, puis à la maladroite lenteur et enfin à l’impolitique et dédaigneuse hauteur du cabinet ottoman ; la Porte a semblé chercher et provoquer la lutte armée. La Russie, elle aussi, a désiré la rupture ; sans intervenir ouvertement, elle y a poussé par les assurances qu’elle faisait parvenir aux insurgés. On a dansé à Saint-Pétersbourg pour les victimes de l’insurrection ; bien des bals encore et bien des quêtes ne réussiront pas à disculper la Russie d’avoir, par ambition, contribué à plonger les Crétois dans un abîme de misère que ne combleront pas quelques aumônes. Toutes les fois que la Russie croit que les affaires vont se brouiller en Occident, elle excite à la révolte les sujets chrétiens du sultan ; elle aura ainsi un prétexte pour intervenir à son heure. Si les événemens la forcent encore à ajourner ses projets, elle en est quitte pour faire une savante retraite, pour donner un congé à son ambassadeur ou tout au plus pour lui nommer un successeur à Constantinople ; quant aux Crétois, ce sera leur affaire de défendre leurs maisons et leurs vergers contre l’incendie, d’aviser à ne point laisser mourir leurs familles de faim ou de froid, et de se tirer eux-mêmes, comme ils pourront, des mains d’Orner-Pacha et de ses bourreaux !

Le gouvernement français n’a point de pareils reproches à s’adresser : on lui doit cette justice, qu’il a fait tout ce qui dépendait de lui pour empêcher que l’insurrection n’éclatât. Nos agens avaient pris en face des espérances et des ambitions grecques une attitude si tranchée, que le consul français à La Canée fut, bien plus encore que le consul anglais, en butte aux violentes attaques des journaux athéniens. On éprouve donc quelque étonnement en voyant, dans les dépêches françaises et surtout dans les dépêches anglaises où sont relatées plusieurs conversations de M. le marquis de Moustier et de son successeur à Constantinople, M. Bourée, avec quelle rapidité se modifièrent les vues du cabinet des Tuileries. Dès le mois de novembre 1866, au lendemain de Vafé, notre ministre des affaires étrangères se demande avec inquiétude dans quelles conditions pourra désormais s’exercer en Crète l’autorité du sultan, et déclare « le problème bien difficile à résoudre. » Le 7 décembre, il rejette sur les lenteurs et les fautes de la Porte la principale responsabilité du soulèvement, il lui reproche durement l’inefficacité du blocus, il parle « des remèdes héroïques que pourrait finir par exiger la situation de l’empire. » Vers la fin de l’année, il tient un langage déjà plus clair. « Les solutions, dit-il, qui au début de la crise auraient peut-être pu assurer la pacification de la Crète risquent d’être trouvées aujourd’hui bien incomplètes et bien insuffisantes. » Si ces paroles ont besoin d’un commentaire, on le trouvera dans une dépêche de M. Fane, chargé d’affaires anglais à Paris, qui raconte, le 27 décembre 1866, une conversation qu’il a eue avec M. de Moustier. « La Crète, avait dit le ministre français, était un pays perdu pour la Turquie ; le sultan ferait mieux d’accepter franchement ce résultat que d’accorder des concessions et des privilèges qui ne réussiraient point à réconcilier les Crétois d’une manière durable avec la domination ottomane, mais qui formeraient un précédent dont pourraient se prévaloir toutes les provinces de l’empire turc pour réclamer une quasi-indépendance. » M. Fane discute ; son interlocuteur insiste et va jusqu’à dire que, « s’il était le sultan, il n’hésiterait point à abandonner aussi la Thessalie. » Interrogé sur la question de savoir ce que deviendrait la Crète quand la Porte l’aurait abandonnée, et si elle devrait être annexée à la Grèce, M. de Moustier répond que, « dans sa pensée, c’est le seul plan à adopter. »

Le revirement ne pouvait être plus rapide et plus complet. Sans doute les événemens semblent s’être chargés de confirmer les prévisions du cabinet des Tuileries ; si donc ce changement ne prouve que la sagacité de notre diplomatie, nous n’avons qu’à nous incliner et à admirer. Ce qui nous inspire pourtant quelques doutes sur ces intuitions prophétiques, c’est que le parti de notre gouvernement semble pris dès le mois de novembre, quand Moustafa n’avait encore eu que des succès. Entre le langage que M. de Moustier tenait à Constantinople et à Athènes pendant les mois d’août et de septembre, et les idées qu’il exprime devant M. Fane en décembre, il y a une telle différence qu’une autre hypothèse se présente à l’esprit : ce qui aurait si vite modifié les vues du ministre, ce qui l’aurait conduit à soutenir des prétentions qu’il avait très nettement découragées, ce sont moins les événemens dont la Crète était le théâtre que les embarras de notre situation en Occident, que le désir de nous rapprocher de la Russie et de nous entendre avec elle sur une question qui lui tenait fort à cœur.

Depuis ce moment jusqu’au mois d’octobre 1867, le cabinet des Tuileries n’a cessé de négocier pour tacher de décider la Porte à céder la Crète. Le 13 mars 1867, M. de Moustier écrit à lord Stanley que « la séparation de la Crète, aux yeux du gouvernement français, est inévitable ; ce que la Porte aurait de mieux à faire, ce serait de consulter loyalement la population pour savoir si elle désire l’annexion à la Grèce. » Quelques jours après, M. Bourée suggérait à Fuad-Pacha cette idée d’un appel au vote universel ; il n’obtenait en retour que des récriminations contre la Grèce et cette fière déclaration : « Si les puissances européennes veulent enlever la Crète à la Turquie, il faut qu’elles commencent par livrer une autre bataille de Navarin. Alors seulement la Porte pourra sans honte s’incliner devant la force. » En vain M. Bourée insista, rappelant l’exemple de l’Autriche, qui avait cédé de cette manière la Vénétie, et qui avait tout lieu de se repentir de ne pas s’y être décidée plus tôt. Fuad et Aali-Pacha se sentaient approuvés et soutenus par l’Angleterre ; ils refusèrent de prendre aucun engagement, et envoyèrent Omer-Pacha en Crète avec des renforts. Après le départ d’Omer-Pacha, l’ambassadeur français fit encore auprès du grand-vizir une dernière tentative pour obtenir qu’aucune nouvelle opération militaire ne fût entreprise en Crète ; on ne lui répondit que par un refus assez dédaigneux. Une fois encore la Turquie rassemblait ses dernières ressources pour faire un suprême appel à la force des armes ; une fois de plus elle allait montrer que ses généraux n’étaient pas plus capables de dompter l’insurrection Crétoise que ses pachas de gouverner la Crète avec sagesse et justice.

Les forces dont disposait le serdar-ekrem ou généralissime sont évaluées par le consul de France à 25,000 hommes de troupes régulières, plus 7,000 volontaires ou irréguliers, pris parmi les Crétois musulmans. La campagne d’Omer-Pacha, d’avril à septembre 1867, peut se résumer en deux mots. Après avoir inutilement attaqué Sfakia par le nord, il traversa les provinces de Rétinio, de Mylopotamo et de Candie ; il pénétra sur le plateau de Lassithi, qui, par la situation et par les facilités qu’il offre à la défense, rappelle l’Omalo. De là il se retourna vers Sfakia, qu’il aborda à la fois par terre et par mer ; il y entra en juillet par Franco-Casteli et Callicrati ; il y détruisit plusieurs villages, et en septembre il était de retour à La Canée. Le seul résultat de cette campagne de cinq mois avait été de creuser plus profondément l’abîme qui séparait déjà musulmans et chrétiens. La mission qu’Aali-Pacha vint remplir en Crète pendant l’hiver de 1867 à 1868 aurait peut-être pu encore aboutir, au printemps précédent, après le départ de Moustafa ; après Omer-Pacha, elle devait fatalement échouer.

Dès le début de la querelle, il avait été commis de part et d’autre des actes de violence isolés ; on ne saurait s’en étonner quand on songe aux haines laissées par les anciennes luttes et aux tentations perpétuelles où sont exposés des hommes qui ne quittent jamais leurs armes. Une fois la lutte engagée, ces actes furent plus fréquens encore. Les Grecs, assure-t-on, attaquèrent et détruisirent un convoi de malades égyptiens ; quant aux Turcs, ils sont sans cesse accusés, dans des pièces adressées aux consuls par les chefs crétois, d’égorger leurs prisonniers, de déshonorer les femmes, de massacrer des enfans et des vieillards ; les noms des lieux et des personnes sont donnés avec une telle précision que tout ne peut être dans ces récits de pure invention. Pourtant, comme l’attestent les consuls français et anglais, Moustafa-Pacha fit de son mieux pour prévenir, autant qu’ils pouvaient être prévenus, ces excès et ces violences ; il fut à cet égard très secondé par ses deux fils, le général Salih-Pacha et Ali-Bey, qui remplissait les fonctions de gouverneur de La Canée. Tant que Moustafa fut en Crète, les paysans chrétiens des districts qui n’avaient point pris part à la lutte et les provinces orientales de l’île avaient presque entièrement échappé aux maux de la guerre. Il en fut tout autrement avec Omer-Pacha. Le vainqueur de Kalafat et d’Oltenitza aurait volontiers cru qu’il lui suffirait de se montrer pour faire rentrer tous ces mutins dans le devoir. Au contraire, à peine était-il sorti de La Canée pour marcher sur Sfakia qu’il se voyait attaqué presque à chaque pas, harcelé nuit et jour. Devant lui, les défilés étaient gardés par un ennemi qu’il tenta en vain de déloger ; derrière lui, l’insurrection reprenait possession du terrain dès qu’il l’avait évacué, elle coupait ses convois aussitôt qu’il s’éloignait de la mer, elle gênait ses communications avec les forteresses. Alors une violente colère s’empara de lui, et, à mesure que son insuccès devenait plus évident, sa fureur ne fit que s’accroître. Déjà, en traversant les districts de Rétimo et de Mylopotamo, Omer-Pacha avait tout détruit, tout brûlé sur son passage, oliviers et maisons ; la plus riche province de l’île fut changée en un désert. Lassithi fut traité de même. Les Turcs ne faisaient plus aucune différence entre les villages insurgés et ceux qui avaient livré leurs armes et déclaré vouloir rester soumis. Les uns comme les autres étaient incendiés, et tous les chrétiens, s’ils tombaient entre les mains des musulmans, étaient exposés au même sort. Encouragés plutôt que contenus, les musulmans indigènes donnaient aux agens et aux officiers européens des spectacles qui ne semblaient plus faits pour notre siècle. C’étaient des têtes et des oreilles que l’on apportait en ville et que l’on exposait sur les places[4] ; c’étaient des blessés que l’on décapitait, des familles que l’on brûlait avec leurs maisons. A Sfakia, sans l’intervention du lieutenant Murray, Omer-Pacha renouvelait la tragédie qui avait donné depuis 1822 à la grotte de Mélidoni, dans le nord de l’île, une si triste célébrité : il y faisait périr par la fumée des familles chrétiennes qui s’y étaient réfugiées, et qui n’avaient pas assez confiance en sa parole pour accepter la capitulation qu’il leur offrait.

Sous un pareil chef, les choses en venaient à un tel point que tous les agens étrangers sans exception laissaient éclater leur indignation. Le 21 juillet, M. Tricou, qui avait remplacé comme consul de France M. Derché à la fin d’avril, écrivait à M. Outrey, alors notre chargé d’affaires à Constantinople, une dépêche qui, après de nombreux détails sur la conduite barbare des bachi-bozouks, se terminait par ces mots[5] : « On ne saurait se le dissimuler, de l’impuissance les Turcs ont passé à la fureur, et de la fureur à l’extermination. »

Le même jour, M. Dickson envoyait au chargé d’affaires anglais à Constantinople, M. Ellis, une dépêche pleine d’émotion qui racontait les mêmes faits ; il demandait si, « dans le cas où les hostilités ne cesseraient point immédiatement, on ne permettrait point aux vaisseaux étrangers de faire sortir de l’île les familles chrétiennes qui désireraient partir ? » La semaine suivante, les consuls d’Angleterre, de France, de Russie, d’Autriche, voyant grandir le mal et saisis d’une horreur croissante, adressent à leurs gouvernemens une dépêche conçue en termes identiques. « Des massacres de femmes et d’enfans, y disaient-ils, ont épouvanté l’intérieur de l’île. L’autorité ne peut ni réprimer l’insurrection ni arrêter le cours de ces atrocités. L’humanité réclamerait impérieusement la suspension des hostilités ou le transport en Grèce des femmes et des enfans. » Fuad-Pacha, quand on lui communiquait ces dépêches, répondait en souriant que c’étaient là des exagérations. Omer-Pacha, disait-il, niait formellement ces massacres ; la révolte était vaincue, emmener les femmes sur des vaisseaux européens, ce serait donner aux insurgés un encouragement qui leur ferait reprendre les armes, déjà tombées de leurs mains. L’Angleterre crut Fuad-Pacha ou fit semblant de le croire. Par le retour du courrier, dans un post-scriptum, le chargé d’affaires prévient M. Dickson « qu’il n’y a pas lieu d’employer les bâtimens anglais pour conduire des familles crétoises en Grèce. » M. Murray, qui avait de son côté sollicité l’autorisation de soustraire quelques victimes à Omer-Pacha et à la famine, son alliée, recevait de l’amirauté l’avis « qu’il n’y avait rien à changer à ses instructions. »

Les hommes d’état de la Grande-Bretagne ont tenu avant tout à se montrer conséquens ; du moment que le principe dont s’inspire leur politique dans les affaires d’Orient est le maintien de l’empire ottoman, ils se sont fait un devoir de s’interdire toute démarche qui pût gêner la répression et conduire à l’affranchissement de la Crète. C’est être logique ; mais n’y a-t-il pas des instans où, pour ceux qui ont entre les mains le sort de leurs semblables, toute la logique et toute l’habileté du monde ne valent pas un mouvement de compassion, un élan de pitié ? Il est curieux de voir la politique extérieure de l’Angleterre, maintenant même qu’à tant d’égards elle a changé de caractère, conserver encore souvent quelque chose de cette impitoyable froideur qui en était jadis un des traits les plus marqués. Lord Stanley, un des plus honnêtes gens qu’il y ait dans les trois royaumes, n’éprouve-t-il pas parfois quelque regret en pensant qu’un mot de lui aurait pu sauver du désespoir et de la mort beaucoup de créatures humaines ? Est-il sûr d’ailleurs que le jour où il a fait violence à ses sentimens d’humanité pour obliger Fuad-Pacha il ait vraiment rendu un grand service à l’empire turc, et que la prolongation de ces massacres ait beaucoup contribué à préparer une réconciliation entre musulmans et chrétiens ?

En présence de pareils faits, le rôle de la Russie était tout tracé. La France aussi, ne se fût-elle pas déjà prononcée en cette question de Crète contre la politique du gouvernement turc, la France ne pouvait hésiter ; c’est, si l’on veut, sa faiblesse ou, disons mieux, ç’a toujours été son honneur de ne savoir pas rester sourde à de pareils appels, de ne jamais refuser de remplir un devoir d’humanité, y eût-il quelque inconséquence ou quelque inconvénient à s’en charger. Dès que la dépêche de notre consul fut arrivée à Paris, l’amiral Simon, qui commandait notre escadre du Levant, recevait l’ordre de se rendre avec deux bâtimens sur les côtes de Crète. Il avait pour instructions « de recueillir les femmes, les enfans et les vieillards qui demanderaient à quitter le pays pour éviter les maux de la guerre. » Quand cette décision lui fut notifiée, Fuad-Pacha l’accueillit par des plaintes et des protestations ; il déclara pourtant que les bâtimens et les troupes du généralissime n’essaieraient point de s’opposer par la force à l’embarquement des fugitifs. C’était le seul moyen pour la Turquie d’éviter une plus cruelle humiliation ; l’ambassadeur russe avait fait savoir que, si on tentait d’empêcher les vaisseaux russes d’accomplir leur mission d’humanité, les commandans avaient l’ordre de passer outre. Omer-Pacha témoigna, quand il vit arriver les bâtimens russes et français, la même mauvaise humeur, il avait voulu, comme disait le prince Gortschakof, « supprimer l’insurrection en supprimant la population, » et on venait le déranger avant qu’il eût fini sa tâche ! On peut imaginer avec quels transports de reconnaissance fut reçue en Crète cette intervention déguisée des grandes puissances. En plusieurs voyages, les bâtimens français emmenèrent 5,000 personnes, les Russes 4,800 ; des bâtimens autrichiens et italiens prirent aussi à bord un certain nombre de familles. A la fin d’août, M. Ellis évaluait à 13,000 personnes le nombre de celles qui avaient été enlevées de Crète pendant le mois qui venait de s’écouler.

Vers le même moment, Omer-Pacha regagnait La Canée, humilié et furieux. Il ne pouvait plus se dissimuler le grave échec qu’il avait subi. L’insurrection était plus vivace que jamais et occupait l’île tout entière. Quant à lui, par le feu de l’ennemi et par les maladies, il avait perdu plus de la moitié de son effectif. Le pacha d’Égypte, qui n’avait plus rien à attendre du sultan, rappelait ce qui restait encore dans l’île de troupes égyptiennes. Un profond découragement régnait dans tous les rangs de l’année ; officiers et soldats étaient également las de cette guerre interminable. D’ailleurs l’argent manquait. La solde n’était plus payée, excepté aux pachas et aux beys. Ceux qui avaient le moins d’arriéré n’avaient rien touché depuis huit mois. Avec les quelques milliers d’hommes dont il disposait encore, avec des coffres vides, Omer-Pacha était hors d’état de faire un nouvel effort. La prise de l’Arkadi, que célébra comme une victoire le gouvernement turc, n’avait aucune importance ; à peine capturé, le hardi bâtiment était remplacé par l’Enosis et par la Crète. Se sentant impuissant à continuer la guerre, le divan résolut d’entrer dans une autre voie et d’obtempérer dans une certaine mesure aux désirs qu’on lui exprimait.

Depuis le mois de mai, la France, à laquelle s’associaient avec quelques nuances de langage toutes les autres puissances excepté l’Angleterre, réclamait la formation d’une commission d’enquête qui aurait été sur place écouter les plaintes et recueillir les vœux des Crétois. Constituée par la Porte, elle aurait compris, à côté de fonctionnaires ottomans, des délégués européens désignés par les ambassades. On ne voulait, répétait M. de Moustier, rien préjuger sur le résultat de cette enquête ; tout ce que l’on se proposait, c’était de savoir quels étaient au juste les besoins et les désirs de la population crétoise ; on verrait ensuite dans quelle mesure on pouvait les satisfaire. Les représentans de la France, de l’Italie, de la Prusse et de la Russie donnaient au mois de juin copie à Fuad-Pacha d’une dépêche identique qu’ils avaient reçue de leurs gouvernemens respectifs au sujet des affaires de Crète, démarche à laquelle s’associait avec quelques réserves l’internonce d’Autriche. Fuad-Pacha répondait aussitôt par une dépêche très habilement rédigée que l’on peut lire dans notre livre jaune ; il faisait remarquer qu’il ne pouvait s’engager dans cette enquête avant de savoir où on voulait le mener. Si les puissances se déclaraient décidées à faire respecter le principe de l’intégrité de l’empire ottoman, si l’hypothèse de l’annexion de la Crète à la Grèce était écartée à l’avance, la Porte se déclarait prête à examiner dans l’esprit le plus conciliant toute autre combinaison proposée ; si au contraire on admettait la possibilité de cette annexion, mieux valait renoncer tout d’abord à l’enquête : le sultan était fermement décidé à ne point céder ainsi, sans y être contraint par quelque écrasante défaite, une des plus belles provinces de son empire, une contrée on il y avait une population musulmane de près de 100,000 âmes.

A son point de vue, Fuad avait raison ; il n’y avait plus à insister auprès de la Porte. Après l’enlèvement des familles crétoises et le retour à La Canée d’Omer-Pacha, le cabinet ottoman voulut cacher sous une apparente déférence pour les représentations de l’Europe l’aveu de son impuissance. Le serdar-ekrem reçut l’ordre de ne point entreprendre une nouvelle campagne, une amnistie générale fut proclamée, et six semaines furent données aux volontaires et aux insurgés pour quitter l’île. Le grand-vizir Aali-Pacha partait bientôt après pour la Crète. Il devait faire par lui-même l’enquête à laquelle avaient désiré être associées les puissances ; il devait appliquer à la Crète un nouveau régime dont les bases s’élaboraient alors à Constantinople. Ce n’était point là ce qu’avaient demandé les cabinets ; ce n’était pas ce que, dans l’entrevue de Livadia, en Crimée, le tsar lui-même cherchait à obtenir de Fuad-Pacha par la persuasion, par des complimens et des promesses derrière lesquelles se cachait la menace. En présence de cette force d’inertie que la Porte n’avait cessé d’opposer aux demandes réitérées des puissances, il était temps de clore une négociation dont tout le monde commençait à se lasser. Le cabinet des Tuileries n’était pas le moins pressé de clore le débat ; sans regretter d’avoir arraché au froid et à la famine des milliers de victimes, il commençait à s’apercevoir qu’il était allé bien loin, que le courant l’avait entraîné, comme un bateau qui flotte à la dérive, jusque dans les eaux de la Russie. C’est ce que l’on fit par une note identique qui fut remise le 29 octobre à Fuad-Pacha. La France, l’Italie, la Prusse et la Russie y rappelaient leurs démarches antérieures et la pensée qui les avait inspirées. « Il ne reste plus aux cabinets, disait cette note, comme conclusion, qu’à dégager leur responsabilité en abandonnant la Porte aux conséquences possibles de ses actes. Dans la voie qu’il a choisie et dans laquelle il persévère, le gouvernement ottoman ne pouvait certainement pas compter sur une assistance matérielle de la part des puissances chrétiennes ; mais les cabinets, après avoir vainement tenté de l’éclairer, croient de leur devoir de lui déclarer que désormais il réclamerait en vain leur appui moral au milieu des embarras qu’aurait préparés à la Turquie son peu de déférence pour leurs conseils. »

Quel usage la Porte a-t-elle fait de la liberté d’action que lui rendait cette déclaration des puissances ? Il ne semble pas jusqu’ici qu’elle ait réussi à justifier par ses succès la persistance qu’elle a mise à repousser nos conseils. Les combinaisons d’hospodorat qui avaient été étudiées un moment et encouragées dans une certaine mesure par l’Angleterre ont été mises de côté ; on n’a plus parlé de constituer la Crète, comme Samos ou le Liban, en une sorte de principauté vassale. Aali-Pacha aussitôt arrivé en Crète, Omer-Pacha repartait sans bruit pour Stamboul, et le grand-vizir, avec l’autorité que lui donnaient sa haute situation et sa réputation personnelle, s’occupait d’établir en Crète un régime dont on trouvera tout le plan dans le recueil anglais auquel nous avons eu si souvent recours. C’est, avec des modifications importantes nécessitées par la prédominance en Crète de l’élément chrétien, ce que l’on appelle à Constantinople l’organisation du vilayet, organisation que l’on a déjà tenté d’appliquer à quelques provinces de l’empire et notamment à la Bulgarie. Nous la résumerons en quelques lignes. L’administration serait confiée à un vali, et le commandement des forteresses à un officier-général ; ces deux postes pourraient être réunis en cas de besoin. Deux conseillers, nommés par ordonnance impériale, l’un chrétien, l’autre musulman, seraient adjoints au vali. L’île serait divisée en sandjaks ou départemens ; suivant que dans chaque sandjak la majorité serait musulmane ou chrétienne, le gouverneur en serait ou musulman ou chrétien. Le gouverneur musulman serait assisté par un mouavin ou coadjuteur chrétien, et réciproquement. Les actes administratifs et judiciaires seraient rédigés dans l’une ou l’autre des deux langues. Il y aurait partout des tribunaux civils et commerciaux mixtes et auprès du vali un grand-conseil, une espèce de petite diète composée de délégués chrétiens et musulmans.

Cette organisation est sans doute très supérieure à ce qui existait en Crète il y a deux ans ; mais les avantages qu’y gagneraient les chrétiens sont-ils en rapport avec les sacrifices que les ont contraints à faire les fautes des pachas et les cruautés des musulmans ? Sous l’empire des ressentimens si justes et si profonds qu’a dû laisser dans les âmes la férocité déployée par les mahométans pendant la dernière année de la guerre, serait-il facile de faire fonctionner cette machine assez compliquée ? De quel œil se regarderaient ces hommes que mettrait sans cesse en présence et en conflit le jeu de ces institutions ? N’y a-t-il pas entre eux trop de sang fraîchement versé et de larmes non encore séchées pour qu’ils s’entendent et se concertent ? Les Crétois se sont d’ailleurs chargés de répondre à ces questions ; ils n’ont pas accepté ce qu’on leur proposait. Presque tous les volontaires, soldats et chefs, avec eux Coronéos et les autres officiers de marque, excepté Zymbrakakis, sont retournés en Grèce ; mais les capitaines indigènes, malgré toutes les promesses que leur a faites Aali-Pacha, sont restés sur la défensive. Aali a divisé l’île en départemens et a donner à plusieurs de ces sandjaks des gouverneurs chrétiens ; quand ceux-ci ont voulu aller prendre possession de leurs postes, ils ont été reçus à coups de fusil ; Sawas-Pacha, Adossidi-Effendi, restent ainsi des gouverneurs in partibus infidelium. Le divan cherche dans tout son haut personnel chrétien quelqu’un qui veuille accepter le titre de vali de la Crète ; Mussurus-Bey, ambassadeur de la Sublime-Porte à Londres, Aristarchi-Bey, son ministre à Berlin, auraient jusqu’ici, assure-t-on, décliné cet honneur. Lorsque le sultan, à la fin de février 1868, s’est décidé à rappeler de Crète Aali-Pacha, les choses étaient juste au même point qu’en novembre 1867, quand il y venait hériter de la situation qu’avait créée la maladroite cruauté d’Omer-Pacha. Il y a eu pendant tout l’hiver, il y a encore une sorte de trêve tacite qui n’est troublée que lorsque les Turcs essaient de sortir des forteresses. On se regarde, on s’observe, on attend ; les chrétiens sont maîtres de tous les massifs montagneux et de toutes les routes de l’intérieur. L’Enosis et la Crête continuent à leur apporter des munitions et quelques marchandises européennes.

Combien de temps cette situation peut-elle durer ? Il est difficile de le dire. Cette vigoureuse et sobre population grecque a moins de besoins que nos paysans ; elle peut supporter pendant bien plus longtemps des privations qui, au bout de quelques semaines, réduiraient nos campagnards à capituler. De son côté, la Turquie, avec ses finances délabrées et les menaces qui se multiplient sur d’autres frontières, ne peut rester longtemps dans cette situation. Depuis plus de deux ans, la Crète ne lui paie plus d’impôts et lui coûte bien des millions par mois ; il faut y entretenir à grands frais un corps d’occupation et une escadre de blocus. Il s’agit de savoir qui tiendra le plus longtemps, de l’opiniâtreté patriotique des Crétois ou de l’orgueil du cabinet ottoman.

S’il ne se produit pas sur la frontière septentrionale de l’empire quelque complication qui force le sultan à faire en toute hâte la part du feu et à évacuer la Crète, il est possible que les Crétois soient poussés à se résigner momentanément par le désir de revoir leurs femmes et leurs enfans, d’arracher leurs familles aux gênes de l’exil. La Grèce ne pourra continuer longtemps à supporter la charge qu’elle s’est imposée. Grâce au secours de l’état, aux dons des communes et surtout aux sommes considérables qui ont été recueillies parmi les Grecs, de Liverpool à Calcutta, d’Alexandrie à Odessa, la Grèce nourrit aujourd’hui de 20,000 à 30,000 réfugiés, si nous prenons les calculs les plus modérés. Quelque faible que soit l’allocation quotidienne qui est accordée à chacun de ces malheureux, il est merveilleux que ce petit pays ait pu soutenir pendant de si longs mois un pareil sacrifice. La charité publique et la charité privée se lasseront tôt ou tard ; les réfugiés, trouvant la vie de plus en plus difficile, agiront sur leurs amis et parens restés dans l’île pour les décider à se soumettre et à relever la maison détruite, à rallumer la flamme éteinte du foyer domestique.

Nous ne pouvons prévoir, dans l’état incertain de l’Europe, où la Crète en sera demain, quelle condition réserve à ce brave et malheureux peuple l’année qui vient de s’ouvrir. Nous tenons seulement, au terme de cette étude, à ajouter une dernière remarque. Fuad-Pacha répétait sans cesse qu’après tout il y avait dans l’île 80,000 musulmans contre 100,000 chrétiens, et qu’on faisait bien bon marché de cette population musulmane. Nous n’entrerons pas dans l’examen des garanties que l’on pourrait offrir aux Crétois musulmans, soit qu’ils restassent dans l’île avec l’égalité de droits que l’épitropie n’a cessé de leur promettre, soit qu’ils préférassent vendre leurs terres et aller s’établir sur le continent ; nous nous bornerons à faire observer que les chiffres allégués par Fuad-Pacha sont des chiffres de fantaisie. Sans doute il est difficile en pays turc d’arriver pour la statistique à quelque précision ; rappelons pourtant les nombres que nous avions obtenus, en comparant diverses données, vers 1858. D’après notre calcul, il y aurait eu dans l’île à cette époque 123,000 chrétiens contre 49,000 musulmans ; les chrétiens auraient formé les trois cinquièmes de la population. Or, malgré toutes les misères qu’ont endurées les chrétiens, je ne doute pas que les musulmans n’aient encore plus souffert. Arrachés à leurs villages, entassés dans les villes ou autour des villes, sous de mauvais abris, décimés par les épidémies, privés, eux aussi, de tout moyen d’existence et souvent réduits à d’insuffisantes rations, ils ont dû voir la mort faire encore plus de vides dans leurs rangs que dans ceux des chrétiens. Je répondrais qu’il n’y a pas aujourd’hui en Crète plus de 20 ou 30,000 musulmans indigènes. Sans doute il serait douloureux pour ces milliers d’hommes, si la Crète se détachait de l’empire turc, de se voir subordonnés à des vainqueurs qui n’auraient pas perdu la mémoire ; il serait cruel pour ceux qui craindraient les rancunes et les vengeances de vendre leurs biens à bas prix et de s’expatrier. Il y aurait là pour quelques-uns d’injustes spoliations et des douleurs imméritées. Nous ne trouvons pourtant pas, pour la dernière page de ce travail, d’autre conclusion que ces lignes qui nous ont frappé dans la correspondance du lieutenant Murray, témoin attentif et ému de toute la lutte : « Les Turcs ont conduit toute cette affaire de Crète en véritables Orientaux, avec une si lourde et si gauche maladresse qu’ils ont mérité dix fois pour une de perdre la Crète. »


GEORGE PERROT.

  1. Voyez la Revue des 15 février et 15 mars 1864.
  2. Comme l’indiquent les dépêches anglaises, une des taxes qui causèrent le plus d’irritation, ce fut la taxe établie sur le sel. La Crète emploie une bonne partie de l’huile qu’elle produit à fabriquer un savon grossier qui s’expédie sur tous les marchés de l’Orient. Or cette fabrication consomme de grandes quantités de sel ; en imposant le sel, on risquait de faire périr cette industrie.
  3. Dépêche du 3 septembre 1866.
  4. MM. Murray, Dickson, Tricou, Calocherino, attestent également le fait.
  5. C’est par le Blue-book que nous la connaissons ; elle y figure sous le n° 225.