Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu/Neuvième dialogue

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NEUVIÈME DIALOGUE


Montesquieu.

Vous en étiez au lendemain d’une constitution faite par vous sans l’assentiment de la nation.

Machiavel.

Ici je vous arrête ; je n’ai jamais prétendu froisser à ce point des idées reçues dont je connais l’empire.

Montesquieu.

Vraiment !

Machiavel.

Je parle très-sérieusement.

Montesquieu.

Vous comptez donc associer la nation au nouvel œuvre fondamental que vous préparez ?

Machiavel.

Oui, sans doute. Cela vous étonne ? Je ferai bien mieux : je ferai d’abord ratifier par le vote populaire le coup de force que j’ai accompli contre l’État ; je dirai au peuple, dans les termes qui conviendront : Tout marchait mal ; j’ai tout brisé, je vous ai sauvé, voulez-vous de moi ? vous êtes libre de me condamner ou de m’absoudre par votre vote.

Montesquieu.

Libre sous le poids de la terreur et de la force armée.

Machiavel.

On m’acclamera.

Montesquieu.

Je le crois.

Machiavel.

Et le vote populaire, dont j’ai fait l’instrument de mon pouvoir, deviendra la base même de mon gouvernement. J’établirai un suffrage sans distinction de classe ni de cens, avec lequel l’absolutisme sera organisé d’un seul coup.

Montesquieu.

Oui, car d’un seul coup vous brisez en même temps l’unité de la famille, vous dépréciez le suffrage, vous annulez la prépondérance des lumières et vous faites du nombre une puissance aveugle qui se dirige à votre gré.

Machiavel.

Je réalise un progrès auquel aspirent ardemment aujourd’hui tous les peuples de l’Europe : J’organise le suffrage universel comme Washington aux États-Unis, et le premier usage que j’en fais est de lui soumettre ma constitution.

Montesquieu.

Quoi ! vous allez la faire discuter dans des assemblées primaires ou secondaires ?

Machiavel.

Oh ! laissons là, je vous prie, vos idées du XVIIIe siècle ; elles ne sont déjà plus du temps présent.

Montesquieu.

Eh bien, de quelle manière alors ferez-vous délibérer sur l’acceptation de votre constitution ? comment les articles organiques en seront-ils discutés ?

Machiavel.

Mais je n’entends pas qu’ils soient discutés du tout, je croyais vous l’avoir dit.

Montesquieu.

Je n’ai fait que vous suivre sur le terrain des principes qu’il vous a plu de choisir. Vous m’avez parlé des États-Unis d’Amérique ; je ne sais pas si vous êtes un nouveau Washington, mais ce qu’il y a de certain, c’est que la constitution actuelle des États-Unis a été discutée, délibérée et votée par les représentants de la nation.

Machiavel.

De grâce, ne confondons pas les temps, les lieux et les peuples : nous sommes en Europe ; ma constitution est présentée en bloc, elle est acceptée en bloc.

Montesquieu.

Mais en agissant ainsi vous ne déguisez rien pour personne. Comment, en votant dans ces conditions, le peuple peut-il savoir ce qu’il fait et jusqu’à quel point il s’engage ?

Machiavel.

Et où avez-vous jamais vu qu’une constitution vraiment digne de ce nom, vraiment durable, ait jamais été le résultat d’une délibération populaire ? Une constitution doit sortir tout armée de la tête d’un seul homme ou ce n’est qu’une œuvre condamnée au néant. Sans homogénéité, sans liaison dans ses parties, sans force pratique, elle portera nécessairement l’empreinte de toutes les faiblesses de vues qui ont présidé à sa rédaction.

Une constitution, encore une fois, ne peut être que l’œuvre d’un seul ; jamais les choses ne se sont passées autrement, j’en atteste l’histoire de tous les fondateurs d’empire, l’exemple des Sésostris, des Solon, des Lycurgue, des Charlemagne, des Frédéric II, des Pierre Ier.

Montesquieu.

C’est un chapitre d’un de vos disciples que vous allez me développer là.

Machiavel.

Et de qui donc ?

Montesquieu.

De Joseph de Maistre. Il y a là des considérations générales qui ne sont pas sans vérité, mais que je trouve sans application. On dirait, à vous entendre, que vous allez tirer un peuple du chaos ou de la nuit profonde de ses premières origines. Vous ne paraissez pas vous souvenir que, dans l’hypothèse où nous nous plaçons, la nation a atteint l’apogée de sa civilisation, que son droit public est fondé, et qu’elle est en possession d’institutions régulières.

Machiavel.

Je ne dis pas non ; aussi vous allez voir que je n’ai pas besoin de détruire de fond en comble vos institutions pour arriver à mon but. Il me suffira d’en modifier l’économie et d’en changer les combinaisons.

Montesquieu.

Expliquez-vous ?

Machiavel.

Vous m’avez fait tout à l’heure un cours de politique constitutionnelle, je compte le mettre à profit. Je ne suis, d’ailleurs, pas aussi étranger qu’on le croit généralement en Europe, à toutes ces idées de bascule politique ; vous avez pu vous en apercevoir par mes discours sur Tite-Live. Mais revenons au fait. Vous remarquiez avec raison, il y a un instant, que dans les États parlementaires de l’Europe les pouvoirs publics étaient distribués à peu près partout de la même manière entre un certain nombre de corps politiques dont le jeu régulier constituait le gouvernement.

Ainsi on retrouve partout, sous des noms divers, mais avec des attributions à peu près uniformes, une organisation ministérielle, un sénat, un corps législatif, un conseil d’État, une cour de cassation ; je dois vous faire grâce de tout développement inutile sur le mécanisme respectif de ces pouvoirs, dont vous connaissez mieux que moi le secret ; il est évident que chacun d’eux répond à une fonction essentielle du gouvernement. Vous remarquerez bien que c’est la fonction que j’appelle essentielle, ce n’est pas l’institution. Ainsi il faut qu’il y ait un pouvoir dirigeant, un pouvoir modérateur, un pouvoir législatif, un pouvoir règlementaire, cela ne fait pas de doute.

Montesquieu.

Mais, si je vous comprends bien, ces divers pouvoirs n’en font qu’un à vos yeux et vous allez donner tout cela à un seul homme en supprimant les institutions.

Machiavel.

Encore une fois, c’est ce qui vous trompe. On ne pourrait pas agir ainsi sans danger. On ne le pourrait pas chez vous surtout, avec le fanatisme qui y règne pour ce que vous appelez les principes de 89 ; mais veuillez bien m’écouter : En statique le déplacement d’un point d’appui fait changer la direction de la force, en mécanique le déplacement d’un ressort fait changer le mouvement. En apparence pourtant c’est le même appareil, c’est le même mécanisme. De même encore en physiologie le tempérament dépend de l’état des organes. Si les organes sont modifiés, le tempérament change. Eh bien, les diverses institutions dont nous venons de parler fonctionnent dans l’économie gouvernementale comme de véritables organes dans le corps humain. Je toucherai aux organes, les organes resteront, mais la complexion politique de l’État sera changée. Concevez-vous ?

Montesquieu.

Ce n’est pas difficile, et il ne fallait point de périphrases. Vous gardez les noms, vous ôtez les choses. C’est ce qu’Auguste fit à Rome quand il détruisit la République. Il y avait toujours un consulat, une préture, une censure, un tribunat ; mais il n’y avait plus ni consuls, ni préteurs, ni censeurs, ni tribuns.

Machiavel.

Avouez qu’on peut choisir de plus mauvais modèles. Tout se peut faire en politique, à la condition de flatter les préjugés publics et de garder du respect pour les apparences.

Montesquieu.

Ne rentrez pas dans les généralités ; vous voilà à l’œuvre, je vous suis.

Machiavel.

N’oubliez pas à quelles convictions personnelles chacun de mes actes va prendre sa source. À mes yeux vos gouvernements parlementaires ne sont que des écoles de dispute, que des foyers d’agitations stériles au milieu desquels s’épuise l’activité féconde des nations que la tribune et la presse condamnent à l’impuissance. En conséquence je n’ai pas de remords ; je pars d’un point de vue élevé et mon but justifie mes actes.

À des théories abstraites je substitue la raison pratique, l’expérience des siècles, l’exemple des hommes de génie qui ont fait de grandes choses par les mêmes moyens ; je commence par rendre au pouvoir ses conditions vitales.

Ma première réforme s’appesantit immédiatement sur votre prétendue responsabilité ministérielle. Dans les pays de centralisation, comme le vôtre, par exemple, où l’opinion, par un sentiment instinctif, rapporte tout au chef de l’État, le bien comme le mal, inscrire en tête d’une charte que le souverain est irresponsable, c’est mentir au sentiment public, c’est établir une fiction qui s’évanouira toujours au bruit des révolutions.

Je commence donc par rayer de ma constitution le principe de la responsabilité ministérielle ; le souverain que j’institue sera seul responsable devant le peuple.

Montesquieu.

À la bonne heure, il n’y a pas là d’ambages.

Machiavel.

Dans votre système parlementaire, les représentants de la nation ont, comme vous me l’expliquiez, l’initiative des projets de loi seuls ou concurremment avec le pouvoir exécutif ; eh bien, c’est la source des plus graves abus, car dans un pareil ordre de choses, chaque député peut, à tout propos, se substituer au gouvernement en présentant les projets de lois les moins étudiés, les moins approfondis ; que dis-je ? avec l’initiative parlementaire, la Chambre renversera, quand elle voudra, le gouvernement. Je raye l’initiative parlementaire. La proposition des lois n’appartiendra qu’au souverain.

Montesquieu.

Je vois que vous entrez par la meilleure voie dans la carrière du pouvoir absolu ; car dans un État où l’initiative des lois n’appartient qu’au souverain, c’est à peu près le souverain qui est le seul législateur ; mais avant que vous n’alliez plus loin, je désirerais vous faire une objection. Vous voulez vous affermir sur le roc, et je vous trouve assis sur le sable.

Machiavel.

Comment ?

Montesquieu.

N’avez-vous pas pris le suffrage populaire pour base de votre pouvoir ?

Machiavel.

Sans doute.

Montesquieu.

Eh bien, vous n’êtes qu’un mandataire révocable au gré du peuple, en qui seul réside la véritable souveraineté. Vous avez cru pouvoir faire servir ce principe au maintien de votre autorité, vous ne vous apercevez donc pas qu’on vous renversera quand on voudra ? D’autre part, vous vous êtes déclaré seul responsable ; vous comptez donc être un ange ? Mais soyez-le si vous voulez, on ne s’en prendra pas moins à vous de tout le mal qui pourra arriver, et vous périrez à la première crise.

Machiavel.

Vous anticipez : l’objection vient trop tôt, mais j’y réponds de suite, puisque vous m’y forcez. Vous vous trompez étrangement si vous croyez que je n’ai pas prévu l’argument. Si mon pouvoir était troublé, ce ne pourrait être que par des factions. Je suis gardé contre elles par deux droits essentiels que j’ai mis dans ma constitution.

Montesquieu.

Quels sont donc ces droits ?

Machiavel.

L’appel au peuple, le droit de mettre le pays en état de siège ; je suis chef d’armée, j’ai toute la force publique entre les mains ; à la première insurrection contre mon pouvoir, les baïonnettes me feraient raison de la résistance et je retrouverais dans l’urne populaire une nouvelle consécration de mon autorité.

Montesquieu.

Vous avez des arguments sans réplique ; mais revenons, je vous prie, au Corps législatif que vous avez installé ; sur ce point, je ne vous vois pas hors d’embarras ; vous avez privé cette assemblée de l’initiative parlementaire, mais il lui reste le droit de voter les lois que vous présenterez à son adoption. Vous ne comptez sans doute pas le lui laisser exercer ?

Machiavel.

Vous êtes plus ombrageux que moi, car je vous avoue que je ne vois à cela aucun inconvénient. Nul autre que moi-même ne pouvant présenter la loi, je n’ai pas à craindre qu’il s’en fasse aucune contre mon pouvoir. J’ai la clef du tabernacle. Ainsi que je vous l’ai dit d’ailleurs, il entre dans mes plans de laisser subsister en apparence les institutions. Seulement je dois vous déclarer que je n’entends pas laisser à la Chambre ce que vous appelez le droit d’amendement. Il est évident qu’avec l’exercice d’une telle faculté, il n’est pas de loi qui ne pourrait être déviée de son but primitif et dont l’économie ne fût susceptible d’être changée. La loi est acceptée ou rejetée, il n’y a pas d’autre alternative.

Montesquieu.

Mais il n’en faudrait pas davantage pour vous renverser : il suffirait pour cela que l’assemblée législative repoussât systématiquement tous vos projets de loi ou seulement qu’elle refusât de voter l’impôt.

Machiavel.

Vous savez parfaitement que les choses ne peuvent se passer ainsi. Une chambre, quelle qu’elle soit, qui entraverait par un tel acte de témérité le mouvement des affaires publiques se suiciderait elle-même. J’aurais mille moyens d’ailleurs de neutraliser le pouvoir d’une telle assemblée. Je réduirais de moitié le nombre des représentants et j’aurais, par suite, moitié moins de passions politiques à combattre. Je me réserverais la nomination des présidents et des vice-présidents qui dirigent les délibérations. Au lieu de sessions permanentes, je réduirais à quelques mois la tenue de l’assemblée. Je ferais surtout une chose qui est d’une très-grande importance, et dont la pratique commence déjà à s’introduire, m’a-t-on dit : j’abolirais la gratuité du mandat législatif ; je voudrais que les députés reçussent un émolument, que leurs fonctions fussent, en quelque sorte, salariées. Je regarde cette innovation comme le moyen le plus sûr de rattacher au pouvoir les représentants de la nation ; je n’ai pas besoin de vous développer cela, l’efficacité du moyen se comprend assez. J’ajoute que, comme chef du pouvoir exécutif, j’ai le droit de convoquer, de dissoudre le Corps législatif, et qu’en cas de dissolution, je me réserverais les plus longs délais pour convoquer une nouvelle représentation. Je comprends parfaitement que l’assemblée législative ne pourrait, sans danger, rester indépendante de mon pouvoir, mais rassurez-vous : nous rencontrerons bientôt d’autres moyens pratiques de l’y rattacher. Ces détails constitutionnels vous suffisent-ils ? en voulez-vous davantage ?

Montesquieu.

Cela n’est nullement nécessaire et vous pouvez passer maintenant à l’organisation du Sénat.

Machiavel.

Je vois que vous avez très-bien compris que c’était là la partie capitale de mon œuvre, la clef de voûte de ma constitution.

Montesquieu.

Je ne sais vraiment ce que vous pouvez faire encore, car, dès à présent, je vous regarde comme complétement maître de l’État.

Machiavel.

Cela vous plaît à dire ; mais, en réalité, la souveraineté ne pourrait s’établir sur des bases aussi superficielles. À côté du souverain, il faut des corps imposants par l’éclat des titres, des dignités et par l’illustration personnelle de ceux qui le composent. Il n’est pas bon que la personne du souverain soit constamment en jeu, que sa main s’aperçoive toujours ; il faut que son action puisse au besoin se couvrir sous l’autorité des grandes magistratures qui environnent le trône.

Montesquieu.

Il est aisé de voir que c’est à ce rôle que vous destinez le Sénat et le Conseil d’État.

Machiavel.

On ne peut rien vous cacher.

Montesquieu.

Vous parlez du trône : je vois que vous êtes roi et nous étions tout à l’heure en république. La transition n’est guère ménagée.

Machiavel.

L’illustre publiciste français ne peut pas me demander de m’arrêter à de semblables détails d’exécution : du moment que j’ai la toute-puissance en main, l’heure où je me ferai proclamer roi n’est plus qu’une affaire d’opportunité. Je le serai avant ou après avoir promulgué ma constitution, peu importe.

Montesquieu.

C’est vrai. Revenons à l’organisation du Sénat.