Deux Elégies Polonaises

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Deux Elégies Polonaises
Revue des Deux Mondes2e période, tome 36 (p. 123-139).
DEUX
ELEGIES POLONAISES

Ce n’est qu’au sein d’une nation malheureuse et opprimée, ce n’est qu’en Pologne qu’a pu se produire ce fait étrange : un grand poète adoré du public, qui, pendant toute sa vie, a dû se soustraire aux ovations et cacher obstinément sa gloire sous le voile de l’anonyme. Telle fut la destinée du comte Sigismond Krasinski, mort en 1859, à l’âge de quarante-sept ans, et que la France n’a connu longtemps que comme le poète anonyme de la Pologne. Ses œuvres poétiques, empreintes du plus ardent patriotisme, imprimées successivement à Paris par les soins d’un ami dévoué, avec des précautions de mystère inouïes, ont eu chacune trois ou quatre éditions, car elles se répandaient en secret dans toutes les parties de l’ancienne Pologne, où on les lisait, relisait et apprenait par cœur, en y puisant la consolation et le courage[1].

Le pays enthousiaste prononçait à voix basse le nom de l’auteur bien-aimé. Quant à lui, il niait partout et toujours en se défendant de cette paternité avec une énergique obstination. Sauf deux ou trois amis intimes, il n’osait se fier à personne. Lorsque quelque étourdi lui parlait d’un de ses ouvrages, il feignait de ne le pas connaître, il priait son interlocuteur de lui en procurer la lecture, et en rendant le volume, critiquait amèrement ce prétendu chef-d’œuvre. Avec des gens qui lui semblaient suspects, Krasinski allait plus loin : il soutenait n’avoir jamais rien écrit, ajoutant qu’il ne pouvait lire deux vers sans bâiller et qu’il avait horreur de toute production poétique, et il entamait tout aussitôt une longue dissertation sur quelque sujet tout à fait étranger à la poésie.

Le gouvernement russe aime peu les poètes, et surtout les poètes polonais qui chantent la gloire du passé et les espérances de leur pays. La police les surveille sans cesse, et quelquefois même l’écrivain qu’on veut réduire au silence est transporté dans les steppes de la Sibérie. Cette perspective d’exil au milieu des glaces polaires était pour Krasinski une épée de Damoclès suspendue éternellement sur sa tête. Il y eut des jeunes gens, chez qui on avait trouvé des exemplaires du recueil lyrique de Krasinski intitulé Psaumes de l’avenir, jetés pour quelques années dans les cachots de la citadelle de Varsovie : il est facile de deviner quel sort attendait l’auteur lui-même, si jamais le gouvernement russe avait pu le découvrir.

C’est sous l’influence de ces pressentimens sinistres qu’il a écrit en 1846 son poème intitulé le Dernier, où il expose ses propres sensations et sa propre destinée telle qu’il l’entrevoyait. Ce poème, qui n’est que le monologue d’un prisonnier, n’a pas tout à fait la même étendue que ses autres poèmes, tels que la Comédie infernale et l’Iridion ; mais c’est peut-être l’œuvre qui caractérise le mieux le génie et les idées de l’auteur ; c’est en quelque sorte l’autobiographie de son âme. Tous les caractères de cette muse patriotique s’y trouvent réunis. On y remarque la légère teinte d’un mysticisme qui n’a cependant rien de sombre et semble illuminé par des éclairs. Partout se fait jour une foi ardente dans la résurrection de la patrie, et cette idée favorite de l’auteur (reproduite plusieurs fois dans ses ouvrages), que si la Pologne souffre le martyre, c’est qu’elle a été choisie par Dieu, comme la victime la plus pure entre les nations, pour racheter les iniquités de ce monde.

Tel est ce poème que je voudrais faire connaître au public français. Je le fais suivre de la traduction d’un autre morceau lyrique, dont l’idée est puisée en dehors de toutes préoccupations politiques et nationales, et que pourront lire sans amertume et apprécier à sa juste valeur les ennemis mêmes de la Pologne. C’est une poésie chrétienne par excellence, c’est la poésie dans ses plus hautes et ses plus ardentes aspirations vers Dieu ; c’est le cri sublime d’une âme passionnée, remplie de foi et d’amour séraphique. Cette pièce a été l’une des dernières productions de l’auteur, alors que son génie avait atteint son apogée.


CONSTANTIN GASZINSKI.


LE DERNIER.


I

Presque toute mon existence s’est passée sous les verrous d’un cachot, — au milieu des misères et des maladies, dans les ténèbres et le silence. — Mon souvenir allait s’effaçant chaque jour dans la mémoire de mes compatriotes, — l’amour de ceux qui m’aimaient se refroidissait aussi, — et aujourd’hui ils m’ont sans doute tout à fait oublié, moi qu’on enterra sous cette voûte noire pour me punir d’avoir, fils de la lumière, chanté jadis pour mon pays en semant la parole dans les cœurs des hommes, afin qu’elle pût se changer en fleur d’inspiration pareille à la mienne !


II

J’ai été fier, — mais fier envers les hautains : — fâcheux caractère pour réussir dans le monde ! — Frappe les gens qui sont à terre, tu en recueilleras des profits ; — mais si tu t’avises de braver l’arrogance des oppresseurs, si avec ton regard d’homme tu les considères comme un troupeau de brutes, — une terrible vengeance de ces brutes t’attend, et toi, homme, tu seras enchaîné par elles.


III

Les premières années de ma vie se sont écoulées rapidement comme les esquifs qui glissent sur l’eau, comme les aigles qui traversent les espaces. — Malheureux ! je ne prévoyais pas alors où m’emportaient ces flots, — car le soleil brillait encore au-dessus de moi, — chaque instant du jour s’épanouissait comme une fleur de printemps, — dans mes semblables je ne voyais que sœurs ou frères, — et ce monde, aujourd’hui si sourd à mes plaintes, était le paradis de ma jeunesse !


IV

Où est cet ange qui, après les épreuves du martyre et l’heure de la mort, le troisième jour marqué pour la résurrection, brise la pierre du tombeau ? Il délivre les dieux et non pas les hommes ! Où est ce second messager du ciel, qui, la nuit, arrachant les verrous des portes mamertines, enlève les saints du Seigneur d’entre les mains des bourreaux ? — Mais moi, je ne suis pas un élu, — et aujourd’hui ce sont d’autres temps ! — Le bras de l’ennemi est plus dur que celui de la mort, — car il te saisit encore vivant et te tient dans un cercueil d’où ton intelligence ne ressuscitera pas !


V

Car entre les quatre murailles de la prison, ton esprit, hôte ailé de l’infini, qui rêvait jadis des destinées demi-célestes, se sentira tellement orphelin, — que tu t’éprendras d’un amour fraternel pour une araignée et que tu supplieras le bourreau pour entendre le son de la parole humaine. — Et lorsqu’après bien des jours, des mois et des années, aucun espoir ne viendra te visiter, — ton esprit s’abîmera dans le néant.

VI

Oh ! combien de fois ai-je tâché par la force de volonté de réveiller mes idées, qui s’éteignaient, afin d’échapper à cette mort de l’âme ! — Mais lorsqu’une fois le désespoir se fait jour et transperce le fond du cerveau, c’est horrible à voir combien de sang coule le long de ce clou, — comment le cerveau se dessèche et s’atrophie par degrés, — comment le cœur aussi se sent défaillir, et, sans se briser, s’endurcit peu à peu jusqu’à ce que tout ce qui était amour meurt en lui. — Et de toutes les douleurs, celle-là est la plus poignante !


VII

Comme un titan, je luttais contre le néant et la privation de vie dans la solitude. — Je demandais aux barreaux de ma fenêtre : Dites-moi ce qui se passe dans le monde des vivans ? Je prenais entre mes mains livides cette triste lampe, et je comptais longuement les brins de cendres de sa mèche, pour m’occuper, pour me distraire au milieu de mes angoisses. — Rien ne me soulageait ; — une espèce de brouillard assombrissait mon âme chaque jour davantage, — et le monde intérieur s’éteignit tout à fait en moi. — Et je suis resté seul, sans inspirations, sans idées, — rivé à jamais à cette chaîne dont les anneaux enchâssés dans mes os la joignent au crampon fixé dans la muraille.


VIII

Oh ! jadis, jadis des vieillards m’avertissaient : « Jeune insensé ! ta harpe mélodieuse te conduira dans le gouffre du malheur, et ton chant mourra avec toi sous les verrous ! Les hommes d’aujourd’hui se soucient peu des chants de liberté ; ils ne désirent que la paix propice à leur commerce. — C’est en vain que tu t’emportes ; — on lapide maintenant de pareils prophètes. — Celui qui apporte à la terre les nouvelles du ciel périra misérablement. » — Moi, je ne les écoutais pas ou je me querellais avec eux. — Ah ! je voulais vivre et non pas croupir dans ce monde, — voilà pourquoi je suis destiné à pourrir vivant sous la terre. — La lumière qui luit pour tous m’a été ravie, — et, dégradé de ma dignité d’homme, je suis tombé si bas, et Dieu dans le ciel est resté si haut, que son œil miséricordieux ne peut plus m’apercevoir.


IX

Oui, — je me trouve enfermé dans le plus profond souterrain de cette forteresse ; — mais au-dessus de moi s’élèvent les étages d’autres cellules plus commodes, mieux éclairées, destinées aux criminels plus heureux, que le gouvernement du tsar traite avec moins de rigueur, — car ils n’ont fait qu’assassiner leur père ou leur frère : aussi leur punition est plus douce. — Il leur est permis de contempler à travers les barreaux les espaces azurés, — il leur est permis de respirer l’air vivifiant du printemps, lorsque le soleil revient au-dessus de ces plaines de neige ; tout leur est permis ! — Quant à moi, c’est différent. — Je suis beaucoup plus coupable ; je suis un homme, un Polonais, un esprit révolté : — voilà pourquoi on me considère comme un Satan dans cet empire du bien !


X

Oui, c’est vrai, je cherchais à ressusciter le passé glorieux, — et par mon chant austère à réveiller dans les âmes affaiblies par la lâcheté une foi plus vive dans l’avenir ! — Oui, c’est vrai, j’ai été fier et insensé ! — Je n’étais pas né pour vivre au milieu de ce siècle, époque de transition livrée au mal, et que voulaient perpétuer ceux qui n’avaient pas compris la volonté de Dieu : les princes de la terre et les chefs de l’industrialisme. — Et, pareil au temple de Salomon avant que le Christ en chassât les marchands, — s’élevait de mon temps l’édifice du vieux monde, proche de sa chute, chargé d’iniquités, sans croyances ! Et là dedans s’agitaient les spéculateurs luttant les uns contre les autres, poussés par l’avidité du lucre ou arrêtés par la peur de la guerre. — Ce monde entier n’était qu’une Bourse d’où l’on avait chassé Dieu ! — Et au-dessus de ce repaire d’agiotage, du côté des glaces du Nord, semblable à Satan sous l’apparence de l’archange, grandissait déjà l’ombre de ce géant qui me retient jusqu’à présent dans ses chaînes. — Et eux tous, au lieu de se concerter pour frapper ensemble cet ennemi avec le feu et le fer, — forgeaient de ce fer les rails de leurs chemins et fondaient leurs espérances sur la vapeur de l’eau, car ils redoutaient plus la guerre qu’ils ne craignaient Dieu ou l’ignominie ! Et ces bourgeois industriels étaient satisfaits de leur sort !


XI

Aussi ils sont restés paisibles sur le pavé des villes, là où s’élevaient leurs boutiques et les arcs de triomphe couronnant les marchés, — et moi, j’ai péri misérablement ! — L’ennemi, pareil à la mort violente, m’a saisi traîtreusement. — Je n’ai pu confier ma dernière pensée à personne, ni faire mes adieux à ceux que j’aimais. — Pendant une nuit, on m’emporta dans une kibitka[2], en secret, sans bruit, sans traces, — et il n’y eut que les étoiles de mon ciel natal pour témoins muets de cette course mystérieuse et rapide !

XII

On m’a mis en présence d’un tribunal infâme. — Les juges me raillaient de ce que moi, faible Polonais, j’avais pu, même pour un instant, oublier la puissance du gouvernement qui est le distributeur de la mort ou du salut, en ajoutant que je méritais, ayant offensé le tsar-dieu, une juste punition pour mes attentats. — Et l’on décréta que j’irais à pied, aux confins du monde, dans ce pays des glaces, — moi, fils d’une grande nation, — dans la compagnie des forçats rivés à la chaîne !


XIII

Et je marchais à travers de tristes contrées, mêlé au troupeau de lâches criminels moscovites. — Et le bourreau, — je m’en souviens, — menait un cheval devant le convoi sans jamais monter dessus, car à la selle était appendu le knout fait avec des lanières de cuir garnies de crochets de fer. — Le bourreau, en le montrant du doigt, répétait sans cesse : « L’instrument du tsar ! » et ordonnait aux hommes de faire des génuflexions, comme si c’était une croix sainte qui surgissait au-dessus de la selle. — C’est ainsi que cet emblème de l’omnipotence tsarienne me menait le long de steppes sans fin, vers le pôle glacial du Nord !


XIV

Mes compagnons, les voleurs, les faussaires et les assassins, ont eu un meilleur sort : — on leur ôta leurs chaînes en les laissant dans différens endroits comme colons destinés à peupler le pays[3]. — Moi seul, j’étais forcé de me traîner toujours derrière ce bourreau, derrière ce cheval et ce knout. — Et lorsque les anneaux rivés à mes pieds et mes mains y avaient produit des plaies profondes, je priais quelquefois le bourreau : « Homme, permets-moi de me reposer un instant sur ta monture ! » Mais le Moscovite répondait : « Meurs plutôt, maudit Polonais, que de maculer par ton contact le signe de la justice du tsar[4] ! » — Oh ! qu’ils sont heureux ceux qui peuvent expirer au seuil du martyre ! Hélas ! on ne meurt pas quand le trépas sauve ! — Tu périras au moment de la victoire, le jour du bonheur ; — mais tu vivras longuement, si ta vie n’est qu’une souffrance !


XV

Où sont les riantes contrées de mon pays natal, les plaines dorées par les moissons, les prairies émaillées de fleurs ? où sont les forêts de sapins dont les branches secouées par le vent produisent un murmure qui ressemble à une étrange et mystérieuse prière ? où est le babil aérien des alouettes ? où est la vieille église où dorment mes ancêtres ? où est le chant des litanies catholiques de mon peuple, — de ce peuple qui appelle la sainte Marie sa reine ?


XVI

Que s’est-il passé ? où suis-je ? ô mon Dieu ! Y a-t-il donc encore dans mon âme un recoin où le flambeau du souvenir ne s’est pas éteint tout à fait ? — Il est donc resté encore quelque chose d’humain en moi ? Il y a déjà vingt ans, — je ne sais, tu dois le savoir, ô mon Dieu, — depuis que je suis tombé inerte sur ce lit de mort, et que le sentiment du passé, du présent et de l’avenir s’est subitement obscurci en moi. — Mais voilà que maintenant tout à coup les ténèbres s’éclairent, et mon ange gardien revient me visiter. — Les larmes inondent mes paupières ; — il y a bien longtemps que je n’ai pas pleuré, — il y a bien longtemps que je ne rêvais à rien et n’aimais rien ! O mon ange, redonne-moi le souvenir et l’amour, ce que tout mortel reçut en partage. — Oh ! je t’en supplie, laisse-moi pour un instant retrouver mon âme, et rends-la-moi visible !


XVII

O mes pensées, vous souvient-il encore de ce qui se préparait dans le monde avant votre anéantissement, de quels pressentimens frémissaient toutes les poitrines humaines au moment où commençait votre agonie ? N’est-ce pas qu’une voix sortant on ne savait d’où, mais qui retentissait partout, prophétisait à la terre ce qui devait advenir ? « Les rois et les peuples interdits tomberont à genoux. — Le verbe incréé se fera entendre de nouveau dans les âmes créées en y raffermissant la foi, l’amour et l’espérance. — Les débris des siècles passés et les siècles futurs se dégageant de leurs nuages sombres, l’Esprit saint les confondra dans l’azur d’un même horizon éclairé par un seul soleil ; — car il viendra à la fin le sauveur des races humaines, le restaurateur des patries dépossédées, le vengeur céleste de tous les crimes commis envers l’humanité. — Il introduira la justice dans la politique de ce monde, et sa venue marquera une nouvelle ère, la troisième ère de notre planète. Il n’y aura plus de ces états factices qui, pour leur profit ou une vaine gloire, démembraient les corps des nations en étouffant leurs âmes sous la pierre du tombeau. — Par la volonté de Dieu, sur cette terre de Dieu, les corps et les âmes des nations ne seront plus séparés. »

Tels étaient les pressentimens, telles étaient les nouvelles qui parcouraient alors le monde livré à la violence et à la douleur. — Et nous, Polonais, nous savions bien que ce Messie, qui sur les flots orageux des événemens terrestres allait apporter la paix et la satisfaction aux nationalités, n’était autre que notre sainte Pologne ; — car de la croix de son martyre tant de sang a coulé, que ce sang a racheté l’enfer de ce monde ! — Oh ! oui, j’avais cette croyance que mon peuple, après les labeurs de la mort, allait déployer ses ailes et saisir le glaive du miracle pour les labeurs de la vie.


XVIII

Combien de fois, — ah ! peut-être trop tôt, — j’ai vu en songe le dieu des résurrections ! — Point de plaies, pas de sang sur son corps. On dirait un autre Christ, et cependant c’est le même Christ resplendissant pour l’éternité. — Sa face est comme le soleil, — et, plus blanche que la neige, sa robe le soutient dans sa course aérienne, — et il baigne dans l’aube des mondes naissans ses mains déclouées, transfigurées !


XIX

Et lentement, très lentement, derrière l’Homme-Dieu s’avance éblouissante de beauté et sans traces de la mort ma Pologne bien-aimée. — Elle s’arrête sur le seuil de la Sion promise à tous les peuples, — et de ces hauteurs sacrées sa voix retentit, s’adressant aux autres nations assemblées bien loin, bien bas, au fond de l’espace : « A moi, à moi, ô vous, races fraternelles ! La dernière lutte du dernier combat est terminée, — les pièges des trahisons et des mensonges terrestres sont détruits. — Montez avec moi dans le royaume de la paix. » — Et le chœur des nations lui répond : « Bénédiction et gloire à toi, ô Pologne ! car, bien que nous ayons toutes souffert, — toi tu as supporté plus de tourmens qu’aucune de nous. — Par l’énormité des injustices accumulées sur toi, tu tenais constamment l’ennemi sous la foudre de Dieu ! — Durant ton martyre, tu puisais dans ton cœur une vie plus puissante que celle de tes oppresseurs, — et par ton sacrifice tu nous as sauvées. — Bénédiction et gloire à toi, ô Pologne ! »


XX

Oh ! bien souvent, pendant une sombre nuit d’automne, la voix de ma mère ou celle de quelque ancêtre sort du tombeau et monte jusqu’à moi pour me parler de l’avenir. — Et voilà qu’à ce bruit mystérieux des visions m’apparaissent. — Le chant de triomphe s’élevant de la poitrine de millions d’hommes résonne alentour. — Les vainqueurs passent en rangs innombrables, — je vois les blanches et lumineuses figures des sœurs et des frères délivrés de l’esclavage ; — l’étincelle de l’immortalité jaillit de leurs fronts. — Quoique sans ailes, ils voguent dans l’air comme s’ils étaient ailés ; quoique sans couronnes, ils brillent comme s’ils étaient couronnés. — Et moi-même j’avance au milieu d’eux et me sens dans une espèce de ciel inconnu, anticipé !


XXI

Et qui le sait ? Peut-être la prophétie de mes songes s’est-elle accomplie déjà au-dessus du tombeau de la Pologne. Et il n’y avait que moi, moi cadavre, qui manquais parmi les ressuscites ! Oh ! à travers ces barreaux et ces murailles qui m’enferment comme les planches du cercueil, mon esprit se fait jour et s’élance au loin, traversant le temps et l’espace. — Oui, je le vois : — là, partout des myriades d’étoiles et de fleurs ; — le monde régénéré célèbre ses fiançailles avec la jeune liberté ! — Sur le sommet des Alpes et les cimes des Carpathes, le ciel resplendit des rayons de la même aurore, — et tous les peuples, unis, confondus, semblent former un seul océan, au-dessus duquel plane l’esprit de Dieu !…


XXII

Un étrange frisson parcourt ma poitrine et tremble dans chacune de mes veines pareil aux vibrations d’une harpe ; les gouttes de mon sang rendent des sons imperceptibles et cependant sonores pour moi. — Je me sens léger, léger comme si je n’avais plus de corps ; — ces lourdes chaînes ne me pèsent plus ; — une atmosphère de béatitude m’enveloppe et remplit tout mon être ; — j’échappe à l’étreinte de l’ennemi pour revenir à l’immortalité. — Et voilà que les parois de mon souterrain deviennent transparentes.


XXIII

Une lucidité magnétique m’a été donnée. — J’aperçois clairement toute la contrée environnante, et ma seconde vue plonge à chaque instant plus au large, plus en avant. — Comme les flots derrière les flots, les espaces se découvrent, les horizons se déroulent l’un après l’autre et disparaissent. — Et par-delà ces nuages lugubres, voici l’azur, — oui, l’azur, — le printemps du côté de l’Occident. — Derrière l’enfer de ces glaces moscovites, voilà la verdure de ma terre natale ! — Là flottent des milliers d’étendards déployés au-dessus de la foule qui s’étend à perte de vue. — C’est une diète comme jadis, assemblée en plein air. — Sur cette vallée immense, comme tous mes frères sont heureux ! comme ils brillent dans la lumière d’or du soleil ! Je les vois, je les touche avec mes regards ; — il me semble que si j’avançais d’un pas, je les toucherais de la main. — Rien, rien ne me fait plus souffrir ! — Oh ! que je les regarde, que je les regarde à satiété !


XXIV

On dirait que les délibérations commencent. — Toute cette plaine vivante couverte de têtes humaines s’agite d’un seul mouvement gigantesque, comme un champ d’épis sous le souffle du vent. — Au-dessus des rangs de têtes s’élèvent partout les rangs innombrables des bras qui désignent tous le côté septentrional de l’horizon, — et ces milliers de bras tendus semblent donner un ordre muet. — Oh ! qu’elle est superbe cette troupe de cavaliers qui se détache de la multitude se dirigeant vers le nord ! — Ce sont mes frères de la Pologne et de la Lithuanie. — L’assemblée de la nation est restée en arrière, — elle disparaît, — je ne vois devant mes yeux que l’immensité et cette troupe de guerriers. — Oh ! comme leur course est rapide ! Pareils aux éclairs, ils traversent les collines et les vallées, — ils courent vers le nord. — Je vous salue, anges de ma délivrance. — Les couleurs nationales, blanc et amarante, ornent vos vêtemens ; — les sabres étincellent dans vos mains comme les foudres de l’action, — et, oiseaux de Dieu, vous fendez l’air si fièrement, si triomphalement à travers les steppes moscovites ! — Ni le tsar ni aucun Satan ne prévaudront plus aujourd’hui ! — O mes aigles, vous volez vers moi !


XXV

Sur cette vaste étendue, que de temples impies élevés pour le culte du tsar-dieu, — que de forts bâtis avec des pierres cimentées de sang humain, — que de prisons vous rencontrez sur votre chemin ! — Je vois, vous vous arrêtez devant chaque lieu de détention, et, mettant pour un instant pied à terre, vous ordonnez aux gardiens, d’un signe surhumain, irrésistible, de vous conduire dans ces tombeaux souterrains. — On entend le cri de la vie dans ce sépulcre de la mort. — De nombreuses victimes, semblables aux ombres, revoient le jour, délivrées par vous. — Et le souffle de Dieu vous pousse de nouveau en avant, en avant !…


XXVI

À la clarté du jour ou pendant les ténèbres de la nuit, mon œil suit votre course rapide, incessante. — Quel bonheur ! Ayant dépassé les terres noires, vous êtes entrés déjà dans mes blanches plaines de neige. — N’est-ce pas que l’aspect du monde est changé ? — Ici, c’est le domaine du froid, des glaces, des frimas, de la mort éternelle ! Mais, par Dieu ! les rayons qui jaillissent de vos fronts font resplendir d’une lumière éclatante cette contrée déserte. Oh ! vite, mes frères ! plus vite ! à moi ! — Oh ! comme ils galopent fièrement ! comme ils sont beaux, vêtus des couleurs nationales ! — Jésus, mon Dieu, secourez-moi, — car mon cœur va éclater !


XXVII

Vous avez aperçu déjà cette forteresse moscovite. — Oui, ils la voient, ils tournent bride ; — ils accourent comme la foudre au bord de ces fossés, et bientôt ils parviendront jusqu’à ces portes pour les briser. Un seul instant encore, un clin d’œil, et la Pologne entrera dans ma prison pour me rendre la vie que je lui avais consacrée et que j’ai perdue pour elle. — Oh ! sois loué, Dieu éternel, de ce que même le mal peut finir ! Oh ! je ne mourrai pas dans le désespoir ! — Sois glorifié, ô mon Dieu !


XXVIII

Mais qu’est-ce donc, ô mes frères ? Pourquoi arrêtez-vous subitement vos coursiers ? Vous avez rencontré une tribu nomade[5] et vous lui adressez des questions. — Vite ! en avant ! il n’y a plus qu’un pas à faire ; ne perdez pas de temps avec ces hommes à demi sauvages ! — Ils sont sortis pour ramasser un peu de mousse sous la neige, — ils n’ont jamais entendu parler d’autre chose dans ce monde. — Quelquefois même un Moscovite se mêle à leurs rangs ; — ne vous fiez pas à lui, — il est plus brute qu’eux ; — eux au moins, ils ont la franchise dans le cœur. Pourquoi causez-vous si longuement avec cette horde ? O frères ! mes frères !


XXIX

Au milieu du silence de l’air, j’entends chaque parole prononcée. Les miens demandant : « Entre ces murailles noires se trouve-t-il quelques Polonais condamnés à souffrir parce que leur conscience leur défendit jadis de rendre un culte au tsar-dieu ? » Et quelqu’un de la peuplade leur répond : « Ici gémit seulement le crime ; — il n’y a là d’autres prisonniers que les assassins et les parricides. » Mensonge ! oh ! mensonge ! ne le croyez pas, ô mes frères ! — Et de nouveau la voix des miens retentit au-dessus de la plaine de neige : « Ce n’est pas de pareilles victimes que nous sommes venus chercher dans ce pays. — La Pologne est sainte ; elle ne rend la vie qu’aux martyrs de sa sainte cause ! Que le vil assassin pourrisse dans le cachot moscovite ! — Dieu seul peut l’absoudre dans le ciel ; — la Pologne, sur cette terre, n’a pas de pitié pour lui. »


XXX

Frères, ô mes frères, attendez un instant ! Oh ! ne tournez pas bride avec répugnance pour éviter ce lieu maudit ! — Hélas ! j’ai attendu votre venue pendant des siècles ! — J’eus assez de force pour supporter tous les tourmens ! — Et la puissance moscovite s’est brisée à la fin, et les siècles d’épreuve se sont écoulés, — et vous, vous êtes arrivés, vous êtes si proches et ne m’entendez pas ! Je n’ai tué ni père ni mère ! Je ne suis pas un bourreau, moi, l’ennemi de celui qui est le bourreau de tous ! Tournez vos regards, — je tends les bras vers vous. — Par ici ! à moi ! voilà mon cachot ! — Je ne puis vous rejoindre, — cette chaîne me retient. — Arrêtez-vous encore un instant, je vais essayer ; — avec le reste de mes forces, j’appliquerai mes mains amaigries à ces fers pour les secouer et les briser si je puis. — Mais, je vous en conjure au nom de Dieu, attendez ! — Accordez-moi encore un instant, — une demi-seconde, — restez ! Oh ! heur et malheur ! ils ont tourné de l’autre côté et piquent de l’éperon leurs coursiers. — Ne m’entendez-vous pas, ô mes concitoyens, mes amis, mes doux frères ? Je suis ici, ici, enterré sous cette voûte. — Revenez, revenez, je vous en supplie ! — Dieu ! que se passe-t-il ? Le brouillard m’enveloppe, — ma vue ne peut plus percer ces murailles…


XXXI

O mon Dieu ! ô mon Dieu ! le bruit du galop des cavaliers retentit de nouveau à mes oreilles, — la neige siffle, la glace craque sous les sabots de leurs montures. — Moins distinct à chaque minute, ce bruit diminue peu à peu et se perd dans le lointain. — On n’entend plus rien ; — ils m’ont délaissé ! — Est-ce un mauvais rêve ? Ah ! cela peut-il être ? — Ils ont été ici, — mes frères ont été ici, et ils m’ont abandonné au milieu des parricides à l’heure de la résurrection !


XXXII

Me serais-je trompé ? N’est-ce pas le hennissement des chevaux ? Peut-être il est temps encore, — et je suis enchaîné. — Ah ! ne parviendrai-je pas à arracher ce crampon de la muraille, à briser un de ces anneaux ? — En avant ma poitrine, — en avant mes bras ! — Oui, c’est bien, coule, ô mon sang rouge ! Peut-être il est temps encore, — en avant ! Hélas ! inutiles efforts ! — Je me sens faiblir, ma vue s’obscurcit, — et personne, personne au monde, personne ne viendra m’aider. — De nouveau le silence et l’immobilité sont revenus planer au-dessus de cet enfer. — Où êtes-vous ? où ?… Ah ! cela peut-il être ? Ils ont été ici, mes frères ont été ici, et ils m’ont abandonné au milieu des parricides à l’heure de la résurrection !


XXXIII

Vous, mes frères ? oh non ! vous êtes mes bourreaux ! vous m’avez pris le reste de ma vie ! Qui sait ? peut-être jadis j’ai assassiné aussi mon père ou ma propre mère, et je l’ai oublié ! Mais eux, ils le savaient et m’ont délaissé dans ce gouffre de perdition. — Non ! ce n’est pas cela ! cherchons un autre crime !… Oh ! on dirait qu’on enfonce des stylets, qu’on fouille avec des tenailles dans mon cerveau ! — Il ne me reste qu’à me vautrer sur ces pierres et à grincer des dents, comme grincent les anneaux de ma chaîne ! — Que se passe-t-il en moi ?… Je le sais, je le comprends, je le sens ; — je perds la raison !


XXXIV

Où suis-je ? — Voilà cette même lampe qui jette une faible lueur, — et derrière cette lampe la nuit éternelle du souterrain ; — voilà ce même lit affreux, — et rien, rien de plus !… Et toi, où es-tu, toi, Dieu ? — Je ne sais ! Je sais seulement que je mourrai ici, — je finirai comme un chien, pire qu’un chien peut-être. — A qui dois-je de la reconnaissance dans ce monde ? — J’ai vécu et j’expirerai dans la maison du tsar. — Je n’ai pas eu d’autre protection durant ma vie. — Oh ! je me prends à haïr tout ce qui m’inspirait la confiance ! Déjà ma volonté n’a plus d’action sur mon corps, et les paupières pèsent tant sur mes yeux !


XXXV

Après ces souffrances terrestres, je ne désire point conserver mon âme vivante pour endurer d’autres tourmens. — Il n’y a pas d’amour dans ce monde ni hors de ce monde ; — partout l’ironie aussi immense que l’immensité ! — Dieu n’est pas un père, ni les anges des frères ; — le ciel ou la terre, ce sont les mêmes déceptions ! — Je renonce à mon immortalité, elle ne fait que changer la douleur en une autre douleur. — Moi, j’ai assez de mal, assez d’angoisses. Je veux le néant, — car je veux la délivrance ! — Oublie-moi, ô toi, Créateur ! — Après de longues années, qui étaient un enfer pour moi, je t’adresse une seule prière à ma mort : que je ne sois pas là où flamboie la vie universelle ; — que mon âme se perde sans traces dans l’éternité, comme ma mémoire dans mon pays natal ! — Hélas ! on ne saura jamais en Pologne quelles ont été les horreurs de mon agonie, — et qu’aucune main fraternelle n’est venue serrer ma main en signe d’adieu !…


XXXVI

La Pologne ! quoi, la Pologne est ressuscitée ? N’est-il pas vrai, ô mon Dieu ? — Aujourd’hui ma patrie n’attend plus, comme moi, la mort dans les fers ? — Oh ! père ! pardonne au désespoir d’un enfant qui, emporté par un délire sauvage, a osé blasphémer. — Pardonne-moi, ô mon Dieu ! — Ce n’est pas l’amour égoïste qui m’enflammait, — non ! — J’aimais la Pologne et toi, ô Seigneur ! — Elle est vivante sur la terre et toi au ciel ; — aussi je meurs avec ton nom et celui de la Pologne sur ces lèvres qui seront muettes dans quelques instans. — Sainte est ta volonté ! sainte ma longue captivité moscovite ! sainte l’horreur de ma mort solitaire, — puisque le pays de mes pères est libre !…


XXXVII

Je te rends grâces, ô Seigneur, de m’avoir montré en vision ma patrie heureuse ; — je te rends grâces de m’avoir fait voir ceux qui servent sa cause ! Tu daignes permettre que je ferme ici les cimetières de mon peuple et que je sois le dernier cadavre polonais dans les cachots du tsar. — Je te rends grâces, ô Seigneur ! Hélas ! j’ai si peu de forces, ce corps exténué ne peut plus s’agenouiller. — Je pose mes mains en croix. — De quel côté est le ciel ? Il fait si noir partout, — et dans mon cœur s’éveille encore le souffle de l’inspiration… Il faut prier, prier, prier pour ma Pologne !


XXXVIII

Seigneur, Seigneur ! puisque tu as rendu le sceptre de la puissance à ta martyre, laisse-lui sur la terre dompter pour la première fois ce qui était indomptable ! Ce que ne pouvaient accomplir nuls dominateurs de ce monde : les rois, la noblesse, le tiers-état et le peuple, — tyrans divers par leur nom, mais également despotes dès qu’ils se sont emparés du pouvoir, — permets-lui de le faire. — En planant bien haut sur ses ailes d’archange, au-dessus des abîmes corrupteurs du temps, au-dessus des tentations et des pièges de l’orgueil, — qu’elle ramène la sainte fraternité parmi les hommes ! — Donne-lui à jamais l’inépuisable force de l’amour, — et comme elle est sortie triomphante du tombeau, elle triomphera de la mort ! Non, elle ne s’en ira pas en poussière, comme d’autres états pétris de boue et de sang, — car elle aura dans son sein ta vertu et ta sagesse, ces deux principes de la victoire et de la puissance ! — Que toutes les nations la bénissent, elle qui est heureuse du bonheur des nations ! — Que ton Christ soit glorifié en elle et se manifeste dans toute action humaine ! Que par elle ton royaume descende sur la terre !… — Ah ! je sens mes forces s’épuiser,… peut-être c’est déjà la mort ?… Merci, ô Seigneur !


XXXIX

Une blanche lueur scintille devant mes yeux, — un bien-être indéfinissable remplit ma poitrine ; — les tristes souvenirs de la vie s’effacent peu à peu dans ma mémoire. — L’air vibre du son des harpes ; — jamais l’oreille humaine n’a entendu de pareilles harmonies. — Ah ! oui, ce sont des anges ; ils annoncent la bonne, la bonne nouvelle ! À chaque instant moins de tristesse, moins de douleur ! O ma Pologne bien-aimée, mon âme délivrée de tous les maux s’élance vers l’infini : Hosanna ! hosanna !


SUR LA GLOSE DE SAINTE THÉRÈSE.
Vivo sin vivir en mi
Y tan alta vida esporo
Que muero porque no muero.
( Glose de sainte Thérèse.)

… C’est la vie et non pas la mort qui m’épouvante, car j’entrevois là, devant moi, des mondes si splendides, que celui d’ici-bas me paraît un sépulcre de deuil, — et je me meurs de ne pouvoir mourir !

Mourir ou souffrir, — et souffrir sans mesure, car il faut, Seigneur, que par la mort je me confonde avec toi dans ton ciel, — ou, si c’est impossible, que je vive pour toi au milieu de cet enfer ! Envoie-moi donc des tourmens comme des dons célestes ; plus ils seront affreux, mieux ils seront reçus. — Il n’y a que l’absence de maux qui m’effraie, — et je me meurs de ne pouvoir mourir !

Le seul soulagement à mes souffrances, — et il s’appelle la mort, — je ne puis me le donner sans te déplaire. — O Seigneur, je suis bien, bien malheureuse ! Cette seule voie de félicité, tu me l’as fermée, — et je me meurs de ne pouvoir mourir !

Quelquefois seulement je t’aperçois dans une vision, mais tu ne daignes pas demeurer longtemps avec moi ; bientôt disparaît la figure céleste de l’Homme-Dieu, et je tombe dans une agonie encore plus amère !

Il y a un instant, je me trouvai plongée dans l’infini, et personne n’aurait pu distinguer la servante du maître. Toi, Dieu, tu te faisais petit pour moi, — et de moi, chétive, s’élançait Dieu tout entier ! — Tu t’enfermais dans mon cœur comme dans un sépulcre, — et moi, pareille à l’immensité, je m’étendais vers toi ! — En vertu de la grâce infinie, le Créateur descendait pour un instant dans la créature, — la créature, par une aspiration, montait dans le Créateur !

Et il me semblait qu’ayant fini mon exil, et délivrée de mon corps, j’étais déjà avec toi, près de toi, en toi pour toujours ! — Je voyais ta face, mais non avec mes yeux ; — j’entendais ta voix, mais non avec mes oreilles ; les organes mortels ne sauraient y suffire. — Je voyais tout, j’entendais tout par la vue et l’ouïe de mon âme. — Et tu brillais devant moi, ô Seigneur, comme le soleil des soleils formant l’auréole de la forme humaine. — Oh ! la lumière du jour est une nuit éternelle, comparée à ce rayon qui découlait de ton front ! Quoique immatériel, tu m’étais plus visible que le corps, — et chaque parole qui sortait de tes lèvres avait un son plus harmonieux qu’aucune harmonie que j’aie jamais entendue, — et sans produire un bruit, elle résonnait comme un hymne au fond de mon cœur ! — Et j’étais avec toi, et je te contemplais non pas caché et voilé par les mystères dans la très sainte hostie, — mais tel que tu es toujours, au milieu du peuple des anges, là où tu règnes au-dessus du monde, avec tes bienheureux. — Tel, tel je te possédais ici sur la terre ! — Je te voyais plus distinctement que tes saints, ô Seigneur, car avec plus de force et d’ardeur je t’aime ! Tes élus, tu les abrites déjà dans ta demeure éternelle ! — et moi, quel est mon abri ? Qui me garde et me protège ? Quand tu me quittes, je tombe dans le désespoir, — mais la douleur et le désespoir peu m’importent. Plus je suis affligée, plus ardemment je t’adore, — plus la souffrance est grande, plus d’élans elle réveille en moi. — Dans l’enfer divin de ce céleste amour, ta présence même me blesse, — car je songe qu’un instant après tu vas t’éloigner de nouveau, — et des siècles s’écouleront avant ton retour !

Délaissée par mon Dieu et gardant son souvenir, je reste étendue sur le sol, semblable à une pierre du tombeau, et la tristesse poignante dessèche la moelle de mes os. — Je désire sans mesure, — j’aime sans mesure ; le désir et l’amour ne me servent de rien ! Tout mon être n’est qu’une seule aspiration ; mais ta volonté est immuable, — le maître immortel ne descendra pas auprès de la servante, si ce n’est un jour, — un jour, — encore pour la seconde fois ! — Et malgré ton avertissement, ô Seigneur, je me meurs de ne pouvoir mourir !

Est-ce que tu crois, ô toi éternellement vivant, que je t’aime à cause des récompenses futures promises dans ton royaume, — pour les palmes, les harpes, les merveilles, les délices espérées dans ton ciel ? — Oh ! non ! Moi, je t’aime parce que tu as été malheureux, parce que tu as passé par toutes les douleurs, supporté toutes les humiliations ! Toi Dieu, chargé de fers, toi Dieu, conduit au supplice par les bourreaux !… Moi, je t’aime parce que dans ce moment suprême le ciel t’a délaissé et les hommes t’ont trahi ! — Moi, je t’aime parce que tu as été forcé de crier vers le père : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » — Moi, je t’aime plus à cause de ton agonie et de ta mort qu’à cause de ta résurrection, car je m’imagine que toi ressuscité, remontant dans les espaces azurés, ayant ton univers à tes ordres, — tu as moins besoin de ta servante !

Mais lorsque j’assiste à ton agonie, il me semble sans cesse que je reviens dans les contrées déjà connues de moi, — que j’avais déjà contemplé jadis cette colline et cette croix inondée de la pourpre de ton sang ! — que cette Madeleine, ta sainte, ta bien-aimée, qui gémit là-bas, — c’était peut-être moi ; — car dans mon cœur son cœur se lamente, car toutes les larmes de ses yeux sourdent dans mes paupières, et mon désespoir est si terrible, si profond, que deux semblables désespoirs ne peuvent pas exister ! — Non, elle ne t’aimait pas davantage ! — Je sais qu’elle est une grande sainte, et moi une pauvre chétive dont les actions sont moins méritoires devant toi ; — mais elle ne t’aimait pas davantage ! Qu’adviendra-t-il, ô mon Seigneur. Comment partager par un jugement de Salomon ce seul amour entre ces deux poitrines ? Car deux amours semblables ne peuvent pas exister !


Non ! elle ne t’aimait pas davantage ! Une seule fois dans sa vie elle s’est prosternée tout en larmes dans la poussière arrosée de ton sang sur le Golgotha, — une seule fois seulement, — et moi, combien de fois !… car presque chaque nuit se renouvelle pour moi le supplice du Calvaire, et après tant de siècles écoulés se présente pour moi dans toute sa réalité ce moment où, au milieu des ténèbres, mourut le Créateur en présence de toute la création ! Et je dévore de mes regards la croix de ton martyre, sur laquelle se détache en blanc ton corps éclairé par la lumière de l’aurore, tandis que le reste de ma cellule est plongé dans l’obscurité sépulcrale !

Toi et moi, ô Seigneur, personne de plus, — nous seuls ; — si près l’un de l’autre et si séparés ! — car je me trouve bien bas sous tes pieds, — et toi au-dessus de moi, dans cette effrayante immensité, cloué avec du fer à ces poutres de cèdre !

Je suis prosternée à genoux, silencieuse, — mais tout mon corps tressaille sous les tourmens de ton corps ; — les ronces de ton front s’enfoncent dans mes tempes, — les clous de tes mains déchirent mes mains, — la plaie de ton flanc saigne sous mon cœur ! — Et quoique je sois ici dans la poussière, je me confonds si bien avec mon Dieu, que je me sens là-haut crucifiée avec toi !…


SIGISMOND KRASINSKI.

  1. Une dame polonaise séjournant à Paris en 1843, à l’époque où parut le poème de Krasinski intitulé Avant l’Aurore, n’osait pas (à cause de rigoureuses visites à la frontière) emporter avec elle ce petit volume prohibé ; elle fit apprendre par cœur à sa fille les six cents vers du poème, afin de pouvoir, en arrivant en Pologne, les mettre par écrit.
  2. Chariot russe dans lequel on transporte en Sibérie les condamnés politiques.
  3. La peine de mort n’existe en Russie que pour les crimes politiques. Les plus grands coupables sont envoyés en Sibérie pour travailler dars les mines et les forteresses, ou seulement pour peupler le pays.
  4. Cet épisode paraîtra peut-être trivial aux lecteurs français ; mais l’auteur l’a inséré dans son poème comme un souvenir historique. Le prince Roman Sanguszko, fait prisonnier pendant la guerre de 1831, fut condamné à être envoyé en Sibérie. La mère du prince, accourue à Saint-Pétersbourg, adressa à l’empereur Nicolas une supplique pour obtenir la grâce de son fils. Le tsar miséricordieux aggrava la peine en écrivant au crayon au bas de la demande : « Il ira à pied. » Cet arrêt fut exécuté, et plusieurs années plus tard le prince Roman, gracié et revenu en Pologne, racontait souvent à ses amis cette histoire du bourreau, du cheval et du knout.
  5. On sait qu’il y a encore en Sibérie quelques restes de tribus indigènes, par exemple des Toungouses, des Ostiaks, des Samoyèdes, etc.