Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Arts, Beaux-Arts

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Éd. Garnier - Tome 17
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ARTS, BEAUX-ARTS[1].

(Article dédié au roi de Prusse.)

Sire,

La petite société d’amateurs dont une partie travaille à ces rapsodies au mont Crapack ne parlera point à Votre Majesté de l’art de la guerre. C’est un art héroïque, ou si l’on veut, abominable. S’il avait de la beauté, nous vous dirions, sans être contredits, que vous êtes le plus bel homme de l’Europe.

Nous entendons par beaux-arts l’éloquence, dans laquelle vous vous êtes signalé en étant l’historien de votre patrie, et le seul historien brandebourgeois qu’on ait jamais lu ; la poésie, qui a fait vos amusements et votre gloire quand vous avez bien voulu composer des vers français ; la musique, où vous avez réussi au point que nous doutons fort que Ptolémée Auletès eût jamais osé jouer de la flûte après vous, ni Achille de la lyre.

Ensuite viennent les arts où l’esprit et la main sont presque également nécessaires, comme la sculpture, la peinture, tous les ouvrages dépendants du dessin, et surtout l’horlogerie, que nous regardons comme un bel art depuis que nous en avons établi des manufactures au mont Crapack.

Vous connaissez, sire, les quatre siècles des arts ; presque tout naquit en France et se perfectionna sous Louis XIV ; ensuite plusieurs de ces mêmes arts, exilés de France, allèrent embellir et enrichir le reste de l’Europe au temps fatal de la destruction du célèbre édit de Henri IV, énoncé irrévocable, et si facilement révoqué. Ainsi le plus grand mal que Louis XIV pût se faire à lui-même fit le bien des autres princes contre son intention ; et ce que vous en avez dit dans votre histoire du Brandebourg en est une preuve.

Si ce monarque n’avait été connu que par le bannissement de six à sept cent mille citoyens utiles, par son irruption dans la Hollande dont il fut bientôt obligé de sortir, par sa grandeur qui l’attachait au rivage[2] tandis que ses troupes passaient le Rhin à la nage ; si on n’avait pour monument de sa gloire que les prologues de ses opéras suivis de la bataille d’Hochstedt, sa personne et son règne figureraient mal dans la postérité. Mais tous les beaux-arts en foule, encouragés par son goût et par sa munificence, ses bienfaits répandus avec profusion sur tant de gens de lettres étrangers, le commerce naissant à sa voix dans son royaume, cent manufactures établies, cent belles citadelles bâties, des ports admirables construits, les deux mers unies par des travaux immenses, etc., forcent encore l’Europe à regarder avec respect Louis XIV et son siècle.

Ce sont surtout ces grands hommes uniques en tout genre, que la nature produisit alors à la fois, qui rendirent ces temps éternellement mémorables. Le siècle fut plus grand que Louis XIV, mais la gloire en rejaillit sur lui.

L’émulation des arts a changé la face de la terre du pied des Pyrénées aux glaces d’Archangel. Il n’est presque point de prince en Allemagne qui n’ait fait des établissements utiles et glorieux.

Qu’ont fait les Turcs pour la gloire ? rien. Ils ont dévasté trois empires et vingt royaumes ; mais une seule ville de l’ancienne Grèce aura toujours plus de réputation que tous les Ottomans ensemble.

Voyez ce qui s’est fait depuis peu d’années dans Pétersbourg, que j’ai vu un marais au commencement du siècle où nous sommes. Tous les arts y ont accouru, tandis qu’ils sont anéantis dans la patrie d’Orphée, de Linus et d’Homère.

La statue que l’impératrice de Russie élève à Pierre le Grand parle du bord de la Neva à toutes les nations ; elle dit : J’attends celle de Catherine. Mais il la faudra placer vis-à-vis de la vôtre, etc.

Que la nouveauté des arts ne prouve point la nouveauté du globe.

Tous les philosophes crurent la matière éternelle ; mais les arts paraissent nouveaux. Il n’y a pas jusqu’à l’art de faire du pain qui ne soit récent. Les premiers Romains mangeaient de la bouillie ; et ces vainqueurs de tant de nations ne connurent jamais ni les moulins à vent, ni les moulins à eau. Cette vérité semble d’abord contredire l’antiquité du globe tel qu’il est, ou suppose de terribles révolutions dans ce globe. Des inondations de barbares ne peuvent guère anéantir des arts devenus nécessaires. Je suppose qu’une armée de nègres vienne chez nous, comme des sauterelles, des montagnes de Cobonas, par le Monomotapa, par le Monoëmugi, les Nosseguais, les Maracates ; qu’ils aient traversé l’Abyssinie, la Nubie, l’Égypte, la Syrie, l’Asie-Mineure, toute notre Europe ; qu’ils aient tout renversé, tout saccagé ; il restera toujours quelques boulangers, quelques cordonniers, quelques tailleurs, quelques charpentiers ; les arts nécessaires subsisteront ; il n’y aura que le luxe d’anéanti. C’est ce qu’on vit à la chute de l’empire romain : l’art de l’écriture même devint très-rare ; presque tous ceux qui contribuent à l’agrément de la vie ne renaquirent que longtemps après. Nous en inventons tous les jours de nouveaux.

De tout cela on ne peut rien conclure au fond contre l’antiquité du globe. Car supposons même qu’une inondation de barbares nous eût fait perdre entièrement jusqu’à l’art d’écrire et de faire le pain ; supposons encore plus, que nous n’avons que depuis dix ans du pain, des plumes, de l’encre et du papier ; le pays qui a pu subsister dix ans sans manger de pain et sans écrire ses pensées aurait pu passer un siècle et cent mille siècles sans ces secours.

Il est très-clair que l’homme et les autres animaux peuvent très-bien subsister sans boulangers, sans romanciers et sans théologiens, témoin toute l’Amérique, témoin les trois quarts de notre continent.

La nouveauté des arts parmi nous ne prouve donc point la nouveauté du globe, comme le prétendait Épicure, l’un de nos prédécesseurs en rêveries, qui supposait que par hasard les atomes éternels, en déclinant, avaient formé un jour notre terre. Pomponace disait : « Se il mondo non è eterno, per tutti santi è molto vecchio. »

Des petits inconvénients attachés aux arts.

Ceux qui manient le plomb et le mercure sont sujets à des coliques dangereuses et à des tremblements de nerfs très-fàcheux. Ceux qui se servent de plumes et d’encre sont attaqués d’une vermine qu’il faut continuellement secouer : cette vermine est celle de quelques ex-jésuites qui font des libelles. Vous ne connaissez pas, sire, cette race d’animaux ; elle est chassée de vos États, aussi bien que de ceux de l’impératrice de Russie, du roi de Suède et du roi de Danemark, mes autres protecteurs. L’ex-jésuite Paulian et l’ex-jésuite Nonotte, qui cultivent, comme moi, les beaux-arts, ne cessent de me persécuter jusqu’au mont Crapack ; ils m’accablent sous le poids de leur crédit, et sous celui de leur génie, qui est encore plus pesant. Si Votre Majesté ne daigne pas me secourir contre ces grands hommes, je suis anéanti.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  2. Boileau, Passage du Rhin. (Note de Voltaire.) — (Épître iv, v. 114.)


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