Deux Ans de vacances/Chapitre 5

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Hetzel (p. 63-79).

V

Île ou continent ? – Excursion. – Briant part seul. – Les amphibies. – Les bandes de manchots. – Déjeuner. – Du haut du cap. – Les trois îlots du large. – Une ligne bleue à l’horizon. – Retour au Sloughi.




Île ou continent ? c’était toujours la grave question dont se préoccupaient Briant, Gordon, Doniphan, que leur caractère et leur intelligence faisaient véritablement les chefs de ce petit monde. Songeant à l’avenir, quand les plus jeunes ne s’attachaient qu’au présent, ils s’entretenaient souvent à ce sujet. En tout cas, que cette terre fût insulaire ou continentale, il était manifeste qu’elle n’appartenait point à la zone des tropiques. Cela se voyait à sa végétation, chênes, hêtres, bouleaux, aunes, pins et sapins de diverses sortes, nombreuses myrtacées ou saxifragées, qui ne sont point les arbres ou arbustes répandus dans les régions centrales du Pacifique. Il semblait même que ce territoire devait être un peu plus haut en latitude que la Nouvelle-Zélande, plus rapproché du pôle austral par conséquent. On pouvait donc craindre que les hivers y fussent très rigoureux. Déjà un épais tapis de feuilles mortes couvrait le sol dans le bois qui s’étendait au pied de la falaise. Seuls, les pins et sapins avaient conservé leur ramure qui se renouvelle de saison en saison sans se dépouiller jamais.

« C’est pourquoi, fit observer Gordon, le lendemain du jour où le Sloughi avait été transformé en demeure sédentaire, il me paraît sage de ne pas s’installer définitivement sur cette partie de la côte !

— C’est mon avis, répondit Doniphan. Si nous attendons la mauvaise saison, il sera trop tard pour gagner quelque endroit habité, pour peu que nous ayons à faire des centaines de milles !

— Patience ! répliqua Briant. Nous ne sommes encore qu’à la moitié du mois de mars !

— Eh bien, reprit Doniphan, le beau temps peut durer jusqu’à la fin d’avril, et, en six semaines, on fait bien du chemin…

— Quand il y a un chemin, répliqua Briant.

— Et pourquoi n’y en aurait-il pas ?

— Sans doute ! répondit Gordon. Mais, s’il y en a un, savons-nous où il nous conduira ?

— Je ne sais qu’une chose, répondit Doniphan, c’est qu’il serait absurde de ne pas avoir quitté le schooner avant la saison des froids et des pluies, et, pour cela, il faut ne pas voir des difficultés à chaque pas !

— Mieux vaut les voir, répliqua Briant, que de s’aventurer comme des fous à travers un pays qu’on ne connaît pas !

— C’est vite fait, répondit Doniphan avec aigreur, d’appeler fous ceux qui ne sont pas de votre avis ! »

Peut-être la réponse de Doniphan allait-elle amener de nouvelles ripostes de son camarade et faire dégénérer la conversation en querelle, lorsque Gordon intervint.

« Il ne sert à rien de se disputer, dit-il, et, pour nous tirer d’affaire, commençons par nous entendre. Doniphan a raison de dire que si nous sommes voisins d’un pays habité il faut l’atteindre sans retard. Mais, est-ce possible ? répond Briant, et il n’a pas tort de répondre ainsi !

— Que diable ! Gordon, répliqua Doniphan, en remontant vers le nord, en redescendant vers le sud, en nous dirigeant vers l’est, nous finirions bien par arriver…

— Oui, si nous sommes sur un continent, dit Briant ; non, si nous sommes sur une île et que cette île soit déserte !

— C’est pourquoi, répondit Gordon, il convient de reconnaître ce qui est. Quant à abandonner le Sloughi, sans nous être assurés s’il y a ou non une mer dans l’est…

— Eh ! c’est lui qui nous abandonnera ! s’écria Doniphan, toujours enclin à s’entêter dans ses idées. Il ne pourra résister aux bourrasques de la mauvaise saison sur cette grève !

— J’en conviens, répliqua Gordon, et cependant, avant de s’aventurer à l’intérieur, il est indispensable de savoir où l’on va ! »

Gordon avait si manifestement raison que Doniphan dut se rendre bon gré mal gré.

« Je suis prêt à aller en reconnaissance, dit Briant.

— Moi aussi, répondit Doniphan.

— Nous le sommes tous, ajouta Gordon ; mais, comme il serait imprudent d’entraîner les petits dans une exploration qui peut être longue et fatigante, deux ou trois de nous suffiront, je pense.

— Il est bien regrettable, fit alors observer Briant, qu’il n’y ait pas une haute colline du sommet de laquelle on pourrait observer le territoire. Par malheur, nous sommes sur une terre basse, et, du large, je n’y ai point aperçu une seule montagne, même à l’horizon. Il semble qu’il n’y ait d’autres hauteurs que cette falaise qui s’élève en arrière de la grève. Au-delà, sans doute, ce sont des forêts, des plaines, des marécages, au travers desquels coule ce rio dont nous avons exploré l’embouchure.

— Il serait pourtant utile de prendre une vue de cette contrée, répondit Gordon, avant de tenter de contourner la falaise, où Briant et moi avons vainement cherché une caverne !

— Eh bien, pourquoi ne pas se rendre au nord de la baie ? dit Briant, il me semble qu’en gravissant le cap qui la ferme, on verrait au loin…

— C’est précisément à quoi je pensais, répondit Gordon. Oui ! ce cap, qui peut avoir deux cent cinquante à trois cents pieds, doit dominer la falaise.

— J’offre d’y aller… dit Briant.

— À quoi bon, répondit Doniphan, et que pourrait-on voir de là-haut ?

— Mais… ce qu’il y a ! » répliqua Briant.

En effet, à la pointe extrême de la baie, se dressait un amoncellement de roches, une sorte de morne, coupé à pic du côté de la mer, et qui, de l’autre côté, paraissait se raccorder à la falaise. Du Sloughi jusqu’à ce promontoire, la distance ne dépassait pas sept à huit milles, en suivant la courbure de la grève, et cinq au plus, à vol d’abeille, comme disent les Américains. Or, Gordon ne devait pas se tromper de beaucoup en estimant à trois cents pieds l’altitude du promontoire au-dessus du niveau de la mer.

Cette altitude serait-elle suffisante pour que la vue pût s’étendre largement sur le pays ? Le regard ne serait-il pas arrêté vers l’est par quelque obstacle ? En tout cas, on reconnaîtrait toujours ce qu’il y avait au-delà du cap, c’est-à-dire si la côte se prolongeait indéfiniment au nord, ou si l’océan se développait au-delà. Il convenait donc de se rendre à l’extrémité de la baie et de faire cette ascension. Pour peu que le territoire fût découvert dans l’est, la vue l’embrasserait sur une étendue de plusieurs milles.

Il fut décidé que ce projet serait mis à exécution. Si Doniphan n’y voyait pas grande utilité – sans doute parce que l’idée en était venue à Briant, non à lui – il n’en était pas moins de nature à donner d’excellents résultats.

En même temps, la résolution fut prise et bien prise de ne point quitter le Sloughi, tant qu’on ne saurait pas avec certitude s’il s’était ou non échoué sur le littoral d’un continent – lequel ne pouvait appartenir qu’au continent américain.

Néanmoins l’excursion ne put être entreprise pendant les cinq jours qui suivirent. Le temps était redevenu brumeux, et il tombait parfois une petite pluie fine. Si le vent ne montrait pas de tendance à fraîchir, les vapeurs qui embrumaient l’horizon eussent rendu inutile la reconnaissance projetée.

Ces quelques jours ne furent point perdus. On les employa à divers travaux. Briant s’occupait des jeunes enfants sur lesquels il veillait sans cesse, comme si c’eût été un besoin de sa nature de se dépenser en affection paternelle. Sa préoccupation constante était qu’ils fussent aussi bien soignés que le permettaient les circonstances. C’est pourquoi, la température tendant à baisser, il les obligea à mettre des vêtements plus chauds en leur ajustant ceux qui se trouvaient dans les coffres des matelots. Il y eut là un ouvrage de tailleur où les ciseaux travaillèrent plus que l’aiguille, et pour lequel Moko, qui savait coudre, en sa qualité de mousse à tout faire, se montra très ingénieux. Dire que Costar, Dole, Jenkins, Iverson, furent élégamment vêtus avec ces pantalons et ces vareuses trop larges, mais rognés à bonne longueur de bras et de jambes, non, en vérité. Peu importait ! Ils seraient à même de se changer, et ils furent promptement faits à leur accoutrement.

D’ailleurs, on ne les laissait point oisifs. Sous la conduite de Garnett ou de Baxter, ils allaient le plus souvent récolter des coquillages à mer basse, ou pêcher avec des filets ou des lignes dans le lit du rio. Amusement pour eux, et profit pour tout le monde. Ainsi occupés d’un travail qui leur plaisait, ils ne songeaient guère à cette situation dont ils n’auraient pu comprendre la gravité. Sans doute, le souvenir de leurs parents les attristait, comme il attristait leurs camarades. Mais la pensée qu’ils ne les reverraient jamais peut-être ne pouvait leur venir !

Quant à Gordon et à Briant, ils ne quittaient guère le Sloughi dont ils s’étaient attribué l’entretien. Service y restait quelquefois avec eux, et, toujours jovial, se montrait aussi très utile. Il aimait Briant et n’avait jamais fait partie de ceux de ses camarades qui frayaient plutôt avec Doniphan. Aussi Briant ressentait-il pour lui beaucoup d’affection.

« Allons, ça va !… ça va !… répétait volontiers Service. Vraiment, notre Sloughi a été déposé fort à propos sur la grève par une lame complaisante, qui ne l’a point trop endommagé !… Voilà une chance que n’ont eue ni Robinson Crusoé ni Robinson suisse dans leur île imaginaire ! »

Et Jacques Briant ? Eh bien, si Jacques venait en aide à son frère pour les divers détails du bord, à peine répondait-il aux questions qui lui étaient adressées, s’empressant de détourner les yeux lorsqu’on le regardait en face.

Briant ne laissait pas de s’inquiéter sérieusement de cette attitude de Jacques. Étant son aîné de plus de quatre ans, il avait toujours eu sur lui une réelle influence. Or, depuis le départ du schooner, on l’a déjà fait observer, il semblait que Jacques fût comme un enfant pris de remords. Avait-il quelque faute grave à se reprocher – faute qu’il n’osait avouer même à son grand frère ? Ce qui était certain, c’est que, plus d’une fois, ses yeux rougis témoignaient qu’il venait de pleurer.

Briant en arrivait à se demander si la santé de Jacques n’était pas compromise. Que cet enfant tombât malade, quels soins pourrait-il lui donner ? Il avait là un grave souci qui le poussait à interroger son frère sur ce qu’il ressentait – à quoi celui-ci ne faisait que répondre :

« Non… Non !… Je n’ai rien… rien ! .. »

Et il était impossible d’en tirer autre chose.

Pendant le temps qui s’écoula du 11 au 15 mars, Doniphan, Wilcox, Webb et Cross s’occupèrent de faire la chasse aux oiseaux nichés dans les roches. Ils allaient toujours ensemble, et visiblement, cherchaient à faire bande à part. Gordon ne voyait pas cela sans inquiétude. Aussi, lorsque l’occasion s’en présentait, intervenait-il près des uns et des autres, essayant de leur faire comprendre combien l’union était nécessaire. Mais Doniphan, surtout, répondait avec tant de froideur à ses avances, qu’il jugeait prudent de ne pas insister. Cependant il ne désespérait pas de détruire ces germes de dissidence qui pouvaient devenir si funestes, et d’ailleurs, peut-être les événements amèneraient-ils un rapprochement que ses conseils ne pouvaient obtenir.

Durant ces journées brumeuses, qui empêchèrent d’entreprendre l’excursion projetée au bord de la baie, les chasses furent assez fructueuses. Doniphan, passionné pour les exercices de sport, était vraiment très habile au maniement du fusil. Extrêmement fier de son habileté – beaucoup trop même – il n’avait que dédain pour les autres engins de chasse, tels que trappes, filets ou collets, auxquels Wilcox donnait la préférence. Dans les circonstances où se trouvaient ses camarades, il était probable que ce garçon leur rendrait de plus grands services que lui. Pour Webb, il tirait bien, mais sans pouvoir prétendre à égaler Doniphan. Quant à Cross, il n’avait pas le feu sacré et se contentait d’applaudir aux prouesses de son cousin. Il convient aussi de mentionner le chien Phann, qui se distinguait dans ces chasses, et n’hésitait pas à se lancer au milieu des lames pour rapporter le gibier tombé au-delà des récifs.

Il faut l’avouer, dans le nombre des pièces abattues par les jeunes chasseurs il se trouvait nombre d’oiseaux marins dont Moko n’avait que faire, des cormorans, des goélands, des mouettes, des grèbes. Il est vrai, les pigeons de roches donnèrent abondamment, ainsi que les oies et les canards, dont la chair fut très appréciée. Ces oies étaient de l’espèce des bernicles, et, à la direction qu’elles suivaient, lorsque les détonations les faisaient envoler à tire d’ailes, on pouvait juger qu’elles devaient habiter l’intérieur du pays.

Doniphan tua aussi quelques-uns de ces huîtriers, qui vivent habituellement de mollusques dont ils se montrent très friands, tels que patelles, vénus, moules, etc. En somme, il y avait du choix ; mais généralement, ce gibier exigeait une certaine préparation pour perdre sa saveur huileuse, et, malgré son bon vouloir, Moko ne se tirait pas toujours de cette difficulté à la satisfaction de tous. Pourtant, on n’avait point le droit d’être exigeant, ainsi que le répétait souvent le prévoyant Gordon, et il fallait économiser sur les conserves du yacht, sinon sur la provision de biscuit, dont on était abondamment pourvu.

Aussi, comme on avait hâte que l’ascension du cap eût été faite – ascension qui résoudrait peut-être l’importante question de continent ou d’île ! De cette question, en effet, dépendait l’avenir, et, par conséquent, l’installation provisoire ou définitive sur cette terre.

Le 15 mars, le temps parut devenir favorable à la réalisation de ce projet. Pendant la nuit, le ciel s’était dégagé des épaisses vapeurs que l’accalmie des jours précédents y avaient accumulées. Un vent de terre venait de le nettoyer en quelques heures. De vifs rayons de soleil dorèrent la crête de la falaise. On pouvait espérer que, lorsqu’il serait obliquement éclairé dans l’après-midi, l’horizon de l’est apparaîtrait avec une netteté suffisante, et c’était précisément cet horizon qu’il s’agissait d’observer. Si une ligne d’eau continue s’étendait de ce côté, c’est que cette terre était une île, et les secours ne pourraient plus venir que d’un navire qui apparaîtrait sur ces parages.

On ne l’a pas oublié, c’était à Briant que revenait l’idée de cette excursion au nord de la baie, et il avait résolu de la faire seul. Sans doute, il aurait volontiers consenti à être accompagné par Gordon. Mais, d’abandonner ses camarades sans que celui-ci fût là pour les surveiller, cela l’eût trop inquiété.

Le 15 au soir, après avoir constaté que le baromètre se tenait au beau fixe, Briant prévint Gordon qu’il partirait le lendemain, dès l’aube. Franchir une distance de dix à onze milles – aller et retour compris – n’était pas pour embarrasser un garçon vigoureux, qui ne regardait pas à la fatigue. La journée lui suffirait certainement pour mener à bien son exploration, et Gordon pouvait être assuré qu’il serait revenu avant la nuit.

Briant partit donc au petit jour, sans que les autres eussent connaissance de son départ. Il n’était armé que d’un bâton et d’un revolver, pour le cas où il rencontrerait quelque fauve, bien que les chasseurs n’en eussent point trouvé trace pendant leurs excursions précédentes.

À ces armes défensives, Briant avait joint un instrument qui devait faciliter sa tâche lorsqu’il serait à la pointe du promontoire. C’était une des lunettes du Sloughi – lunette d’une grande portée et d’une clarté remarquable. En même temps, dans une musette suspendue à sa ceinture, il emportait du biscuit, un morceau de viande salée, une gourde contenant un peu de brandy additionné d’eau, enfin de quoi faire un déjeuner et au besoin un dîner, si quelque incident retardait son retour au schooner.

Briant, marchant d’un bon pas, suivit d’abord le contour de la côte, que marquait, à la limite intérieure des récifs, un long cordon de varechs, encore humides des dernières eaux de la mer descendante. Au bout d’une heure, il dépassait le point extrême, atteint par Doniphan et ses compagnons, lorsqu’ils allaient faire la chasse aux pigeons de roches. Ces volatiles n’avaient rien à craindre de lui en ce moment. Il ne voulait pas se retarder afin d’arriver aussi vite que possible au pied du cap. Le temps étant clair, le ciel entièrement dégagé de brumes, il fallait en profiter. Que les vapeurs vinssent à s’accumuler vers l’est dans l’après-midi, le résultat de l’exploration aurait été nul.

Pendant la première heure, Briant avait pu marcher assez rapidement et franchir la moitié du parcours. Si aucun obstacle ne se présentait, il comptait avoir atteint le promontoire avant huit heures du matin. Mais, à mesure que la falaise se rapprochait du banc de récifs, la grève présentait un sol plus difficile. La bande de sable était d’autant plus réduite que les brisants gagnaient sur elle. Au lieu de ce terrain élastique et ferme qui s’étendait entre le bois et la mer, dans le voisinage du rio, Briant fut dès lors contraint de s’aventurer à travers un semis de roches glissantes, de goémons visqueux, de flaques d’eau qu’il fallait contourner, de pierres branlantes sur lesquelles il ne trouvait qu’un insuffisant point d’appui. De là, une marche très fatigante, et – ce qui fut plus regrettable – un retard de deux grandes heures.

« Il faut pourtant que j’arrive au cap avant la haute mer ! se disait Briant. Cette partie de la grève a été couverte par la dernière marée et le sera certainement à la marée prochaine jusqu’au pied de la falaise. Si je suis obligé, soit à rebrousser chemin, soit à me réfugier sur quelque roche, j’arriverai trop tard ! Il faut donc passer, à tout prix, avant que le flot ait envahi la plage ! »

Et le courageux garçon, ne voulant rien sentir de la fatigue qui commençait à lui raidir les membres, chercha à prendre au plus court. En maint endroit, il dut retirer bottes et chaussettes afin de franchir de larges flaques avec de l’eau jusqu’à mi-jambe ; puis, lorsqu’il se retrouvait à la surface des récifs, il s’y hasardait non sans redouter quelques chutes qu’il ne put éviter qu’à force d’adresse et d’agilité.

Ainsi qu’il le constata, c’était précisément en cette partie de la baie que le gibier aquatique se montrait avec plus d’abondance. On peut dire que les pigeons, les huîtriers, les canards y fourmillaient. Là aussi deux ou trois couples de phoques à fourrure s’ébattaient à l’accore des brisants, ne manifestant aucun effroi d’ailleurs, et sans chercher à s’enfuir sous les eaux. On pouvait en inférer que si ces amphibies ne se défiaient pas de l’homme, c’est qu’ils ne croyaient pas en avoir rien à craindre, et que, depuis bien des années, à tout le moins, aucun pêcheur n’était venu leur donner la chasse.

Toutefois, en y réfléchissant bien, Briant conclut aussi de la présence de ces phoques que cette côte devait être plus élevée en latitude qu’il ne l’avait cru, plus méridionale par conséquent que l’archipel Néo-Zélandais. Donc, le schooner avait dû notablement dériver vers le sud-est pendant sa traversée du Pacifique.

Et cela parut encore mieux confirmé, lorsque Briant, arrivé enfin au pied du promontoire, aperçut une bande de ces manchots, qui fréquentent les parages antarctiques. Ils se dandinaient par centaines, en agitant gauchement leurs ailerons, qui leur servent plutôt à nager qu’à voleter. Du reste, il n’y a rien à faire de leur chair rance et huileuse.

Il était alors dix heures du matin. On voit combien de temps

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Briant avait mis à franchir les derniers milles. Exténué, affamé, il lui parut sage de se refaire, avant de tenter l’ascension du promontoire, dont la crête s’élevait à trois cents pieds au-dessus du niveau de la mer.

Briant s’assit donc sur une roche, à l’abri de la marée montante, qui gagnait déjà le banc de récifs. Très certainement, une heure plus tard, il n’aurait pu passer entre les brisants et le soubassement de la falaise, sans risquer d’être cerné par le flux. Mais cela n’était plus pour l’inquiéter maintenant, et, dans l’après-midi, lorsque le jusant aurait ramené toutes ces eaux vers la mer, il retrouverait le passage libre en cet endroit.

Un bon morceau de viande, quelques gorgées puisées à la gourde, il n’en fallut pas davantage pour apaiser sa faim et sa soif, tandis que la halte donnait du repos à ses membres. En même temps, il se prenait à réfléchir. Seul, alors, loin de ses camarades, il cherchait à envisager froidement la situation, bien décidé à poursuivre jusqu’au bout l’œuvre du salut commun en y prenant la plus grande part. Si l’attitude de Doniphan et de quelques autres à son égard ne laissait pas de le préoccuper, c’est qu’il y voyait une cause de division très fâcheuse. Il était résolu, cependant, à opposer une résistance absolue à tout acte qui lui paraîtrait compromettant pour ses compagnons. Puis, il songeait à son frère Jacques, dont le moral lui donnait beaucoup de souci. Il lui semblait que cet enfant cachait quelque faute qu’il aurait commise – probablement avant son départ – et il se promettait de le presser si fort à ce sujet, que Jacques fût contraint de lui répondre.

Pendant une heure, Briant prolongea cette halte, afin de recouvrer toutes ses forces. Il ramassa alors sa musette, la rejeta sur son dos, et commença à gravir les premières roches.

Situé à l’extrémité même de la baie, le promontoire, que terminait une pointe aiguë, présentait une formation géologique assez bizarre. On eût dit une cristallisation d’origine ignée, qui s’était faite sous l’action des forces plutoniques.

Ce morne, contrairement à ce qu’il paraissait être de loin, ne se rattachait point à la falaise. Par sa nature, d’ailleurs, il en différait absolument, étant composé de roches granitiques, au lieu de ces stratifications calcaires, semblables à celles qui encadrent la Manche dans l’ouest de l’Europe.

C’est là ce que put observer Briant ; il remarqua aussi qu’une étroite passe séparait le promontoire de la falaise. Au-delà, vers le nord, la grève s’étendait à perte de vue. Mais, en somme, puisque ce morne dominait les hauteurs avoisinantes d’une centaine de pieds, le regard pourrait embrasser une large étendue de territoire. C’était l’important.

L’ascension fut assez pénible. Il fallait se hisser d’une roche à l’autre – roches si hautes, parfois, que Briant n’atteignait que très difficilement leur rebord supérieur. Cependant, comme il appartenait à cette catégorie d’enfants que l’on pourrait classer dans l’ordre des grimpeurs, comme il avait toujours montré un goût prononcé pour l’escalade dès son jeune âge, comme il y avait gagné une audace, une souplesse, une agilité peu ordinaires, il mit enfin le pied sur la pointe, après avoir évité plus d’une chute qui aurait pu être mortelle.

Tout d’abord, sa lunette aux yeux, Briant porta ses regards dans la direction de l’est.

Cette région était plate jusqu’à l’extrême portée de sa vue. La falaise en formait la principale hauteur et son plateau s’abaissait légèrement vers l’intérieur. Au-delà, quelques tumescences bossuaient encore le sol, sans modifier sensiblement l’aspect du pays. De vertes forêts le couvraient dans cette direction, cachant sous leurs massifs, jaunis par l’automne, le lit des rios qui devaient s’épancher vers le littoral. Ce n’était qu’une surface plane jusqu’à l’horizon, dont la distance pouvait être évaluée à une dizaine de milles. Il ne semblait donc pas que la mer bordât le territoire de ce côté, et, pour constater si c’était celui d’un continent ou d’une île, il faudrait organiser une plus longue excursion dans la direction de l’ouest.

En effet, vers le nord, Briant n’apercevait point l’extrémité du littoral, développé sur une ligne droite de sept à huit milles. Puis, au-delà d’un nouveau cap très allongé, il se concavait en formant une immense grève sablonneuse, qui donnait l’idée d’un vaste désert.

Vers le sud, en arrière de l’autre cap, effilé à l’extrémité de la baie, la côte courait du nord-est au sud-ouest, délimitant un vaste marécage qui contrastait avec les grèves désertes du nord.

Briant avait attentivement promené l’objectif de sa lunette sur tous les points de ce large périmètre. Était-il dans une île ? était-il sur un continent ?… il n’aurait pu le dire. En tout cas, si c’était une île, elle avait une grande étendue : voilà tout ce qu’il pouvait affirmer.

Il se retourna ensuite du côté de l’ouest. La mer resplendissait sous les rayons obliques du soleil qui déclinait lentement vers l’horizon.

Tout à coup, Briant, portant vivement la lunette à son œil, la dirigea vers l’extrême ligne du large.

« Des navires… s’écria-t-il, des navires qui passent ! »

En effet, trois points noirs apparaissaient sur la périphérie des eaux étincelantes, à une distance qui ne pouvait être inférieure à quinze milles.

De quel trouble fut saisi Briant ! Était-il le jouet d’une illusion ? Y avait-il là trois bâtiments en vue ?

Briant abaissa sa lunette, il en essuya l’oculaire qui se troublait sous son haleine, il regarda de nouveau…

En vérité, ces trois points semblaient bien être des navires, dont la coque eût seule été visible. Quant à leur mâture, on n’en voyait rien, et, en tout cas, aucune fumée n’indiquait que ce fussent des steamers en marche.

Aussitôt la pensée vint à Briant que si c’étaient des navires, ils se trouvaient à une trop grande distance pour que ses signaux pussent être aperçus. Or, comme il était très admissible que ses camarades n’eussent point vu ces bâtiments, le mieux serait de regagner rapidement le Sloughi, afin d’allumer un grand feu sur la grève. Et alors… après le soleil couché…

En réfléchissant ainsi, Briant ne cessait d’observer les trois points noirs. Quelle fut sa déconvenue, lorsqu’il eut constaté qu’ils ne se déplaçaient pas.

Sa lunette fut braquée de nouveau, et, pendant quelques minutes, il les tint dans le champ de l’objectif… Il ne tarda pas à le reconnaître, ce n’étaient que trois petits îlots, situés dans l’ouest du littoral, à proximité desquels le schooner avait dû passer, lorsque la tempête l’entraînait vers la côte, mais qui étaient restés invisibles au milieu des brumes.

La déception fut grande.

Il était deux heures. La mer commençait à se retirer, laissant à sec le cordon des récifs du côté de la falaise. Briant, songeant qu’il était temps de revenir au Sloughi, se prépara à redescendre au pied du morne.

Cependant, il voulut encore une fois parcourir l’horizon de l’est. Par suite de la position plus oblique du soleil, peut-être apercevrait-il quelque autre point du territoire qu’il ne lui avait pas été donné de voir jusqu’à ce moment.

Une dernière observation fut donc faite dans cette direction avec une minutieuse attention, et Briant n’eut pas à regretter d’avoir pris ce soin.

En effet, à la plus lointaine portée de sa vue, au-delà du dernier rideau de verdure, il distingua très nettement une ligne bleuâtre, qui se prolongeait du nord au sud, sur une étendue de plusieurs milles, et dont les deux extrémités se perdaient derrière la masse confuse des arbres.

« Qu’est-ce donc ? » se demanda-t-il.

Il regarda avec plus d’attention encore.

« La mer !… Oui !… C’est la mer ! »

Et la lunette faillit lui échapper des mains.

Puisque la mer s’étendait à l’est, plus de doute ! Ce n’était pas un continent sur lequel le Sloughi avait fait côte, c’était une île, une île isolée sur cette immensité du Pacifique, une île dont il serait impossible de sortir !…

Et, alors, tous les dangers se présentèrent comme en une vision rapide à la pensée du jeune garçon. Son cœur se serra au point qu’il ne le sentit plus battre !… Mais, se raidissant contre cette involontaire défaillance, il comprit qu’il ne devait pas se laisser abattre, si inquiétant que fût l’avenir !

Un quart d’heure après, Briant était descendu sur la grève, et, reprenant le chemin qu’il avait suivi dans la matinée, avant cinq heures il arrivait au Sloughi, où ses camarades attendaient impatiemment son retour.