Deux Tableaux de la vie terreneuvienne

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Deux Tableaux de la vie terreneuvienne
Revue des Deux Mondes5e période, tome 17 (p. 136-173).

DEUX TABLEAUX


DE LA


VIE TERRENEUVIENNE




I. — LA LOUÉE DE LA MER

Qui passerait par le Vieux-Bourg à tout autre moment de l’année que le 2 décembre ne prêterait qu’une attention distraite à cette enfilade de masures branlantes, échelonnées le long des routes de Dinan à Dol et de Rennes à Saint-Malo.

Vainement vous chercheriez au-dessus d’elles la flèche d’un clocher, les bras d’un calvaire : ces masures semblent poussées là au hasard. Quelques-unes sont de vraies ruines, et la plupart ne tiennent debout que par miracle. Pourri d’humidité et mêlé aux poussières végétales en suspension dans l’atmosphère, le chaume qui les coiffait a fini par se résoudre en une sorte de tégument verdâtre, suffisamment riche en humus pour nourrir toute une flore de plein vent : glaïeuls, camomilles, renoncules pavoisent les toits, d’avril à septembre. C’est l’unique coquetterie de ces bicoques. Trois ou quatre constructions seulement, aussi surannées que leurs voisines, mais couvertes en ardoises et surélevées d’un étage, témoigneraient que le Vieux-Bourg connut des jours plus prospères. L’une d’elles, où s’enroulent les rinceaux d’un gracieux portail Renaissance, dut servir autrefois d’église paroissiale ; les autres étaient à usage d’école et de mairie ; la plus vaste, au croisement des deux routes, abritait l’Hôtellerie de la Poste. Fameuse du temps des diligences, qui avaient leur relais principal au Vieux-Bourg, cette hôtellerie n’a pas changé de destination ; elle a seulement baissé d’un cran dans la hiérarchie commerciale : l’hôtellerie n’est plus qu’une auberge. Auberges aussi, l’église, la mairie, l’école et toutes les masures qui leur font suite et qui, trop misérables pour se payer le luxe d’une enseigne, se contentent d’accrocher une touffe de gui au-dessus de leurs portes. Et le voyageur qui traverse en temps ordinaire ce hameau singulier, exclusivement composé de cabarets, s’enquerrait volontiers si les débitans, pour se donner l’illusion d’une clientèle, n’ont pas fait la gageure d’aller boire à tour de rôle les uns chez les autres.

Renseignemens pris, le Vieux-Bourg est une façon de ville morte, déclassée administrativement au profit d’un bourg voisin, Miniac-Morvan, qui a hérité de sa mairie, de son école et de son église. Un jour seulement par année, le 2 décembre, le Vieux-Bourg renaît à la vie : comme par enchantement, les cinquante auberges de ses cinquante masures se remplissent d’une clientèle si pressée et si dense qu’il faut encore bâtir pour elle, au dehors, des pavillons, des hangars et des tentes, et que les habitans, des bénéfices rapportés par cette journée unique, tirent de quoi vivre sans rien faire les 364 autres jours de l’année. C’est que, le 2 décembre, le Vieux-Bourg n’est pas seulement le rendez-vous de tous les fermiers et fermières des localités voisines ; il ne s’y tient pas seulement un marché de bœufs, de moutons, de chevaux, de porcs et d’ânes : il s’y tient aussi un marché d’hommes. Des points les plus éloignés de la région, de la Ville-ès-Nonais, d’Erquy, de Ghâteauneuf, de Saint-Coulomb, de Cancale, de Dol, de Pleudihen, à pied, à cheval, en carriole, par chemin de fer, les gars à vendre, solides et bien marchands, accourent par centaines à la foire du Vieux-Bourg. Ils ont la démarche roulante, les yeux clairs, le cuir ocreux ; pour costume, des tricots, des vareuses et des bérets. La Patouillette, chez les paysans gallots, est le petit nom d’amitié de cette foire étrange, dont les pluies de décembre et le piétinement des animaux font communément un vrai bourbier ; les pêcheurs terreneuviers qui y vont chercher un engagement lui donnent un autre nom, moins trivial et plus grave : la Louée de la mer ou la Louée es marins ( et marraw, en patois de la Haute-Bretagne).

On sait que, bien différente sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, de la pêche « à Islande, » la pêche à Terre-Neuve n’est pas une industrie exclusivement métropolitaine : Saint-Pierre possède aussi sa flottille hauturière. Réservée au personnel de cette flottille qui arme et désarme chaque année dans le Barachois, la « louée » du Vieux-Bourg attire principalement les marins des quartiers de Saint-Malo, de Dinan et de Saint-Brieuc. Granvillais et Fécampais embarquent de préférence sur les " bancquiers » ou « banquais » métropolitains ; leur recrutement, qui ne diflère pas de celui des marins du commerce, se fait par l’intermédiaire des « marchands d’hommes » et des capitaines. L’opération présente beaucoup plus de variété dans la région bretonne, ce qui ne tient pas seulement à la prédominance de l’élément breton dans les équipages terreneuviers, mais au fait que certaines spécialités maritimes, comme l’armement colonial, les chauffauds du French-Shore et les établissemens du golfe Saint-Laurent, ne recrutent leur personnel qu’en Bretagne.

De novembre à mars, les Terreneuvas, comme on appelle indistinctement les pelletas, saleurs, soudeurs, chauffaudiers, capelaniers, graviers, etc., restent à terre, pratiquant la petite pèche côtière ou s’occupant à des travaux de culture. L’armement pour Terre-Neuve est en progression continue depuis 1897. L’an passé, tant à Saint-Malo qu’à Saint-Servan, 84 navires sont partis pour Terre-Neuve. En 1901, on n’en comptait que 78. Même progression dans les autres ports, particulièrement à Cancale et à Fécamp. Le chiffre total des navires métropolitains armés pour Terre-Neuve, qui était de 160, en 1897, est monté successivement à 183, en 1878 ; à 190, en 1899 ; à 202, en 1900 ; à 213, en 1901 ; à 220, en 1902. Celui des navires coloniaux, qui était de 181, en 1899, est monté à 193, en 1900 ; à 201, en 1901 ; à 206, en 1902. Parallèlement au chiffre des navires, le mouvement des importations augmentait d’année en année. On en peut juger par ce fait que les arrivages à Bordeaux, principal centre de l’importation moruyère, qui étaient, en 1875, de 10 millions de kilogrammes (chiffre rond), en 1880, de 14 millions, en 1890, de 23 millions, passaient, en 1900, 40 millions. La statistique ne manque pas d’éloquence. Toutefois ce ne sont pas les armateurs qui ont le plus bénéficié de ce développement d’une industrie qui eut ses bons et ses mauvais jours sans atteindre jamais au rendement actuel. Près de 10 000 hommes sont actuellement engagés pour Terre-Neuve, et il n’est pas exagéré de dire que le salaire de ces hommes est presque d’un tiers plus élevé que celui qu’ils touchaient il y a dix ans. La loi de l’offre et de la demande commence à faire sentir ses effets chez les Terreneuvas : ils ne courent plus après les engagemens ; ce sont les engagemens qui courent après eux. Dans ces conditions, à quoi bon se déranger ? Sans doute, sous la Grand’Porte de Saint-Malo, où se tient une sorte de foire permanente aux Terreneuvas, quand passe un loup de mer à tournure de capitaine, on entend encore de ces dialogues comme ceux qu’a saisis à la volée M. Herpin[1] :

— Monsieur, voulez-vous un bon « avant » de doris ?…

— Monsieur, voulez-vous un bon pelletas, un bon gravier, un bon saleur ?…

De plus en plus, ce marché aux hommes de la Grand’Porte est déserté par les marins sérieux, et l’on n’y trouve que le rebut, mêlé aux mousses et aux novices, dont il y a toujours surabondance. Aussi bien, même au temps de sa vogue, la Grand’Porte n’abritait guère sous son guichet que les marins de Saint-Malo, de Saint-Servan et de leurs faubourgs, les hommes du Clos-Poulet, comme on les appelle, qui forment les équipages des goélettes métropolitaines. Les équipages des goélettes coloniales se recrutent, au contraire, presque en totalité, pendant les foires d’hiver, dans les villages de l’intérieur. L’occasion est bonne, en même temps que la ménagère, contre écus sonnans, se débarrassera de son veau ou de ses « courous » (porcets), pour prendre langue avec les camarades, « voir venir » les patrons de pêche et débattre avec eux les conditions de la campagne prochaine. Il y a de ces foires dans toute la région : à Plancoët, le dernier samedi de novembre ; à Plouër, le 2 décembre ; à Pleurtuit, le 8. Mais la plus importante se tient au Vieux-Bourg et, nonobstant la difficulté des communications, c’est encore dans ses remous que les racoleurs coloniaux viennent de préférence jeter leurs filets.

J’avais pris, pour accéder au Vieux-Bourg, l’embranchement de Lamballe à Lison. Peu de monde au départ du train ; mais, en cours de route, des capitaines et des patrons terreneuviers sont montés dans mon compartiment et dans les compartimens voisins. Ma présence ne les gêne en rien et ils continuent à s’entretenir tout haut de leurs affaires. Les plus âgés ne paraissent pas avoir dépassé la quarantaine : rasés de frais, la mise soignée, presque élégante, un pardessus ou un caoutchouc sur le bras, — vrai luxe pour des marins, — n’étaient leurs bottes et leur casquette en cuir bouilli, on aurait peine à les distinguer des premiers bourgeois venus. Ils ont en général de bonnes figures pleines et franches, bien en chair, « retapées » par un mois de séjour dans leur famille. Mais en voici d’autres, dans le compartiment d’à côté, dont la tête âpre, les yeux durs, les maxillaires saillans, la carrure énorme, ne laissent pas d’inspirer une certaine appréhension. Ils fument, qui le cigare, qui la pipe, — des pipes en écume de mer, aux fourneaux sculptés comme des proues. Évidemment, c’est « une bonne position » que celle de capitaine au Banc, même sur les goélettes saint-pierraises. Si leurs « avances » sont assez faibles (600 francs environ), les capitaines bancquiers ont droit à trois parts pleines, à une gratification qui varie de 500 à 1000 francs, à 3 ou 4 pour 100 sur le produit net de la pêche[2]. En outre, comme racoleurs, ils touchent tant par homme engagé, et l’échelle des primes est ainsi établie que, plus l’engagement est faible, plus la prime est élevée. Aussi mes compagnons se montrent-ils fort scandalisés des prétentions croissantes du personnel colonial. Eux-mêmes pourtant sont presque tous des matelots de 3e classe : ils ne possèdent aucun brevet ou certificat, et c’est par pure tolérance, qu’ils sont assimilés à des patrons au cabotage. Gagnant par campagne de 3 à 4 000 francs, quelquefois davantage, ils supportent mal que leurs hommes exigent aujourd’hui « des 7 à 800 francs d’avances, » alors que, pour la moitié de cette somme, on avait naguère « autant de pelletas et de saleurs qu’on voulait. » Sans compter le denier à Dieu, qui augmente proportionnellement : de 25 francs, le voilà monté à 40, même à 50. Et ce n’est pas fini…

— Est-ce qu’il n’y a pas un avant de doris, l’autre jour, à Plancoët, qui a eu le toupet de me demander 60 francs de denier à Dieu ? s’écrie un des interlocuteurs, en accompagnant son exclamation d’un formidable coup de poing sur la banquette.

J’ai pour vis-à-vis un jeune patron terreneuvier, un blond aux yeux pâles, presque timide, fort intelligent d’ailleurs, et qui me sera précieux pour mon enquête. Nous lions connaissance. C’est la cinquième ou sixième fois qu’il se rend à cette « louée » du Vieux-Bourg, où hommes et choses lui sont familiers et prochains. Il accepte de me piloter ; nous ferons la route ensemble, pedibus cum jambis. Par exemple, j’ai eu tort de ne pas mettre de bottes.

— Vous verrez tout à l’heure…

De fait, il pleut déjà. Une aube sale, crasseuse, embue les vitres de notre compartiment. Nous chargeons des voyageurs à toutes les gares. Le train finit par être comble : il se débonde brusquement à la station de Miniac et lâche sur le quai un flot trouble de capitaines, de « pisteurs, » de matelots et de forains. Tout ce monde jure, crie, peste, sacre, s’ébroue. Puis le défilé s’organise. Mêlés à la foule des paysans aux blouses empesées, raides comme des feuilles de zinc, qui traînent leurs aumailles à la foire, nous déambulons par petits groupes vers le Vieux-Bourg, dont les maisons s’estompent confusément sur la hauteur. Il pleut toujours : une pluie fine, aux mailles serrées, qui enveloppe le paysage dans un réseau de tristesse. En pente douce, flanquée de grands arbres aux teintes roussies par l’automne, la route monte droit à travers champs. On compte trois kilomètres de la gare au Vieux-Bourg, et la grisaille de l’atmosphère fait paraître interminable ce long ruban de route nue, rectiligne, où l’eau miroite par grandes flaques et qu’emplit un défilé ininterrompu de chars à bancs, de roulottes et de banneaux. Une guimbarde, chargée à couler bas, nous étoile, au passage, de boue des pieds à la tête. Rétive, la bête a fait un écart, failli verser dans la douve avec son chargement.

— En v’ià d’une embardée ! crient nos hommes au conducteur. T’es donc pas f… de mettre le cap sur le Vieux-Bourg ? Il te crève les yeux pourtant !

On rit. Le Vieux-Bourg, d’ailleurs, ne fait que de s’éveiller. Il est à peine huit heures. Tandis que les animaux, qui continuent d’arriver par files serrées, prennent place sur le « marchix » avec leurs conducteurs des deux sexes, les forains qui occupent les banquettes du carrefour achèvent de consolider leurs tentes ou de dresser leurs étalages. À 200 mètres du bourg, on n’avance plus qu’entre une double haie de roulottes, de carrousels, de tirs, de ménageries, de « points de vue, » alternant avec les grands parapluies rouges qui abritent les éventaires des chapeliers et des marchands de rouenneries. Dans les douves, sur les talus, entre les tentes, partout des mendians, la sébile au poing, harcelant l’ouïe de leur aigre miserere. N’oublions point les fritureries en plein vent : trois galets, sur un feu de tourbe, font office de trépied ; des chapelets de saucisses et de cervelas brandillent à la ceinture du marchand ; dans un bain de graisse rissolent les cimereaux, sortes de fouasses plus substantielles, fabriquées avec de la farine, des œufs, du lait et du beurre et auxquelles la légende assigne une origine fabuleuse : « cimereaux » viendrait de Kymris ; les premiers cimereaux seraient contemporains d’Hu-Kadarn et de la fée Koridwen ! Pleurtuit en garda longtemps la spécialité. On les y fabriquait, d’après M. Louis Boivin, « dans des huttes curieuses, ressemblant beaucoup à des huttes de charbonniers. » Le secret, à la longue, transpira : aujourd’hui, tout le pays dinanais et malouin fabrique et consomme des cimereaux.

Devant l’Hôtellerie de la Poste, engoncés dans leurs costumes neufs, les bras ballans, des mousses se tiennent en permanence sous la pluie. Les premiers arrivés au Vieux-Bourg, ils s’en iront aussi les derniers. Pour le moment, malgré l’enfantine jactance de leurs foulards ponceau, ces pauvres petits ne semblent pas très rassurés. Dès qu’un capitaine fait mine d’approcher, on les voit qui se précipitent. Mais les capitaines ont d’autres soucis en tête : des mousses, m’explique mon cicérone, ou en trouve tant qu’on veut : ce sont les patrons et les avants de doris qui regimbent à l’appel. Le fait est qu’on n’en aperçoit guère pour l’instant. Une boue noire, fétide, transforme les routes en marécages : mon compagnon parlait d’or tout à l’heure, et il n’est que trop vrai que des bottes, même d’égouttiers, ne sont point céans un vain luxe. De temps à autre, un maigre rayon de soleil filtre entre les nuées qui pèsent sur le paysage ; la pluie cesse, mais pour reprendre presque aussitôt. Je commence à me morfondre… Attention ! Voici nos gens. Ils nous ont vus, mais ils n’ont eu garde de s’arrêter. Ils poussent droit aux auberges où ils savent que les capitaines, tôt ou tard, les iront relancer. Mon compagnon en happe un au passage.

— Tu n’es pas engagé, Jean-Louis ?

— Bast ! J’ons ben le temps.

— Farceur ! Si tu n’étais pas engagé, ce n’est pas un bout de causette entre deux mics qui te ferait si peur que ça.

— Voulez-vous voir mon permis ? demande l’homme.

Il fouille sous sa vareuse, en sort un papier sali, maculé, qu’il tend à mon compagnon : c’est la preuve qu’il n’est pas engagé, puisqu’en échange du denier à Dieu, et comme garantie de sa bonne foi, tout marin doit remettre au capitaine son permis d’embarquement.

— Eh bien ! puisque tu es libre, reprend mon compagnon, veux-tu que nous fassions marché ensemble ?

— Nenni, réplique l’homme, j’préférons attendre…

— Vous voyez, me dit le capitaine. Ce Jean-Louis est un bon matelot et j’aurais aimé le prendre à mon bord certainement. Mais c’est un rusé compère. Et la plupart des bons matelots sont comme lui : ils attendent, ils refusent de s’embarquer sans biscuit, comme ils disent ; ils ne viennent à la « louée » que pour savoir quelle est la moyenne des avances et mieux poser leurs conditions ensuite. Si je veux traiter avec lui, il faudra que je l’aille relancer à domicile dans trois ou quatre jours.

L’homme est entré dans une auberge. Nous l’y suivons. Les salles sont déjà pleines à déborder et il nous faut jouer des coudes un bon quart d’heure durant pour découvrir enfin, dans une arrière-cuisine, un bout de banc et un coin de table où déguster une mocque de cidre. Des gars, à une table voisine, sirotent des « glorias. » Ils ne font pas mine de nous voir et, de notre côté, nous affectons à leur égard la plus complète indifférence. Mais on sent que les deux parties s’observent en dessous, se mesurent et se tâtent du coin de l’œil avant le corps-à-corps final. Qui l’engagera, ce corps-à-corps ? L’amour-propre s’en mêle et les deux parties risqueraient de rester sur la défensive jusqu’au soir si quelque incident futile, la maladresse d’une servante, la chute d’une carte sous la table, ne fournissait le prétexte attendu pour nouer la conversation. Nous amorçons de la sorte un avant de doris qui battait inutilement le briquet pour allumer sa pipe. Mon capitaine lui offre sa boîte de tisons. Voilà les chiens rompus. On cause ; l’avant se prête à nos ouvertures et nous nous levons tous les trois pour débattre au dehors les conditions de l’engagement. Précaution superflue : arrivés sur la route, plus d’avant. Tandis que nous nous faisions jour vers la porte, un de ses « pays », qui racolait pour le compte d’un autre capitaine à bord duquel il était lui-même engagé comme patron, nous l’avait soufflé au passage. Mon compagnon ne se montre pas autrement surpris du procédé. « C’est une affaire à recommencer, » dit-il simplement. Nous entrons dans une autre auberge. Même scène que tout à l’heure. Mais, cette fois, nous avons la main plus heureuse et nous tombons par surcroît sur un patron de doris. Les pourparlers ont l’air de vouloir aboutir. Le capitaine et le patron se retirent à l’écart : le gars veut-il être engagé au tiers franc, au cinquième, au grand mille ? La discussion est longue, serrée, minutieuse. Sur la question du denier à Dieu, elle manque un moment de s’achopper : notre homme exige 60 francs. Le capitaine ne veut donner que 50, maximum fixé par l’armateur : s’il le dépasse, il y sera de sa poche. Mais l’homme tient bon. Le capitaine finit par céder et nous rentrons dans l’auberge. Nous touchons à la minute psychologique. Le capitaine commande une mocque de cidre, ouvre son carnet, frappé à chaque page d’un timbre de quittance à dix centimes, et y griffonne la formule consacrée :

« Miniac-Morvan, le 2 décembre 1901, le nommé X. (nom et prénoms) s’engage aux conditions suivantes comme patron de doris : une part au tiers franc ; 700 francs d’avances ; 150 francs de gratification[3]. »

Les formules sont identiques pour les avants de doris, les mousses, les novices, les seconds, les maîtres d’équipage : seuls les salaires varient et les modes d’engagement. Sur un même bord et à égalité de fonction, il est rare que les conditions soient les mêmes pour tous les hommes. Tel désire être engagé au tiers franc, qui consiste dans une part à toucher sur le tiers net des bénéfices d’une campagne, défalcation faite de la commission de vente de 3 pour 100, des gratifications, des frais d’achat des engins divers pour pêcher la boëte et du cheval salé pour pêcher le bulot. Tel préfère l’engagement au cinquième, où les avances du départ sont dites avances perdues : dans ce cas, le lot du pêcheur est formé par le cinquième du prix de vente, défalcation faite des gratifications et d’un cinquième des frais de vente, pilotage, courtage, intérêt des fonds, achat ou pêche de la boëte, etc. Ces deux modes d’engagement, le premier surtout, sont les plus répandus dans la région de Saint-Malo. Mais il y en a d’autres, moins connus et qui mêlent les deux modes.

— Actuellement, me dit mon capitaine, les bons patrons de doris en arrivent à exiger 6 ou 700 francs d’avances perdues, plus un engagement au grand mille allant jusqu’à 50 francs du mille pêché sur leur doris. Un de ces patrons m’a même demande la suppression du 3 pour 100 de commission que l’armateur impose à l’équipage pour ses frais de vente. Certains patrons, enfin, mais c’est le plus petit nombre, préfèrent l’engagement dit au salaire fixe. Isaac B…, à mon bord, est ainsi engagé à raison de 990 francs de salaire fixe, sur lesquels il touchera 900 francs d’avances. Les 90 francs qui restent seront gardés par l’armateur pour le bitter et le tabac de B…, car la coutume s’est établie sur les goélettes coloniales que les patrons de doris, en plus de leurs boujarons d’alcool, aient droit à deux bitters par jour…

La formule est transcrite. Mon compagnon repose la plume et se tourne vers l’homme pour lui donner lecture de l’engagement qu’il vient de libeller. Celui-ci, défiant plus que de raison, se fait répéter jusqu’à trois fois chacun des articles.

— Sommes-nous d’accord ? demande le capitaine.

— Oui, dit l’homme après un court moment d’hésitation.

— Alors, tope-là, dit le capitaine.

Les deux hommes se frappent à tour de rôle dans la main. Puis le capitaine tend la plume au patron.

— Pose ton « signe » à côté du timbre, lui dit-il, ou, si tu ne sais pas écrire, fais une croix.

L’homme, en lettres « moulées, » de sa grosse main crevassée par le gel, brûlée par l’acide des encornets, péniblement trace son nom au bas de la feuille. Le capitaine aligne devant lui trois pièces d’or, montant du denier à Dieu convenu. Les yeux de l’homme s’allument d’une brève flamme : il prend les trois louis, les roule dans un coin de son mouchoir et fait un nœud par dessus. En échange, il remet au capitaine son permis d’embarquement, sans lequel aucun marin ne peut contracter de service. Le capitaine fait apporter une tournée de glorias. On se « tope » dans la main ; on trinque une seconde fois.

— À propos, dit le capitaine, si tu connais un bon matelot qui veuille être avant sur ton doris…

L’homme se gratte l’oreille.

— Il y a cinq francs pour toi, continue le capitaine.

— J’ai peut-être votre affaire, dit l’homme en se levant. Espérez-moi une minute.

Il revint, en effet, au bout d’un quart d’heure, avec un avant qu’il poussait devant lui et qui avait plus l’air d’un novice que d’un matelot. Mon capitaine ne fut pas dupe.

— Tu n’as jamais été avant, dit-il au nouveau venu.

— C’est-à-dire…

— Oui, comme novice, tu as peut-être remplacé quelquefois sur les doris des avants disparus ou malades.

— Justement….

— Eh bien ! mon garçon, tu dois comprendre que je ne peux pas te payer cette fois le prix d’un bon avant…

— Je ne suis pas exigeant, dit l’autre, visiblement déconcerté.

— Si c’est comme ça, on pourra peut-être s’entendre, reprit mon capitaine, qui tira son calepin et se mit en devoir d’écrire les nom et prénoms du postulant…

J’abrège la scène, qui ne serait que la répétition des précédentes et des autres scènes qui se déroulaient au même moment à toutes les tables, dans les cinquante auberges des cinquante maisons du Vieux-Bourg. Partout, comme ici, des têtes boucanées de capitaines banquais, penchés sur leurs calepins et griffonnant un engagement, tandis que les gars, en face d’eux, une longue pipe blanche aux dents, supputent entre deux lampées de mic ou de gloria les chances de leur prochaine campagne. Le cidre et l’eau-de-vie aidant, le ton des conversations commence à s’échauffer. On s’interpelle d’une table à l’autre ; on rit ; on chante ; on crie : « Par ici les mics ! — Non, par ici ! » Les servantes affolées ne savent à qui entendre. D’innombrables mélanges stagnent en flaques polychromes sur les tables ; le plancher, en dessous, n’est qu’une mare. Sur le coup d’onze heures, les poulets bouillis font leur apparition au bras levé des servantes. Avec les cimereaux, c’est le plat de résistance de la frairie terreneuvienne. On les sert dans des chaudrons, autour desquels la tribu fait cercle. Les femmes sont au premier rang. Sitôt le prix de leurs « courous » en poche, elles ont rejoint les hommes à l’auberge. Elles veulent leur part de la bombance. Tout à l’heure, le déjeuner fini, on se rendra en chœur devant les boutiques des marchands de rouenneries ; on paiera un fichu neuf à la femme ou à la promise, un tricot à l’enfant, un cotillon à la mère. Mais la presque totalité du denier à Dieu passera entre les mains des aubergistes et des forains. Il en restera quelque chose aussi à la somnambule extra-lucide qu’interroge sur le balcon de sa roulotte une grosse commère en marmotte de couleur vive, Bordelaise métissée de Romanichel, agitant une longue baguette blanche dont elle frappe à tour de rôle les spectateurs : « — Dites-moi ce que fait la personne de la société que je touche avec ma baguette ? — Elle fume. — La nuance de ses cheveux ? — Rouge carotte. — La forme de son nez ? — En pied de marmite. » Il n’en faut pas davantage pour convaincre l’assistance des vertus divinatoires de la facétieuse pythonisse. On fait queue sur les marches de sa roulotte. Qui sait ? Les limbes du banc n’ont peut-être pas de secret pour elle. Pelletas, saleurs, graviers, que l’énigme de votre destinée tourmente, pour 30 centimes, elle « tirera votre planète, » elle vous ouvrira tout grand le livre de l’avenir… Mais où le spectacle est le plus imprévu, le plus poignant aussi, c’est dans la partie du marché réservée aux novices et aux mousses. La plupart sont accompagnés de leur mère. La bonne femme, chaussée de lourds sabots de « foutaie, » coiffée du « pignon pointu » de Pleudihen ou des « coques » rondes de Pleurtuit, disparaît à moitié sous un énorme parapluie de cotonnade et, quand passe à portée un capitaine, l’interpelle d’une voix obséquieuse :

— Par ici, cap’taine. Voulez-vous point d’un joli p’tit mousse, cap’taine ?

— Où qu’t’as navigué, mon gars ?

Neuf fois sur dix, c’est la mère qui répond pour l’enfant. Celui-ci pourrait se troubler, perdre la tête ; il ne saurait pas faire ses conditions. L’enfant, ô tristesse ! devient entre les mains maternelles une façon d’article de foire, une marchandise rivante dont on détaille les avantages comme on ferait d’un poulain ou d’un « courou. »

— Il est ben p’tiot, vot’gars, la mère.

— Si l’on peut dire ? Mais, cap’taine, ardez-moè ses bras et ses poignets ! Il est fort comme un Turc, donc ! Et courageux à l’ouvrage, faut voèr ! Ben sûr qu’il vous fera « l’étalé » comme pas un de son âge.

— Et qu’est-ce qu’il demande, vot’gars ?

— Pas grand’chose, certainement : trois cents francs d’avances, deux tiers de part et vingt francs de denier à Dieu.

— Allons ! Allons ! Vous êtes folle, la mère. Adressez-vous à d’autres.

— Voyons, cap’taine, vous fâchez pas. On pourrait p’t-être bon s’entendre tout de même. Qu’est-ce que vous nous offrez ?

— Deux cents francs d’avances et dix francs de denier à Dieu.

— Ouais ! Il n’est donc point pour vous, not’gars.

Mais, s’il n’est point pour ce capitaine-là, l’enfant sera pour un autre qui se montrera plus coulant sur les conditions ou qui s’y prendra plus adroitement. Il se tait, tandis que sa mère et le capitaine débattent devant lui les conditions du marché ; mais de ses grands yeux de misère il regarde l’homme à qui il appartiendra peut-être tout à l’heure. Sera-ce pour lui un protecteur ou un bourreau ? Tant de petits mousses sont partis qui ne sont pas revenus, et il court sur ces capitaines banquais des histoires si terribles ! C’est le mousse du Baucis, les os rompus à coups d’épiquois ; c’est le mousse du Dauphin, la figure démolie à coups de corne de brume ; c’est le mousse de la Gabrielle, dont la brève carrière maritime ne fut qu’un long, un atroce martyre. L’enfant avait le mal de mer ; pour l’aguerrir, on le mit au peloton de punition, le piffon (barre de bois pesant quatre kilos) sur l’épaule. On l’y laissait des journées entières ; l’enfant, au moindre roulis, trébuchait, glissait sur le pont, se relevait trempé jusqu’aux os, et, tout grelottant de froid, reprenait sa pénitence. Puis, comme il ne s’aguerrissait pas assez vite, on lui supprima son bonnet et son cache-nez ; on lui releva jusqu’aux coudes les manches de sa veste et de sa chemise et jusqu’aux cuisses son pantalon. Les températures de 25 et 30 degrés au-dessous de zéro ne sont pas rares sur le Banc. Sa peau prenait toutes les couleurs. Il s’y formait des plaies qu’on avivait à coups de pied et de bâton. On le priva de nourriture, et, comme il fut surpris maraudant des miettes de biscuit dans la cambuse, on le déculotta complètement pour lui donner le fouet. Il ne disait rien, ne faisait pas un mouvement ; on « tapait » encore sur lui, qu’il était mort.

Le martyrologe de la pêche à Terre-Neuve n’est que trop riche en pages de ce genre. Et la brutalité, les sévices, la mort même, ne sont rien. S’il est vrai, comme le dit M. Faubournet de Montferrand, commandant la division navale de Terre-Neuve, que les syphilisés soient dans la proportion de 80 pour 100 parmi les mousses terreneuviers, la conscience s’insurge, à la fin ; il ne lui paraît pas possible que les pouvoirs publics, éclairés par une enquête impartiale, continuent à s’enfermer dans leur indifférence olympienne. Cette enquête ne peut se faire en France. On le voit assez par la manière dont est conduite l’instruction de la plupart des crimes et délits commis à bord : contre l’opinion généralement accréditée, ces crimes et délits de droit commun relèvent de la justice ordinaire ; mais, neuf fois sur dix, me disait un commissaire de la marine, le parquet renvoie l’affaire devant le tribunal maritime en alléguant qu’elle n’est point de sa compétence. Or, les tribunaux maritimes ne peuvent prononcer que des condamnations relativement légères, et l’opinion, mal éclairée, interprète à complaisance l’involontaire modération de leurs arrêts. Il faut ajouter que rien n’est difficile comme l’instruction de ces affaires. Six et sept mois se sont écoulés quelquefois depuis l’accomplissement du délit ou du crime, et l’on n’imagine pas les déformations qu’a subies entre temps la vérité dans l’esprit des marins, dont le témoignage est fort suspect en général. Si l’on voulait conduire des instructions sérieuses, il faudrait en charger le croiseur de l’État et que ce croiseur restât en permanence sur les Bancs. Mais il n’y fait que passer ; il lui faut visiter par surcroît Saint-Pierre, le French-Shore, les établissemens du golfe Saint-Laurent, etc. Dix mille hommes, en qui couvent toutes les frénésies de l’alcool, sont livrés pendant six mois à eux-mêmes, retranchés de la société et abandonnés aux pires suggestions de l’instinct. La police des Bancs, pour être efficace, devrait s’exercer sans discontinuité de mars à septembre. Veut-on un exemple de la difficulté des instructions actuelles ? Le jeune Augustin Gautier, âgé de 16 ans, mousse à bord de la goélette coloniale Charles-Jules, accuse le capitaine de s’être livré sur sa personne à des actes immoraux, en août 1901, pendant que le navire péchait sur le Banc. Le parquet de Dinan ouvre une enquête : deux témoins, Dorléans, saleur, et Le Buchoux, novice, entendus les premiers, font des dépositions accablantes pour le capitaine. Le second du bord, Porcon, se montre beaucoup moins affirmatif. Toutefois il reconnaît avoir reçu les plaintes du mousse et lui avoir conseillé d’appeler l’équipage, si le capitaine recommençait. Celui-ci proteste énergiquement. Flairant le complot qui s’ourdissait contre lui, il s’est fait délivrer un certificat par le médecin de l’hôpital de Saint-Pierre. D’autre part, il est très estimé dans le pays où sa conduite n’a jamais donné prise à la moindre critique. Mais ses accusateurs ne désarment pas et n’hésitent pas à mettre en cause le médecin de Saint-Pierre, qui, afin de disculper le capitaine, lui aurait « délivré un certificat mensonger. » Finalement, le parquet a classé l’affaire, ne parvenant pas à se débrouiller entre ces témoignages contradictoires.

Je ne dis point qu’il faille supprimer le mousse à bord de tous les navires, et c’est se moquer des gens de prétendre qu’homme fait il ne tirera aucun parti des connaissances techniques si péniblement acquises pendant son apprentissage. « À quoi lui servira, demande-t-on, de savoir confectionner des nœuds d’agui, des demi-clefs, des tresses d’amarrage, des épissures rondes, plates ou carrées, etc., etc., si on l’embarque plus tard sur ce que, dans l’argot marin, on appelle pittoresquement une « casserole, » c’est-à-dire un cuirassé ? » Il n’y restera pas toute sa vie, et, si ces connaissances lui sont inutiles dans la flotte, elles lui serviront quand il rentrera au commerce. Relativement douce à bord des pêcheurs côtiers, supportable à bord des longs-courriers et des caboteurs, la condition des mousses n’est vraiment intolérable qu’à Terre-Neuve et en Islande, sur ces bagnes flottans que sont pendant six mois les navires moruyers [4].

Ce qui complique le problème, c’est que, si précaire et si dure que soit la condition des mousses, les enfans de la côte témoignent pour ce métier une passion véritable. Tout petits, le vent du large plia leurs poumons à son rythme ; ses iodes et son sodium, mêlés au lait maternel, leur firent le sang riche et agile. Plus tard, de nourricier passé magister, il façonna leur âme à son image ; il la voulut fougueuse, inquiète et vagabonde comme lui. Pour les attirer sur la grève, leur souffler à l’oreille ses suggestions perfides, il savait prendre, les jours d’été, des inflexions d’une douceur irrésistible. L’ensorceleur les suivait au foyer domestique, se faufilait sous les portes, entre les planches, par le trou des serrures, et venait rôder, la nuit, autour de leurs lits clos, des lits en formes de caissons superposés, pareils à ceux qui, dans les navires, garnissent les postes des équipages. Le logis sentait la vieille botte et la rogue. Des « cirages » s’égouttaient devant l’âtre ; pour plafond, des gaffes et des avirons couchés transversalement sur les poutres. Peu s’en fallait que l’enfant ne se crût à bord. L’illusion était presque complète par les gros temps d’équinoxe, quand la chaumine, craquant par tous les joints, tanguait et roulait comme une goélette en dérive ; l’embrun cinglait les vitres ; la paille du toit volait, s’échevelait avec le bruit sec d’une voile qui se déchire. L’enfant, aguerri par l’habitude, sur sa paillasse de varech, dormait à poings fermés. C’est le moment qu’attendait l’hypocrite pour s’engouffrer dans la cheminée, disperser les cendres, mener aux quatre coins du logis son sabbat infernal. Enveloppé dans le tourbillon, le pauvre être, cette fois, perdait pied, s’abandonnait, ne tenait plus à la réalité par aucun fil ; son imagination, sur le mouvant et libre Infini marin, courait jusqu’à l’aube la grande aventure. Au réveil, la tête lourde, les paupières bouffies, quand la réalité le ressaisissait dans ses liens, il ne la trouvait que plus insipide et plus morne : il aspirait d’une vigueur décuplée après l’instant où il vivrait son rêve, où il romprait ses amarres et satisferait enfin sa fringale d’indépendance et d’essor…

Mon capitaine, pour compléter son équipage, n’avait plus besoin que d’un novice et d’un mousse. Il avait déjà rabroué quatre ou cinq postulans qui se pendaient à ses chausses, quand nous vîmes venir dans notre direction un couple bizarre, composé d’un homme dont le haut du corps esquissait un commencément d’arc de cercle, la figure toute craquelée par des milliers de petites rides, borgne, monaut, camard, boiteux et bossu par surcroît, vrai magot de paravent qu’accompagnait un gars tout petit, l’air extrêmement jeune, mais affligé d’une voix de basse-taille qui détonnait comiquement sur ses lèvres enfantines. Le vieux nous expliqua qu’il était un ancien marin, mais qu’il avait eu, sous les Tropiques, la maladie appelée béri-béri qui l’avait estropié pour le reste de ses jours et forcé de quitter le service. Il nous demanda si, par hasard, nous n’aurions pas besoin d’un mousse et nous présenta son rejeton.

— Quel âge a-t-il ? demanda le capitaine.

— Dix-sept ans.

— Diable ! C’est qu’il en paraît à peine douze.

— Les apparences sont contre lui, c’est certain. Mais il est plus solide qu’il n’en a l’air : l’autre jour, il a encore déhalé du bassin un homme qui se noyait.

— Prenez-moi, monsieur, prenez-moi, supplie l’enfant. Vous n’en aurez pas repentance, bien sûr.

— Tu n’as jamais servi ?

— Les capitaines me trouvaient trop petit. C’est mon air, je vous dis, qui est cause de tout…

La scène commence à m’attendrir. Je joins ma prière à celle de l’enfant. Le capitaine, brave homme, se tourne vers le père.

— Enfin ! Je veux bien le prendre. Mais, vous savez, c’est rapport à monsieur… Par exemple, je ne peux pas bailler lourd d’avances.

— Dites tout de même.

— Deux cent cinquante francs.

— J’ai mal entendu certainement. Mais, capitaine, à bord de vos autres collègues, tous les mousses sont payés trois cents francs.

— Possible. Moi, je n’ai qu’une parole : deux cent cinquante francs et cinq francs de denier à Dieu. C’est à prendre ou à laisser.

— Bon ! pour le denier à Dieu, vous irez bien jusqu’à dix francs.

— Topez-là !

On entre dans une auberge pour libeller l’engagement. L’enfant ne se tient pas de joie. Il me confie qu’à cause de sa petite taille il désespérait d’être jamais engagé. L’an passé, à bout d’expédiens, il était parti à pied pour Saint-Malo, avec l’intention d’embarquer « par-dessus bord. » Mais, à Pleurtuit, les gendarmes lui demandèrent ses papiers. Il revint chez son père, la tête basse. S’il n’avait pas trouvé d’engagement au Vieux-Bourg, il aurait encore tenté la chance en mars prochain : chaque année, en effet, des centaines d’enfans qui n’ont pas trouvé d’engagement se coulent en tapinois dans les cales des steamers et des bateaux passagers. Une fois au large, ils sont sauvés : à Saint-Pierre, on les livre à l’Inscription maritime, qui, pour rembourser au capitaine le prix de leur passage, s’occupe de leur chercher une place dans les sécheries du littoral. On cite même une fille de pêcheurs qui se glissa ainsi dans la cale d’un navire en partance et dénicha là-bas une place de bonne à tout faire chez le capitaine du port…

Comme nous sortons de l’auberge, une bordée d’hommes, bras dessus, bras dessous, criant, gesticulant, la figure allumée par l’alcool, s’engouffre sous le porche et nous refoule à l’intérieur. Mon capitaine, dans la bande, reconnaît le patron et l’avant qu’il a engagés le matin. Les deux hommes sont ivres à ne pas tenir debout. Ils s’effondrent sur un banc et ne retrouvent un peu d’énergie que pour houspiller la bonne qui tarde à les servir.

— Jolie acquisition que vous avez faite là ! dis-je au capitaine.

— Tous nos hommes sont pareils, me répond-il. Vous connaissez le proverbe du Banc : l’alcool est la boëte du pêcheur. Supprimez l’alcool, vous supprimez du même coup l’armement pour Terre-Neuve.

— Est-ce bien sûr ? répliqué-je. À bord des goélettes américaines, l’alcool est remplacé depuis 1897 par des boissons chaudes, du thé, du café, du vin. L’armement n’a pas souffert au change.

Cette fois, mon compagnon ne répond pas. Quatre heures sont sonnées, du reste, et il n’a que le temps de rejoindre à pied la station de Miniac-Morvan. Le soir tombe vite en hiver. Aumailles et courons, gagnés de somnolence, aspirent confusément vers la paille chaude des étables ; leurs maîtres aussi ont hâte de rentrer : la foire n’a plus d’intérêt pour eux, et le Vieux-Bourg, maintenant, appartient aux seuls Terreneuvas. Il ne ferait pas bon les y déranger. Dans les auberges, sous les tentes, la « noce » bat son plein, la petite « noce » du denier à Dieu, prélude de la grande « noce » des avances. Un tumulte de voix rudes emplit les salles, déborde au loin sur les routes, dans la nuit glacée de décembre, mêlé aux pistons hystériques des forains, aux bonimens des somnambules et aux abois des chiens de ferme. Et je songe à d’autres nuits qui suivront celle-ci, à des nuits de faction sur le Banc, coupées d’alertes continuelles, hantées par les blancs fantômes des icebergs en dérive, moins dangereux encore que ces paquebots éventreurs, ces Océan greyhounds dont l’étrave est teinte du sang de tant d’équipages terreneuviers ; à des nuits qui seront pendant six mois les nuits de ces hommes, où ils n’entendront que l’aigre chanson du poudrin dans les vergues et la rauque modulation des cornets de brume prolongeant de bord en bord leur meuglement de bêtes blessées. Mais eux-mêmes y songent-ils seulement, à ces nuits de leur angoisse future ? Les racoleurs sont partis ; la « louée de la mer » est terminée : l’ogresse a fait au Vieux-Bourg sa rafle périodique de chair humaine… Et voici qu’une à une, derrière nous, les lumières s’éteignent sur la crête du plateau. L’Hôtellerie de la Poste met ses volets la dernière. La paix descend sur le Vieux-Bourg. Il ne pleut plus. Le ciel est d’une limpidité hyaline. Sous la lune qui monte, une campagne léthargique et douce s’étale à perte de vue ; les glèbes luisent, blanches de gel ; les arbres découpent au bord du chemin leur ramure de verre filé ; la flûte d’un crapaud solitaire vibre dans le silence comme le timbre intermittent de ce paysage de cristal. Terre-Neuve, les factions sur le Banc, le grésillement du poudrin dans les vergues, le meuglement des cornets d’appel dans la brume, que tout cela, qui palpite confusément sur l’horizon, semble à cette heure irréel et lointain !…


II. — LE GRAND DÉPART


Depuis trois semaines les murs de Saint-Malo, de Saint-Servan, de Cancale et des bourgades environnantes sont tendus de grandes affiches tricolores annonçant que « le steamer Burgundia, capitaine Bresson, partira du quai de Trichet pour Saint-Pierre-Miquelon le samedi 29 mars 1902, à huit heures et demie très précises du matin. » Les journées du 25 et du 26 mars seront réservées au chargement des « marchandises et mannes ; » celles du 27 et du 28 au chargement des « coffres et bagages. » L’affiche dit que les passagers devront être à bord le samedi 29 mars « pour huit heures au plus tard ; » que chaque passager devra remettre sa carte en embarquant, « afin de ne pas être signalé absent ; » que les cartes seront délivrées aux patrons et capitaines, « le jour des coffres, » au bureau du quai d’embarquement ; enfin, — post-scriptum qui paraît avoir une certaine importance, car il se détache en lettres grasses sur l’affiche, — « qu’il n’y aura pas de vapeur spécial pour les retardataires. »

Un peu partout, sous le guichet de la Grand’Porte, le long des remparts, sur les quais, des attroupemens se forment devant ces affiches et les commentent à voix haute. La Burgundia est un des trois steamers affrétés cette année pour le transport du personnel des sécheries et des goélettes saint-pierraises. Les deux autres sont le Château-Laffitte et l’Hélène. Tous trois, en temps normal, font le grand cabotage. La Burgundia, dont le port d’attache est Marseille, arrive des côtes d’Afrique ; le Château-Laffitte, de Bordeaux. Vieux routeur de la côte gasconne, qu’un habile maquillage rafraîchit extérieurement, ce Château-Laffitte, construit à Southampton en 1881, n’en a plus pour longtemps à « lover son câble, » comme disent pittoresquement les marins : son sort est fixé, paraît-il, et, s’il ne chavire pas en route, on le vendra au retour à quelque entrepreneur de démolitions. La Burgundia et le Château-Laffitte, qui sont des vapeurs d’un tonnage considérable, peuvent prendre de 1 200 à 1 500 passagers chacun. Quant à l’Hélène, qui appareillera la dernière et qui est un navire de tonnage moyen, elle n’emportera que 400 passagers. Le prix du voyage, à bord des trois steamers, est établi à raison de 85 francs par tête. Les patrons de pêche, après entente avec les armateurs, dont quelques-uns, du reste, qui prennent leurs quartiers d’hiver à Saint-Malo, feront la traversée comme passagers de première classe, arrêtent leur choix sur tel ou tel navire et préviennent leurs hommes d’avoir à se trouver au quai d’embarquement, pour « le jour des coffres, » et, le lendemain, à bord, pour l’appareillage.

Dans la vie en partie double du pêcheur moruyer, cet appareillage, nommé le Grand Départ, est à la fois un épilogue et un prologue. Epilogue de sa vie à terre ; prologue de sa vie au large. Une pièce va finir dont on ne saurait dire qu’elle était toujours bien divertissante, mais qui avait pourtant quelque bonne humeur, çà et là même sa grosse gaîté de cocagne ; une autre va commencer, plus grave, dont le dénouement s’enveloppe d’une ombre mystérieuse, et qui se déroulera loin de France, dans les limbes brumeux du Banc. Entre temps, les engagemens conclus, — soit dans les foires de l’intérieur, soit à domicile, soit à Saint-Malo même, sous le guichet de la Grand’Porte qu’encombrent les éventaires des marchands de cimereaux, de badioux et de craqrins et qui est comme un marché permanent de Terreneuvas, — ont eu lieu, de février à mars, au commissariat de l’Inscription maritime, les revues des équipages moruyers. Chaque équipage est introduit à tour de rôle dans le bureau du commissaire, où lecture lui est donnée des conditions de l’engagement. On fait ensuite l’appel des hommes : « Un tel ?

— Présent ! — Acceptez-vous les conditions de l’engagement ?

— J’accepte. » L’homme « pose son signe, » et le commissaire procède à la distribution des « avances. » Minute ineffable ! Des rouleaux éventrés, les louis s’échappent en cascade ; les mains se tendent, les yeux brillent. Patatras ! Du fond de la salle s’élève le timbre aigu, le fausset glapissant d’un protestataire en jupons, quelque « hôtesse » à museau de fouine qui s’est faufilée parmi l’équipage et qui intervient au moment psychologique pour rappeler à « Monsieur le commissaire » que les avances en question sont frappées d’une saisie-arrêt. L’homme, dans les cabarets et les mauvais lieux, a déjà mangé en herbe la presque totalité de son pécule. La loi dit bien que le salaire du marin est insaisissable ; mais, d’autre part, le commissaire de l’Inscription maritime n’a pas qualité pour prononcer sur la recevabilité ou l’irrecevabilité de l’opposition. C’est affaire au juge, et sa sentence, avec les délais obligatoires, ne sera pas rendue avant cinq semaines peut-être. Voilà clos pour longtemps le paradis de félicité que se forgeait notre innocent. Le mieux encore est de transiger, insinue le commissaire : l’homme renoncera de plein gré à une partie de ses avances et gardera le reste « pour gréer son coffre. » Marché conclu. L’hôtesse, la première, se prête à l’arrangement. Une humeur si accommodante ne laisse pas de surprendre ; elle paraîtra moins méritoire quand j’aurai dit que le Shylock féminin a si bien majoré sa note qu’en la réduisant de moitié elle fait encore un sérieux bénéfice.

L’oreille tendue, la figure collée aux vitres, anxieuses de connaître l’issue du débat, les familles des pêcheurs, au dehors, guettent la sortie de l’équipage. Pour mieux surveiller leurs hommes, elles les ont convoyés à la ville, se sont empilées avec eux dans ces guimbardes de louage, grinçantes et cahotantes, qui datent des premiers âges de la carrosserie, et ne les ont lâchés qu’à la porte du commissariat. Toute la maisonnée est présente, mère, femme, sœurs, enfans ; et c’est que, quand le nouvel engagé, tout à l’heure, ses avances roulées dans son mouchoir, sortira du bureau de la marine, ce ne sera pas trop de leur effort collectif pour l’arracher aux griffes des « pisteurs » qui rôdent sur le trottoir, prêts à happer au passage les marins isolés. « Hé ! matelot, tu as fait un bel engagement. Si le cœur t’en disait, je connais un joli endroit… » Bien vite, crainte qu’il ne morde à l’appât, on l’entraîne dans la direction de la rue du Boyer, qui est la rue des bazars et des magasins spéciaux pour Terreneuvas. Une fois là, il n’est point de ménagère si brouillée avec les ruses de son sexe qu’aux emplettes du mari, cache-nez, bottes, mitons, cirage et tricot, garde-robe du pêcheur moruyer, elle n’arrive à joindre, pour son usage personnel, un coupon de cotonnade et, pour celui des mioches, tout au moins un béret et une paire de galoches vernies. Voilà notre homme « pouillé » de frais, et les siens par surcroît. Nouvelle déambulation par les rues ; nouvelle tentative de l’homme pour gagner au large ; nouvelles supplications de sa smala pour le retenir, le « soulager » de gré ou de force des quelques écus qui lui restent. La liste est si longue des comptes qu’il faudra régler au village chez l’épicier, le boulanger, le mercier, le cordonnier !… L’homme regimbe, s’emporte : « Qu’est ce qui m’a f… des femelles pareilles ? » Bien sûr donc qu’il ne va pas virer de bord comme ça sans trinquer avec les copains ! Mais la femme tient bon ; elle connaît son homme, cette veulerie étrange dont semblent frappés sur la terre ferme la plupart des marins, semblables à ces oiseaux de mer d’une agilité surprenante et qui, sortis de leur élément, font par leur gaucherie la risée des badauds et des snobs. Par dessus tout elle craint cette ville de proie, ce Saint-Malo où la débauche est un négoce comme les autres, où la luxure s’embusque à tous les coins et harcèle jusqu’aux mousses de quatorze ans. Mon Dieu, elle se rend bien compte que son homme est comme tous les hommes et qu’il faut bien qu’il prenne un peu de bon temps par-ci par-là. Une petite « noce » n’est pas pour l’effrayer et même, tout à l’heure, quand on sera remonté dans la guimbarde, elle ne verra pas de mal à ce qu’on s’arrête en route un peu plus souvent que d’habitude, histoire de vider une bolée ou deux dans les guinguettes du Clos-Poulet. Habilement réservé pour la péroraison, ce dernier argument paraît faire son effet sur le récalcitrant. La femme se hâte d’en profiter ; l’homme n’a pas eu le temps de protester, que quatre paires de bras l’ont saisi par derrière et hissé dans la vieille guimbarde familiale. Hue, cocotte ! Le tour est joué. Mais, pour un de sauvé, combien qui succombent à la tentation ! D’un coup de reins, l’homme s’est débarrassé des gêneurs pendus à ses chausses. Il est parti Dieu sait où et pour combien de temps ! Et c’est alors dans Saint-Malo un spectacle à serrer le cœur, que celui de ces pauvres familles désorbitées, errant de venelle en venelle et de cabaret en cabaret à la recherche du disparu. Comment peindre cette battue lamentable, cette chasse à l’homme dégradante, coupée d’affûts mornes aux carrefours et sur le seuil des mauvais lieux où l’on soupçonne la présence du chenapan ? Ils ne sont pas rares, les brutaux et les égoïstes qui n’ont égard qu’à eux-mêmes et, quand on fait appel à leurs bons sentimens, qu’on évoque l’image de leurs enfans et de leur femme, répondent avec cynisme : « Qu’ils fassent comme moi ! Qu’ils se débrouillent comme je me suis débrouillé ! » Journellement le commissaire de l’Inscription maritime est assailli de doléances et de lamentations : c’est une mére sans ressources, une femme chargée d’enfans, dont le fils ou le mari n’est pas revenu à la maison depuis qu’il a touché ses avances. Puisque la pêche terreneuvienne est placée sous un régime spécial, pourquoi n’y pas admettre le principe du droit des tiers et ne pas recourir, comme dans la marine de l’État, au système des délégations obligatoires ?…

Les dernières revues sont passées, et l’on dirait que, pris d’un obscur frémissement aux approches de leur migration annuelle, les navires moruyers ont hâte de quitter leurs bassins d’hivernage. Mars va les rendre à la liberté. Les premiers qui s’en vont sont les saint-pierrais ; puis, c’est le tour des goélettes et des trois-mâts métropolitains ; enfin, celui des grands steamers qui transportent à Saint-Pierre le personnel des saleries et les équipages des goélettes coloniales.

Quand j’arrivai à Saint-Malo, les départs étaient commencés. Malgré le vent glacial qui soufflait du nord-est, les saint-pierrais avaient tous appareillé ; une partie des bancquais métropolitains était déjà sur rade, et les autres, remorqués par de diligentes « abeilles, » manœuvraient pour les rejoindre dans le méandre des bassins et des sas. Le Survivor, l’Aralia, le Prosper-Jeanne, l’Étincelle passent ainsi devant moi et vont prendre leur mouillage entre Harbour et Cézembre. Ce ne sont pas les plus beaux navires de la flottille terreneuvienne. Mais leurs coques sont parées et calfatées de frais ; le pont lavé à grande eau ; les doris, la quille en l’air, bien arrimés à bâbord et à tribord ; et l’œil d’un profane reconnaîtrait mal dans ces jolies goélettes matineuses les lourdes barques qui s’abattaient sur rade, par quelque nuit du dernier hiver, la membrure craquante, suant la saumure et le « massacre, » et d’où s’échappaient des spectres aux barbes limoneuses, aux yeux d’acier froid et comme saisis encore dans l’engourdissement du pôle…

— Avec ces bateaux-là, me disait un vieux loup de mer, pas besoin de sémaphores ni de lunette d’approche. Au retour du Banc, quand un moruyer embouque les passes, ou sent son odeur de la Grand’Porte, à un mille de distance… Sur le quai du Trichet, devant la Burgundia, guimbardes, carrioles, brouettes, véhicules de toute sorte et de toute dimension ne cessent de décharger des matelas et des coffres. Il pleut. Le vent a » culé » au sud ; les voitures ne sont pas couvertes, et les « paillots » des pauvres gens garderont au fond des goélettes, pendant huit mois, cette humidité absorbée en une demi-heure dans le trajet de la gare au quai. Et il est possible que ce soit aux intéressés à exiger, des entrepreneurs de factage, des voitures munies de bâches imperméables. La « question des paillots, » comme on dit ironiquement, ne regarde que les pêcheurs. Mais que penser de la commission d’hygiène qui tolère que ces mêmes paillots, déjà tout gonflés d’humidité, restent encore exposés jusqu’au lendemain, sur le pont des vapeurs, à toutes les intempéries de l’atmosphère ? Le fait s’est produit l’an passé sur le Château-Laffitte. Les paillots sont restés sur le pont, une après-midi et une nuit durant, et pas une minute, cette après-midi et cette nuit-là, il n’a cessé de pleuvoir ou de bruiner. Mais, devant le navire même, une tente, un abri quelconque serait la moindre des précautions exigées par l’hygiène : en attendant que paillots et coffres soient hissés à bord, il leur faut subir en plein air, dans la boue, sous des ondées torrentielles, la longue et méticuleuse inspection de la douane. Pas un coffre qui ne soit exploré dans ses moindres recoins, un paillot qui ne soit tâté, fouillé, retourné dans tous les sens. Disons-le : pour tracassier qu’il semble, ce luxe de précautions s’explique. Le mal serait petit si l’homme se contentait d’embarquer en fraude un litre de tafia ou deux ; mais, dans les coffres, devant moi, on saisit du « gazmilte, » du pétrole, de l’esprit-de-vin. « Avec leur manie de faire du café, malgré la défense, ils mettront un de ces jours le feu à mon navire, » disait le capitaine.

Elle paraît interminable, sous l’averse, cette inspection des coffres, qui dure depuis l’aube et ne se terminera qu’aux chandelles, avec la distribution des cartes d’embarquement. Continuellement, à mesure qu’arrivent les nouveaux trains, des files de voitures à bras se détachent de la gare dans la direction du quai de Trichet. Des passagers économes ou qui n’ont pu trouver de véhicule font le trajet, leur matelas sur le dos ; à deux, par derrière, les femmes ou les enfans traînent le coffre. Sur le pont du steamer, les longs bras de la grue ne cessent d’aller et de venir, au grincement précipité des chaînes. Enfin les derniers paillots sont à bord ; tous les coffres sont estampillés ; les douaniers frottent leurs mains blanches de craie ; la grue cesse de gémir, et la foule des passagers s’écoule bruyamment dans la nuit. Cette même foule, demain, assiégera le navire dès la pointe de l’aube. Pourquoi ne pas lui permettre de coucher à bord ? Elle en avait licence autrefois. Mais beaucoup de passagers étaient ivres ; on craignait les dangers d’incendie : c’est une raison. D’autre part, cette dernière nuit à terre, dans une ville inconnue et pleine de tentations, sera vraisemblablement fatale à bien des Terreneuvas. Que ne peuvent-ils la passer chez eux, en famille ? Il suffirait que les Chambres de commerce de Saint-Malo et de Saint-Servan s’entendissent avec les Compagnies de chemins de fer et de tramways sur route pour organiser des trains spéciaux partant de très bonne heure, les matins d’appareillage, à destination de ces deux localités. Un train de ce genre existe déjà qui part de la Houle à quatre heures du matin ; un autre va être créé qui partira de Cancale-Ville à la même heure. Voilà le système à généraliser…

— Etes-vous paré, capitaine ?

— Oui.

— Les cales sont fermées ? Tous les coffres et les paillots sont sur le pont ?

— Oui, vous pouvez monter.

Coutumiers de ces gymnastiques, les gendarmes maritimes escaladent le plat-bord, serrent la main du capitaine et commencent leur tournée d’inspection. Deux hommes de l’équipage les accompagnent avec des lanternes. Le quatuor disparaît dans la cale et en reparaît après une heure d’investigations, chassant devant lui un troupeau d’enfans déguenillés, soixante environ, qu’on a trouvés tapis un peu partout dans les coins et les recoins de la Burgundia.

— Allons, houst ! tas de clampins… Démarrons et plus vite que ça !

Les expulsés, sans demander leur reste, sautent sur le quai, s’évadent dans la nuit. Les gendarmes retournent vers le capitaine.

— Nous avons fouillé partout, capitaine, dit le brigadier. Nonobstant, vous ferez bien d’ouvrir l’œil et le bon. Ces gaillards-là, c’est comme le chiendent, qui repousse à mesure qu’on l’arrache. À bord du Château-Laffitte il y en avait vingt-neuf, qu’on n’a découverts qu’au large…

Le capitaine grogne on ne sait quoi dans sa moustache. C’est la première fois qu’il prend des passagers pour Saint-Pierre et il n’est pas encore « bien au courant. »

— Il y a huit jours, continue le brigadier, la goélette Concorde, capitaine Hamon, mettait à la voile pour les Bancs avec vingt-quatre hommes d’équipage et soixante-cinq graviers. À souper, le soir, le cambusier s’apercevait qu’il avait quatre-vingt-quatorze convives à servir, soit cinq de plus que son compte. Heureusement que le pilote n’avait pas encore quitté le bord : on lui a remis les cinq délinquans. Un peu plus, tout de même, ils auraient fait la traversée aux frais du capitaine. Je vous dis qu’il n’y a pas de pire peste que ces « trouvés… »

Les « trouvés ! » C’est en effet le nom qu’on donne à ces déserteurs à rebours, comme dit un rapport du Père Yves, qui, n’ayant pu réussir à s’engager comme mousses ou comme graviers, s’embarquent « par-dessus bord, » se faufilent dans les cales et s’y cachent, comme des rats, entre les coffres des passagers. Gros embarras pour les capitaines, cependant, obligés de les rapatrier à leurs frais ou de leur procurer des engagemens dans la colonie. Ces « trouvés » ne sont pas difficiles, et il ne faut pas qu’ils le soient : dans beaucoup de saleries, on ne les accepte qu’au pair ; encore, si la morue chôme, ne se gêne-t-on pas pour les remercier. Nombre d’entre eux sont ainsi condamnés au vagabondage et à la mendicité. Faute d’un gîte et d’un morceau de pain, on en voit qui sollicitent comme une faveur d’être « mis à la geôle. » L’expérience de leurs aînés ne guérit point ces pauvres petits : l’instinct d’aventure, la nostalgie de l’inconnu sont plus forts chez eux que tous les raisonnemens. Bon an, mal an, il se glisse dans les cales des steamers et des goélettes une centaine de « trouvés » qui ne se découvrent au capitaine qu’une fois la terre hors de vue.

— Vous n’imaginez pas les stratagèmes auxquels ils recourent pour dépister les recherches des gendarmes, me disait le commissaire de la marine. On en découvre pelotonnés dans les coffres, cachés dans la soute au charbon. J’en ai vu un qui était venu à pied de Guingamp et qui s’était fait coudre dans un paillot. Je suis sûr qu’il n’avait pas douze ans : il avait une tête ravissante, des yeux d’une telle douceur qu’ils en remuaient jusqu’au brigadier. Celui-ci, par mégarde, avait buté contre le paillot. L’enfant fut découvert. Il n’avait pourtant pas poussé un cri sous la lourde botte qui l’écrasait. Le lendemain, je l’aperçus qui rôdait autour du Château-Laffitte. L’œil aux aguets, il semblait attendre. Mais il m’avait reconnu et il fit mine de s’éloigner. Je me détournai, pris de pitié. Le Château-Laffittc avait lâché ses amarres : quand je me retournai, je pus voir mon garnement qui avait saisi un bout de filin lancé du bord par un complice et qui escaladait le bastingage…

Dans le cabinet où le commissaire, tout en achevant sa correspondance, me contait cette significative anecdote, se tenait depuis quelques instans un petit Malouin à figure éveillée, garçon de treize à quatorze ans qui n’avait plus de parens qu’une vieille grand’mère impotente et sans autres ressources que sa pension. Sur les instances de la bonne femme, le commissaire l’avait agréé pour saute-ruisseau. Intelligent, le gamin, déjà nanti de son certificat d’études, pouvait devenir un excellent employé.

Le commissaire venait de le sonner pour l’envoyer porter différens papiers à bord de la Burgundia. Il était cinq heures. « Ce n’est pas la peine que tu reviennes au bureau ce soir, » lui dit le commissaire. L’enfant sourit assez drôlement. Ni mon interlocuteur ni moi ne prîmes garde à ce sourire. Quelques minutes plus tard, du reste, je quittai le commissariat. — « N’oubliez pas d’aller faire un tour à la foire Sainte-Ouine, » m’avait dit sur le seuil mon aimable interlocuteur. Cette foire célèbre, qui est l’assemblée véritable des Terreneuvas, se tient le long des remparts sur les quais Saint-Louis et Saint-Vincent. Elle est ouverte depuis trois semaines, et rien ne la distinguerait au premier abord des foires du même genre, n’étaient les éventaires des marchands ambulans, qui lui donnent un cachet particulier : cocardes, pompons, aigrettes, flots de rubans, bouquets de fleurs en papier, houppes de plumes multicolores, et jusqu’à des singes en chenille et des moulins à vent montés sur épingles, il y a là de quoi faire le bonheur de toutes les tribus sauvages de l’Afrique. Et, à voir comme les Terreneuvas mettent à sac ces éventaires, se piquent un peu partout sur le corps ces laissés pour compte de la bimbeloterie parisienne, on songe bien en effet aux enfances d’une race primitive et figée dans son développement. Harnachés comme des griots dahoméens, des mousses à leur premier voyage fument de grosses pipes en noyer verni achetées dans les « bazars à treize. » De groupe en groupe on s’interpelle, on s’invite à venir tâter le mollet de la femme colosse, à contempler le « gaillard d’arrière » de la belle Fatma. — « Hé ! Jean-Louis, accoste un peu ici donc, pour voir. » Aguicheuses, quand le marin fait mine d’hésiter les foraines l’accrochent au passage, le poussent par les épaules dans la baraque ou lui glissent de force leur marchandise dans la main. L’homme, neuf fois sur dix, éclate de rire et se laisse faire. Pour des riens, pour des brimborions à quatre sous la grosse, on lui extorque des sommes extravagantes. La plupart de ces boutiques, pour la circonstance, sont des comptoirs de pièces fausses. Un marin, devant moi, examinait la monnaie qu’on venait de lui rendre : toutes les pièces étaient en plomb ou démonétisées. Celui-là n’était pas ivre et vit clair par hasard. Il refusa les pièces. Soyez tranquilles : elles furent écoulées dans la soirée à quelque autre, plus naïf ou dont l’alcool avait suffisamment troublé la vision.

Comment la police n’intervient-elle pas ? Le laisser-aller est vraiment trop grand, l’indifférence des pouvoirs publics trop olympienne. Mais, chez tous, boutiquiers de la ville, marchands d’articles de bazar, hôteliers, débitans, tenanciers de maisons louches, c’est une complicité générale pour rançonner ces pauvres gens. On les sait de si bonne composition, si peu regardans sur la qualité des jouissances, avides seulement de les épuiser toutes et d’un seul coup avant ces huit mois de claustration absolue entre le ciel et l’eau !… La nuit n’a pas une étoile ; il pleut toujours et, dans les petites venelles sinistres de Saint-Malo, avec leurs pavés pointus, leurs niches de madones à tous les carrefours, leurs vieilles maisons aux pignons de verre secoués d’une trépidation perpétuelle, c’est maintenant la galopade des « pelletas, » accordéons en tête, frénétique et vociférante comme au soir d’un assaut. Les magasins ont rabattu leurs contrevens ; la ville haute somnole. Toute vie s’est concentrée dans les auberges. Il y en a presque autant que de maisons. Derrière leurs vitres tendues d’andrinople, dont le reflet éclabousse la chaussée de flaques rouges, elles flambent brutalement sur deux files, et le contraste est saisissant de cette flambée écarlate avec la petite flamme blanche des veilleuses qui tremblotent mélancoliquement autour des madones compitales. Pour la circonstance, hôteliers et cabaretiers ont obtenu « la permission de la nuit, » faveur exceptionnelle qui ne s’accorde que deux ou trois fois l’an, à Noël et auxveilles des Grands Départs. Pour la circonstance aussi, le personnel féminin, dans chaque auberge, a été renforcé de recrues nouvelles, barmaids ou professionnelles de la galanterie, dont les manches et le tablier ne sont qu’une livrée d’occasion : quand leur poste n’est pas dans l’arrière-boutique, il est sur le seuil pour y racoler les errans du pavé. De fait, l’auberge tentatrice, pleine de chants, de danses, de cris, de rires et de rixes, ne cesse d’engloutir les bandes vagabondes qui passent à sa portée[5]… Il pleut toujours, désespérément. Une boue fétide noie la chaussée, et l’on entend la mer, derrière les remparts, qui roule lourdement dans la nuit. Lointaine encore, sa rumeur, à mesure que le flot gagne, s’enfle et remplit peu à peu tout l’espace. Déjà les courlis donnent des signes d’inquiétude : chassés des vasières de l’avant-port, leur aigre caravane fait retraite vers la Rance. Le môle des Noires est franchi. Encore une heure ou deux et la marée entrera dans les sas, moussera sur l’eau morte des bassins, tendra la Burgundia sur ses chaînes, l’étrave haute, ses fourneaux allumés, prête pour le suprême appareillage…

Et voici que, sans attendre le premier sourire de l’aube, dès cinq heures du matin, les Terreneuvas ont quitté leurs gîtes de hasard et « mis le cap » sur le quai de Trichet. Abrutis par une nuit d’insomnie, la lèvre amère, les paupières bouffies, d’aucuns flageolent sur leurs jambes, butent contre les réverbères, s’épanchent au coin des bornes. Mais la plupart, qu’un somme d’une demi-heure a suffi pour remettre d’aplomb, font bonne contenance au bras de leurs femmes et se ressentent à peine des excès de la veille. Beaucoup enfin, que leur capitaine avait pris soin d’héberger sous le même toit, sont déjà formés en équipages. Leurs sacs sur le dos, en bon ordre, ils descendent vers les bassins. Ceux-là sont les sages, les malins, ceux dont on dit à bord qu’ils ne s’embarqueront jamais sans biscuit. De fait, j’en vois qui s’arrêtent en chemin devant les épiceries pour y faire leurs dernières provisions. Le mousse ferme la marche. Il tient en laisse un petit rocquet à poil fauve qui grandira sur le Banc et deviendra le chien du bord, à moins qu’on ne l’échange là-bas contre un de ces terre-neuve du littoral, inférieurs comme taille à ceux de la montagne, mais supérieurs comme chiens d’eau, nageurs et plongeurs incomparables, dont l’équipage, au retour, trouvera un bon prix de quelque amateur… La flamme des réverbères commence à vaciller ; des ouates blêmes flottent au levant, se nouent, se déchirent, font nappe sur le ciel. Dans ce crépuscule blafard, la Burgundia, portée par l’étalé et dominant le quai de toute la hauteur de sa coque, découpe une silhouette monstrueuse de bête marine, d’orque ou de cachalot apocalyptique. Le pont, l’entre-pont, les coursives sont noirs de passagers penchés sur les bastingages, accrochés aux haubans, juchés même sur le toit des étables en planches construites pour les quelques vaches étiques qui serviront à l’ordinaire du bord. Une échelle verticale, décorée du nom de passerelle, relie le quai à la coupée. Deux gendarmes maritimes se tiennent en permanence au pied de l’échelle et ne laissent monter les hommes que sur livraison de leur carte d’embarquement. Le steamer paraît déjà plein à déborder, et pourtant il arrive continuellement de nouveaux passagers qui, après une dernière accolade, une dernière étreinte brusque à leurs femmes et à leurs enfans, escaladent la passerelle et vont se perdre dans les profondeurs de la Burgundia. Certains sont dans un tel état d’ébriété qu’il faut les hisser à bord. D’autres, stupides, comme assommés ou frappés d’hémiplégie, ne retrouvent plus leurs cartes, ne savent même plus leur nom. Quelques-uns bouffonnent, par habitude ou pour donner le change à leur angoisse. Un éclat de rire secoue la foule en voyant un pelletas monter gravement l’échelle affublé d’un haut-deforme, d’une queue-de-pie et d’un parapluie disloqué. On se croirait aux parades de la foire ; mais c’est à bord que se joue la vraie pièce. Vaille que vaille, avec un plancher volant en bois brut, on a divisé la cale en deux dortoirs superposés et reliés par une échelle de meunier. Gare aux faux pas en descendant ! Les panneaux sont fermés et il ne tombe de clarté que par les lentilles des hublots. Mais où poser le pied ? Tout le plancher, aux deux étages de la cale, disparaît littéralement sous les coffres et les paillots, coffres de tous les gabarits, paillots de toutes les nuances, bleus, rouges, verts, à carreaux et à fleurs, chaque passager s’ingéniant à choisir une combinaison qui lui soit propre et lui permette de découvrir plus aisément son bien. La chose n’est point si aisée, quand il faut se reconnaître, comme céans, au milieu de treize cents coffres et de treize cents paillots jetés en vrac les uns sur les autres. Le tri, sans doute, est déjà bien avancé : nombre de paillots et de coffres ont été reconnus par leurs propriétaires, debout dès la première heure et qui n’attendaient que le moment de grimper à bord pour s’emparer des meilleures places. Tous les coins sont pris et il n’y a plus un pouce de libre le long de la coque. Aux retardataires de se débrouiller ! Même ajustés bout à bout, le coffre servant d’oreiller, on se demande encore comment tous ces paillots pourront tenir dans la cale, comment, dans un espace si restreint, si avarement mesuré, tout ce bétail humain, dix jours et dix nuits durant, s’arrangera pour respirer, dormir, boire, manger, se mouvoir, accomplir toutes les fonctions de la vie.

J’ai hâte d’ajouter que ce serait mal connaître les marins, rompus par un long apprentissage à tirer parti des plus imperceptibles surfaces, de croire qu’un pareil problème les pourrait inquiéter une minute. Tout au contraire : comme si les hôtes du bord n’étaient pas en nombre suffisant, tels font leur entrée dans la cale escortés d’un roquet ou d’un chat ; une cage à serins brinqueballe au poing d’un troisième ; un mousse, avec onction, porte un couple de poulets vivans. C’est l’arche de Noé. Et, tandis que ces nouveaux venus tâtonnent dans le noir à la recherche de leurs paillots et de leurs coffres, se hélant d’une extrémité à l’autre du dortoir et tâchant, autant que possible, de se grouper par équipages, les premiers arrivés, sitôt installés, ont déjà repris leurs habitudes de vie végétative et leur masque de froide insouciance. Un brelan de passagers, dans un coin, autour d’une chandelle fichée dans un goulot de bouteille, paraît tout plongé dans les absorbantes douceurs d’une partie d’aluette ; près d’eux, un novice joue de l’accordéon et, couché sur son paillot, s’enchante aux grêles notes du mélancolique instrument. J’avise un vieux pêcheur, près de la bitte d’arrière, qui rafistole son coffre à demi crevé par une fausse manœuvre des déchargeurs. L’envers du couvercle est tapissé de petites images de sainteté disposées en éventail autour d’une image plus grande représentant la Madone à la chaise de Raphaël. À l’intérieur du coffre, pliés et rangés avec soin, les tricots, les bottes, les suroîts, les mitons ; sur le côté gauche, un petit compartiment réservé pour les aiguilles, le fil, les clous, le marteau, la provision de basane et de tabac à chiquer. « Et puis, voilà mon chapelet, dit l’homme. Ça fait plaisir à dévider de temps à autre. » Qui a vu l’intérieur d’un coffre de Terreneuvas peut se priver d’en voir d’autres : si le gabarit diffère, tous, au revers du couvercle, sont décorés des mêmes images de sainteté ; quelquefois d’un rameau de laurier ou d’un brin de buis bénit du dernier dimanche des Rameaux glissé dans l’entre-deux. La dévotion de ces hommes passe toute imagination, et c’est vraiment pour eux que la foi est un réconfort sans égal : pas un capitaine terreneuvier ne voudrait prendre la mer sans avoir à son bord une statue de la Vierge. Lors de la catastrophe du Vaillant, parmi les huit hommes qui furent recueillis sur les Bancs après dix longs jours du plus épouvantable martyre, il y en avait un qui déclara être resté tout le temps en oraison ; les autres dirent avoir récité leur chapelet jusqu’à cinq et six fois par jour : ils le récitaient sur leurs doigts, faute de rosaire. Ce matin encore, dans les cales de la Burgundia, comme avant-hier dans les cales du Château-Laffitte, une grande lithographie en couleur de la Vierge et de l’Enfant-Jésus a été suspendue par une main anonyme qui n’est ni celle du capitaine, ni celle d’aucun des hommes de l’équipage. Il en est ainsi, paraît-il, à tous les Grands Départs. D’où qu’elle vienne, l’icône mystérieuse jouit d’une grande considération près des passagers qui la tiennent pour une manière de talisman.

— C’est peut-être bien elle, me dit un pêcheur, qui nous a déhalés du « pot au noir, » l’année dernière, sur la Jeanne-Conseil où nous étions 779 passagers… Vous savez l’histoire… L’arbre de couche qui casse… Le navire qui f… le camp en dérive pendant huit jours… Heureusement qu’on avait avec nous « la Dame et son petit. » Faut dire aussi qu’on ne cessait pas de les prier matin et soir. Pour lors donc, le neuvième jour, ils nous envoyèrent un Anglais qui nous donna la « remoque » jusqu’à Fayol, aux cinq cents diables dans le Sudoit, où l’Isly et le d’Assas vinrent nous chercher la semaine suivante. C’est pas des inventions que je vous conte là : vous n’avez qu’à demander à Pierre Le Duff et à Jean-Louis Person, qui étaient avec moi sur la Jeanne-Conseil. Hé ! Le Duff…

Mais l’interpellé n’a pas eu le temps de répondre, qu’un rauque hululement déchire l’air au-dessus de nos têtes, dresse les passagers sur leurs jarrets et va retentir comme un glas au cœur des femmes et des mères qui attendent sous la pluie devant le paquebot. C’est la Burgundia qui fait jouer sa sirène : dans quelques minutes, — le quart d’heure de grâce, — on enlèvera la passerelle. Avis aux retardataires ! Une quarantaine de passagers, tant pêcheurs que saleurs, manquent encore à l’appel, dont dix ou douze seulement rallieront à temps le paquebot. Mais en quel état ! On en apporte couchés sur des civières, ligottés, la bave aux dents comme des enragés ou des fous. Une fois sur le pont, si on ne les retenait pas, ils se jetteraient par-dessus bord. Hélas ! on ne retiendra pas ce marin de la Thémis qui, tout à l’heure, au moment d’embarquer, s’est tiré deux coups de revolver dans la tête ; ni cet autre, Paul Lhermite, qui roulait depuis la veille à travers les auberges de Saint-Servan et qu’on a trouvé, au matin, dans la vase du port de marée ; ni le plus lamentable de tous, ce Joseph Buhot, bon pêcheur pourtant, sobre et discipliné, qui s’est pendu à Saint-Méloir-des-Ondes, laissant six enfans en bas âge. Paix à ces pauvres gens, dont il ne nous appartient plus de sonder la conscience. Mais il en est d’autres pour qui la parole donnée n’est vraiment qu’un jeu, qui ne contractent d’engagement qu’avec la formelle intention de ne pas le tenir, en un mot qui pratiquent l’escroquerie aux avances comme leurs confrères de la capitale pratiquent le « ramastiquage » ou le « vol à l’esbrouffe. » La législation, d’ailleurs, jusqu’en 1898, semblait prendre à tâche de favoriser cette malhonnête industrie : le décret-loi du 24 mars 1852 n’infligeait aux déserteurs qu’une peine de huit jours de prison ; les hommes touchaient leurs avances, passaient à Jersey ou à Guernesey, et d’eux-mêmes, sans qu’on les en priât, revenaient purger leur peine après le départ des steamers. Ils y regardent à deux fois, aujourd’hui que la pénalité qui frappe les déserteurs a été portée par la loi d’avril 1898 de six mois à un an de prison et qu’elle s’aggrave, pour les récidivistes, d’un an de service en demi-solde. Je ne parle pas du remboursement des avances, qui fut obligatoire en tout temps : c’est un paragraphe qui ne put jamais recevoir de sanction effective. Là n’est point encore le plus fâcheux, mais que l’homme qui déserte puisse faire perdre à l’équipage et à l’armateur de 6 à 10 000 francs par campagne. Son absence du bord équivaut à la suppression d’un doris, et chaque doris rapporte moyennement 300 quintaux de morues. Sans doute il y a des degrés de culpabilité chez les déserteurs, et beaucoup, suivant l’expression courante, ne sont que de simples « récalcitrans. » Ceux-là n’ont pas mis la mer entre la justice et eux. On sait généralement où ils se terrent, et le tarif des gratifications accordées aux gendarmes maritimes chargés de leur arrestation est gradué en conséquence : trois francs pour le récalcitrant arrêté en ville ; six francs pour le récalcitrant arrêté hors ville ; vingt-cinq francs, quand l’homme est resté absent de son bord plus de trois fois vingt-quatre heures.

— C’est une sorte de monomanie, me disait le commissaire ; il y a des pêcheurs qui ont pour principe de ne se rendre à bord qu’entre deux gendarmes. Remarquez, en effet, que le nombre des récalcitrans ne varie guère d’année en année ; il oscille toujours entre 180 et 200.

Beaucoup de ces récalcitrans sont des faibles d’esprit. Tel ce brave pelletas qui accoste le gendarme de marine, tire sa casquette et demande poliment : « Monsieur le gendarme, voulez-vous me dire où est mon bateau ? — Quel bateau ? » L’homme esquisse un geste vague : il ne sait pas. « Ah ! ça, dit le gendarme, tu n’as donc pas touché tes avances ? — Pardon, monsieur le gendarme. — Quel jour ? — Je ne me rappelle plus. — Mais tu connais le nom de ton capitaine ? » Il l’avait oublié aussi… D’autres oublient qu’ils sont engagés, ce qui peut paraître plus extraordinaire encore. L’an passé, le jour de l’appareillage de l’Alliance, un pelletas manquait à l’appel. Le navire était mouillé sur rade, quand on vint prévenir le capitaine qu’un canot accostait avec deux gendarmes et un particulier en souliers vernis, cravate blanche, redingote et chapeau melon tout flambant neuf. Le capitaine, intrigué, monte sur le pont et reconnaît dans le nouveau venu son « manquant, » un certain Joseph Tassel, inscrit maritime du quartier de Dinan, que la maréchaussée avait happé à la sortie de l’église où il venait de se marier le matin même. Celui-là, si d’aventure l’amnésie générale l’a épargné, se rappellera tout au moins sa première nuit de noces.

La sirène lance son deuxième appel réglementaire : ordre est donné d’enlever la passerelle. Trois ou quatre retardataires se précipitent et, quand la passerelle est enlevée, il en arrive encore deux qui se butent contre la haute muraille du steamer. On leur jette un bout de filin. La sirène pousse un dernier huhulement. Cette fois, c’est fini. Doucement, ses amarres lâchées, la Burgundia s’éloigne du quai de Trichet. Elle se déplace en profondeur, parallèlement au quai. Les yeux de la foule restent suspendus aux bastingages où se pressent les passagers, et la manœuvre du navire est si lente, le fléchissement de l’axe optique si insensible, qu’on ne s’aperçoit pas du déplacement opéré… Mais, tout à coup, à l’effacement graduel des figures dans la brume, la tragique vérité s’imposa ; le navire obliquait vers l’écluse du Naye ; la séparation était consommée.

Ce qui suivit ne s’en ira jamais de ma mémoire ; jamais je n’oublierai la clameur de détresse qui partit du pont de la Burgundia, ce râle de bête blessée, amplifié et multiplié à l’infini par les 1 300 poitrines qui le poussaient collectivement. À cette mortelle minute de la séparation, j’ai vu là, tendues vers le quai, des figures dont la crispation douloureuse ne peut être comparée qu’à celle qui contractait si effroyablement le masque des victimes du Bazar de la Charité. Des hommes pleuraient ; d’autres riaient comme des démens ; il y en avait qui serraient les poings et qui les braquaient vers un ennemi imaginaire. Un passager se jeta par-dessus bord. Aux trous ronds des hublots, des têtes pendaient avec l’expression de guillotinés. Et brusquement, comme il s’était élevé, le râle se brisa dans les gorges ; les figures se détendirent, reprirent leurs lignes mornes, leur expression passive. La douleur avait traversé ces âmes comme un éclair ; quelques secondes après, il n’en restait plus trace. Un groupe d’ivrognes, qui avait pris d’assaut le toit d’une des étables en planches dressées sur le pont, se mit à danser frénétiquement. Dans les haubans, un ancien trompette d’infanterie, coiffé d’un képi matricule, sonnait la Casquette du père Bugeaud : claires et perlées, les notes s’égrenaient ironiquement sur la mer, et on les entendait encore du môle des Noires, quand la Burgundia, sous le treillis de l’averse, n’était plus qu’une silhouette grise, presque indistincte. La foule, tandis que le navire évoluait dans le bassin, s’était précipitée le long des quais et des remparts. Sinistre galopade ! D’une main troussant leurs cotillons de tiretaine, de l’autre « halant » sur leurs mioches, des troupeaux de femmes détalent silencieusement dans la direction de l’avant-port : il pleut toujours, il pleut sans discontinuité depuis hier, malgré le vent d’amont qui s’est levé avec l’aube et qui hache de petites lames aiguës la surface de la baie. Indifférente, la foule ne sent rien ; elle n’a qu’une pensée : gagner à temps la jetée des Noires, la pointe du môle que le steamer va ranger tout à l’heure et d’où elle pourra échanger un dernier regard avec ceux qui s’en vont. La lourde coque émerge de la brume, incline légèrement sur tribord ; mais elle ne s’approche pas assez près du môle pour qu’on puisse distinguer les visages des passagers, et elle n’en est pas assez loin non plus pour que n’arrive pas jusqu’à nous, assourdi seulement par la distance, ce même râle de bête blessée qui nous avait transis sur le quai de Trichet. Au long du bastingage, des bérets s’agitent, puis retombent ; dans les haubans, l’ancien trompette continue d’égrener ses notes ironiques. La Burgundia tourne vers Cézembre. On voit le navire, à peine sensible à la lame, qui franchit la ligne des treize goélettes mouillées sur rade et dont la fine mâture oscille sur un rythme inégal comme pour saluer le grand steamer impassible qui les précède vers l’inconnu.

— Ah ! Les pauv’  p’tits malheureux ! dit près de moi une vieille femme de Pleudihen, dont les deux « gars » venaient d’embarquer sur la Burgundia et qui, son mouchoir de poche posé à plat sur sa coiffe pour l’abriter de la pluie, s’obstinait à interroger l’horizon où rien n’apparaissait plus… Et je me souviens encore d’une grande fille svelte, aux lignes sculpturales, tout de noir vêtue, qui ne parlait pas, qui ne pleurait pas, et dont les yeux gardaient une fixité étrange : immobile près du musoir, elle avait l’air d’une statue de la Destinée…

Quelques instans plus tard, à l’ouverture des bureaux, je me trouvais dans la grande salle du commissariat. Trois hommes attendaient, debout, leur casquette à la main. Un employé recensait les cartes d’embarquement que venaient de lui apporter les gendarmes de la marine : 25 passagers avaient manqué l’appel, dont les trois qui se trouvaient là. C’était pour chacun d’eux une perte sèche de 85 francs, prix du passage[6]. Ils prétendaient n’avoir raté le steamer que de cinq minutes. — « Mais, malheureux, disait le commissaire, pourquoi n’avez-vous pas rejoint la Burgundia dans le port de marée ? Un bateau ne vous eût pas coûté quarante sous ! » Ils n’y avaient pas songé. Ils étaient encore abrutis par leur ribote de la veille et n’opposaient à la mercuriale du commissaire qu’un même masque de silencieuse hébétude. À ce moment, poussée d’une main timide et comme hésitante, la lourde porte du bureau s’entrebâilla et notre attention fut détournée des trois retardataires par l’apparition d’une petite vieille toute ratatinée, paralysée du bras gauche, les paupières tuméfiées, la coiffe de travers et qui flageolait sur ses jambes comme prise d’ébriété. « Ah ! monsieur le commissaire ! Ah ! monsieur le commissaire ! gémissait-elle. — Voyons ! ma brave femme, remettez-vous, dit le commissaire. Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?… Mais je ne me trompe pas, continua-t-il après l’avoir examinée plus attentivement, vous êtes la grand’mère de mon petit employé… — Oui, monsieur le commissaire. — Eh bien ! que lui est-il arrivé depuis hier ? Je l’avais envoyé porter des papiers au capitaine de la Burgundia. Monsieur que voici était présent… — En effet, appuyai-je, je me rappelle... Vous aviez même dit à l’enfant qu’il n’avait pas besoin de revenir avant ce matin. — Oh ! mon Dieu, c’est ça ! c’est ça ! » sanglota la vieille femme qui défaillait sous l’émotion. Nous demeurions interloqués, le commissaire et moi. La vieille reprit : — « Mon p’tit n’est pas reparu à la maison depuis hier. Je l’ai « espéré » jusqu’à neuf heures sans trop me faire de mauvais sang. Je croyais que vous l’aviez gardé plus tard que d’habitude, rapport à l’ouvrage qui pressait… J’avais laissé du feu dans le fourneau ; je me disais : comme ça, il trouvera sa soupe chaude en rentrant… Quand j’ai entendu sonner dix heures, je n’ai pas pu y tenir… Tant pis pour monsieur le commissaire, que j’ai dit, faut que je monte jusqu’à la Marine… Les bureaux étaient fermés. J’ai eu beau frapper ; il n’y avait personne… Quelle nuit j’ai passée, Seigneur Jésus ! » Une nouvelle crise de sanglots la secoua. Le commissaire, affectant une sécurité qu’il était loin de ressentir, tâchait de réconforter la bonne femme ; ce n’était qu’une alerte ; l’enfant allait rentrer ; il s’était laissé entraîner par des camarades. La vieille hocha la tête : « Non, monsieur le commissaire… Ne vous donnez pas la peine… Je suis renseignée à c’t’heure… Le p’tit avait son plan… Pas plus tard qu’avant-hier je l’avais trouvé qui polissonnait sur le quai : « Grand’mère, qu’il m’avait demandé, qu’est-ce que tu dirais si j’embarquais sur la Burgundia ? — Je dirais… je dirais… mais que je suis bien contente d’être débarrassée d’un galopin de ton espèce… » V’là toute l’histoire, monsieur le commissaire… J’ai cru que le p’tit voulait rire ; le p’tit a cru que je parlais sérieusement et, hier au soir, quand vous l’avez envoyé porter des papiers sur cette Burgundia, il s’est faufilé dans la cale et il est parti pardessus bord… »

Pauvre vieille ! Toute tentative de consolation serait vaine : il n’est pas douteux que les choses se sont passées comme elle dit, et le commissaire ne proteste plus que pour la forme. Fil à fil, l’écheveau se débrouille : tels gestes, telles attitudes nous reviennent à la mémoire ; nous nous expliquons pourquoi le « p’tit » souriait si drôlement, quand le commissaire lui remit les papiers de la Burgundia et lui donna campos pour la soirée : à notre insu, nous lui tendions la perche, nous servions ses projets d’évasion. « Allons ! ma brave femme, du courage. Votre enfant reviendra. » La vieille n’entend pas ou ne fait pas semblant d’entendre. Elle sait ce qu’elle voulait savoir : il suffit, et déjà elle tamponne ses yeux avec son mouchoir à carreaux roulé en boule, rajuste sa cornette et, de son pas menu, se dirige vers la porte. Je la suis sur le seuil et, par les venelles escarpées de la morne cité malouine, hier bruissante comme une ruche, veuve à cette heure de la presque totalité de sa population masculine, je vois sa petite ombre falote qui dégringole de palier en palier, qui vacille, se dégrade et prend un caractère plus symbolique à mesure qu’elle s’imprécise dans le brouillard et qu’elle rentre dans l’anonymat de la grande souffrance universelle…

Charles Le Goffic.
  1. Cf. Terreveuvas, par E. Herpin. — Rennes, 1896. Sous forme de roman, l’auteur a tracé dans cet émouvant petit livre une peinture très fidèle de la vie du pêcheur moruyer.
  2. Je ne donne là que les conditions officielles. Mais tous les capitaines ont des engagemens secrets avec l’armateur, un « fixe » convenu avec lui et qui n’est pas porté sur le rôle.
  3. À toucher au retour, si l’homme couvre les avances qui lui ont été faites. Pour le denier à Dieu, on s’entend verbalement. La somme n’est pas inscrite sur le carnet.
  4. C’est aussi l’avis du commandant Faubournet. « La présence d’un mousse, enfant de 14 ans, dans ce milieu d’hommes rudes, est regrettable à tous points de vue, sans présenter aucune utilité bien réelle. Le mousse est censé faire la cuisine ; mais il n’a aucune aptitude pour s’acquitter de cette fonction ; en réalité, il est mis en supplément à tous les travaux, sans besogne bien fixe. On ne devrait pas embarquer de marins de moins de 18 ans sur les navires bancquiers. À cet âge, l’homme des côtes est encore assez jeune pour être formé au métier de la mer, et on ne peut pas objecter que l’embarquement du mousse répond à la nécessité de former des marins. » (Revue Maritime, février 1902. Rapport de fin de campagne du commandant de la division navale de Terre-Neuve.
  5. Soyons franc : j’ai visité aussi des hôtelleries sérieuses où les filles publiques n’avaient point accès, où des capitaines prévoyans et scrupuleux assuraient à leurs hommes un coucher confortable pour la nuit. On les aurait souhaitées plus nombreuses. L’état de choses dont nous nous plaignons ne date pas d’hier, d’ailleurs. Dans une lettre à Colbert, en date du 20 avril 1675, Mgr de Guimadeuc, évêque de Saint-Malo, manifestait son inquiétude au sujet des « 2 000 matelots et gens de marine prêts à s’embarquer, qui, s’estant eschauffés de vin, seroient plus à craindre avant leur départ qu’en aucun autre temps de l’année. »
  6. De ces 85 francs, il est vrai, 5 francs reviennent au représentant de l’armateur, 5 francs au recruteur, qui est généralement le préposé de la salerie ou le patron de la goélette saint-pierraise sur laquelle l’homme embarquera. Les steamers ne mettent pas plus de 10 jours pour aller à Saint-Pierre : cela fait 7 fr. 50 par jour et par homme, qui, multipliés par 13 ou 1 400, représentent encore un fret assez coquet, d’autant que tout espèce de luxe est banni de l’ordinaire du bord. — « Êtes-vous bien nourris sur les steamers pendant la traversée ? » demandais-je à des pelletas de Saint-Gast. Réponse : « Un boujaron et une tasse de café le matin, à midi une ratatouille quelconque et un verre de vin ; le soir, des « antilles » (lentilles) ou des « tuyaux de pipes « (macaroni) et un autre verre de vin. »