Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu/Vingt-quatrième dialogue

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VINT-QUATRIÈME DIALOGUE


Machiavel.

Il ne me reste plus maintenant qu’à vous indiquer certaines particularités de ma manière d’agir, certaines habitudes de conduite qui donneront à mon gouvernement sa dernière physionomie.

En premier lieu, je veux que mes desseins soient impénétrables même pour ceux qui m’approcheront le plus près. Je serais, sous ce rapport, comme Alexandre VI et le duc de Valentinois, dont on disait proverbialement à la cour de Rome, du premier, « qu’il ne faisait jamais ce qu’il disait ; du second, qu’il ne disait jamais ce qu’il faisait. » Je ne communiquerais mes projets que pour en ordonner l’exécution et je ne donnerais mes ordres qu’au dernier moment. Borgia n’en usait jamais autrement ; ses ministres eux-mêmes ne savaient rien et l’on était toujours réduit autour de lui à de simples conjectures. J’ai le don de l’immobilité, mon but est là ; je regarde d’un autre côté, et quand il est à ma portée, je me retourne tout à coup et je fonds sur ma proie avant qu’elle n’ait eu le temps de jeter un cri.

Vous ne sauriez croire quel prestige une telle puissance de dissimulation donne au prince. Quand elle est jointe à la vigueur de l’action, un respect superstitieux l’environne, ses conseillers se demandent tout bas ce qui sortira de sa tête, le peuple ne place sa confiance qu’en lui ; il personnifie à ses yeux la Providence dont les voies sont inconnues. Quand le peuple le voit passer, il songe avec une terreur involontaire ce qu’il pourrait d’un signe de la nuque ; les États voisins sont toujours dans la crainte et le comblent de marques de déférence, car ils ne savent jamais si quelque entreprise toute prête ne fondra pas sur eux du jour au lendemain.

Montesquieu.

Vous êtes fort contre votre peuple parce que vous le tenez sous votre genou, mais si vous trompez les États avec qui vous traitez comme vous trompez vos sujets, vous serez bientôt étouffé dans les bras d’une coalition.

Machiavel.

Vous me faites sortir de mon sujet, car je ne m’occupe ici que de ma politique intérieure ; mais si vous voulez savoir un des principaux moyens à l’aide desquels je tiendrais en échec la coalition des haines étrangères, le voici : Je règne sur un puissant royaume, je vous l’ai dit ; eh bien ! je chercherais autour de mes États quelque grand pays déchu qui aspirât à se relever, je le relèverais tout entier à la faveur de quelque guerre générale, comme cela s’est vu pour la Suède, pour la Prusse, comme cela peut se voir d’un jour à l’autre pour l’Allemagne ou pour l’Italie, et ce pays, qui ne vivrait que par moi, qui ne serait qu’une émanation de mon existence, me donnerait, tant que je serais debout, trois cent mille hommes de plus contre l’Europe armée.

Montesquieu.

Et le salut de votre État à côté duquel vous élèveriez ainsi une puissance rivale et par suite ennemie dans un temps donné ?

Machiavel.

Avant tout je me conserve.

Montesquieu.

Ainsi vous n’avez rien, pas même le souci des destinées de votre royaume[1] ?

Machiavel.

Qui vous dit cela ? Pourvoir à mon salut, n’est-ce pas pourvoir en même temps au salut de mon royaume !

Montesquieu.

Votre physionomie royale se dégage de plus en plus ; je veux la voir toute entière.

Machiavel.

Daignez donc ne pas m’interrompre.

Il s’en faut bien qu’un prince, quelle que soit sa force de tête, trouve toujours en lui les ressources d’esprit nécessaires. Un des plus grands talents de l’homme d’État consiste à s’approprier les conseils qu’il entend autour de lui. On trouve très-souvent dans son entourage des avis lumineux. J’assemblerais donc très-souvent mon conseil, je le ferais discuter, débattre devant moi les questions les plus importantes. Quand le souverain se défie de ses impressions, ou n’a pas assez de ressources de langage pour déguiser sa véritable pensée, il doit rester muet ou ne parler que pour engager plus avant la discussion. Il est très-rare que, dans un conseil bien composé, le véritable parti à prendre dans telle situation donnée, ne se formule pas de manière ou d’autre. On le saisit et très-souvent l’un de ceux qui a donné fort obscurément son avis est tout étonné le lendemain de le voir exécuté.

Vous avez pu voir dans mes institutions et dans mes actes, quelle attention j’ai toujours mise à créer des apparences ; il en faut dans les paroles comme dans les actes. Le comble de l’habileté est de faire croire à sa franchise, quand on a une foi punique. Non-seulement mes desseins seront impénétrables mais mes paroles signifieront presque toujours le contraire de ce qu’elles paraîtront indiquer. Les initiés seuls pourront pénétrer le sens des mots caractéristiques qu’à de certains moments je laisserai tomber du haut du trône ; quand je dirai : Mon règne, c’est la paix, c’est que ce sera la guerre ; quand je dirai que je fais appel aux moyens moraux, c’est que je vais user des moyens de la force. M’écoutez-vous ?

Montesquieu.

Oui.

Machiavel.

Vous avez vu que ma presse a cent voix et qu’elles parlent incessamment de la grandeur de mon règne, de l’enthousiasme de mes sujets pour leur souverain ; qu’elles mettent en même temps dans la bouche du public les opinions, les idées et jusqu’aux formules de langage qui doivent défrayer ses entretiens ; vous avez vu également que mes ministres étonnent sans relâche le public des témoignages incontestables de leurs travaux. Quant à moi, je parlerais rarement, une fois l’année seulement, puis çà et là dans quelques grandes circonstances. Aussi chacune de mes manifestations serait accueillie, non-seulement dans mon royaume, mais dans l’Europe entière, comme un événement.

Un prince dont le pouvoir est fondé sur une base démocratique, doit avoir un langage soigné, mais cependant populaire. Au besoin il ne doit pas craindre de parler en démagogue, car après tout il est le peuple, et il en doit avoir les passions. Il faut avoir pour lui certaines attentions, certaines flatteries, certaines démonstrations de sensibilité qui trouveront place à l’occasion. Peu importe que ces moyens paraissent infimes ou puérils aux yeux du monde, le peuple n’y regardera pas de si près et l’effet sera produit.

Dans mon ouvrage je recommande au prince de prendre pour type quelque grand homme du temps passé, dont il doit autant que possible suivre les traces[2]. Ces assimilations historiques font encore beaucoup d’effet sur les masses ; on grandit dans leur imagination, on se donne de son vivant la place que la postérité vous réserve. On trouve d’ailleurs dans l’histoire de ces grands hommes des rapprochements, des indications utiles, quelquefois des situations identiques, dont on tire des enseignements précieux, car toutes les grandes leçons politiques sont dans l’histoire. Quand on a trouvé un grand homme avec qui l’on a des analogies, on peut faire mieux encore : Vous savez que les peuples aiment qu’un prince ait l’esprit cultivé, qu’il ait le goût des lettres, qu’il en ait même le talent. Eh bien, le prince ne saurait mieux employer ses loisirs qu’à écrire, par exemple, l’histoire du grand homme des temps passés, qu’il a pris pour modèle. Une philosophie sévère peut taxer ces choses de faiblesse. Quand le souverain est fort on les lui pardonne, et elles lui donnent même je ne sais quelle grâce.

Certaines faiblesses, et même certains vices, servent d’ailleurs le prince autant que des vertus. Vous avez pu reconnaître la vérité de ces observations d’après l’usage que j’ai dû faire tantôt de la duplicité, et tantôt de la violence. Il ne faut pas croire, par exemple, que le caractère vindicatif du souverain puisse lui nuire ; bien au contraire. S’il est souvent opportun d’user de la clémence ou de la magnanimité, il faut qu’à de certains moments sa colère s’appesantisse d’une manière terrible. L’homme est l’image de Dieu, et la divinité n’a pas moins de rigueur dans ses coups que de miséricorde. Quand j’aurais résolu la perte de mes ennemis, je les écraserais donc jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que poussière. Les hommes ne se vengent que des injures légères ; ils ne peuvent rien contre les grandes[3]. C’est du reste ce que je dis expressément dans mon livre. Le prince n’a que le choix des instruments qui doivent servir à son courroux ; il trouvera toujours des juges prêts à sacrifier leur conscience à ses projets de vengeance ou de haine.

Ne craignez pas que le peuple s’émeuve jamais des coups que je porterai. D’abord, il aime à sentir la vigueur du bras qui commande, et puis il hait naturellement ce qui s’élève, il se réjouit instinctivement quand on frappe au-dessus de lui. Peut-être ne savez-vous pas bien d’ailleurs avec quelle facilité on oublie. Quand le moment des rigueurs est passé, c’est à peine si ceux-là mêmes que l’on a frappés se souviennent. À Rome, au temps du Bas-Empire, Tacite rapporte que les victimes couraient avec je ne sais quelle jouissance au-devant des supplices. Vous entendez parfaitement qu’il ne s’agit de rien de semblable dans les temps modernes ; les mœurs sont devenues fort douces : quelques proscriptions, des emprisonnements, la déchéance des droits civiques, ce sont là des châtiments bien légers. Il est vrai que, pour arriver à la souveraine puissance, il a fallu verser du sang et violer bien des droits ; mais, je vous le répète, tout s’oublie. La moindre cajolerie du prince, quelques bons procédés de la part de ses ministres ou de ses agents, seront accueillis avec les marques de la plus grande reconnaissance.

S’il est indispensable de punir avec une inflexible rigueur, il faut récompenser avec la même ponctualité : c’est ce que je ne manquerais jamais de faire. Quiconque aurait rendu un service à mon gouvernement, serait récompensé dès le lendemain. Les places, les distinctions, les plus grandes dignités, formeraient autant d’étapes certaines pour quiconque serait en possession de servir utilement ma politique. Dans l’armée, dans la magistrature, dans tous les emplois publics, l’avancement serait calculé sur la nuance de l’opinion et le degré de zèle à mon gouvernement. Vous êtes muet.

Montesquieu.

Continuez.

Machiavel.

Je reviens sur certains vices et même sur certains travers d’esprit, que je regarde comme nécessaires au prince. Le maniement du pouvoir est une chose formidable. Si habile que soit un souverain, si infaillible que soit son coup d’œil et si vigoureuse que soit sa décision, il y a encore un immense alea dans son existence. Il faut être superstitieux. Gardez-vous de croire que ceci soit de légère conséquence. Il est, dans la vie des princes, des situations si difficiles, des moments si graves, que la prudence humaine ne compte plus. Dans ces cas-là, il faut presque jouer au dé ses résolutions. Le parti que j’indique, et que je suivrais, consiste, dans certaines conjonctures, à se rattacher à des dates historiques, à consulter des anniversaires heureux, à mettre telle ou telle résolution hardie sous les auspices d’un jour où l’on a gagné une victoire, fait un coup de main heureux. Je dois vous dire que la superstition a un autre avantage très grand ; le peuple connaît cette tendance. Ces combinaisons augurales réussissent souvent ; il faut aussi les employer lorsque l’on est sûr du succès. Le peuple, qui ne juge que par les résultats, s’habitue à croire que chacun des actes du souverain correspond à des signes célestes, que les coïncidences historiques forcent la main de la fortune.

Montesquieu.

Le dernier mot est dit, vous êtes un joueur.

Machiavel.

Oui, mais j’ai un bonheur inouï, et j’ai la main si sûre, la tête si fertile que la fortune ne peut pas tourner.

Montesquieu.

Puisque vous faites votre portrait, vous devez avoir encore d’autres vices ou d’autres vertus à faire passer.

Machiavel.

Je vous demande grâce pour la luxure. La passion des femmes sert un souverain bien plus que vous ne pouvez le penser. Henri IV a dû à son incontinence une partie de sa popularité. Les hommes sont ainsi faits, que ce penchant leur plaît chez ceux qui les gouvernent. La dissolution des mœurs a été de tout temps une fureur, une carrière galante dans laquelle le prince doit devancer ses égaux, comme il devance ses soldats devant l’ennemi. Ces idées sont françaises, et je ne pense pas qu’elles déplaisent trop à l’illustre auteur des Lettres persanes. Il ne m’est pas permis de tomber dans des considérations trop vulgaires, cependant je ne puis me dispenser de vous dire que le résultat le plus réel de la galanterie du prince, est de lui concilier la sympathie de la plus belle moitié de ses sujets.

Montesquieu.

Vous tournez au madrigal.

Machiavel.

On peut être sérieux et galant : vous en avez fourni la preuve. Je ne rabats rien de ma proposition. L’influence des femmes sur l’esprit public est considérable. En bonne politique, le prince est condamné à faire de la galanterie, alors même qu’au fond il ne s’en soucierait pas ; mais le cas sera rare.

Je puis vous assurer que si je suis bien les règles que je viens de tracer, on se souciera fort peu de la liberté dans mon royaume. On aura un souverain vigoureux, dissolu, plein d’esprit de chevalerie, adroit à tous les exercices du corps : on l’aimera. Les gens austères n’y feront rien ; on suivra le torrent ; bien plus, les hommes indépendants seront mis à l’index : on s’en écartera. On ne croira ni à leur caractère, ni à leur désintéressement. Ils passeront pour des mécontents qui veulent se faire acheter. Si çà et là, je n’encourageais pas le talent, on le repousserait de toutes parts, on marcherait sur les consciences comme sur le pavé. Mais au fond, je serai un prince moral ; je ne permettrai pas que l’on aille au delà de certaines limites. Je respecterai la pudeur publique, partout où je verrai qu’elle veut être respectée. Les souillures ne m’atteindront pas, car je me déchargerai sur d’autres des parties odieuses de l’administration. Ce que l’on pourra dire de pis, c’est que je suis un bon prince mal entouré, que je veux le bien, que je le veux ardemment, que je le ferai toujours, quand on me l’indiquera.

Si vous saviez combien il est facile de gouverner quand on a le pouvoir absolu. Là, point de contradiction, point de résistance ; on peut suivre à loisir ses desseins, on a le temps de réparer ses fautes. On peut sans opposition faire le bonheur de son peuple, car c’est là ce qui me préoccupe toujours. Je puis vous affirmer que l’on ne s’ennuiera pas dans mon royaume ; les esprits y seront sans cesse occupés par mille objets divers. Je donnerai au peuple le spectacle de mes équipages et des pompes de ma cour, on préparera de grandes cérémonies, je tracerai des jardins, j’offrirai l’hospitalité à des rois, je ferai venir des ambassades des pays les plus reculés. Tantôt ce seront des bruits de guerre, tantôt des complications diplomatiques sur lesquelles on glosera pendant des mois entiers ; j’irai bien loin, je donnerai satisfaction même à la monomanie de la liberté. Les guerres qui se feront sous mon règne seront entreprises au nom de la liberté des peuples et de l’indépendance des nations, et pendant que sur mon passage les peuples m’acclameront, je dirai secrètement à l’oreille des rois absolus : Ne craignez rien, je suis des vôtres, je porte comme vous une couronne et je tiens à la conserver : j’embrasse la liberté européenne, mais c’est pour l’étouffer.

Une seule chose pourrait peut-être, un moment, compromettre ma fortune ; ce serait le jour où l’on reconnaîtra de tous côtés que ma politique n’est pas franche, que tous mes actes sont marqués au coin du calcul.

Montesquieu.

Quels seront donc les aveugles qui ne verront pas cela ?

Machiavel.

Mon peuple tout entier, sauf quelques coteries dont je me soucierai peu. J’ai d’ailleurs formé autour de moi une école d’hommes politiques d’une très grande force relative. Vous ne sauriez croire à quel point le machiavélisme est contagieux, et combien ses préceptes sont faciles à suivre. Dans toutes les branches du gouvernement il y aura des hommes de rien, ou de très-peu de conséquence, qui seront de véritables Machiavels au petit pied qui ruseront, qui dissimuleront, qui mentiront avec un imperturbable sang-froid ; la vérité ne pourra se faire jour nulle part.

Montesquieu.

Si vous n’avez fait que railler d’un bout à l’autre de cet entretien, comme je le crois, Machiavel, je regarde cette ironie comme votre plus magnifique ouvrage.

Machiavel.

Une ironie ! Vous vous trompez bien si vous le pensez. Ne comprenez-vous pas que j’ai parlé sans voile, et que c’est la violence terrible de la vérité qui donne à mes paroles la couleur que vous croyez voir !

Montesquieu.

Vous avez achevé.

Machiavel.

Pas encore.

Montesquieu.

Achevez donc.


  1. On ne peut se dissimuler qu’ici Machiavel ne soit en contradiction avec lui-même, car il dit formellement, ch. IV, p. 26, « que le Prince qui en rend un autre puissant travaille à sa propre ruine. »
    (Note de l’éditeur.)
  2. Traité du Prince, chap. XIV, p. 98.
  3. Traité du Prince, ch. III, p. 17.