Deux nationalités russes

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Traduction par Gustave Brocher.
Edition de la Revue Ukranienne (p. 1-51).
DEUX NATIONALITÉS RUSSES[1]



Il est incontestable que la situation géographique fut la première cause des différences entre les nationalités en général. Plus un peuple occupe un degré inférieur dans la civilisation, plus les circonstances géographiques aident à lui donner un type spécial. Les peuples qui n’ont pas de principes fixes, se transportent facilement, émigrent d’un pays à un autre, car ils ont bien peu de liens qui les attachent à leurs anciennes demeures. Après avoir émigré et s’être fixés dans de nouveaux lieux, ces peuples nomades se transforment facilement et ne tardent pas à changer de mœurs, en prenant le caractère naturel du nouveau pays. La résistance sera d’autant moins importante que les moyens de support feront plus défaut.

Il en est tout autrement pour un peuple qui, dans ses premières demeures, s’est acquis tout ce qui pouvait le satisfaire et ce qui lui paraissait utile ou sacré. Un tel peuple, en émigrant dans de nouveaux territoires, y transporte ses pénates, ses principes, qui lui deviennent des supports lorsque les circonstances de la nouvelle patrie l’amèneront à introduire des changements en lui-même.

Supposons par exemple qu’un Anglais s’établisse sous les tropiques : il y transportera sa civilisation, les mœurs, les idées de son île septentrionale.

Par contre, il n’en serait pas de même d’une tribu de Peaux-Rouges transportée en Russie. Ces Indiens vivant au milieu des Russes prendraient vite l’apparence de la nationalité dominante. Supposé qu’ils vivent à l’écart, sans se rapprocher de peuples civilisés, en quelques générations, sous l’influence du climat, du terrain, ils auront changé, et une nouvelle nationalité en sera issue, mais cela ne se sera produit que très graduellement, en ne préservant que quelques traits qui rappelleront l’ancienne patrie si éloignée.

Dans l’antiquité, aux époques de la jeunesse des nationalités, ces pérégrinations d’un pays dans un autre, créaient des types diversifiés et produisaient des nationalités. Mais la migration et les changements géographiques ne formaient pas les seuls facteurs dans la transformation des peuples et, à l’origine, il s’y ajoutait encore les circonstances historiques. Les peuples en émigrant d’un pays dans un autre, ne restaient pas isolés, mais rencontraient d’autres peuplades, se mêlaient, luttaient avec elles, et de ces rapports dépendaient la formation et le développement de leurs manières de vivre.

D’autres peuplades se sont transformées sans émigrer, mais c’est par suite de l’invasion et de l’influence des voisins ou d’étrangers. Enfin, tel ou tel changement dans la vie commune s’est fait sentir dans l’état de la population et lui a imprimé pour l’avenir un certain cachet différent du premier. Ainsi, peu à peu, dans le cours des temps, le peuple changeait, n’était plus tel qu’il était auparavant. Tout cela forme ce qu’on peut appeler les circonstances historiques.

Un degré plus ou moins élevé de civilisation hâte ou retarde la transformation ; un peuple instruit conservera plus obstinément ses vieux usages, il gardera fermement ses coutumes et, pendant longtemps, la mémoire de ses aïeux. Rome, par exemple, ayant conquis la Grèce et conquise à son tour par la civilisation grecque ; au contraire, la Gaule, tombée sous la domination de Rome, perd sa langue et sa nationalité parce que les conquérants étaient plus avancés en civilisation que les conquis.

Les rapports avec un peuple plus faible renforcent la nationalité du plus puissant, tandis que le frottement avec un peuple plus fort la rend plus faible.

Une nationalité peut se former à différentes époques de développement du peuple, mais ce travail se fait plus facilement dans une période d’enfance qu’à une époque avancée de vie intellectuelle.

Des changements de nationalité peuvent être amenés par des causes opposées, par exemple : par le besoin d’un large développement, par la misère et la décadence de l’ancienne civilisation, par une fraîche et joyeuse jeunesse du peuple ou par sa vieillesse caduque.

D’un autre côté, la stabilité de la nationalité peut aussi bien provenir du développement de la civilisation, lorsque le peuple s’est assuré ce qui le conduira à un travail continu dans la même sphère, lorsqu’il a une suffisante provision d’intérêts pour en tirer de nouveaux éléments de culture — que du manque de motifs extérieurs pour continuer à développer les matériaux en réserve — et lorsqu’il se contente de l’état existant chez lui et ne désire pas marcher en avant.

Chez les peuples qui ont des rapports avec d’autres peuples plus avancés, nous remarquons que les couches supérieures s’approprient la nationalité étrangère du peuple dominateur, tandis que les classes inférieures gardent la leur, car la situation de la masse opprimée ne lui permet pas d’aspirer à l’évolution d’institutions qu’elle possède depuis longtemps. La même cause empêchera les couches malheureuses d’adopter une nationalité étrangère comme le font les classes aisées.

La littérature est l’âme de la vie publique, la conscience de la nationalité. Sans littérature, la nationalité n’est plus qu’un phénomène passif. Plus la littérature d’un peuple est riche et étendue, plus aussi sa nationalité est solide, et c’est une garantie qu’il défendra obstinément sa nationalité contre les éléments hostiles de la vie historique, et plus l’essence même de sa nationalité s’exprime énergiquement et clairement.

Mais quelle est cette essence en général ? Les signes d’une vie extérieure forment la somme des phénomènes par lesquels une nationalité se distingue d’une autre ; par ces signes, se révèle ce qu’il y a au fond même du cœur du peuple. La constitution spirituelle, le degré de sentiment, le tour d’esprit, la direction de la volonté, les idées sur la vie sociale et intellectuelle, tout ce qui moule le caractère et les coutumes du peuple, voilà les causes intérieures de ces particularités qui donnent la vie et la solidité au corps de la nation. Naturellement tout cela ne se manifeste pas séparément, un point après l’autre, mais tout ensemble, ou se supportant, se complétant mutuellement et formant un tout, une nationalité bien distincte.


I

Appliquons à présent ces principes à notre but, qui est de définir la différence entre la nationalité grande russienne et la nationalité petite russienne ou ukranienne.

Le commencement de cette distinction et la séparation des Slaves en diverses peuplades se perdent dans la nuit des temps. À l’époque où la littérature grecque commence à parler des Slaves, ceux-ci étaient déjà séparés en de nombreux peuples formant de grandes agglomérations ou de petites divisions ; il est presque impossible d’en localiser quelques-unes. Procope partage les Slaves en deux grandes branches : les Antes et les Slaves. Jornandes les divise en trois branches : les Slaves, les Antes, les Venètes.

Sans doute ces branches se subdivisaient encore en d’autres : c’est ce que montrent les renseignements de Procope et de Maurice, qui nous disent que les Slaves se faisaient constamment des guerres intestines et vivaient en groupes, à l’écart les uns des autres. Or, tant que les peuples guerroient les uns contre les autres, il se produit naturellement entre eux des différences ethnographiques, des distinctions, etc. Constantin Porphyrogénète compte déjà plusieurs petites branches de Slaves.

Notre premier annaliste, en nommant les Slaves (de Russie) les divise en plusieurs parties, chacune ayant ses particularités et ses us et coutumes établis. Il va sans dire que quelques-unes se ressemblaient plus que d’autres. De ces rejetons ethnographiques, tous plus ou moins ressemblants, se développa graduellement une nationalité générale (rousse) en relations avec les autres Slaves du Midi.

Est-ce que dans l’antiquité la plus reculée on trouve des traces d’une nationalité Rousso-Ukranienne ? Est-ce que l’union apparente parmi les populations habitant la vaste surface de la Russie méridionale était assez évidente pour qu’on puisse en former un groupe ethnographique ?

Les chroniques ne le disent pas exactement. Plus heureuse a été en ceci la Russie blanche. Son peuple, sous le nom de Krivitch, occupait déjà le territoire qu’il occupe encore à présent et qui formait deux parties, à l’est et à l’ouest.

Anciennement, on mentionnait les peuples du Midi sans leur donner un nom générique, le même pour tous. Mais ce que le chroniqueur a omis dans sa description ethnographique, l’histoire nous le révèle grâce à l’analogie entre les grands rameaux ethnographiques anciens et ceux qui existent aujourd’hui. La ressemblance entre la langue ukranienne et le parler de Novgorod démontre que très anciennement il existait une nationalité ukranienne. C’était un type slave qui comprenait différentes portions du peuple. Depuis lors, il s’est passé tant d’événements, tant de révolutions qui ont aidé à diminuer, à effacer ces traits de ressemblance, et pourtant cette ressemblance existe encore, il est impossible de la nier.

On ne peut l’expliquer par le hasard, ni se tirer d’affaire en citant les nombreuses traces de langue ukranienne qu’on trouve abondamment répandue dans les provinces de la Grande Russie.

Il est évident que si quelques traits de ressemblance se trouvent ci et là, il ne faut pas conclure que tel ou tel peuple ait été dans l’ancien temps étroitement apparenté à tel autre.

Mais si l’on recueille un très grand nombre de ces traits prouvant que le caractère du parler ukranien se retrouve dans le langage de Novgorod, on ne pourra douter que les Slaves de l’Ilmen n’aient été beaucoup plus rapprochés des Ukraniens-Roussines que ceux-ci des autres Slaves de la Russie actuelle. Dans les temps anciens, cette parenté était plus évidente et plus sensible, elle se fait bien voir dans les anciennes chroniques de Novgorod et dans les plus anciens documents littéraires. Cette parenté devait remonter aux temps les plus reculés, car entre ces pays séparés par des nationalités, des races différentes, il n’y avait pas de rapports assez fréquents et assez intimes pour que des distinctions ethnographiques puissent passer d’un peuple à l’autre, il est donc certain que le commencement, la source de cette parenté remontent dans les ténèbres des temps préhistoriques. Elle nous montre qu’une parcelle du peuple ukranien, par suite de circonstances qui nous sont inconnues, quitta le sol natal et émigra vers le nord où elle s’établit avec sa langue et ses germes d’organisation sociale qui s’étaient formés au Midi, dans l’ancienne patrie. Il n’est pas oiseux de déduire de cette ressemblance de langage que la langue ou nationalité ukranienne remonte à des temps très éloignés. Il est clair qu’il ne faut pas s’imaginer qu’il y avait alors dans la nation ukranienne exactement les mêmes traits qui existent à présent.

Les circonstances historiques ne permettaient pas aux peuples de rester au même endroit et de garder, immobiles, la même position. En parlant de la nationalité ukranienne dans l’ancien temps, nous l’entendons de l’état qui avait été le précurseur de l’état actuel, qui en contenait les traits inaltérables, qui est devenu le centre, l’essence du type national, commun à tous les temps, qui a pu résister à toutes les attaques destructives du dehors. Nous ne parlons pas des changements que le peuple ukranien a acceptés de temps en temps et a transformés à sa guise et qui sont devenus parties intégrantes de son être, mais de ceux qu’après les avoir essayés, il a repoussés comme étrangers, ne convenant pas à sa nature.

En nous tournant, vers l’histoire russe, il n’est pas difficile de remarquer que ce qu’a omis le chroniqueur dans sa description ethnographique, se révèle dans les circonstances qui ont décidé le sort du peuple ukranien.

Le premier ethnographe nomme les Polians (campagnards), les Derevlians (habitants des forêts), les Ouloutchefs, les Volhyniens, les Croates sans leur donner un nom générique qui les distinguât des autres Slaves de Russie actuelle, mais l’histoire leur donna bientôt la désignation de Rouss.

Jusqu’ici l’histoire n’a pas tranché la question de savoir si ce nom de Rouss commun à tous a été apporté des bords de la mer Baltique par des étrangers qui s’étaient établis au milieu d’une des branches des rousso-ukraniens ou bien s’il était déjà auparavant une dénomination autochtone pour les pays rousses.

Au onzième siècle ce nom de Rouss s’étendit sur la Volhynie et la Galicie. Il ne s’étendait alors ni au nord est, ni aux Krivitch, ni au nord de Novgorod.

Vassilko aveuglé, parlant à Vassili qui lui avait été envoyé, reconnaît qu’il avait eu l’intention de se venger des Polonais à cause de la Rouss et il entend par là non Kief mais le territoire qui s’est appelé ensuite Russie rouge.

Au douzième siècle, dans le pays de Rostoff-Souzdal, sous le nom de Rouss on comprenait en général la partie méridionale de la Russie actuelle.

Dans un sens plus large ce nom de Rouss s’étendait parfois aux territoires qui étaient en relations avec le pays rousse, soit qu’ils fussent soumis politiquement à ce pays, soit qu’ils en dépendissent au point de vue religieux lorsque Kief fut déchu à n’être plus que la métropole religieuse, la capitale de la religion commune.

Mais ce nom de Rouss est une désignation ethnographique qui ne s’applique qu’au peuple rousso-ukranien et qui le distingue des autres Slaves.

D’autres petites branches mentionnées par le chroniqueur ont disparu, sont restées dans l’obscurité ou ont passé au troisième plan. Peut-être qu’elles étaient très peu importantes lorsque se fit l’union et qu’il n’est resté d’elles que les traits généraux communs à tous.

Les étrangers eux-mêmes commencèrent à donner le nom de Rouss au peuple ukranien. On n’appliquait ce nom de Rouss qu’à cette branche Slave à laquelle on a donné plus tard le nom de Petite Russie, Russie méridionale, Ukraine (Oukraïne).

Lorsque les Slaves occidentaux de la Russie actuelle, encouragés par l’influence des Lithuaniens, se furent réunis en un corps politique ils prirent le nom générique de Lithuanie, cette désignation s’étendit au pays russe blanc et à la nationalité de la Russie blanche et la nationalité ukranienne perdit son ancien nom de Rouss.

Au quinzième siècle, sur la superficie de la Russie, on distinguait quatre branches du slavisme : Novgorod, la Moscovie, la Lithuanie et la Russie (Rouss).

Lorsque au seizième et au dix-septième siècles, Novgorod eut disparu, il ne resta que la Moscovie, la Lithuanie et la Rouss ; à l’est, sous le nom générique de Rouss on comprenait une terre slave, divisée en plusieurs branches, tandis qu’au sud-ouest, Rouss était le nom particulier d’une branche. Les habitants de Souzdal, de Moscou, passaient pour Russes par tradition orale et écrite et par éducation. Les Kievains, les Volhyniens, les Russes rouges étaient Rousses par leur situation géographique, par les particularités de leurs organisations sociales et domestiques et par leurs mœurs. Chacun d’eux était Rousse, pour la même cause par laquelle un Slave n’était pas Rousse mais Moscovite, Souzdalecz, Tvérain.

L’union des provinces était générale et le nom de toute la fédération devint national, même dans l’est, aussitôt que les conditions générales eurent étouffé les différents entre les parties. Lorsque la puissance Moscovite se fut formée de la réunion de divers pays, elle s’appropria facilement le nom de Rouss et le peuple de cette puissance s’accoutuma à être appelé russe, le nom générique était donc appliqué à une partie. Ce nom de Russe s’étendit alors à l’est et au nord tandis qu’auparavant il était réservé au seul peuple ukranien.

Alors le peuple ukranien resta sans nom spécial, puisqu’on lui avait volé le sien. Ici c’était le contraire de ce qui s’était passé dans les temps reculés ; alors, la Rouss du nord s’appelait Russie, comme nom générique, tandis qu’on avait des noms spéciaux pour les différentes parties ; à présent le peuple qui possédait depuis l’antiquité, en propre le nom de Rouss ne peut plus s’appeler Russe que dans la généralité et dut se donner un nom nouveau.

À l’ouest, dans la Russie rouge où il se heurtait avec d’autres nationalités — polonaise, hongroise, allemande — le peuple put garder son ancien nom. Ainsi le peuple qui habite la Galicie et la Russie rouge est appelé Roussine par les Russes.

Dans la nationalité particulière on distinguait surtout des traits de sa nationalité générale, ainsi leur foi, leur langue, leur histoire rappelaient aux Roussines leur ancienne parenté avec le peuple rousse et les aidaient à résister aux efforts que faisaient et font encore les étrangers pour effacer cette parenté.

Par contre cette même nationalité se rencontrant avec les Russes du nord-est, le nom de Russe perdit son caractère partiel spécial à un district car là les Ukraniens n’avaient pas besoin de défendre les traits généraux qui ne les séparaient pas, mais au contraire les unissaient avec le peuple qui leur avait pris pour l’adopter le nom de Russe. Là donc, devant remplacer son vieux nom, il en voulut un nouveau qui indiquât une différence avec la Russie orientale et non sa ressemblance. Il y avait beaucoup de noms, mais à vrai dire il n’y en avait aucun qui convînt complètement. Cela venait peut-être de ce que le peuple ne se rendait pas encore bien compte de sa nationalité. Au dix-septième siècle il y avait les noms Ukraine ou Petite Russie, Hetmanchtchina — à présent ces noms sont devenus archaïques, car aucun d’eux n’englobant toute la sphère du peuple entier, chacun ne désignait qu’une portion du territoire ou des circonstances historiques passagères[2].

À notre époque on a inventé encore un autre nom celui de Yougo-Russie ou Russie méridionale. On ne le trouve que dans les livres et il est peu probable qu’il perde jamais ce caractère livresque, car la composition n’en convient pas au langage journalier, notre peuple n’aime pas les noms composés, on y voit trop le mot savant, artificiel.

Quant à tous les noms, je dirai que celui qui est le plus usité pour nous distinguer des Grands Russiens, c’est celui de Chachol (prononcez le ch comme en allemand).

Évidemment ce n’est pas l’étymologie qui l’a fait adopter, mais l’habitude qu’en ont les Grands Russiens. En prononçant ce nom de khakhol, le Grand Russien voit devant lui un certain type populaire, un homme qui parle un dialecte particulier, qui a ses mœurs spéciales, ses coutumes, son organisation domestique bien à lui.

Seulement il serait curieux que de ce terme de dérision, de ce sobriquet ait pu sortir un nom national ? Ce serait par exemple comme si du sobriquet John Bull, les Anglais faisaient un nom sérieux pour leur peuple ! Ce ne sont pas seulement les Grands Russiens qui se servent du nom de khakhol ; il arrive fréquemment qu’un Ukranien se proclame khakhol sans ajouter à ce mot aucune acception péjorative, mais ceci n’arrive que dans certaines parties spéciales de l’Ukraine.


II

Revenons à nos moutons.

Je disais que le nom de Rouss dès le commencement s’appliquait au peuple russe méridional, mais aucun nom n’est adopté sans cause. On ne peut tout à coup imposer à un peuple un nom quelconque. Cette idée pourrait naître dans la cervelle d’un de ces savants qui nous ont appris la nouveauté saugrenue que c’est Catherine II qui a commandé au peuple de Moscou de s’appeler Russe qu’elle a défendu de se servir de l’ancien nom de Moscovite.

En même temps que le nom se répandait, l’histoire originale de notre peuple se développait. Naturellement nos anciens chroniqueurs nous laissent dans les difficultés aussitôt que nous voulons remonter jusque dans l’antiquité le cours de la vie nationale. Ils nous fatiguent par des récits de guerres entre princes, de constructions d’églises ; ils nous citent minutieusement le jour et l’année de la mort des princes et des évêques, mais si l’on frappe à la porte de la vie populaire, ils sont sourds et muets et la clef de cette porte fermée a été il y a longtemps jetée dans la mer de l’oubli ; nous avons malheureusement perdu les traces de ce passé éloigné. Il faut donc se contenter de savoir que la Rouss méridionale, de bonne heure commença à croître d’une façon originale ne ressemblant pas à celle de la Rouss septentrionale ; au midi les fondements généraux se développèrent, s’enracinèrent, changèrent d’apparence, tout autrement que dans le nord.

Le nord et encore le nord-est jusqu’à la moitié du douzième siècle sont peu connus. Les annalistes de cette époque ne parlent que du midi : dans les chroniques de Novgorod, on ne trouve que des passages si courts et si décousus, qu’après les avoir lus on se demande si ce n’était pas un résumé (l’index) de chroniques perdues.

Il faut avouer que c’est assez ridicule d’entendre de profondes dissertations sur le développement des institutions publiques de Novgorod comme si elles s’appliquaient à toute la Russie, idées prêchées couramment par des savants et enseignées même dans les écoles de Russie, tandis qu’on ne peut, en réalité, parler que des développements des chroniques de Novgorod et pas du tout de la vie publique de Novgorod.

Ainsi, les descriptions de la vie et des mœurs de la Russie nord-est, c’est-à-dire des pays de Souzdal, Rostoff, Mourom et Riasan manquent entièrement et on le regrette d’autant plus que c’est justement là et à cette époque qu’a dû se former le germe de la nationalité grande russienne et qu’elle a poussé ses premiers rejetons.

En étudiant la naissance et l’enfance de la nationalité grande russienne, on est entouré d’une obscurité presque impénétrable. Il est impossible de dissiper ces ténèbres, de là on peut être tenté de se plonger dans un dédale d’inventions et de suppositions ou bien se consoler de l’idée que Dieu a voulu, que les causes qui ont produit la nationalité grande russienne telle qu’elle est, restent cachées à nos recherches.

Une telle pensée peut calmer les inquiétudes du cœur mais ni les suppositions, ni les inventions ne peuvent satisfaire nos aspirations.

Suppositions, prévisions, ne font pas la vérité, à moins qu’elles ne soient supportées par des faits ou soutenues par une suite logique d’événements.

Nous ne murmurons pas contre la Providence. Nous croyons que tout ce qui arrive de connu ou d’inconnu au monde est dirigé par la Providence mais si, dans ces jugements on ne se base que sur la Providence, il ne restera pas grand’chose pour en tirer un jugement original.

L’histoire doit étudier et juger, non la cause première, qui est hors de la portée de l’esprit humain, mais les causes des événements particuliers.

La seule chose que nous sachions sur le nord-est, c’est que là, des Slaves étaient mêlés aux Finnois, qu’ils ont pris le dessus sur ceux-ci et que dans cette province les institutions générales étaient les mêmes que dans les autres pays du monde russe. À cette époque, c’est-à-dire au commencement du onzième siècle, le peuple ukranien ou yougo-russe se distinguait par son unité malgré les barrières entre princes. Pendant toute son histoire, il ne s’attribue que le nom de Rouss, nom générique et les branches tendent toujours à se rapprocher des autres, tandis que les branches du slavisme russe, par exemple les Krivitch, se distinguent par leur particularisme dans la fédération.

Novgorod, séparée dans son territoire septentrional, tendit constamment vers le sud, elle était plus rapprochée en parenté de Kief, que de Polotsk ou de Smolensk ses voisines. Il est clair que cela venait de sa communauté ethnographique avec la Russie méridionale.

À partir de la moitié du douzième siècle, le caractère de la Russie orientale, c’est-à-dire les pays de Souzdal, Rostoff, Mourom, Riasan, s’affirment. Son existence indépendante selon le chroniqueur commence en 1157 par l’élection d’André Youriévitch comme prince particulier de tout le pays de Rostoff-Souzdal. Alors se montra clairement l’esprit particulier qui dominait dans l’organisation sociale de ce pays, les idées sociales sur la vie commune de ce pays ; ses idées générales sur la vie commune se distinguaient de celles qu’on trouvait dans la Russie méridionale et à Novgorod. Cette époque est très importante, elle est précieuse pour celui qui étudie l’adolescence du peuple grand russien. On y voit un tableau, un peu flou, il est vrai, de l’enfance de ce peuple. On peut y observer la première manifestation des qualités qui furent la source de sa force, de ses vertus et de ses faiblesses. C’est comme si on lisait le récit de l’enfance d’un grand homme, et qu’on y cherchât à saisir les prodromes de ses hauts faits.

Qu’est-ce qui différencie le peuple grand russien dans son enfance du peuple ukranien et d’autres peuples de Russie ? C’est la volonté de donner à son pays l’unité et la puissance.

André fut élu seul prince de tout le territoire, de toutes les villes. Il avait plusieurs frères et deux neveux. Ils furent exilés, deux seuls furent autorisés à rester, l’un parce qu’il était malade et n’était pas dangereux, l’autre parce qu’il n’était pas ambitieux. Ce n’est pas André qui avait banni ses frères, mais tout le pays. Le chroniqueur raconte que ceux qui avaient choisi André avaient eux-mêmes chassé ses frères cadets. Pourtant l’unité vers laquelle tendaient évidemment les idées ne put tout d’un coup s’effectuer et se développer dans un milieu défavorable qui n’y était pas accoutumé.

Plus tard le pays eut de nouveau plusieurs princes, mais l’un d’eux était devenu le grand-duc, le chef de tout le pays. En même temps une nouvelle tendance se faisait jour, celle de soumettre toutes les autres parties de la Russie à la domination de la Grande Russie. Les peuples de Mourom et de Riasan et leur prince étaient déjà soumis au prince de Souzdal-Rostoff. Ce n’était pas par la volonté particulière des princes seuls.

Ceux-ci sortaient d’une famille dont l’importance dépendait de l’union de toute la Russie en fédération et ils avaient emprunté cette tendance locale à la partie orientale. La chronique est avare de renseignements sur les aspirations populaires, pourtant on y voit des faits qui montrent que dans les affaires où on les accuse d’arbitraire, les princes agissaient sous l’influence de la volonté populaire et que ce qu’on attribue à l’autocratie devrait l’être aux aspirations de l’entourage des princes. Quand Vsévolod voulut relâcher les princes prisonniers, son neveu Gleb de Riasan, les Vladimiriens ne le permirent pas et leur firent percer les yeux. Plus tard, ce même Vsévolod marche contre Novgorod et assiège Torjok. Il est plutôt partisan de la paix et ne veut pas ravager le district, mais son armée insiste pour que le pillage ait lieu. Elle regardait toute offense faite aux princes comme une offense à elle-même. « Nous ne sommes pas venus pour les embrasser, disaient ironiquement les Vladimiriens. » Ainsi le désir de subjuguer Novgorod et la haine des Novgorodiens ne venaient pas des sentiments du prince mais de la volonté populaire du peuple. C’est pourquoi les Novgorodiens, ayant repoussé de leurs murs les Souzdaliens, firent bientôt la paix avec le prince de Souzdal, mais par contre ils se vengèrent cruellement des Souzdaliens en les vendant tous pour deux nogat (environ un sou). C’est pourquoi les Souzdaliens combattirent avec tant d’acharnement contre les Novgorodiens sous l’étendard de Mstislav-le-Brave. Plusieurs fois on a pu remarquer qu’au temps des attaques des princes de la Russie orientale contre Novgorod se faisait voir la fierté nationale de ce pays qui avait réussi à répandre la fausse idée de la supériorité de son peuple sur les Novgorodiens, et sur son droit de primauté. Les éléments d’instruction formés à Kief dans les idées de l’Église orthodoxe, passèrent dans la Russie orientale, y prirent une nouvelle extension sous une autre forme. Au lieu de l’antique Kief, parut à l’Est une nouvelle Kief—Vladimir ; tout prouve qu’on avait l’intention de créer une nouvelle Kief, de transporter la vieille Kief ailleurs. On y construisit aussi l’église patronale de la Mère de Dieu, au dôme d’or (Bogorodytsy zlatoverkhoi), et la Porte d’or ; on y adopta aussi les noms des sanctuaires de Kief ; le couvent de Petchersk, la rivière Libed. Mais on ne pouvait enlever Kief à ses collines du Dnieper, et ces rejetons transplantés sous le ciel du Nord-Est, dans un sol étranger, poussèrent différemment et portèrent d’autres temps.


III

Les vieilles idées slavonnes sur l’organisation sociale reconnaissaient, comme source du droit public : la volonté des peuples, le verdict du Vetché (ou États généraux). Quel que fût ce peuple et de quelque façon que se réunît le Vetché selon les circonstances, ces circonstances élargissaient ou rétrécissaient le cercle de ceux qui y prenaient part, lui donnaient la signification d’assemblée générale du peuple (landsgemeinde) ou bien la limitaient à une foule de favorisés du sort. En même temps, depuis longtemps était née et s’était enracinée l’idée d’un prince gouverneur, arbitre et restaurateur de l’ordre, défenseur contre les troubles intérieurs et extérieurs. Naturellement les principes du Vetché et l’idée du prince étaient contradictoires, mais cette contradiction était écartée par la reconnaissance de la volonté du peuple dans le Vetché présidé par le prince.

Un prince était indispensable, mais il était électif et pouvait être exilé s’il ne satisfaisait pas aux exigences du peuple.

Au XIe, XIIe et XIIIe siècles, ce principe régnait partout, à Kief et Novgorod, à Polotsk, à Rostoff et à Halitch. Son apparition correspondait avec diverses circonstances historiques et avec des conditions intérieures auxquelles était soumis le sort de la Russie.

Ce principe prenait tantôt un esprit gouvernemental, tantôt un esprit plus populaire. Dans certains pays, le prince était toujours choisi dans une certaine famille et cela finissait par être une sorte d’hérédité ; si ce droit ne devint pas absolument héréditaire, c’est qu’il ne réussit pas entièrement à supprimer l’élection qui, par son existence, modérait la coutume infaillible ; dans d’autres — à Novgorod — à l’élection du prince, on n’observait aucune règle de succession, excepté la nécessité du moment. À Kief il serait vain de chercher aucun droit fixe, aucune règle pour la succession du prince.

Il existait, il est vrai, une idée confuse du droit d’aînesse, mais le droit populaire d’élection était au-dessus de cette idée. Iziaslaf-Yaroslavitch fut banni par les Kievains, ceux-ci élurent un prince de Polotsk qui était par hasard enfermé dans les prisons de Kief et qui ne pouvait à aucun point de vue avoir de prétentions à cet honneur.

Iziaslaf revint, il est vrai, à Novgorod, mais avec l’aide des étrangers. Ce fut une espèce de conquête étrangère, et c’est pour cela que les historiens polonais depuis lors regardèrent Kief comme un fief de la Pologne. Quelque temps après, à peine le prince fut-il débarrassé, ainsi que les Kievains, de ses complices, qu’il fut de nouveau banni. Le prince de Tchernigof monta sur le trône de Kief et Iziaslaf dut s’enfuir. Quoique dans ces changements on ne parle pas de la participation des Kievains, il est évident qu’ils avaient pris part à cette action ; d’un autre côté les Kievains ne pouvaient aimer un prince qui avait appelé les étrangers contre eux et qui avait fait mettre à mort ceux qu’il regardait comme ses ennemis et qui avaient dû avoir de l’influence sur le peuple au moment de son bannissement, et Sviatoslaf n’aurait pu entrer à Kief et régner tranquillement pendant quatre ans s’il avait rencontré de l’opposition de la part du peuple.

Dans l’histoire subséquente, les chroniqueurs répètent plusieurs fois que les princes étaient soumis à l’élection et étaient exilés, que le Vetché considérait qu’il avait droit de les juger, de les chasser et de les exécuter.

Les autorités subalternes établies par les princes et quelquefois les princes eux-mêmes étaient exécutés. Monomach fut élu et fit mettre en jugement populaire les partisans du dernier prince. Vsévolod, voulant transmettre à son frère Igor sa dignité de prince, ne put le faire qu’en demandant l’autorisation du Vetché ; ce même Vetché renversa Igor, appela Iziaslav Mstislavitch et ensuite fit tuer Igor. Iziaslav Davidovitch, Rostislav Mstislavitch, Mstislav Iziaslavitch, Roman Rostislavitch, Sviatoslav Vsevolodovitch, Roman Mstislavitch, tous ont été élus par la volonté du peuple kievain.

Peu à peu le droit exercé par le prince de nommer les puissances souveraines tomba entre les mains des prétoriens, des chefs militaires de bandes composées de bravi, ce sont eux qui nommaient et renversaient les princes ; les princes étaient devenus comme leurs instruments et, comme il arrive toujours dans les États militaires, ils ne pouvaient se soutenir que par la force de la volonté, l’habileté, mais non par l’importance qu’ils avaient dans leur terre. Des étrangers de race turque — Klobouks noirs, Torki, Bérendyéi — jouaient ici le même rôle que les indigènes, de sorte que la masse de ceux qui dirigeaient le pays représentait une agglomération de peuples variés. Tel était le tableau du pays de Kief.

L’organisation des Cosaques a pris naissance au XIIe ou au XIIIe siècle.

Dans la Russie Rouge on élisait et on bannissait les princes. Le prince dépendait tellement du Vetché que sa vie de famille même était soumise au contrôle des Halitchiens. En Galicie la force populaire, l’influence politique étaient entre les mains des boïards — personnages qui, par la force des circonstances, sortaient de la masse et s’emparaient des affaires du pays. Ici se montrent déjà les commencements de ce panstvo (noblesse) qui, sous la domination polonaise, s’empara de tout le pays et, s’opposant à la masse du peuple, le souleva enfin contre lui en la personne des Cosaques.

En lisant l’histoire de la Russie ukranienne au XIIe et au XIIIe siècle, on peut voir l’enfance de cette organisation qui quelques siècles après se révèle dans sa virilité. Une grande liberté personnelle, la liberté politique, une forme indécise, c’étaient les traits caractéristiques de la société de la Russie méridionale à l’époque la plus ancienne et même par la suite. Il faut y ajouter le manque de persévérance et de but bien clair, l’impulsivité des mouvements, un désir d’action, de création et pourtant l’abandon et la décadence de ce qui n’avait pas été achevé, tout ce qui infailliblement dérivait de la suprématie de l’individu sur la communauté. Néanmoins la Russie ukranienne ne perdait pas le sentiment de son unité nationale, mais ne pensait pas à la maintenir. Au contraire, le peuple lui-même allait au devant de la disparition sans pouvoir pourtant tomber en pièces lui-même. Dans la Russie ukranienne on ne remarquait pas la moindre envie de subjuguer les autres, d’assimiler les étrangers qui s’étaient établis au milieu des indigènes ; parmi ceux-ci s’élevaient des querelles, surtout pour des questions d’honneur ou de butin, mais non pour affermir un pouvoir, une domination séculaire.

Lorsque les immigrés variagues eurent donné l’impulsion aux Polonais, ceux-ci devinrent des conquérants, mais pendant fort peu de temps ; les étrangers leur avaient inspiré l’idée de s’adjoindre des pays, le besoin d’un centre autour duquel ces terres se seraient étendues, mais alors même on ne vit aucun essai sérieux de s’assurer, d’attacher ces pays. Kief ne valait rien comme capitale d’un État centralisé, elle ne cherchait pas à l’être ; elle ne pouvait pas même garder la priorité dans la fédération, parce qu’elle n’avait pas su l’organiser.

Dans la nature ukranienne il n’y avait rien de violent, de niveleur, il n’y avait pas de politique, il n’y avait pas de calcul froid, ni de fermeté dans l’exécution du but choisi. On remarque les mêmes défauts ou qualités au loin, dans le nord, à Novgorod ; le ciel froid avait peu influencé les principaux fondements du caractère méridional, seulement la nature ingrate avait développé un esprit plus commercial, mais elle n’avait pas créé un caractère calculateur et une politique de boutiquier. L’activité commerciale s’y unissait avec l’héroïsme, avec l’incertitude du but à atteindre et le manque de fermeté dans l’exécution, comme on les voyait dans les bandes militaires du Midi. Novgorod fut toujours un vrai frère du sud. On ne voyait pas de politique chez elle, son peuple ne pensait pas à s’assurer la possession d’un vaste territoire et à réunir, à lier fermement ensemble les peuples de diverses races qui habitaient ce territoire, à introduire une organisation solide de ses sujets, à édicter des règlements sur les rapports mutuels entre les couches du peuple ; sa manière de gouverner dépendait toujours d’une impulsion soudaine de liberté individuelle. Les circonstances lui donnaient une immense importance commerciale, mais elle ne chercha jamais à tourner ces conditions à son profit et à se servir de ses gains pour affermir l’autonomie de son corps politique, c’est pourquoi dans le commerce elle tomba entièrement entre les mains des étrangers.

À Novgorod, comme au Midi, il y avait beaucoup de bravoure impulsive, de courage, d’entraînement poétique, mais peu d’entreprise politique et encore moins de retenue. Souvent le peuple de Novgorod se préparait à défendre chaudement ses droits, sa liberté, mais il ne savait pas réunir tous les moyens, tous les efforts nécessaires, toutes les bonnes volontés tendant visiblement au même but, mais bientôt la divergence éclatait dans l’exécution, c’est pourquoi il était toujours inférieur en politique, se débarrassait des attaques des princes moscovites en payant une rançon avec des produits de son industrie et de ses possessions, alors même que l’État aurait très bien pu se mesurer avec ces princes, il ne prenait pas de mesures utiles pour défendre son existence qui lui était chère, ne marchait pas en avant, il me restait pourtant pas comme une mare stagnante mais il se secouait, tournait, s’agitait sur place. Il y avait bien un but devant ses yeux, mais indistinct, et il ne cherchait pas la voie directe pour l’atteindre. Il reconnaissait sa parenté, sa consanguinité avec le peuple russe, mais ne pouvait se faire l’instrument de l’union générale, il voulait en même temps conserver dans cette unité son régionalisme, mais il ne le put. Novgorod, ainsi que la Russie méridionale, s’en tenait au fédéralisme, même quand la tempête eut emporté la structure non achevée de ses institutions.

De même l’Ukraine conserva pendant des siècles ses anciennes idées ; elles avaient passé dans le sang du peuple, sans que celui-ci en fût conscient, et l’Ukraine ayant adopté la forme de l’organisation cosaque — née chez elle anciennement — chercha à affermir ce fédéralisme par une union avec la Moscovie où depuis bien longtemps il avait disparu.

Plus haut j’ai fait remarquer que le Kozatchestvo (organisation des Cosaques) avait commencé aux XIIe-XIIIe siècles. Malheureusement l’histoire de Kief, de l’Ukraine russe semble disparaître après l’invasion tartare. Nous connaissons fort mal la vie populaire au XIVe et au XVe siècle. Mais les principes de ce qui se montra si énergique au XVIe siècle ne s’étaient pas éteints, mais s’étaient fortifiés. La domination lithuanienne rajeunit et raviva l’ordre des choses devenu caduc, de même qu’une fois l’arrivée de la Rouss lithuanienne sur les bords du Dnieper avait renouvelé les forces du peuple épuisées par la pression des peuples étrangers. Mais la vie suivit son cours. Les petits princes, non plus de la maison de Rurik mais d’une autre maison, celle de Ghedimine, s’étant bientôt russifiés comme les précédents, comme eux aussi jouèrent leur sort. Faute de documents, on ne peut dire jusqu’à quel point le peuple y avait participé ; mais il est certain que tout continuait comme par le passé ; qu’il y avait les mêmes milices, que des foules belliqueuses aidaient les princes, les menaient, les armaient les uns contre les autres. La réunion avec la Pologne rassembla les forces les plus vives de la Rouss et leur donna une autre direction ; au lieu de chefs, de conducteurs de bandes nomades, elle en fit des propriétaires fonciers ; on voit apparaître le désir de remplacer par le droit les impulsions personnelles, tout en gardant l’antique liberté ; la volonté d’y ajouter une organisation légale en diminuant l’arbitraire individuel. Le peuple, qui jusqu’alors se mouvait dans un gouffre d’arbitraire universel, tantôt asservi par les plus forts, tantôt à son tour renversant ces puissants pour en élever d’autres, est à présent soumis et se laisse asservir régulièrement, c’est-à-dire qu’il reconnaît en quelque sorte la légalité de cet asservissement.

Mais les éléments de l’antique Rouss, développés jusqu’à un certain point déjà au XIIe siècle et qui étaient restés cachés longtemps parmi le peuple, apparaît comme un brillant météore sous la forme du Kozatchestvo. Mais ce Kozatchestvo, en tant qu’il était une renaissance des antiques usages, portait en soi des ferments de décomposition. Il s’adresse aux idées qui n’avaient plus d’aliments dans l’histoire contemporaine. Le Kozatchestvo des XVIe et XVIIe siècles et le fractionnement des XIIe et XIIIe siècles étaient beaucoup plus rapprochés qu’on ne se le figure. Si les traits de ressemblance extérieure sont faibles en comparaison de la différence, la ressemblance intime est réelle. Le Kozatchestvo était d’origine variée, comme les Droujines de l’ancienne Kief, on y trouve aussi des éléments turcs, il y règne aussi l’anarchie personnelle, la même tendance vers un but quelconque, laquelle se paralyse et se détruit elle-même, le même défaut d’exactitude, de clarté, de persévérance, la même habitude d’élever des chefs et de les renverser, et les mêmes querelles en leur nom. Peut-être on pourra juger important le fait qu’anciennement on faisait attention à la descendance des chefs, il y avait comme un droit de famille, tandis que dans le Kozatchestvo les chefs étaient choisis au hasard. Mais bientôt les Cosaques tendirent au même fractionnement et certainement y seraient arrivés sans les événements imprévus qui l’empêchèrent. Lorsque Khmelnitzki eut mérité gloire et honneur dans la fraternité cosaque, celle-ci élut son fils qui ne méritait cet honneur par aucune qualité spéciale. Les hetmans furent souvent élus parce qu’ils descendaient de Khmelnitzki, et c’est seulement l’extinction de cette famille qui empêcha le rétablissement des apanages de princes et du fractionnement.


IV

Dans la Russie orientale, au contraire, la liberté individuelle diminuait graduellement et finit par disparaître. L’organisation du Vetché ne s’y était jamais établie. Là aussi l’élection des princes était la règle, mais les pouvoirs publics y étaient fermement constitués, aidés par la religion orthodoxe. En ceci on voit bien la différence de peuples. La religion orthodoxe était une, elle avait été introduite par les mêmes personnes ; la classe sacerdotale formait une corporation indépendante des circonstances locales de l’organisation politique. L’Église égalisait les différences et ce qui venait de l’Église aurait dû être admis également dans toute la Russie, mais ce n’est pas ce qui arriva. L’orthodoxie nous apporta l’idée de monarchisme, la consécration divine des autorités les entourait d’un rayonnement d’inspiration divine, l’orthodoxie enseignait que sur la terre la Providence règle toutes nos actions, nous parlait de la vie future, au delà de la tombe, répandait l’idée que les événements qui se passaient autour de nous nous attiraient tantôt la bénédiction, tantôt le courroux de Dieu ; l’orthodoxie invoquait la divinité au commencement de toute entreprise et en rapportait le succès à Dieu. Ainsi non seulement dans les événements incompréhensibles, extraordinaires, mais même dans les ordinaires qui arrivaient au milieu de l’activité publique, on pouvait voir des miracles. Tout cela était porté partout, était accepté jusqu’à un certain point, s’insinuait dans la vie historique, mais nulle part ces dogmes ne vainquirent si complètement les anciens principes, ne furent si effectivement appliqués à la vie pratique que dans la Russie orientale. Malgré son universalité, l’orthodoxie donnait pourtant quelque coudée franche aux intérêts locaux ; elle permettait les saints locaux qui, tout en appartenant à l’Église générale, restaient des patrons de certaines localités. Ainsi dans toute la Russie s’élevèrent des églises patronales ; à Kief la Déciatinnaya Bogoroditsa et Sainte-Sophie ; à Novgorod et à Polotsk, Sainte-Sophie ; à Tchernigof et à Tver, Saint-Sauveur ; et ainsi de suite ; partout on croyait que la bénédiction pour la province entière venait de cette cathédrale. André construisit à Vladimir l’église de la Mère de Dieu, à coupole d’or, y déposant l’icône miraculeuse qu’il avait volée à Vyshgorod. Nulle part il ne s’éleva tant de temples patronaux, avec une importance miraculeuse et profitable que là. Dans les chroniques de Souzdal, toute victoire, tout succès, presque tout événement un peu remarquable qui arrivait dans le pays devenait un miracle de cette Mère de Dieu. (Ex. Fais un miracle, sainte Mère de Dieu de Vladimir.)

L’idée de la direction divine des événements faisait attribuer à Dieu le succès lui-même. Une entreprise réussit, donc elle est bénie de Dieu, donc elle est bonne.

Un différend s’élève entre les anciennes villes de Rostof-Souzdal et la nouvelle Vladimir. Vladimir a le dessus : c’est un miracle de la Très Sainte Mère de Dieu. Un passage de la chronique est curieux, c’est celui où après avoir avoué que les Rostof-Souzdaliens étant les plus anciens avaient le droit de défendre leurs droits, elle ajoute : qu’en résistant à Vladimir ils ne voulaient pas reconnaître la vérité de Dieu et avaient résisté à la Mère de Dieu. Ces villes voulaient avoir leurs princes choisis par leurs pays, mais Vladimir leur opposa Michel, et le chroniqueur ajoute : « La Mère de Dieu avait choisi Michel ».

Ainsi Vladimir réclame la suprématie sous le prétexte qu’elle contenait le sanctuaire qui avait miraculeusement procuré le succès. « Les Vladimiriens, s’écrie le chroniqueur, bénis par Dieu sur toute la terre à cause de leur droit, Dieu les aide ». Ils sont si fortunés, ajoute-t-il, parce que ce que l’homme demande à Dieu de tout son cœur Dieu ne le lui refuse pas ; on voit la prière remplaçant dans les entreprises le droit civil et le droit coutumier, et Dieu accordant le succès.

À première vue, il semble qu’il y ait ici un extrême mysticisme et un éloignement de l’activité pratique, mais en réalité c’est parfaitement pratique ; ici on montre le moyen d’écarter toute peur de ce qui ébranle la volonté, la volonté a les coudées franches ; ici il y a la confiance en sa propre force, l’habileté à profiter des circonstances. Vladimir, contrairement aux vieilles habitudes et à l’antique ordre de choses, devient ville principale, parce que la Mère de Dieu la protège et cette protection se voit dans le succès des armes. Elle profite des circonstances ; tandis que ses adversaires se maintiennent au moyen des classes supérieures choisies, Vladimir lève le drapeau de la masse du peuple, des faibles contre les forts ; les princes choisis par elle se montrent les défenseurs de la justice au profit des faibles. Au sujet de Vsévolod-Youriévitch, le chroniqueur dit : « C’était un juge équitable et impartial, n’obéissant pas aux intérêts de ces boiars puissants qui offensaient les faibles, dépouillaient les orphelins et employaient la violence ».

En même temps que le droit d’élection, le principe du Vetché prend la plus large extension et par cela même se sape et se détruit lui-même.

Les Vladimiriens n’élisent pas seulement Vsévolod-Youriévitch comme prince dans le Vetché, devant leur Porte d’or, mais aussi ses enfants. Ainsi le Vetché assume le droit d’étendre ses décisions non seulement sur les vivants mais sur la postérité, d’établir un ordre solide pour longtemps, sinon pour toujours, jusqu’à ce qu’un génie trouve une autre direction, une autre voie et conduise ainsi à son nouveau but, proclamant comme auparavant dans son apothéose le succès de l’entreprise sanctifiée par la bénédiction de Dieu.

Enfin la construction même de la ville de Vladimir a un sens particulier portant un caractère nettement grand russien. On sait que nos savants ont donné une nouvelle signification à nos villes nouvelles, justement parce qu’elles étaient neuves. Quant à nous, la nouveauté des villes en elle-même ne signifie pas grand’chose. La fondation de nouvelles villes ne pouvait créer de nouvelles idées, établir un nouvel ordre de choses plus vite que cela n’aurait pu se faire dans les anciennes villes. Les habitants des nouvelles villes étaient des émigrés des anciennes villes, qui inconsciemment apportaient les idées, les points de vue qu’ils avaient dans leur ancienne résidence. Ceci surtout devait arriver en Russie où les nouvelles villes ne perdaient jamais leurs relations avec les anciennes. Si une nouvelle ville veut se rendre indépendante et s’affranchir de l’autorité de la vieille ville, elle devra par ce seul fait essayer de devenir ce qu’était l’ancienne et rien de plus. Pour qu’une nouvelle ville produise et cultive chez elle un nouvel ordre de choses, il faut, ou bien que les émigrés de la vieille, en posant les fondations de la nouvelle, soient sortis de la vieille ville par suite de mouvements auxquels la masse était opposée ou que les nouveaux habitants aient été coupés, privés de tout rapport avec le vieil ordre de choses et qu’ils aient été placés dans des conditions favorables au nouvel ordre. Les émigrés, quelqu’éloignés qu’ils soient de leurs demeures, gardent autant que faire se peut leurs anciennes manières d’être, leurs anciennes idées innées, tant que les conditions nouvelles ne les émeuvent pas ; ils ne les transforment que lorsqu’elles ne conviennent pas aux nouveaux établissements et encore ils ne changent que très lentement, toujours en s’efforçant de garder quelque chose de l’ancien ordre de choses.

Les Petits Russiens (Roussines, Ukraniens) avaient étendu leurs colonies à l’Est jusqu’au Volga et même plus loin et pourtant c’étaient les mêmes Petits Russiens qu’on trouvait dans le gouvernement de Kief et s’ils prirent quelque chose de particulier dans leur langage, leurs idées et leur physionomie, cela venait des circonstances que le sort leur imposait dans leur nouvelle patrie, et pas uniquement parce qu’ils étaient des immigrants. Il faut dire la même chose des émigrés russes de Sibérie. Ils sont toujours russes et leurs distinctions dépendent de causes inévitables qui les forcent à se transformer, selon les conditions de climat, de sol, d’industrie et de voisinage. De nouvelles villes s’élevaient dans la vieille Russie à une distance de quelques dizaines de kilomètres des vieilles villes comme Vladimir, Souzdall et Rostoff ; elles ne pouvaient évidemment avoir aucune condition ou circonstance géographique importante qui pût produire en elles quoi que ce soit de tout nouveau. Même quand la nouvelle ville était séparée de l’ancienne par des centaines de kilomètres ; les principaux signes de l’ethnographie montraient leur ressemblance.

Au XIIe siècle Vladimir devient par son histoire le berceau de la Grande Russie et en même temps de l’état unitaire russe ; — les principes qui ont développé le monde russe dans son entier y étaient en germe et sont devenus les traits caractéristiques de ce peuple, sa force et sa solidité. Agglomération des parties, tendance à annexer d’autres pays, entreprises sous la bannière de la religion, succès sanctifié par le dogme de l’approbation divine, appui sur la masse docile à la force, quand celle-ci lui tend la main pour la défendre tant qu’elle a besoin de cette force, et ensuite abandon des droits populaires entre les mains des élus du peuple — tout cela donne l’image d’un jeune planton qui est devenu un arbre énorme dans le cours des temps qui ont fourni des circonstances favorables à sa croissance. Les invasions tartares lui ont aidé. Sans la conquête et sans l’influence des anciens principes d’autonomie individuelle qui dominaient dans d’autres provinces, les idiosyncrasies de la nature des Russes orientaux auraient produit d’autres phénomènes, mais les conquérants donnèrent aux différents pays de la Russie, séparés les uns des autres un nouveau but, celui d’une union générale. Les Mongols n’opprimaient pas systématiquement et consciemment l’autonomie. Leur idée politique n’était pas encore arrivée jusqu’à vouloir centraliser les masses et les assimiler. La victoire se bornait pour eux à un pillage général et à la levée d’un tribut. La Russie dut souffrir l’un et l’autre. Mais pour lever le tribut il fallait un personnage de confiance, pour toute la Russie, une sorte de percepteur du Khan ; cet homme de confiance, ce caissier était préparé d’avance par l’histoire russe dans la personne du Grand Prince (ou Grand Duc) le chef des princes, par conséquent de l’administration de tout le pays. Et le chef de la fédération devint le représentant du nouveau maître. Le droit de suprématie, d’origine, le droit d’élection, durent tous se soumettre à une autre loi — la volonté du seigneur de toutes les terres, du dominateur légal, puisque la conquête est une loi de fait, qui n’est soumise à aucune discussion.

Mais rien n’était plus naturel que la croissance de ce percepteur du Khan, dans les pays où il y avait déjà des germes favorables, il n’y avait plus qu’à les arroser pour les voir se développer.


V

L’étendard du succès sous la protection de la bénédiction divine fut déployé à Moscou, une nouvelle demeure, de la même manière et dans le même ordre qu’il avait été levé à Vladimir. Encore une fois une nouvelle ville surpasse l’ancienne et de nouveau l’Église accorde son aide, comme elle l’avait fait à Vladimir. Elle bénit Moscou et le métropolite Pierre s’y fixe. Le saint homme s’y prépara de ses propres mains un tombeau, qui devait devenir un palladium de la cité ; on y élève un autre temple à la Mère de Dieu, et au lieu du droit qui était consacré par l’âge, au lieu de la conscience populaire paralysée alors par l’arbitraire des conquérants, triomphe l’idée de l’approbation divine du succès. Ce n’est pas le moment de résoudre l’importante question des conditions qui ont favorisé l’élévation de Moscou et de sa suprématie sur Vladimir, cette question appartient proprement à l’histoire de la Grande Russie, ici nous ne traitons que des oppositions de principes généraux distinguant les nationalités.

Remarquons pourtant que Moscou, comme l’ancienne Rome avait une population hétérogène et qu’elle se maintint longtemps par l’immigration d’habitants de toutes les parties de la Russie. C’est ce qu’on remarque surtout dans la classe supérieure, les Boïars, et aussi dans les nombreuses milices. Ils recevaient des grands ducs des terres dans les provinces de Moscou, de sorte que ce mélange de la population se voyait non seulement dans la ville, mais jusque dans les districts contigus.

Dans ces conditions, les principes apportés de leurs divers pays, dans leur nouvelle demeure par les émigrants, en se confondant, devaient naturellement produire quelque chose de nouveau, d’original, ne ressemblant en rien aux anciennes idées. Novgorodiens, Souzdaliens, Polotzkois, Kievains, Volhyniens accouraient à Moscou, chacun avec les idées, les traditions de son ancienne patrie, se les communiquaient les uns aux autres, mais elles cessèrent d’être pour le commun ce qu’elles avaient été pour les premiers en particulier. Une population aussi mélangée montre toujours le besoin d’élargir son territoire, de faire des acquisitions aux dépens d’autrui, le désir d’absorber ses voisins, de faire des conquêtes, une politique rusée, puis, ayant commencé en petit, finit par le faire en gros.

Ainsi Rome, d’abord refuge de vagabonds de toutes les parties de l’Italie, finit par se constituer une originalité, quoiqu’elle fût formée de parties incongrues ; ce corps politique original tendait surtout à étendre ses frontières, à s’assimiler les divers peuples conquis, soit par la force des armes, soit par la ruse. Rome devint, par la force, la tête de l’Italie, et par la suite de toute l’Italie elle fit Rome. Moscou par rapport à la Russie se rapproche beaucoup de Rome dans ses relations avec l’Italie. Une ressemblance frappante, c’est celle des moyens employés pour faire un tout de l’Italie et de la Russie, c’est l’évacuation de la population des villes entières, même de provinces, et la répartition des terres conquises aux légions militaires qui devaient servir de moyen d’assimilation des anciennes nationalités et leur absorption en un tout. Cette politique de Moscou paraît dans tout son éclat sous Jean III et sous Vassili son fils, la population de Novgorod et de son district, de Pskof, de Viatka, de Riazan fut enlevé à leurs demeures et dispersées dans différentes parties de la Russie et on donnait à de vieux serviteurs les terres de ceux qui avaient été expropriés.

Moscou s’est élevé grâce au mélange des populations russes-slaves et à l’époque de sa croissance c’est encore par ce mélange de nationalités qu’elle a supporté sa cause. Probablement c’est aussi par un mélange pareil que Vladimir a dû une fois sa fondation et sa tendance particulière, mais faute de documents historiques sur Vladimir, nous nous bornons à supposer ce qu’on peut affirmer historiquement à propos de Moscou. Ces deux villes avaient la même tendance. Que Moscou ou l’autre ville ait pris le dessus peu, importe, le résultat des deux côtés est dû au même principe. De même qu’autrefois Vladimir s’efforçait de subjuguer les pays de Mourom et de Riasan et de dominer les autres pays russes ; de la même façon Moscou subjugue pays et principautés, mais non seulement elle les subjugue, elle les absorbe. Vladimir n’avait pu faire ce que Moscou a réussi à faire ; de son temps étaient encore vivaces les principes du Vetché et les principes fédératifs ; à présent, sous l’influence de la conquête et du développement dans l’esprit populaire de principes qui détruisaient leurs anciens principes adverses, les premiers étaient étouffés par la crainte de l’autorité, les autres affaiblis ensuite.

Les princes devenaient de moins en moins sujets à l’élection et cessaient par conséquent de passer d’un endroit à un autre. Ils se fortifiaient dans certains lieux et commençaient à se regarder comme des propriétaires et non comme des gouverneurs, ils s’attachèrent, pour ainsi dire, à la terre et par cela même contribuèrent à attacher le peuple à la glèbe. Moscou en les subjuguant, en les asservissant, faisait naître l’idée d’une patrie commune, mais sous une autre forme, non sous la forme fédérative ancienne mais sous la forme d’état unitaire. C’est ainsi que fut constituée la monarchie moscovite et avec elle le corps de l’État russe. Son élément civil est la collectivité, l’absorption de la personnalité ou de l’individualisme tandis que dans l’élément ukranien au sud comme à Novgorod, le développement de l’individualisme attaquait le principe de la collectivité et ne lui permettait pas de se former.

Avec l’église le monde grand russien fit le contraire de ce qui s’était passé en Ukraine. En Ukraine, quoiqu’elle eût une puissance morale, elle ne put pas réussir à faire croire que le succès sanctifiait les actions ; à l’est elle devait nécessairement, dans la personne de ses représentants les prélats, se faire l’organe du juge suprême ; car, pour que l’affaire prît le caractère d’approbation divine, il fallait bien qu’elle fût déclarée telle par ceux qui avaient le droit de décider la question. C’est pourquoi les autorités ecclésiastiques étaient incomparablement plus influentes sur la masse du peuple à l’est et avaient beaucoup plus la possibilité d’agir à leur gré. Déjà au XIIe siècle, à l’époque de l’enfance de la Grande Russie, nous y rencontrons l’évêque Théodore qui voulait faire reconnaître l’indépendance de son diocèse et qui avait recours à des barbaries et des brutalités (car les gens riches souffraient beaucoup par lui, il détruisait les villages, pillait les armes et les chevaux), il emprisonnait quelques hommes, en asservissait d’autres, non seulement des bourgeois, mais des moines, des prieurs, des prêtres ; ce martyriseur impitoyable coupait la tête à des hommes, la barbe à d’autres, il brûlait les yeux à quelques-uns, coupait la langue à d’autres, il en crucifiait à un mur et pillait tout, c’était un véritable enfer. (Traduction du slavon de la chronique.)

Malheureusement nous ne savons pas par quels moyens cet évêque avait pu commettre ces crimes. Sans doute il s’appuyait sur l’autorité séculière d’André Bogolioubski qui, pour sanctifier ses entreprises, avait besoin d’un haut dignitaire de l’église indépendante du pays de Vladimir, à part le métropolite de Kief et il se remuait fort pour que le patriarche consacrât un évêque indépendant. L’autorité séculière s’appuyait sur l’autorité ecclésiastique qui, à son tour, s’appuyait sur l’autorité séculière.

Dans ce temps les nouveaux principes, qui n’étaient pas encore bien enracinés, ne pouvaient parfois que céder aux anciens, qui n’avaient pas encore perdu leur force vivace, c’est pourquoi Théodore expia à Kief son orgueil, comme le prince qui l’avait livré à ses ennemis paya aussi de sa tête, quelques années plus tard, à Bogolioubof[3]. Rostof était aux yeux d’André et de Théodore quelque chose de tout différent de Vladimir, car André créa un évêque indépendant de Rostof. Le patriarche n’y consentit pas, mais il nomma Théodore évêque de Rostof, en lui laissant le droit d’habiter Vladimir. Probablement les atrocités que se permit Théodore furent causées par l’opposition qu’il rencontra à Rostof, et par son ambition de s’élever à Vladimir ecclésiastiquement, comme il s’était élevé à Rostof séculièrement. Mais, évidemment, en accomplissant au début la volonté d’André, Théodore voulait démontrer l’importance de l’autorité épiscopale pour le prince lui-même. André le conduisit à sa perte. Le pouvoir séculier, sanctifié par le pouvoir ecclésiastique ne se laisse pas subjuguer par lui et aussitôt que ce dernier entre en lutte, il le frappe. C’est ce qui s’est passé par la suite dans toute l’histoire de la Grande Russie.

Le clergé supportait les princes dans leurs efforts vers l’autocratie ; les princes aussi caressaient le clergé et le protégeaient ; mais chaque fois que l’autorité ecclésiastique cessait de marcher la main dans la main avec l’autocratie temporelle, celle-ci faisait sentir au clergé que ce pouvoir était indispensable. Ce contrebalancement mutuel conduisait heureusement au but. Si l’autorité temporelle s’était soumise à l’autorité ecclésiastique après avoir admis le principe théocratique, elle n’aurait pu marcher droit devant soi et n’aurait pu obtenir la sanctification pour ses entreprises, il se serait produit des lois qui lui auraient lié les mains. Tant que le clergé possédait une puissance, que le pouvoir séculier pouvait, toutefois, toujours lui enlever, l’autorité ecclésiastique, pour se maintenir, devait marcher à côté de l’autorité séculière et la mener au but choisi par ce pouvoir.

C’est pourquoi nous voyons fréquemment dans l’histoire de la Grande Russie les primats de l’église flagorner les monarques et consacrer leurs actes, même contraires aux lois de l’église. Ainsi le métropolite Daniel approuva le divorce de Vassili d’avec Solomonie, et la réclusion de la pauvre princesse et Jean IV obtint la bénédiction du clergé pour un IVe mariage interdit depuis longtemps par l’église. D’un autre côté nous voyons l’insuccès de l’opposition faite par les chefs religieux aux monarques.

Le métropolite Philippe fut condamné à mort pour avoir excommunié et accusé d’hérésie ce même Jean-le-Cruel et le tsar Alexis Mikhaïlovitch n’hésita pas à sacrifier son favori Nicon quand celui-ci osa lever la tête trop haut et défendre l’indépendance et la dignité du chef de l’Église. Par contre, au moyen de l’entente mutuelle, pourvu que l’autorité séculière ne demandât pas au clergé de déclarations qui fussent trop contraires aux lois de l’Église, et que l’autorité ecclésiastique ne cherchât pas à se mettre au-dessus des pouvoirs temporels, l’Église était réellement la maîtresse de la vie politique et sociale, et le pouvoir était puissant parce qu’il avait reçu la consécration de l’Église.

Ainsi la philosophie grande-russienne ayant reconnu la nécessité d’une unité et du sacrifice pratique de l’individualisme, comme condition de toute action générale, soumettant la volonté du peuple à la volonté de ses élus, laissait la sanctification du succès à la suprême expression de la sagesse et en arriva à la formule : Dieu et le tsar en tout ! qui célébrait le triomphe de la suprématie de l’état sur l’individualisme. À l’époque éloignée que nous avons désignée sous le nom d’enfance de la Grande Russie, dans la religiosité grande-russienne, se révèle la qualité qui en forme le trait caractéristique, en opposition à ce que la religiosité se montra ensuite dans l’élément petit-russien. C’est l’importance des cérémonies, des formules tout extérieures. Ainsi au nord on soulève la question si, les jours de fête, on peut manger de la viande et des laitages. Ces discussions ont conduit à la formation de la plupart des sectes qui existent encore aujourd’hui et dont les différences sont tout extérieures.


VI

Au sud dans l’antiquité nous trouvons deux schismes peu connus de l’orthodoxie, mais qui n’en avaient pas l’esprit — ceux d’Adrien et de Dimitri : ils se rapportaient aux règlements capitaux de l’Église et leurs opinions ont été déclarées hérésies, c’est-à-dire opinions fausses dérivées d’un travail de l’esprit sur les questions religieuses ; sous ce rapport le peuple de la Russie méridionale ne s’est pas, par la suite, distingué par des querelles sur des questions de formes extérieures, dont le nord était si prodigue. Il est certain que jusqu’à présent, en Ukraine, il n’y a pas eu de sectes pour les questions de formalisme.

Au nord de Novgorod et à Pskof, quoique des questions de forme aient été discutées dans la querelle comme sur le sougouba de l’alléluiah, et qu’à Novgorod on se soit demandé s’il fallait dire :

« Seigneur aie pitié ou bien, ô Seigneur, aie pitié », il faut pourtant dire qu’il est improbable que ces questions aient occupé les esprits du peuple du nord, car cette question de l’alléluiah ne nous est connue que par la vie d’Ephrosine, œuvre si suspecte que beaucoup croient qu’elle ne nous est parvenue que réarrangée par les sectaires, qui cherchaient à donner de l’importance à cette question, l’un des principaux motifs qui ont causé le schisme des vieux croyants ; de plus, dans la même biographie, on voit que Pskof supportait la tregouba et non la sougouba de l’alléluiah ! plus répandu, plus remarquable était un autre mouvement hérétique qui parut pour la première fois à Strigolniki, il avait pendant des siècles couvé dans les esprits et se manifesta ensuite par un mélange de différentes sectes groupées autour d’une hérésie judaïsante par Joseph Volotski dans son ouvrage « Prosvétitel » ; ce mouvement, purement novgorodien d’abord, se répandit ensuite dans toute la Rouss et pendant longtemps se souleva, sous différentes formes en opposition à l’autorité. Nous ne disons pas toutefois que ce mouvement réformateur ait eu de grands succès à Novgorod et à Pskof ; il montre pourtant que le peuple ukranien, en s’éloignant de l’Église suivait une autre voie que le peuple grand-russien.

Pour la Russie méridionale, après les événements passagers du XIe et du XIIe siècles, on ne trouve pas d’essais d’oppositions à la science ecclésiastique, mais c’est seulement au XVIe siècle qu’on vit l’arianisme, lorsque Simon Boudny publia son catéchisme en langue ukranienne et, d’après le témoignage du clergé uniate, quelques prêtres, par ignorance et sans s’en rendre compte, confessaient cette hérésie, mais elle n’eut pas de succès dans la masse du peuple.

La seule séparation de l’orthodoxie qui se voit jusqu’à un, certain point répandue dans le peuple, c’est l’union avec l’église catholique romaine (de là la religion uniate), mais il est certain qu’elle a été introduite par les intrigues et la force, et à l’aide de la noblesse qui tendait au catholicisme, mais dans le peuple elle trouva une opposition opiniâtre et sanglante.

Le peuple russien-blanc, d’une nature généralement plus douce et plus flexible, se soumit plus tôt à l’oppression et montra plus d’inclination, sinon à accepter l’union volontairement, du moins à permettre son introduction puisqu’on ne pouvait s’y opposer sans une résistance énergique. Mais dans la Russie méridionale il n’en était pas ainsi. Là le peuple, sentant la violence faite à sa conscience, protesta vivement et défendit son ancienne liberté de conscience, et par la suite même, après avoir accepté l’union, il s’en séparait plus facilement que les Russiens-Blancs. Ainsi les Ukraniens en ne permettant pas au clergé de sanctifier à sa fantaisie les faits, en réalité restaient fidèles à l’église elle-même plus que le peuple grand-russien, et on y observait plus l’esprit que la forme. Au temps actuel le sectarisme pour la forme, les cérémonies, la lettre ne se comprendraient pas dans le peuple petit-russien ; quiconque connaît assez bien ce peuple, quiconque a étudié sa vie et ses idées en conviendra facilement.

Nous avons vu comment, dans son enfance, l’élément grand-russien s’est centralisé à Vladimir, puis comment dans son adolescence, à Moscou, il montrait aussi sa tendance à réunir, soumettre et absorber les parties indépendantes.

Dans la sphère religieuse morale la même tendance se faisait jour, on vit l’intolérance pour les différentes religions étrangères, le mépris pour les nationalités étrangères et une très haute opinion de soi. Tous les étrangers qui ont, visité la Moscovie aux XVe, XVIe et XVIIe siècles sont unanimes à déclarer que les Moscovites méprisent les religions et les nationalités étrangères. Les tsars eux-mêmes, qui sous ce rapport étaient supérieurs à la masse populaire, se lavaient les mains après avoir touché celles des ambassadeurs chrétiens. Les Allemands, autorisés à vivre à Moscou, étaient exposés au mépris des Russes ; le clergé jetait les hauts cris contre tout rapport avec eux, et s’il arrivait par erreur qu’un patriarche leur donnât la bénédiction, il insistait pour qu’ils se distinguassent mieux des orthodoxes par le costume pour que dorénavant ils ne reçussent pas par erreur la bénédiction ; les religions latine, luthérienne, arménienne, bref, toutes, pour peu qu’elles différassent de l’orthodoxie, étaient considérée chez les Grands-Russiens comme maudites. Les Moscovites se regardaient comme le seul peuple élu, et même ils n’étaient pas tout à fait bien disposés envers leurs coreligionnaires, les Grecs et les Petits-Russiens. Tout ce qui différait un peu de leur nationalité méritait le mépris, était considéré comme hérésie, les Grands-Russiens regardaient ce qui n’était pas eux du haut de leur grandeur.

La conquête tatare vint nécessairement aider à la formation de cette idée ; un long abaissement sous le joug d’étrangers d’une autre religion était remplacé par l’arrogance et par l’abaissement des autres. Un esclave affranchi devient facilement impertinent. C’est ce qui rendit nécessaire l’enthousiasme pour tout ce qui était étranger, qui, depuis Pierre Ier prend l’apparence de réforme. L’extrême appelle naturellement l’extrême contraire.

Dans la Petite-Russie ce n’était pas le cas. Déjà dans les temps anciens, Kief, et ensuite Vladimir de Volhynie étaient des points de réunion, des lieux de séjour d’étrangers appartenant à diverses religions et à diverses races. Les Ukraniens, depuis les temps les plus anciens, s’étaient accoutumés à entendre chez eux les langues étrangères et ne s’offensaient pas de voir des gens avec d’autres opinions ou d’autres tendances. Déjà au Xe siècle et probablement avant, des Ukraniens se rendaient en Grèce, d’autres s’occupaient de commerce dans les pays étrangers, d’autres enfin servaient dans les armées des monarques étrangers. Après le baptême de ce peuple la civilisation chrétienne introduite dans la Russie méridionale y attira encore un plus grand élément étranger de différentes contrées. Les Ukraniens, qui avaient reçu des Grecs leur nouvelle religion, n’avaient pas adopté la haine de l’église latine, sentiment si répandu en Grèce. Les archevêques, qui eux-mêmes étaient étrangers, s’efforçaient de transporter cette haine sur un terrain vierge, mais ils n’eurent pas beaucoup de succès ; dans les esprits petits-russiens, un catholique ne prenait pas une image hostile. Des personnes de familles princières épousaient des personnes d’autres familles princières, de religion catholique, et ceci se passait aussi probablement dans le peuple. Dans les villes ukraniennes, les Grecs, les Arméniens, les Allemands, les Polonais, les Hongrois trouvaient un asile hospitalier, ils s’entendaient bien avec les indigènes. Les Polonais, qui étaient venus dans le pays de Kief en qualité d’auxiliaires du prince Isiaslaff, étaient ravis de la gaîté de la vie en pays étranger. Cet esprit de tolérance, l’absence d’orgueil nationaliste passa ensuite dans le caractère cosaque et est restée dans le peuple jusqu’à présent. Chacun pouvait entrer dans la société cosaque, on ne lui demandait ni qui il était, ni sa religion, ni sa nationalité. Lorsque les Polonais se plaignirent que les Cosaques reçussent chez eux divers vagabonds, et parmi eux des hérétiques qui avaient fui les poursuites des juges ecclésiastiques, les Cosaques répondirent que de tout temps c’était leur coutume que chacun pouvait entrer et s’en aller librement. Les actions hostiles contre les sanctuaires catholiques à l’époque du soulèvement cosaque ne venaient pas de la haine contre le catholicisme, mais de la haine de la violation de la liberté de conscience et des persécutions. Les campagnes contre les Turcs et contre les Tartares de Crimée n’étaient pas motivées par un fanatisme aveugle contre les infidèles, mais par la vengeance de leurs incursions et de la captivité d’habitants russes ; d’un autre côté les Cosaques étaient inspirés par l’esprit guerrier et par la passion du butin, qui se développe toujours dans une société militaire, chez quelque peuple et dans quelque pays qu’elle s’organise. Le souvenir des guerres sanglantes contre les Polonais ne s’est pas effacé jusqu’ici chez le peuple, mais il n’y a aucune haine contre l’église catholique romaine de la part de la nationalité ukranienne. L’Ukranien n’a pas l’esprit vindicatif, quoiqu’il garde la rancune pour se préserver.

Ni le temple catholique, ni la synagogue juive ne lui semblent des lieux impurs, il ne se dégoûtera pas de manger et de boire, de conclure une amitié, non seulement avec un catholique ou un protestant, mais avec un Israélite ou un Tartare. Mais l’inimitié se fera voir encore plus vivement que chez un Grand-Russien, lorsque l’Ukranien remarquera qu’un étranger, qu’un homme d’une autre religion offense ce qui lui est sacré à lui. Quand on laisse aux autres la liberté et qu’on leur montre du respect, il est tout naturel qu’on réclame à son tour une pareille liberté et un respect mutuel. À Novgorod nous voyons le même esprit de tolérance. Les personnes d’autres religions avaient le droit d’établissement et de culte, la différence de religion avait si peu d’importance qu’on trouve dans d’anciens documents que des mères, au lieu de faire baptiser leurs enfants à l’église orthodoxe, les portaient à l’église variague (catholique romaine). La construction d’une église variague à Novgorod montre que tous les efforts de certains prêtres pour fanatiser le peuple contre les allogènes étaient vains. Une multitude d’allogènes païens, dans le pays de Novgorod, ne furent pas christianisés de force. Les Novgorodiens étaient si peu intolérants que jusqu’au XVIe siècle il y avait des païens dans le district de Vod. Ils se sont convertis peu à peu, mais volontairement.

Le principe de la tolérance indigna extrêmement la chrétienté du midi de l’Europe, lorsque Novgorod en portant secours aux Tchouds que les Allemands et les Suédois tyrannisaient pour les forcer à entrer dans le bercail de l’Église, entrèrent en hostilité avec l’ordre des Chevaliers porte-glaive et avec les Suédois. Les papes, dans leurs bulles, reprochèrent aux Novgorodiens leur hostilité au christianisme, leur défense du paganisme et prêchèrent une croisade contre eux. Les Allemands et les Suédois, contre lesquels Novgorod et Pskof durent lutter, étaient aux yeux des citoyens de ces villes des ennemis politiques, non des adversaires religieux ; les guerres ne prirent parfois un caractère religieux que lorsque les ennemis profanaient les lieux saints, les sanctuaires de la religion orthodoxe ; la même chose se passait dans la Russie méridionale.

Les non-chrétiens n’étaient exposés à aucune haine à Novgorod ; par exemple, les Juifs qui ne pouvaient se montrer dans la Grande-Russie, trouvaient asile à Novgorod, de sorte qu’ils purent même y fonder une secte hérétique et convertir des indigènes.

D’un côté les papes et le clergé occidental accusaient les Novgorodiens de soutenir le paganisme contre le christianisme, d’un autre côté les dignitaires orthodoxes n’aimaient pas la tolérance excessive des Novgorodiens, les prêtres étaient mécontents de leurs relations avec les catholiques et de leur facilité à accepter des coutumes étrangères ; ces prêtres voulaient faire croire que tous les peuples non orthodoxes étaient païens et ils faisaient asperger d’eau bénite tous les vivres qui venaient de l’étranger avant qu’on pût s’en servir pour la nourriture.


VII

De cette dissertation historique sur les différences qui distinguaient dans l’ancien temps les deux nationalités russes, on peut conclure que la caractéristique des Ukraniens était la prééminence de la liberté individuelle, celle des Grands-Russiens — la collectivité. L’idée originale des premiers, c’est que le contrat social entre les gens est fondé sur le consentement mutuel, et que le dissentiment y met fin ; les seconds s’efforçaient de démontrer la nécessité de ce lien et son indissolubilité aussitôt qu’il avait été établi, de faire remonter à Dieu le principe de cette union et par conséquent de l’élever au-dessus de toute critique humaine. Dans les mêmes éléments de la vie publique, les premiers s’attachaient l’âme, les autres le corps ; en politique les premiers étaient capables de former des compagnies volontaires liées tant qu’il y avait absolue nécessité, et durables tant que leur existence ne menaçait pas le droit imprescriptible de la liberté individuelle : les autres tendaient à former un corps politique solide, avec des principes séculaires, pénétré d’un même esprit. Le premier peuple tendait à la fédération, qu’il n’a pas su réaliser complètement, l’autre à l’autorité unique et à un État centraliste puissant.

Le premier s’est fréquemment montré incapable de fonder un État unitaire. Dans l’antiquité cette nationalité était prééminente en Russie et quand le moment inévitable arriva où il fallait ou périr ou se centraliser, elle dut malgré elle disparaître de la scène et laisser la place à l’autre.

Dans l’élément grand-russien il y a quelque chose d’énorme, de créateur, l’esprit d’organisation, le sentiment de l’unité, la domination de l’esprit pratique qui sait résister dans les circonstances difficiles, saisir l’instant où il faut agir et en profiter autant qu’il le faut. C’est ce que le peuple ukranien n’a pas montré. Son amour de la liberté individuelle conduisit ou à la décadence des liens publics, ou à un tourbillon qui écrasa la vie historique du peuple. Tel est le parallèle que nous pouvons faire de nos deux nationalités.


VIII

Dans ses efforts pour créer un corps solide, sensible pour les idées une fois adoptées, le peuple grand-russien a toujours montré et montre encore une inclination vers le côté matériel de la vie, mais il est inférieur au peuple ukranien dans le côté spirituel de la vie, dans la poésie qui, chez le dernier s’est développé incomparablement, plus largement, plus vivement et plus pleinement. Écoutez les chansons, regardez les images créées par l’imagination de l’un et de l’autre peuple ; parcourez les productions de la langue populaire de ces deux peuples. Je ne dirai pas que les chansons grandes-russiennes soient dépourvues de poésie, au contraire, on y voit une haute poésie, mais elle prend sa source dans la force de la volonté, la sphère de l’activité, bref, ce qui est nécessaire pour résoudre les problèmes que ce peuple s’est imposé dans le courant historique de la politique. Les meilleurs poèmes grands-russiens sont ceux qui peignent les mouvements de l’âme, qui recueillent ses forces ou représentent le triomphe ou l’insuccès, lorsque ceux-ci pourtant ne brisent pas la puissance intérieure. De là les chansons de brigands — le brigand c’est un héros qui va combattre contre les circonstances et contre l’ordre public. La destruction, c’est son élément, mais la destruction implique nécessairement la construction. Cette dernière se montre déjà dans la composition de bandes de brigands, lesquels représentent une sorte de corps civil. C’est pourquoi il ne paraîtra pas étrange que nous observions dans les chansons de brigands cet élément de collectivité, cette même tendance à instituer un corps gouvernemental, tendance qui se montre dans toute la vie historique du peuple grand-russien. Ce peuple est éminemment pratique, matérialiste, il ne s’élève à la poésie que lorsqu’il sort de la sphère de la vie présente pendant laquelle il travaille sans enthousiasme, sans entraînement, se mesurant plutôt avec les détails, les minuties, et perdant de vue l’idéal qui forme la réalité de la poésie de toute chose et de toute affaire. C’est pourquoi la poésie grande-russienne s’efforce d’atteindre l’irréel, l’impossible ou bien tombe si souvent jusqu’à n’être qu’un simple amusement. Le souvenir historique devient immédiatement une épopée et se transforme en contes. Tandis que dans les poésies ukraniennes, la réalité se tient mieux, elle n’a pas besoin de transformer cette activité en épopée pour qu’elle brille d’un éclat, d’une poésie luxuriantes. Dans les chansons grandes-russiennes, il y a de la nostalgie, la réflexion ; mais il n’y a pas ce sérieux pensif qui nous ravit tellement dans les chansons petites-russiennes qui nous emporte l’âme dans le domaine de l’imagination et nous réchauffe le cœur d’un feu surnaturel. La part de la nature dans les chansons grandes-russiennes est faible, elle est extrêmement forte dans les nôtres. La poésie ukranienne est inséparable de la nature, mais elle l’anime, elle la fait participer aux joies et aux tristesses de l’art humain ; herbes, arbres, oiseaux, animaux, astres, matins et soirs, chaleurs et neiges, tout respire, pense, sent avec l’homme, tout répète avec une voix enchanteresse, tantôt la sympathie, tantôt l’espoir, tantôt la condamnation. Le sentiment amoureux, ordinairement l’âme de toute poésie populaire, s’élève rarement au-dessus du sentiment matériel ; au contraire, chez nous il s’élève à une grande hauteur d’inspiration, de pureté et de grâce même ; le côté matériel de l’amour dans les chansons bouffonnes est représenté avec cette grâce anacréontique qui cache la trivialité et ennoblit même la sensualité.

La femme, dans les chansons grandes-russiennes, s’élève rarement à un idéal humain ; rarement sa beauté l’emporte sur la matière ; rarement un sentiment amoureux peut apprécier quoi que ce soit hors de la forme corporelle, rarement on y trouve la valeur et le mérite de l’âme féminine. La femme petite-russienne dans la poésie de notre peuple a l’âme si belle que, même dans sa chute, elle laisse voir poétiquement sa nature pure et elle a honte de sa décadence. Dans les chansons joviales, bouffonnes, les deux natures opposées de l’un et de l’autre peuple se détachent vivement. Dans la poésie petite-russienne, ces chansons se distinguent par le charme du style et de l’expression, elles atteignent même un vrai art ; l’homme de la nature au repos ne se contente pas de simples amusements ; il sent en lui le besoin de lui donner une forme artistique qui non seulement distrait, mais élève l’âme. La gaîté veut embrasser son élément de beauté et sanctifier la pensée. Au contraire, les poésies grandes-russiennes de ce genre ne montrent rien que le désir d’un homme fatigué du travail prosaïque d’oublier une minute. Au hasard, sans se rompre la tête, sans toucher le cœur et l’imagination, cette chanson n’existe pas par elle-même, mais comme décor d’un autre plaisir tout à fait matériel.

Dans la vie grande-russienne, publique et domestique, on voit la plus ou moins grande absence de ce qui fait la poésie de la vie petite-russienne et vice-versa. Dans la dernière, on trouve peu de ce qui fait l’essence, la force et le mérite de la première. Le Grand-Russien aime peu la nature ; dans les jardins des paysans, on trouve rarement des fleurs, qu’on trouve dans tous ceux de nos agriculteurs. C’est encore pire, le Grand-Russien déteste les bosquets. Je sais que des propriétaires ont coupé de beaux arbres près de laides maisons, sous prétexte qu’ils gâtaient la vue. Dans les villages de la couronne, lorsque les autorités commencèrent à faire planter des espaliers près des maisons, il fut très difficile de les faire arroser, de les entretenir et d’en empêcher la destruction. Lorsque dans la première moitié du XIXme siècle, sur l’ordre du gouvernement, on fit des plantations d’arbres le long des routes, cela parut une si haïssable nouveauté, que, même à présent on entend dans des chansons triviales toutes espèces de plaintes contre cette innovation. Dans la Grande-Russie, il y beaucoup de jardins et de vergers, mais ce sont des jardins potagers ou fruitiers, cultivés dans un but de commerce, on n’y voit presque jamais d’arbres forestiers, qui sont inutiles au point de vue matériel. On rencontre rarement un Grand-Russien qui comprenne le charme d’un paysage, se livre à la méditation en observant la voûte azurée, se plonge dans l’admiration d’un lac éclairé par les rayons du soleil ou reflétant les blancheurs de la lune, qui se rende compte du bleu des forêts lointaines ou qui se ravisse au chant des oiseaux du printemps. Tout cela est étrange au Grand-Russien toujours enfoncé dans les calculs de la vie journalière, et des besoins matériels. Même dans les classes instruites, autant que nous avons pu l’observer, on trouve la même froideur pour les beautés de la nature, cachée, parfois très gauchement et risiblement, par imitation de la mode occidentale qui veut qu’on montre de l’amour et de l’attachement pour la nature. Dans ce cas le Grand-Russien tourne son amour emprunté vers des objets rares qui ne se trouvent pas autour de lui, charme ses yeux avec des camélias, des rhododendrons, des magnolias, élevés artificiellement, et ne se doute nullement que le vrai sentiment, celui qui peut faire goûter et saisir la beauté de la nature, ne trouve aucun plaisir à ces monstruosités en Russie, s’en détourne vers les sapins, les pins et les bouleaux de nos bois, se plonge dans la contemplation de la simple flore, du monde vivant, de la nature non frelatée.

À son peu d’imagination, le Grand-Russien ajoute peu de superstitions, quoiqu’il ait une masse de préjugés auxquels il se cramponne.

L’ukranien, au contraire, se montre dès l’abord, un peuple extrêmement superstitieux, surtout à l’ouest (peut-être à cause de l’éloignement de l’influence grande-russienne). Dans presque tous les villages, il y a des traditions poétiques de revenants, sous toutes les formes, depuis l’apparition touchante d’une mère défunte qui vient laver ses petits, jusqu’au terrible récit de vampires qui s’abattent à minuit sur les croix des cimetières et poussent des cris effroyables : de la chair ! de la chair ! — à des récits répandus si abondamment sur la vie historique du pays, s’ajoutent des traditions sur les âges les plus reculés de l’antiquité et à travers ce tissu coloré de l’imagination populaire, l’historien peut suivre le fil des annales non écrites de l’antiquité. La magie avec des menées effrayantes, le monde des esprits dans ses images variées, ses épouvantes qui font dresser les cheveux ou produisent un rire homérique. Tout cela se développe en récits bien combinés, en tableaux artistiques. Le peuple lui-même ne croit pas trop en la réalité de ce qu’il raconte, mais il n’abandonnera pas ces contes, tant que le sentiment du beau ne s’éteindra pas en lui ou tant que de nouvelles formes n’auront pas renouvelé l’ancien fond.

Il en est tout autrement en Grande-Russie. Là, comme nous l’avons dit, il n’y a que des préjugés. Le Grand Russien croit aux diables, aux lutins, aux sorcières, parce qu’il a reçu cette croyance de ses ancêtres, il y croit parce qu’il ne doute pas de leur réalité, comme il croirait aux phénomènes électriques ou célestes, il croit parce que la foi est nécessaire pour expliquer des faits incompréhensibles, mais pas pour satisfaire le désir de s’élever au-dessus de la fade vie matérielle dans la sphère de la création libre. En général, il y a chez lui peu de récits fantastiques. Les diables, les domovoïs (esprits familiers) sont matériels ; la sphère de l’autre vie, du monde spirituel l’intéresse peu et il n’a presque pas d’histoires d’âme revenant après la mort ; et quand on en trouve une, elle est généralement empruntée aux livres, c’est un arrangement ecclésiastique, elle ne vient pas d’une source populaire.

Mais par contre le Grand-Russien est, par son esprit d’intolérance, beaucoup plus opiniâtre dans ses préjugés. J’ai vu un fait très caractéristique, un monsieur accusé d’athéisme, de profanation, parce qu’il avait parlé dédaigneusement de la croyance aux démons.

Dans les milieux où l’amour des livres commence à se répandre, nous pouvons remarquer le genre de livres que réclame le Grand-Russien et ce qui l’intéresse surtout dans ces livres. Autant que j’ai pu l’observer, ce sont ou bien des livres sérieux, mais seulement ceux qui se rapportent directement aux occupations du lecteur ou qui pourront lui être utiles sous peu, ou bien des livres légers, amusants, servant à une distraction momentanée sans recherche d’idée ; on lit les poètes pour passe-temps (mais ce qui plaît en eux, c’est ce qui peut facilement émouvoir les sens par la variété ou la rareté des situations) ou bien pour faire voir qu’on est assez instruit pour comprendre ce qui passe pour beau. On rencontre souvent des personnes enthousiastes des beautés de la poésie, mais quand on étudie de plus près leur âme on voit que ce n’était que de l’affectation. L’affectation est un signe que la vraie compréhension de la poésie fait défaut. L’affectation dans notre société instruite est un trait par trop ordinaire ; de là vient peut-être notre préférence pour les Français plutôt que pour d’autres peuples, parce que cette nation s’est montrée peu poétique, et que chez elle la littérature, l’art et en partie même la science recherchent les effets.

Si les Grands Russiens ont eu un vraiment grand poète, un poète génial et original, c’est assurément Pouchkine. Dans son poème immortel Eugène Onéghine, il n’a peint qu’une moitié de la nationalité grande-russienne, les cercles instruits, mondains.

Il y a eu de bons peintres de mœurs, de coutumes, mais ce ne sont pas des poètes créateurs qui parlaient la langue des masses, auraient dit ce qui aurait touché la masse, ce qu’involontairement chacun de ces hommes aurait dit, en poésie et non en prose. Nous répétons que nous sommes loin de nier à la nationalité grande-russienne le don poétique, au contraire il est chez elle peut-être plus élevé et plus profond que chez nous, mais il n’est pas tourné vers l’imagination et le sentiment, il se tient dans la sphère de la volonté et de la pensée claire. Les chansons grandes-russiennes ne plaisent pas tout de suite, il faut les étudier, se pénétrer de leur esprit pour comprendre cette poésie très originale, qui par cela même n’est pas saisissable immédiatement, parce qu’elle attend encore de grands créateurs qui en fassent une création vraiment poétique.

Dans la sphère religieuse, nous avons déjà indiqué une différence frappante entre la nationalité ukranienne et la grande-russienne, la non participation de la première au sectarisme causé par le ritualisme et les cérémonies. Il serait curieux de décider la question de l’origine de cette disposition chez les Grands-Russiens, de cette tendance à discuter sur la lettre, à attribuer de l’importance à ce qui n’est souvent qu’une vétille grammaticale ou une affaire de cérémonial. Il semble que cela vienne du caractère matériel, pratique caractéristique générale du Grand-Russien. En réalité en observant le peuple grand-russien dans toutes les couches de la société, nous rencontrons assez fréquemment des personnes d’une morale toute chrétienne, dont la religion cherche à réaliser pratiquement le bien, mais elles n’ont que peu de vraie piété intérieure, nous rencontrons aussi des hypocrites, des cagots, occupés surtout de la stricte observation des rites, des règles extérieures, des formes, mais aussi sans vraie piété, la plupart très froids pour la religion, accomplissant les cérémonies par habitude, sans comprendre pourquoi elles existent, et enfin dans la classe supérieure, dite intellectuelle, on rencontre force incrédules, non par suite d’un travail mental et après une lutte contre les anciennes superstitions, mais parce qu’ils pensent que le scepticisme est un indice d’instruction. Les natures vraiment pieuses forment une minorité et chez eux la piété n’est pas une marque de leur nationalité, appartenant à la majorité du peuple, c’est une idiosyncrasie individuelle. Chez les Russes méridionaux, nous rencontrons tout le contraire. Ce peuple a beaucoup de ce qui manque, ils ont un vif sentiment de la présence de Dieu partout, une vraie piété, qui s’adresse directement à Dieu, des réflexions secrètes sur la Providence, sur eux-mêmes, un entraînement de tout le cœur vers un monde spirituel, inconnu, mystérieux. L’Ukranien accomplit les cérémonies du culte, respecte les formules, mais ne les soumet pas à la critique ; il ne lui viendra pas à l’esprit de se demander s’il faut redire deux ou trois fois l’alléluia, s’il convient de faire le signe de la croix avec tels ou tels doigts et si cette question était soulevée, il suffirait que le prêtre lui dise que l’Église l’avait fixé ainsi. S’il avait fallu introduire des changements dans les cérémonies extérieures du culte, ou dans la traduction des écritures saintes, l’Ukranien n’aurait jamais protesté, il ne lui serait jamais venu l’idée qu’il s’agissait de mutilation de choses sacrées. Ils comprennent que les formes extérieures sont établies par l’Église représentée par ses dignitaires, qui fixent mais qui n’abîment pas ce qui est essentiel et que les laïques doivent suivre sans résistance ; car puisque telle ou telle forme extérieure représente la même réalité, ces formes ne valent pas la peine qu’on en fasse un sujet de discorde.

Il nous est arrivé de parler à des personnes religieuses de l’une et l’autre nationalité ; le Grand-Russien montrait sa piété en discours sur le rituel, et la forme y jouait un grand rôle, s’il est orthodoxe, sa religion consiste en mômeries extérieures. L’Ukranien fait parade de ses sentiments moraux ; il ne parle pas de la messe, des cérémonies, il dira l’impression de majesté que lui produit le service religieux, la solennité des rites, de la haute signification des fêtes, etc. Aussi la classe instruite chez nous n’abandonne pas si facilement la foi que les Grands-Russiens ; le scepticisme ne pénètre dans nos âmes qu’après de longs et pénibles combats ; au contraire nous avons vu des jeunes gens grands-russiens élevés dès l’enfance dans les sentiments de la plus stricte piété, dans l’observation de toutes les règles de l’église et qui, à la première attaque ou aux premiers arguments un peu spirituels, rejettent la religion, oublient les enseignements de leur enfance et passent sans transition, sans combat, à la plus extrême négation et au matérialisme. Les Ukraniens sont un peuple profondément religieux au sens le plus large du mot ; à quelques circonstances que soit soumis l’Ukranien, quelque éducation qu’il reçoive, tant qu’il garde les marques distinctives de sa nationalité, il préserve ses sentiments religieux qui sont nécessaires à sa nature poétique. Sa poésie est religieuse et opposée à l’analyse. Il a dans l’âme la foi à la beauté, et la foi tue l’analyse, en faisant voir des tableaux qui plaisent à l’âme et la satisfont. L’essence du beau échappe à l’analyse, car nous n’en savons pas les principes généraux. On ne peut analyser les matériaux où il y a de la beauté, on peut démonter un instrument de musique dans ses parties et étudier à fond chacune de ces parties, on peut d’un autre côté analyser les lois de l’acoustique, la manière dont le son se communique à notre ouïe, mais on ne peut saisir et soumettre à l’analyse minutieuse les causes des sensations produites par les accords et la succession des sons. Les essais faits par les matérialistes pour arriver par l’analyse à l’essence des sensations produites sur l’âme artificiellement sont restés vains et ont seulement montré l’incapacité de sentir et de comprendre la beauté en ceux qui les faisaient.

Les Français, peuple profondément anti-poétique comme nous l’avons dit, avaient, au XVIIIe siècle déjà, proclamé une théorie de l’art fondée sur l’essence même de leur nature, celle de la simple imitation de la nature. Cette théorie convient parfaitement à l’âme du Grand-Russien, et de notre temps a été exprimée et en toute vérité par ceux qui osaient dire ce qu’ils ressentaient véritablement et elle a été partagée par beaucoup qui y voyaient le reflet de ce qui depuis longtemps était enseveli dans leur cœur. Celui qui a une fibre vivante de poésie n’admettra jamais qu’il n’y a pas une force spirituelle créatrice dans les arts, car il la sent. De même aucun argument du matérialisme ne pourra prouver la non existence du principe spirituel à celui qui le sent en soi-même et il n’aura besoin ni de démonstration ni de contradiction de même que nous n’avons pas besoin d’arguties pour nous faire savoir si nous sommes dans une atmosphère chaude ou froide, le corps s’en rend compte.

À l’immanence de la poésie, au sentiment du bien et à la faculté de le comprendre, est étroitement uni la conscience du bien, de la morale. Pour le matérialiste, l’utilitarisme c’est la morale. S’il est bon par nature, il montre sa bonté en étant prêt à faire aux autres ce qu’il considère utile ; la plus haute expression de sa bonté c’est lorsqu’il est prêt à faire aux autres ce qui, selon lui, n’est pas utile, mais ce qu’un autre regarde comme utile. Par excellence sa vertu se résume en ceci : Si je fais du bien à un autre, on m’en fera aussi.

C’est différent pour l’homme qui a le don et l’habitude de ressentir en soi une âme vivante et de la voir pure, sa conscience intime dans les événements extérieurs. Il n’analyse pas le bien, mais il le contemple en son entier, et il l’accepte de tout son être spirituel. Le bien, au point de vue des faits de la vie matérielle, peut s’exprimer au moyen de ce qui est utile, il en sera toujours ainsi, mais celui qui fait une bonne action ne pense pas à l’utilitarisme, il voit devant lui seulement le bien et la perfection morale. Celui qui fait une bonne œuvre au point de vue de l’utilité se demande nécessairement si c’est utile, mais celui qui aime le bien pour le bien ne pense pas, il agit par impulsion intérieure, par sentiment de la beauté du bien qui agit indépendamment de sa volonté.

Dans les idées sociales l’histoire a laissé ses traces sur nos deux nationalités et a établi chez elles deux points de vue absolument opposés.

La tendance à agglomérer les parties, l’annihilation des motifs individuels, sous l’influence des motifs généraux, l’inviolable légalité de la volonté générale exprimée presque comme un lourd destin, s’accordent chez le Grand-Russien avec l’unité de la famille, et la soumission de la volonté individuelle à celle du mir et se sont résumées dans la famille patriarcale, la propriété commune, la responsabilité des villages, où l’innocent répondait pour le coupable, où le laborieux travaillait pour le paresseux.

On voit jusqu’à quel point ces idées sont enracinées dans la mentalité grande-russienne, dans le fait que lors de l’affranchissement des serfs et de l’organisation des paysans, les Grands-Russiens les ont défendues en se fondant sur les antiques principes slavianophiles et sur le socialisme français à la mode.

Pour l’Ukranien, rien n’est plus pénible, plus détestable que cet ordre de choses, les familles petites-russiennes se séparent aussitôt qu’elles sentent le besoin d’une vie à part. La tutelle des parents sur leurs enfants adultes paraît à l’Ukranien une tyrannie intolérable.

L’autoritarisme des aînés sur les cadets, des oncles sur les neveux, éveille chez eux une haine constante. La parenté dispose fort peu chez nous à l’accord et à l’amour mutuel ; au contraire, souvent des gens modestes, doux, aimables, sont séparés par des discordes implacables de leurs proches. Les disputes entre proches parents sont tout à fait communes dans la classe supérieure comme dans la classe inférieure. Au contraire, chez les Grands-Russiens, la parenté fait qu’un homme se montre souvent plus aimable, plus doux, plus juste envers les autres membres de la famille, même si cette [cet] homme ne se distingue pas par ses qualités envers les étrangers. Dans la Russie méridionale, pour conserver l’amour et la concorde entre les membres d’une famille, il faut les séparer afin qu’ils aient le moins de rapports possibles les uns avec les autres.

Le devoir mutuel basé, non sur le consentement libre, mais sur la nécessité inéluctable pèse au Petit-Russien, tandis que chez le Grand-Russien, il calme plus que tout autre chose ses désirs personnels et les tranquillise. Le Grand-Russien par obéissance au devoir est prêt à se forcer à aimer ses proches, même s’ils ne lui sont pas sympathiques, à s’abaisser devant eux, par cela seul qu’ils sont consanguins, ce qu’il ne ferait pas par persuasion ; il est disposé à faire des sacrifices pour eux, tout en reconnaissant qu’ils ne le méritent pas.

Le Russe méridional est, paraîtrait-il, plutôt prêt à ne plus aimer son prochain, par cela seul qu’il est son parent, moins tolérant de ses faiblesses que de celles d’un étranger et en général chez lui la parenté tend non à fortifier les bonnes dispositions mutuelles mais à les ébranler. Certains Grands-Russiens ayant acheté des propriétés en Ukraine pensaient introduire dans les familles petites-russiennes la cohésion grande-russienne et amener la suppression du parcellement ; le résultat était des scènes affreuses : non seulement les frères étaient toujours sur le point d’en venir aux mains, mais les fils mêmes traînaient leurs pères par les cheveux pour les mettre à la porte. Plus le principe de l’autorité de la famille et de la force du lien de parenté pénètre dans la vie, plus il lui nuit.

L’Ukranien est un fils respectueux quand ses parents lui laissent une liberté complète ; eux-mêmes dans la vieillesse se soumettent à sa volonté ; il est bon frère quand il vit avec son frère comme un voisin, n’ayant avec lui rien de commun, rien d’inséparable. La règle : À chacun son bien ! s’observe dans les familles ; un adulte ne mettra pas le vêtement d’un autre membre, même les enfants gardent strictement ce qui est à eux. En Grande-Russie, chez les paysans souvent deux sœurs ne savent pas quelle est leur fourrure et les enfants n’ont pas la moindre idée de propriété particulière.

La propriété communale de la terre et la responsabilité personnelle pour le mir sont aux yeux du Petit-Russien un esclavage tout à fait intolérable et une abominable injustice. Ne rien oser nommer sien, être esclave d’une idée abstraite de mir, être responsable d’un autre sans qu’on le désire, tout cela est opposé à la nature et au passé de l’Ukranien. La Hromada petite-russienne (commune) n’est pas du tout le mir russe. La Hromada est une réunion volontaire des gens, y entre ou en sort qui veut ; comme chez les Cosaques zaporogues tous pouvaient à leur guise entrer dans la société ou s’en retirer.

D’après l’idée populaire chaque membre de la Hromada est un personnage particulier, un propriétaire indépendant ; ses obligations envers la Hromada se bornent à la sphère des rapports qui établissent un lien entre ses membres pour la défense mutuelle et le profit de chacun, tandis que, d’après les idées grandes-russiennes, le mir est l’expression abstraite de la volonté générale, qui absorbe la personnalité individuelle de chacun. La principale différence ici vient naturellement de la communauté agraire. Dès lors que le membre du mir ne peut donner à la portion de la terre qu’il cultive le nom de propriété il n’est plus un homme libre. L’organisation du mir est une restriction, c’est pourquoi la forme du mir introduite par l’autorité a pris l’esprit, et l’idée dominante en Grande-Russie ; elle était enracinée au fond de la vie populaire ; cette organisation dérivait naturellement de la tendance à la concentration, à l’unité sociale et gouvernementale qui forme, comme nous l’avons montré, le caractère distinctif des Grands-Russiens. La propriété rurale privée sort par ce moyen légal de la philosophie sociale grande-russienne. Toute la société remet son sort au représentant de son autorité, à la personne que Dieu a placée à la tête de la société et par conséquent tout lui doit obéissance. Ainsi tout lui appartient sans conteste comme au représentant de la divinité ; de là aussi l’idée que tout vient de Dieu et du tsar. Or, devant le tsar et devant Dieu tous sont égaux. Mais comme Dieu élève, récompense l’un et punit, humilie l’autre, ainsi agit le tsar qui accomplit sur la terre la volonté divine.

C’est ce qu’exprime le proverbe russe : volonté divine, jugement du tsar. De là le peuple a supporté, sans murmurer même, ce qui semblait passer la mesure de la patience humaine comme, par exemple les atrocités de « Jean le cruel ». Le tsar faisait ce qui était injuste et méchant, néanmoins il était l’instrument de la volonté divine. S’opposer au tsar même inique c’était s’opposer à Dieu, c’était un péché inutile parce que Dieu enverrait des maux encore plus grands. Ayant un pouvoir incontesté sur la société, le tsar est le goçoudar, c’est-à-dire le propriétaire absolu de tout l’empire. Le mot goçoudar indiquait justement le propriétaire ayant le droit à sa guise de disposer de tout ce qui est dans l’état comme de son bien propre. C’est pourquoi les Novgorodiens, élevés dans d’autres principes que les Grands-Russiens et appartenant de plus à une autre nationalité, furent si révoltés quand Jean III eut la fantaisie de changer l’ancien titre de Gospodine en celui de Goçoudar. Gospodine représentait un personnage revêtu de l’autorité, et à qui on devait le respect, mais Goçoudar c’était un être dont on ne pouvait discuter l’autorité, il était unique, comme il l’était l’unique possesseur de tout ; Jean voulait se proclamer goçoudar à Novgorod et rêvait de remplacer en sa personne Novgorod-la-Grande, qui jusqu’alors avait été le seul goçoudar (c’est-à-dire que le peuple de Novgorod avait été souverain), comme dans la Grande-Russie le Grand-Duc remplaçait la volonté de toute la nation. Étant le créateur autocratique des conditions sociales, le goçoudar faisait tout et entr’autres faisait cadeau de terres pour récompenser les services rendus. Ainsi, la terre appartenait, d’après les anciens principes au mir, c’est-à-dire à toute la société, à la collectivité, mais celle-ci ayant abandonné ce droit entre les mains du monarque, celui-ci en accordait l’usufruit à certaines personnes que le goçoudar voulait récompenser ou élever.

Nous disons usufruit parce qu’en réalité ce don n’avait pas la signification exacte de propriété. Ce qui était donné par le tsar pouvait être repris par lui et donné à une autre personne, ce qui arrivait assez souvent. Aussitôt que se formaient des rapports d’ouvriers au propriétaire terrien, celui-ci naturellement prenait le caractère de représentant du mir, comme le tsar était le représentant de la nation. Un serf unissait son sort à la dignité de gospodine : la volonté du seigneur commença à remplacer sa propre liberté, de même que partout où il n’y avait pas de seigneurs cette liberté individuelle était absorbée par le mir. Chez les paysans appartenant à de grands propriétaires, la terre appartenait aux seigneurs qui la donnaient selon leur bon plaisir aux agriculteurs.

Chez les paysans de la commune, la terre était mise à la disposition du mir en usufruit, et le mir, à sa guise, la distribuait aux individus pour qu’ils la cultivassent. En Ukraine, où la vie historique s’était développée différemment, l’idée du mir n’existait pas. Là les anciennes idées du Vetché (c’est-à-dire l’idée de la landsgemeinde. Note du traducteur.) continuèrent à se développer et se rencontrèrent avec les idées polonaises qui avaient des ressemblances avec elles, si plus tard elles ont changé c’est sous l’influence des idées de l’Europe occidentale. L’ancien droit de liberté individuelle ne fut pas supprimé par la suprématie du pouvoir public, et l’idée de propriété indivise du sol ne fut pas réglée. Les idées polonaises n’introduisirent pas dans les idées de la vieille Russie d’autres changements que de régler cette propriété. Chaque agriculteur était propriétaire indépendant de sa parcelle ; l’influence polonaise ne fit que le protéger contre tout arbitraire de la volonté populaire et auparavant elle était exprimée par la coopération de la société dans le sens d’union des personnalités libres et elle transforma la possession de facto, en propriété de droit. Ainsi elle élevait les riches et les influents, établissait une classe supérieure et plongeait dans l’esclavage la masse du pauvre peuple, mais ici le magnat ne représente pas la volonté du tsar et par elle celle du seigneur : Il est propriétaire de droit ; pour parler plus simplement, son droit, c’est la force et l’antiquité de son origine.

Là, le paysan ne pourrait donner à son maître aucune signification de volonté divine, parce qu’il ne comprenait pas le droit abstrait, parce que lui-même s’en servait, il ne voyait pas en lui de représentant de Dieu puisque son maître était simplement un homme libre. Naturellement l’esclave à la première occasion voulait se rendre libre, tandis que dans la Grande-Russie il ne pouvait le désirer, car il voyait que son maître dépendait d’une autre personne, comme lui dépendait de son maître. Dans la Russie méridionale, il était très rare qu’un serf fût bien disposé envers son maître, lui fût attaché d’un amour loyal, filial, comme il n’était pas rare de le voir parmi les paysans et les domestiques de la Grande-Russie ; parmi les Grands-Russiens on trouve des exemples touchants d’un serf, d’un domestique, d’un esclave dévoué de cœur et d’âme à son seigneur, même quand celui-ci n’y tenait pas. Il défend le bien seigneurial comme s’il était à lui, il se réjouit quand le seigneur ambitieux reçoit des honneurs. Nous avons rencontré de ces serfs, auxquels on avait confié les intérêts seigneuriaux. C’était de parfaits coquins, trompant tout le monde, mais au profit de leur maître, envers lesquels ils étaient des hommes probes et droits.

Au contraire, les Ukraniens s’excusent au moyen du proverbe : De quelque manière qu’on nourrisse le loup, il regarde toujours la forêt (chassez le naturel, il revient au galop). Quand le serf ne trompe pas son maître, c’est qu’il ne trompe personne, mais s’il a goûté à la tromperie, il trompera avant tout son maître. Combien de fois il est arrivé d’entendre des plaintes contre les Ukraniens de la part de propriétaires, Grands-Russiens d’origine, qui avaient acheté des terrains dans l’Ukraine. En vain, par de bons traitements, de la justice, ils s’efforçaient de s’attacher leurs vassaux ; les travaux du seigneur étaient toujours exécutés à contre-cœur, c’est pourquoi dans les classes supérieures on est persuadé que les Ukraniens sont des paresseux. « Ni sincérité, ni attachement ». La crainte agit beaucoup plus sur eux, c’est pourquoi de bons maîtres devenaient cruels. Ordinairement ils s’efforçaient d’entourer leur personne de Grands-Russiens et ne gardaient que des rapports très éloignés avec des paysans ukraniens comme s’ils étaient chez un peuple étranger. C’est ce qui arrivait et encore pire pour un Petit-Russien dans le mir russe. Quand au reproche de paresse qu’on fait aux Ukraniens il vient de circonstances qui sont étrangères à sa nature, celle du servage et du droit communal. Ce dernier s’exprime pour l’Ukranien (qui n’est pas enchaîné par la propriété communale) comme un tas de conditions diverses qui limitent la libre disposition de sa personne et de son bien. En général ce reproche de paresse n’est pas juste, on peut même remarquer que l’Ukranien, par nature, est plus laborieux que le Grand-Russien et il le montre chaque fois qu’il trouve une libre issue à son action. Tout autre est le rapport de la nationalité ukranienne avec la polonaise : si l’Ukranien est beaucoup plus éloigné du Polonais par la langue, il en est beaucoup plus rapproché par ses qualités nationales et par les bases de son caractère ; il n’existe pas entre les Polonais et les Ukraniens cette opposition que nous avons vue entre les Grands-Russiens et les Ukraniens, ni dans le côté extérieur, ni dans le côté intérieur de la vie.

Au contraire si l’on cherchait à exprimer les différences fondamentales entre les Polonais et les Grands-Russiens, il faudrait répéter la même chose pour les Ukraniens. Pourtant, malgré une telle ressemblance, il y a un abîme entre ces deux peuples, un abîme sur lequel il n’est pas possible de construire un pont. Les Polonais et les Russes méridionaux sont comme deux branches très rapprochées mais qui s’étendent dans des directions contraires ; les uns ont établi chez eux le pantswo, les autres le moujitzstwo, ou pour parler plus simplement un peuple est profondément aristocratique, l’autre profondément démocratique. Mais ces termes ne conviennent pas exactement à notre histoire, et à notre vie, car l’aristocratie polonaise est trop démocratique, tandis que, par contre, la démocratie ukranienne est trop aristocratique. Là, la classe aristocratique cherche l’égalité dans sa classe ; ici le peuple égal en droit et en situation élève des personnages éminents qu’ensuite il s’efforce d’engloutir dans sa masse, là la féodalité n’a jamais pu prendre pied dans l’aristocratie polonaise ; l’aristocratie ne permet pas que l’un soit plus élevé que les autres. D’un autre côté, le peuple ukranien, après avoir fondé sa société sur la base de la plus complète égalité, ne put la conserver et l’affermir de telle façon que des personnages et des familles ne puissent s’élever et chercher à obtenir la prééminence et le pouvoir sur la masse du peuple. La masse aussi se soulevait contre eux et tantôt par un sourd mécontentement, tantôt par une rébellion ouverte.

Regardez l’histoire de Novgorod au nord, et celle de l’Hetmantchina au sud, le principe démocratique de l’égalité de tous sert de doublure, mais constamment des couches supérieures s’élèvent du peuple et la masse s’émeut et les force à reprendre leur place ; bien des fois la plèbe, au son excitant de la cloche du wetsché, détruit et incendie la rue Prussienne, nid des Boyards ; là aussi plusieurs fois la foule démolit les maisons des hommes distingués et pourtant la rue Prussienne ne disparaît pas de Novgorod, ni les supérieurs de l’Ukraine des deux côtés du Dniepre. Ici et là cette lutte ruine l’édifice social et le donne en pâture à une nationalité plus tranquille comprenant mieux la nécessité d’une organisation solide.

Il est remarquable que le peuple conserve longtemps et partout les habitudes traditionnelles et les caractères de ses aïeux. Dans les territoires de la mer Noire, dans la nouvelle patrie des Zaporogues après la destruction de la Setche, les choses se passaient comme anciennement dans la Petite-Russie. Dans les communes se distinguaient certaines personnalités qui se construisaient de belles demeures particulières. Dans l’organisation villageoise, les choses se passent de même encore à présent dans la Russie méridionale. Au-dessus de la masse s’élèvent des familles riches qui cherchent à la dominer, c’est pourquoi la masse les déteste ; mais cette masse ne comprend pas qu’on puisse priver un homme de son indépendance, on ne voit pas l’individu absorbé dans la collectivité. Chacun hait le riche, l’homme connu, non qu’il ait dans la tête quelque utopie égalitaire, mais, tout en lui portant envie, il est fâché de ne pas être comme lui. Le destin de l’Ukraine était tel que toute personne qui s’élevait de la masse perdait ordinairement même sa nationalité ; anciennement on devenait Polonais, à présent on devient Grand-Russien ; la nationalité ukranienne a toujours été et reste encore le partage de la plèbe. Lorsque le sort protège des personnes qui s’élèvent au-dessus de la masse, elle les absorbe de nouveau et les prive de la prééminence acquise.

Dans la nationalité polonaise, le contraire arrive. Là les personnages sortis de la masse, s’ils sont Polonais, ne changent pas de nationalité, ne reculent pas mais forment une classe ferme. L’histoire a rattaché les Polonais aux Ukraniens de telle façon qu’une bonne partie de la noblesse polonaise n’est formée que d’Ukraniens renégats qui, par la force des circonstances favorables pour eux, se sont élevés au-dessus de la masse. De là l’idée que la nationalité ukranienne est celle des esclaves, des paysans. Cette idée existe encore et se voit dans les essais de soi-disant rapprochement avec nous. Les Polonais, en parlant de fraternité et d’égalité, se montrent encore des seigneurs. Avec certaines formes d’expression, ils nous disent : « Soyez Polonais, nous voulons vous faire des seigneurs vous qui n’êtes que des moujiks. » Et dans des intentions libérales et honnêtes, croyons-nous, ils disent en réalité la même chose. S’il ne s’agit pas de l’asservissement et de l’écrasement de notre peuple matériellement, il est pourtant clair et évident qu’ils désirent nous écraser spirituellement, poloniser notre langue, le trésor de nos idées, notre nationalité, absorber tout cela dans la nationalité polonaise, c’est ce que nous voyons si clairement en Galicie. C’est une dure vérité, mais c’en est une. Dieu veuille qu’il en soit autrement.




Remarques des Éditeurs :

Par suite de l’omission de quelques mots dans l’impression de la remarque du rédacteur, à la première page de la traduction de l’article de M. Kostomaroff : « Deux nationalités russes » cette remarque a changé complètement de sens.

Il y est dit : « Sous ce titre un peu ironique, Kostomaroff publia… ».

À la place de ces mots il faudrait lire : « Sous ce titre, en comparaison avec les temps actuels, un peu ironique, Kostomaroff publia… ».

Cette remarque voulait dire que la question des deux nationalités russes, d’après les recherches historiques récentes, et les progrès de la vie nationale des Ukraniens et aussi à cause des rapports hostiles entre les Ukraniens et les Russes, dans le passé et aux temps actuels, paraît en quelque sorte un anachronisme. Mais pour Kostomaroff les mots : Deux nationalités russes, contenaient toute une conception politique et nationale, qu’à présent fort peu d’Ukraniens partagent.

  1. Sous ce titre un peu ironique, Kostomaroff publia cet opuscule pour établir la différence entre les Russes et les Ukraniens. Un peu vieilli, ce travail exigerait une mise au point conformément aux derniers résultats des études historiques ; malgré cela, c’est une œuvre très intéressante et, jusqu’à aujourd’hui, unique sur ce sujet.

    Michel Kostomaroff (1817-1885), fils d’un seigneur, étudiant à l’Université de Charkov, était professeur de gymnase, plus tard professeur à l’Université de Kiev. Comme un des membres de la société de Cyrille et Methodius, il fut emprisonné (comme Chevtchenko, Koulich, etc.) et déporté à Saratov. Après l’amnistie (Alexandre II), il voyagea en Europe, devint plus tard professeur d’histoire à l’Université de Pétersbourg et y fonda la Revue ukranienne Osnova. Ses œuvres littéraires n’ont que peu de valeur ; par contre, comme historien, il s’est acquis une grande gloire. Ses œuvres historiques (20 volumes) ont toutes trait à l’Ukraine.

    Cette traduction est faite sur l’édition de Tarnopol, 1886, et celle de Lemberg, 1906.

  2. Cette question a été, depuis lors, tranchée : « L’Ukraine », « l’Ukranien » (Oukraïna-Oukraïnetz) sont devenus des noms nationaux. (Rem. de l’éditeur.)
  3. Théodore ayant obtenu du patriarche la dignité d’Évêque ne voulut pas aller à Kief pour recevoir la consécration du métropolite. C’est pourquoi le clergé de Vladimir ne voulut pas se soumettre à lui, aussi fit-il fermer les églises et interdire la célébration du culte. André dut envoyer les évêques à Kief pour recevoir la consécration, le métropolite fit alors, d’après les mœurs de Byzance, couper la main droite, crever les yeux et trancher la langue de Théodore.

    Les sujets d’André indignés de la cruauté de ce prince, l’assassinèrent en 1175 dans le village de Bogolioubof. Aucun prêtre ne consentit à enterrer le corps de la victime.