Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Adam

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Éd. Garnier - Tome 17
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ADAM.

SECTION PREMIÈRE[1].


On a tant parlé, tant écrit d’Adam, de sa femme, des préadamites, etc. ; les rabbins ont débité sur Adam tant de rêveries, et il est si plat de répéter ce que les autres ont dit, qu’on hasarde ici sur Adam une idée assez neuve ; du moins elle ne se trouve dans aucun ancien auteur, dans aucun père de l’Église, ni dans aucun prédicateur ou théologien, ou critique, ou scoliaste de ma connaissance. C’est le profond secret qui a été gardé sur Adam dans toute la terre habitable, excepté en Palestine, jusqu’au temps où les livres juifs commencèrent à être connus dans Alexandrie, lorsqu’ils furent traduits en grec sous un des Ptolémées. Encore furent-ils très peu connus ; les gros livres étaient très rares et très chers ; et de plus, les Juifs de Jérusalem furent si en colère contre ceux d’Alexandrie, leur firent tant de reproches d’avoir traduit leur Bible en langue profane, leur dirent tant d’injures, et crièrent si haut au Seigneur, que les Juifs alexandrins cachèrent leur traduction autant qu’ils le purent. Elle fut si secrète qu’aucun auteur grec ou romain n’en parle jusqu’au temps de l’empereur Aurélien.

Or l’historien Josèphe avoue, dans sa réponse à Apion (livre Ier, chap. IV), que les Juifs n’avaient eu longtemps aucun commerce avec les autres nations. « Nous habitons, dit-il, un pays éloigné de la mer ; nous ne nous appliquons point au commerce ; nous ne communiquons point avec les autres peuples... Y a-t-il sujet de s’étonner que notre nation, habitant si loin de la mer et affectant de ne rien écrire, ait été si peu connue[2] ? »

On demandera ici comment Josèphe pouvait dire que sa nation affectait de ne rien écrire, lorsqu’elle avait vingt-deux livres canoniques, sans compter le Targum d’Onkelos. Mais il faut considérer que vingt-deux volumes très petits étaient fort peu de chose en comparaison de la multitude des livres conservés dans la bibliothèque d’Alexandrie, dont la moitié fut brûlée dans la guerre de César.

Il est constant que les Juifs avaient très peu écrit, très peu lu ; qu’ils étaient profondément ignorants en astronomie, en géométrie, en géographie, en physique ; qu’ils ne savaient rien de l’histoire des autres peuples, et qu’ils ne commencèrent enfin à s’instruire que dans Alexandrie. Leur langue était un mélange barbare d’ancien phénicien et de chaldéen corrompu. Elle était si pauvre qu’il leur manquait plusieurs modes dans la conjugaison de leurs verbes.

De plus, ne communiquant à aucun étranger leurs livres ni leurs titres, personne sur la terre, excepté eux, n’avait jamais entendu parler ni d’Adam, ni d’Ève, ni d’Abel, ni de Caïn, ni de Noé. Le seul Abraham fut connu des peuples orientaux dans la suite des temps ; mais nul peuple ancien ne convenait que cet Abraham ou Ibrahim fût la tige du peuple juif.

Tels sont les secrets de la Providence, que le père et la mère du genre humain furent toujours ignorés du genre humain, au point que les noms d’Adam et d’Ève ne se trouvent dans aucun ancien auteur, ni de la Grèce, ni de Rome, ni de la Perse, ni de la Syrie, ni chez les Arabes même, jusque vers le temps de Mahomet, Dieu daigna permettre que les titres de la grande famille du monde ne fussent conservés que chez la plus petite et la plus malheureuse partie de la famille.

Comment se peut-il faire qu’Adam et Ève aient été inconnus à tous leurs enfants ? Comment ne se trouva-t-il ni en Égypte, ni à Babylone, aucune trace, aucune tradition de nos premiers pères ? Pourquoi ni Orphée, ni Linus, ni Thamyris, n’en parlèrent-ils point ? car s’ils en avaient dit un mot, ce mot aurait été relevé sans doute par Hésiode, et surtout par Homère, qui parlent de tout, excepté des auteurs de la race humaine.

Clément d’Alexandrie, qui rapporte tant de témoignages de l’antiquité, n’aurait pas manqué de citer un passage dans lequel il aurait été fait mention d’Adam et d’Ève.

Eusèbe, dans son Histoire universelle, a recherché jusqu’aux témoignages les plus suspects ; il aurait bien fait valoir le moindre trait, la moindre vraisemblance, en faveur de nos premiers parents.

Il est dont avéré qu’ils furent toujours entièrement ignorés des nations.

On trouve à la vérité chez les brachmanes, dans le livre intitulé l’Èzour-Veidam le nom d’Adimo et celui de Procriti, sa femme[3]. Si Adimo ressemble un peu à notre Adam, les Indiens répondent : « Nous sommes un grand peuple établi vers l’Indus et vers le Gange, plusieurs siècles avant que la horde hébraïque se fût portée vers le Jourdain. Les Égyptiens, les Persans, les Arabes, venaient chercher dans notre pays la sagesse et les épiceries, quand les Juifs étaient inconnus au reste des hommes. Nous ne pouvons avoir pris notre Adimo de leur Adam. Notre Procriti ne ressemble point du tout à Ève, et d’ailleurs leur histoire est entièrement différente.

« De plus le Veidam, dont l’Ézour-Veidam est le commentaire, passe chez nous pour être d’une antiquité plus reculée que celle des livres juifs ; et ce Veidam est encore une nouvelle loi donnée aux brachmanes quinze cents ans après leur première loi appelée Shasta ou Shasta-bad. »

Telles sont à peu près les réponses que les brames d’aujourd’hui ont souvent faites aux aumôniers des vaisseaux marchands qui venaient leur parler d’Adam et d’Ève, d’Abel et de Caïn, tandis que les négociants de l’Europe venaient à main armée acheter des épiceries chez eux, et désoler leur pays.

Le Phénicien Sanchoniathon, qui vivait certainement avant le temps où nous plaçons Moïse[4], et qui est cité par Eusèbe comme un auteur authentique, donne dix générations à la race humaine, comme fait Moïse, jusqu’au temps de Noé ; et il ne parle dans ces dix générations ni d’Adam, ni d’Ève, ni d’aucun de leurs descendants, ni de Noé même.

Voici les noms des premiers hommes, suivant la traduction grecque faite par Philon de Biblos : Æon, Cenos, Phox, Liban, Usou, Halieus, Chrisor, Tecnites, Agrove, Amine. Ce sont là les dix premières générations.

Vous ne voyez le nom de Noé ni d’Adam dans aucune des antiques dynasties d’Égypte ; ils ne se trouvent point chez les Chaldéens : en un mot, la terre entière a gardé sur eux le silence.

Il faut avouer qu’une telle réticence est sans exemple. Tous les peuples se sont attribué des origines imaginaires, et aucun n’a touché à la véritable. On ne peut comprendre comment le père de toutes les nations a été ignoré si longtemps : son nom devait avoir volé de bouche en bouche d’un bout du monde à l’autre, selon le cours naturel des choses humaines.

Humilions-nous sous les décrets de la Providence, qui a permis cet oubli si étonnant. Tout a été mystérieux et caché dans la nation conduite par Dieu même, qui a préparé la voie au christianisme, et qui a été l’olivier sauvage sur lequel est enté l’olivier franc. Les noms des auteurs du genre humain, ignorés du genre humain, sont au rang des plus grands mystères[5].

J’ose affirmer qu’il a fallu un miracle pour boucher ainsi les yeux et les oreilles de toutes les nations, pour détruire chez elles tout monument, tout ressouvenir de leur premier père. Qu’auraient pensé, qu’auraient dit César, Antoine, Crassus, Pompée, Cicéron, Marcellus, Métellus, si un pauvre Juif, en leur vendant du baume, leur avait dit : Nous descendons tous d’un même père nommé Adam ? Tout le sénat romain aurait crié : Montrez-nous notre arbre généalogique. Alors le Juif aurait déployé ses dix générations jusqu’à Noé, jusqu’au secret de l’inondation de tout le globe. Le sénat lui aurait demandé combien il y avait de personnes dans l’arche pour nourrir tous les animaux pendant dix mois entiers, et pendant l’année suivante qui ne put fournir aucune nourriture. Le rogneur d’espèces aurait dit : Nous étions huit, Noé et sa femme, leurs trois fils, Sem, Cham et Japhet, et leurs épouses. Toute cette famille descendait d’Adam en droite ligne.

Cicéron se serait informé sans doute des grands monuments, des témoignages incontestables que Noé et ses enfants auraient laissés de notre commun père ; toute la terre après le déluge aurait retenti à jamais des noms d’Adam et de Noé, l’un père, l’autre restaurateur de toutes les races. Leurs noms auraient été dans toutes les bouches dès qu’on aurait parlé, sur tous les parchemins dès qu’on aurait su écrire, sur la porte de chaque maison sitôt qu’on aurait bâti, sur tous les temples, sur toutes les statues. Quoi ! vous saviez un si grand secret, et vous nous l’avez caché ! C’est que nous sommes purs, et que vous êtes impurs, aurait répondu le Juif. Le sénat romain aurait ri, ou l’aurait fait fustiger : tant les hommes sont attachés à leurs préjugés !


SECTION II[6].


La pieuse Mme de Bourignon[7] était sûre qu’Adam avait été hermaphrodite, comme les premiers hommes du divin Platon. Dieu lui avait révélé ce grand secret ; mais comme je n’ai pas eu les mêmes révélations, je n’en parlerai point. Les rabbins juifs ont lu les livres d’Adam ; ils savent le nom de son précepteur et de sa seconde femme ; mais comme je n’ai point lu ces livres de notre premier père, je n’en dirai mot. Quelques esprits creux, très savants, sont tout étonnés, quand ils lisent le Veidam des anciens brachmanes, de trouver que le premier homme fut créé aux Indes, etc. ; qu’il s’appelait Adimo, qui signifie l’engendreur ; et que sa femme s’appelait Procriti, qui signifie la vie. Ils disent que la secte des brachmanes est incontestablement plus ancienne que celle des Juifs ; que les Juifs ne purent écrire que très tard dans la langue chananéenne, puisqu’ils ne s’établirent que très tard dans le petit pays de Chanaan ; ils disent que les Indiens furent toujours inventeurs, et les Juifs toujours imitateurs ; les Indiens toujours ingénieux, et les Juifs toujours grossiers ; ils disent qu’il est bien difficile qu’Adam, qui était roux et qui avait des cheveux, soit le père des Nègres, qui sont noirs comme de l’encre et qui ont de la laine noire sur la tête. Que ne disent-ils point ? Pour moi, je ne dis mot ; j’abandonne ces recherches au révérend père Berruyer, de la société de Jésus, c’est le plus grand innocent que j’aie jamais connu. On a brûlé son livre[8] comme celui d’un homme qui voulait tourner la Bible en ridicule ; mais je puis assurer qu’il n’y entendait pas finesse. (Tiré d’une lettre du chevalier de R***)


SECTION III[9].


Nous ne vivons plus dans un siècle où l’on examine sérieusement si Adam a eu la science infuse ou non ; ceux qui ont si longtemps agité cette question n’avaient la science ni infuse ni acquise.

Il est aussi difficile de savoir en quel temps fut écrit le livre de la Genèse où il est parlé d’Adam, que de savoir la date du Veidam, du Hanscrit, et des autres anciens livres asiatiques. Il est important de remarquer qu’il n’était pas permis aux Juifs de lire le premier chapitre de la Genèse avant l’âge de vingt-cinq ans. Beaucoup de rabbins ont regardé la formation d’Adam et d’Ève, et leur aventure, comme une allégorie. Toutes les anciennes nations célèbres en ont imaginé de pareilles ; et, par un concours singulier qui marque la faiblesse de notre nature, toutes ont voulu expliquer l’origine du mal moral et du mal physique par des idées à peu près semblables. Les Chaldéens, les Indiens, les Perses, les Égyptiens, ont également rendu compte de ce mélange de bien et de mal qui semble être l’apanage de notre globe. Les Juifs sortis d’Égypte y avaient entendu parler, tout grossiers qu’ils étaient, de la philosophie allégorique des Égyptiens. Ils mêlèrent depuis à ces faibles connaissances celles qu’ils puisèrent chez les Phéniciens et les Babyloniens dans un très long esclavage ; mais comme il est naturel et très ordinaire qu’un peuple grossier imite grossièrement les imaginations d’un peuple poli, il n’est pas surprenant que les Juifs aient imaginé une femme formée de la côte d’un homme ; l’esprit de vie soufflé de la bouche de Dieu au visage d’Adam ; le Tigre, l’Euphrate, le Nil et l’Oxus, ayant la même source dans un jardin ; et la défense de manger d’un fruit, défense qui a produit la mort aussi bien que le mal physique et moral. Pleins de l’idée répandue chez les anciens, que le serpent est un animal très subtil, ils n’ont pas fait difficulté de lui accorder l’intelligence et la parole.

Ce peuple, qui n’était alors répandu que dans un petit coin de la terre, et qui la croyait longue, étroite et plate, n’eut pas de peine à croire que tous les hommes venaient d’Adam, et ne pouvait pas savoir que les Nègres, dont la conformation est différente de la nôtre, habitaient de vastes contrées. Il était bien loin de deviner l’Amérique[10].

Au reste, il est assez étrange qu’il fût permis au peuple juif de lire l’Exode, où il y a tant de miracles qui épouvantent la raison, et qu’il ne fût pas permis de lire avant vingt-cinq ans le premier chapitre de la Genèse, où tout doit être nécessairement miracle, puisqu’il s’agit de la création. C’est peut-être à cause de la manière singulière dont l’auteur s’exprime dès le premier verset : (« au commencement les dieux[11] firent le ciel et la terre » ; on put craindre que les jeunes Juifs n’en prissent occasion d’adorer plusieurs dieux. C’est peut-être parce que Dieu, ayant créé l’homme et la femme au premier chapitre, les refait encore au deuxième, et qu’on ne voulut pas mettre cette apparence de contradiction sous les yeux de la jeunesse. C’est peut-être parce qu’il est dit que « les dieux firent l’homme à leur image », et que ces expressions présentaient aux Juifs un Dieu trop corporel. C’est peut-être parce qu’il est dit que Dieu ôta une côte à Adam pour en former la femme, et que les jeunes gens inconsidérés qui se seraient tâté les côtes, voyant qu’il ne leur en manquait point, auraient pu soupçonner l’auteur de quelque infidélité. C’est peut-être parce que Dieu, qui se promenait toujours à midi dans le jardin d’Éden, se moque d’Adam après sa chute, et que ce ton railleur aurait trop inspiré à la jeunesse le goût de la plaisanterie. Enfin chaque ligne de ce chapitre fournit des raisons très plausibles d’en interdire la lecture ; mais sur ce pied-là, on ne voit pas trop comment les autres chapitres étaient permis. C’est encore une chose surprenante, que les Juifs ne dussent lire ce chapitre qu’à vingt-cinq ans. Il semble qu’il devait être proposé d’abord à l’enfance, qui reçoit tout sans examen, plutôt qu’à la jeunesse, qui se pique déjà de juger et de rire. Il se peut faire aussi que les Juifs de vingt-cinq ans, étant déjà préparés et affermis, en recevaient mieux ce chapitre, dont la lecture aurait pu révolter des âmes toutes neuves.

On ne parlera pas ici de la seconde femme d’Adam, nommée Lillith, que les anciens rabbins lui ont donnée ; il faut convenir qu’on sait très peu d’anecdotes de sa famille.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, première partie, 1770. (B.)
  2. Les Juifs étaient très connus des Perses, puisqu’ils furent dispersés dans leur empire ; ensuite des Égyptiens, puisqu’ils firent tout le commerce d’Alexandrie ; des Romains, puisqu’ils avaient des synagogues à Rome. Mais étant au milieu des nations, ils en furent toujours séparés par leurs institutions. Ils ne mangeaient point avec les étrangers, et ne communiquèrent leurs livres que très tard. (Note de Voltaire.)
  3. Voyez tome XI, pages 17, 54, 192.
  4. Ce qui fait penser à plusieurs savants que Sanchoniathon est antérieur au temps où l’on place Moïse, c’est qu’il n’en parle point. Il écrivait dans Bérithe. Cette ville était voisine du pays où les Juifs s’établiront. Si Sanchoniathon avait été postérieur ou contemporain, il n’aurait pas omis les prodiges épouvantables dont Moïse inonda l’Égypte ; il aurait sûrement fait mention du peuple juif, qui mettait sa patrie à feu et à sang. Eusèbe, Jules Africain, saint Éphrem, tous les pères grecs et syriaques, auraient cité un auteur profane qui rendait témoignage au législateur hébreu. Eusèbe surtout, qui reconnaît l’authenticité de Sanchoniathon, et qui en a traduit des fragments, aurait traduit tout ce qui eût regarde Moïse. (Note de Voltaire.)
  5. Fin de l’article en 1770. (B.)
  6. Dictionnaire philosophique, addition de l’édition de 1767. (B.)
  7. Antoinette Bourignon, née le 13 janvier 1616, à Lille, était une visionnaire et une illuminée qui a composé vingt-deux volumes mystiques, entre autres un traité du Nouveau Ciel et du Règne de l’Antéchrist, un traité de l’Aveuglement des hommes, et de la Lumière née en ténèbres. (E. B.)
  8. L’Histoire du peuple de Dieu, 1728, sept volumes in-4o, ou douze volumes in-12. Cette première édition contient beaucoup de choses qui ont été retranchées à la réimpression. (B.)
  9. Voyez ma note sur la section III de l’article Abraham. (B.)
  10. Voyez Amérique.
  11. Les dieux : c’est l’exacte traduction du mot Elohim. On cite souvent ce mot pour prouver que la langue hébraïque avait appartenu d’abord à un peuple polythéiste. (G. A.)


Abus des mots Adam Adorer