Dialogues tristes/Interview
INTERVIEW
Une chambre à coucher, très riche et de très mauvais goût. Partout des peluches hurlantes, des écrasements d’or. Au fond, une porte s’ouvre sur un cabinet de toilette, très luxueux, tout en glaces qui reflètent de nombreux bibelots d’argent… Des parfums violents rôdent et vous prennent à la gorge.
L’illustre écrivain est couché mollement dans un lit monumental élevé sur une estrade gothique, surmonté d’un dais flamboyant ! Il parcourt avidement les journaux du matin.
Comment ? Rien aujourd’hui ?… Pas la moindre citation aujourd’hui ?… Les mufles, les salauds, les cochons !… Et cette canaille de Marieul qui dînait chez moi, avant-hier, et qui n’a pas trouvé le moyen de glisser mon nom dans sa chronique… Elle est forte, celle-là !… Non, mais ils s’imaginent que je les invite pour mon plaisir !… Elle est forte, celle-là !
Monsieur, c’est encore un reporter.
Quel reporter ?
Mais le reporter de Monsieur… Celui qui vient toutes les semaines, interviewer monsieur !
Ah ! oui, cet imbécile !… Ce qu’il a encore me raser, celui-là !… Faites entrer.
Dans la chambre de Monsieur ?
Dans ma chambre, oui !… Il connaît le salon, la salle à manger, le fumoir, le cabinet de travail… il connaît la cuisine, les water-closets… il connaît tout, excepté ma chambre… Il faut bien varier le décor.
C’est juste !…
Dites-moi !… avant de le faire entrer, éparpillez, sur les meubles, sur les chaises, sur les tapis, partout… des cartes de visite, des invitations… les plus chic… adroitement, négligemment…
Comme toujours.
Et puis vous irez chercher mon nouveau nécessaire de voyage.
Monsieur part ?
Non… Vous le placerez bien en vue… sur la table, là… grand ouvert, bien entendu.
Oui, Monsieur.
Et puis vous irez chercher mon habit rouge…
Oui, Monsieur…
Et puis mon habit mauve.
Oui, Monsieur.
Et puis mon habit vert d’eau.
Oui, Monsieur…
Vous les étalerez sur la chaise longue…
Bien, Monsieur…
Ah ! comment est ma chemise ?… (Il examine sa chemise de nuit)… Non… vous me donnerez une chemise en soie de Mysore… (Il renifle le nez en l’air)… Et puis vous me flanquerez un bon coup de vaporisateur, partout !…
C’est tout ?
Oui, je crois bien que c’est tout !…
(Le valet de chambre sort, revient, dispose la chambre suivant les indications du maître qu’il aide ensuite à vêtir la chemise en soie de Mysore).
Le coup de la chemise de Mysore… ça les épate toujours !…
Vous n’avez rien oublié ?… Non !… Faites entrer…
(Entre le reporter. Petit, gringalet, l’œil louche, le dos servile, infiniment respectueux, il s’arrête sur le seuil de la porte et salue…)
Mon cher maître !… Veuillez m’excuser si j’ose, de si grand matin…
Entrez donc, cher ami, entrez donc…
Le reporter (il s’avance timidement, en faisant des courbettes et des révérences).
Excusez-moi… Seulement, je… mon cher maître !
Mais non ! mais non !… Vous êtes chez vous ici, vous le savez bien… D’abord, ce n’est pas comme journaliste que je vous reçois… c’est comme ami… Vous êtes un ami.
Oh ! mon cher maître !
Mais si… mais si… Vous êtes un ami… Et vous avez beaucoup de talent.
Mon cher maître !
Beaucoup de talent… Votre article d’hier, vous savez, c’est une page !
Oh ! mon cher maître !
Mais asseyez-vous donc, cher ami… Vous déjeunez avec moi, n’est-ce pas ?
Oh ! mon cher maître !
Si, si… vous déjeunez avec moi… sans cérémonie, n’est-ce pas ?… Des œufs brouillés aux truffes… des foies de canard sautés aux truffes… des perdreaux truffés… une salade de truffes…
Oh ! mon cher maître !
Mon ordinaire !… Je vous traite en ami… Le duc de Kan m’a promis aussi de venir déjeuner ce matin… Je serais charmé qu’il vous rencontrât… Il vous aime beaucoup… vous trouve beaucoup de talent.
Oh ! mon cher maître !
D’ailleurs, tous ceux à qui je parle de vous vous trouvent beaucoup de talent…
Oh ! mon cher maître !
Et maintenant causons… J’aime tant causer avec vous !… (Le reporter jette dans la chambre, autour de lui, des regards obliques, des regards d’huissier)… Vous regardez ma chambre ?… vous ne connaissiez pas ma chambre ?
Non, mon cher maître.
Elle vous plaît ?…
Elle est admirable, mon cher maître !… C’est une chambre de prince !… (Il tire son carnet. Il s’apprête à prendre des notes). Vous permettez ?
Tant que vous voudrez !… Mais pas comme journaliste… Comme ami !
C’est admirable !… C’est admirable !… (Il examine le nécessaire de voyage). C’est merveilleux !…
Il est amusant, n’est-ce pas ?… Il vient de Londres… C’est tout à fait nouveau… Cent-cinquante deux pièces !… Par exemple, c’est cher… Cinq mille.
Cinq mille !… C’est merveilleux !… (Il note). Et ces habits !… Oh ! ces habits ?… C’est merveilleux !…
Ils viennent de Londres aussi… J’en ai d’autres !… toute une symphonie de couleurs !…
C’est merveilleux ! (Il note).
J’achète tout à Londres, maintenant… mes chapeaux… mes bottines… mes cravates… mes parapluies… En France, on n’a pas de chic !… Et puis, c’est amusant !… J’ai cent trois cravates !
Cent trois cravates !… c’est merveilleux !… (Il note).
Quarante paires de bottines !
Quarante paires de bottines !… C’est merveilleux !… (Il note).
Je vous le répète ! C’est comme ami, que je vous donne tous ces détails… C’est pour vous, pour vous seul que vous prenez toutes ces notes !…
Oh ! mon cher maître… (Il s’attarde aux invitations éparses)… Ce n’est pas indiscret ?
Non !… puisque c’est comme ami !
Et quels succès vous devez avoir dans le monde !… C’est merveilleux !
Et si vous saviez comme le monde m’ennuie !… J’y vais… par mépris !
Et ça ?… c’est merveilleux !
Oui ! c’est ma boîte à mouchoirs !… Elle a été brodée, pour moi, par des femmes du monde.
Peut-on savoir les noms ?…
Oh ! ça, non ! D’ailleurs, tout le monde les connaît à Paris… On raconte là-dessus des histoires… Vous savez, on exagère beaucoup… Il n’y a pas le quart de ce qu’on dit !… On ne peut être vu en compagnie d’une femme jolie et connue, sans qu’aussitôt… c’est dégoûtant !… On exagère, je vous assure, on exagère souvent.
Ah ! dame, mon cher maître, vous connaissez le proverbe… On ne prête qu’aux riches !…
Sans doute !… Mais cela ne regarde personne !… Et s’il plaît à la princesse de… à la duchesse… à la marquise de… de venir chez moi… cela ne regarde personne… D’ailleurs, ce sont des amies, rien que des amies… Il n’y a pas ça entre nous, pas ça !…
Il est bien certain que ça ne regarde personne… Aussi ne pourrait-on pas, mon cher maître, adroitement, sans citer de noms, ne pourrait-on pas démentir, par d’habiles allusions… Enfin, vous savez, je suis à votre disposition.
Nous verrons quelque jour… Je sais que je puis compter sur vous… Je vous donnerai peut-être des notes… Il faut attendre une occasion… la publication de mon prochain roman, par exemple !… Causons d’autre chose… N’aviez-vous pas quelque service à me demander ?
Justement !… Vous savez qu’il est beaucoup question de votre prochain roman ?
Vraiment ?… On en parle déjà beaucoup !… Quel ennui !… J’ai tant horreur de la publicité !… On ne peut pas vivre tranquille une minute !… Être célèbre, si vous saviez comme c’est fatigant !
Oh ! mon cher maître !
Si, si… c’est très fatigant !… On ne s’appartient plus… Ah ! que de fois j’ai envié d’être obscur… Tout ce bruit autour de mon nom m’énerve et me rend malade… Ainsi on parle de mon roman ?… Déjà ?… Et qui donc en parle ?
Mais tout le monde, mon cher maître… Mais tous les journaux, mon cher maître.
Ah ! vraiment !… Comme cela me désole !… Je ne lis plus les journaux… je ne lis que vos articles.
Oh ! mon cher maître !
Et pourquoi les journaux en parlent-ils ?
Ils ont raison… N’est-ce pas là un événement considérable ?
Sans doute. Je crois, en effet, que mon roman sera un événement considérable !… J’ai, cette fois-ci, carrément abordé un des problèmes les plus compliqués et les plus éternels, et les plus particuliers aussi, de l’amour… Je ne puis pas en dire davantage, mais il y a là une thèse originale et brûlante, qui se développe dans des milieux mondains, ultra-mondains, et qui soulèvera bien des colères !… Enfin, je crois que, de toutes mes œuvres, c’est l’œuvre la plus forte, la plus parfaite, la plus définitive… Celle que je préfère, pour tout dire… Mais je suis bien dégoûté, allez !… Croiriez-vous que tous les pays, que tous les journaux et toutes les revues de tous les pays, se disputent mon roman !… On m’offre des sommes colossales !… J’ai bien envie de leur jouer, à tous, un bon tour. J’ai bien envie de ne le publier qu’en volume… un tirage restreint, pour les amis… des amis comme vous, par exemple ! Hein ! qu’en pensez-vous ?
Vous ne pouvez pas faire cela !… Vous ne pouvez pas priver la patrie d’une œuvre de vous, d’un chef-d’œuvre de vous, mon cher et illustre maître. Ce serait plus qu’une trahison envers la patrie, ce serait une forfaiture envers l’humanité…
C’est ce que je me suis dit… Mais quels tracas ! Quelle souffrance pour quelqu’un qui déteste le bruit !… Où donc aller pour me soustraire à toute cette agitation du succès !… C’est inconcevable !… partout où je vais, je suis connu. Et ce sont des fêtes, des invitations, de délégations, des acclamations… Imagineriez-vous que, l’année dernière, dans le désert saharien, j’ai dû subir les persécutions enthousiastes des caravanes arabes !… Même au désert, il m’est impossible de garder l’incognito !… C’est à devenir fou !… J’avais songé à fuir, cette année, dans l’Afrique australe !… Mais qui me dit que là, encore, je ne serai pas poursuivi, accaparé !… Est-ce une vie ?… Voulez-vous me rendre un grand service ?
Oh ! mon cher maître !
J’ai préparé une note, pas trop longue, concernant mon prochain roman… Vous la publierez, telle quelle, sous votre signature…
Oh ! mon cher maître !
Et j’espère qu’après cela on me laissera peut-être tranquille !… Vous permettez que je m’habille ? (Il se lève et sonne son valet de chambre). Passons dans mon cabinet de toilette… Vous pourrez prendre des notes, si cela vous amuse, mais comme ami, pour vous.
Oh ! mon cher maître !
(Ils passent dans le cabinet de toilette).
C’est merveilleux !… C’est merveilleux !…
Ça vient de Londres !
(La conversation continue).