Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Bien

La bibliothèque libre.


Éd. Garnier - Tome 17


BIEN.

Du bien et du mal, physique et moral.

Voici une question des plus difficiles et des plus importantes. Il s’agit de toute la vie humaine. Il serait bien plus important de trouver un remède à nos maux, mais il n’y en a point, et nous sommes réduits à rechercher tristement leur origine. C’est sur cette origine qu’on dispute depuis Zoroastre, et qu’on a, selon les apparences, disputé avant lui. C’est pour expliquer ce mélange de bien et de mal qu’on a imaginé les deux principes, Oromase, l’auteur de la lumière, et Arimane, l’auteur des ténèbres ; la boîte de Pandore, les deux tonneaux de Jupiter, la pomme mangée par Ève, et tant d’autres systèmes. Le premier des dialecticiens, non pas le premier des philosophes, l’illustre Bayle, a fait assez voir comment il est difficile aux chrétiens qui admettent un seul Dieu, bon et juste, de répondre aux objections des manichéens qui reconnaissaient deux dieux, dont l’un est bon, et l’autre méchant.

Le fond du système des manichéens, tout ancien qu’il est, n’en était pas plus raisonnable. Il faudrait avoir établi des lemmes géométriques pour oser en venir à ce théorème : « Il y a deux êtres nécessaires, tous deux suprêmes, tous deux infinis, tous deux également puissants, tous deux s’étant fait la guerre, et s’accordant enfin pour verser sur cette petite planète, l’un tous les trésors de sa bénéficence, et l’autre tout l’abîme de sa malice. » En vain, par cette hypothèse, expliquent-ils la cause du bien et du mal ; la fable de Prométhée l’explique encore mieux, mais toute hypothèse qui ne sert qu’à rendre raison des choses, et qui n’est pas d’ailleurs fondée sur des principes certains, doit être rejetée.

Les docteurs chrétiens (en faisant abstraction de la révélation qui fait tout croire) n’expliquent pas mieux l’origine du bien et du mal que les sectateurs de Zoroastre.

Dès qu’ils disent : Dieu est un père tendre, Dieu est un roi juste ; dès qu’ils ajoutent l’idée de l’infini à cet amour, à cette bonté, à cette justice humaine qu’ils connaissent, ils tombent bientôt dans la plus horrible des contradictions. Comment ce souverain, qui a la plénitude infinie de cette justice que nous connaissons ; comment un père qui a une tendresse infinie pour ses enfants ; comment cet être, infiniment puissant, a-t-il pu former des créatures à son image pour les faire l’instant d’après tenter par un être malin, pour les faire succomber, pour faire mourir ceux qu’il avait créés immortels, pour inonder leur postérité de malheurs et de crimes ? On ne parle pas ici d’une contradiction qui paraît encore bien plus révoltante à notre faible raison. Comment Dieu, rachetant ensuite le genre humain par la mort de son fils unique, ou plutôt, comment Dieu lui-même, fait homme et mourant pour les hommes, livre-t-il à l’horreur des tortures éternelles presque tout ce genre humain pour lequel il est mort ? Certes, à ne regarder ce système qu’en philosophe (sans le secours de la foi), il est monstrueux, il est abominable. Il fait de Dieu ou la malice même, et la malice infinie, qui a fait des êtres pensants pour les rendre éternellement malheureux, ou l’impuissance et l’imbécillité même, qui n’a pu ni prévoir ni empêcher les malheurs de ses créatures. Mais il n’est pas question dans cet article du malheur éternel ; il ne s’agit que des biens et des maux que nous éprouvons dans cette vie. Aucun des docteurs de tant d’Églises qui se combattent tous sur cet article n’a pu persuader aucun sage.

On ne conçoit pas comment Bayle, qui maniait avec tant de force et de finesse les armes de la dialectique, s’est contenté de faire argumenter[1] un manichéen, un calviniste, un moliniste, un socinien ; que n’a-t-il fait parler un homme raisonnable ? que Bayle n’a-t-il parlé lui-même ? il aurait dit bien mieux que nous ce que nous allons hasarder.

Un père qui tue ses enfants est un monstre ; un roi qui fait tomber dans le piège ses sujets, pour avoir un prétexte de les livrer à des supplices, est un tyran exécrable. Si vous concevez dans Dieu la même bonté que vous exigez d’un père, la même justice que vous exigez d’un roi, plus de ressource pour disculper Dieu : et en lui donnant une sagesse et une bonté infinies, vous le rendez infiniment odieux ; vous faites souhaiter qu’il n’existe pas, vous donnez des armes à l’athée, et l’athée sera toujours en droit de vous dire : Il vaut mieux ne point reconnaître de Divinité que de lui imputer précisément ce que vous puniriez dans les hommes.

Commençons donc par dire : Ce n’est pas à nous à donner à Dieu les attributs humains, ce n’est pas à nous à faire Dieu à notre image. Justice humaine, bonté humaine, sagesse humaine, rien de tout cela ne lui peut convenir. On a beau étendre à l’infini ces qualités, ce ne seront jamais que des qualités humaines dont nous reculons les bornes ; c’est comme si nous donnions à Dieu la solidité infinie, le mouvement infini, la rondeur, la divisibilité infinie. Ces attributs ne peuvent être les siens.

La philosophie nous apprend que cet univers doit avoir été arrangé par un être incompréhensible, éternel, existant par sa nature ; mais, encore une fois, la philosophie ne nous apprend pas les attributs de cette nature. Nous savons ce qu’il n’est pas, et non ce qu’il est.

Point de bien ni de mal pour Dieu, ni en physique, ni en moral.

Qu’est-ce que le mal physique ? De tous les maux le plus grand sans doute est la mort. Voyons s’il était possible que l’homme eût été immortel.

Pour qu’un corps tel que le nôtre fût indissoluble, impérissable, il faudrait qu’il ne fût point composé de parties ; il faudrait qu’il ne naquît point, qu’il ne prît ni nourriture ni accroissement, qu’il ne pût éprouver aucun changement. Qu’on examine toutes ces questions, que chaque lecteur peut étendre à son gré, et l’on verra que la proposition de l’homme immortel est contradictoire.

Si notre corps organisé était immortel, celui des animaux le serait aussi : or, il est clair qu’en peu de temps le globe ne pourrait suffire à nourrir tant d’animaux ; ces êtres immortels, qui ne subsistent qu’en renouvelant leur corps par la nourriture, périraient donc faute de pouvoir se renouveler ; tout cela est contradictoire. On en pourrait dire beaucoup davantage ; mais tout lecteur vraiment philosophe verra que la mort était nécessaire à tout ce qui est né, que la mort ne peut être ni une erreur de Dieu, ni un mal, ni une injustice, ni un châtiment de l’homme.

L’homme né pour mourir ne pouvait pas plus être soustrait aux douleurs qu’à la mort. Pour qu’une substance organisée et douée de sentiment n’éprouvât jamais de douleur, il faudrait que toutes les lois de la nature changeassent, que la matière ne fût plus divisible, qu’il n’y eût plus ni pesanteur, ni action, ni force, qu’un rocher pût tomber sur un animal sans l’écraser, que l’eau ne pût le suffoquer, que le feu ne pût le brûler. L’homme impassible est donc aussi contradictoire que l’homme immortel.

Ce sentiment de douleur était nécessaire pour nous avertir de nous conserver, et pour nous donner des plaisirs autant que le comportent les lois générales auxquelles tout est soumis.

Si nous n’éprouvions pas la douleur, nous nous blesserions à tout moment sans le sentir. Sans le commencement de la douleur nous ne ferions aucune fonction de la vie, nous ne la communiquerions pas, nous n’aurions aucun plaisir. La faim est un commencement de douleur qui nous avertit de prendre de la nourriture, l’ennui une douleur qui nous force à nous occuper, l’amour un besoin qui devient douloureux quand il n’est pas satisfait. Tout désir, en un mot, est un besoin, une douleur commencée. La douleur est donc le premier ressort de toutes les actions des animaux. Tout animal doué de sentiment doit être sujet à la douleur si la matière est divisible. La douleur était donc aussi nécessaire que la mort. Elle ne peut donc être ni une erreur de la Providence, ni une malice, ni une punition. Si nous n’avions vu souffrir que les brutes, nous n’accuserions pas la nature ; si dans un état impassible nous étions témoins de la mort lente et douloureuse des colombes sur lesquelles fond un épervier qui dévore à loisir leurs entrailles, et qui ne fait que ce que nous faisons, nous serions loin de murmurer ; mais de quel droit nos corps seront-ils moins sujets à être déchirés que ceux des brutes ? Est-ce parce que nous avons une intelligence supérieure à la leur ? Mais qu’a de commun ici l’intelligence avec une matière divisible ? Quelques idées de plus ou de moins dans un cerveau doivent-elles, peuvent-elles empêcher que le feu ne nous brûle, et qu’un rocher ne nous écrase ?

Le mal moral, sur lequel on a écrit tant de volumes, n’est au fond que le mal physique. Ce mal moral n’est qu’un sentiment douloureux qu’un être organisé cause à un autre être organisé. Les rapines, les outrages, etc., ne sont un mal qu’autant qu’ils en causent. Or, comme nous ne pouvons assurément faire aucun mal à Dieu, il est clair, par les lumières de la raison (indépendamment de la foi, qui est tout autre chose), qu’il n’y a point de mal moral par rapport à l’Être suprême.

Comme le plus grand des maux physiques est la mort, le plus grand des maux en moral est assurément la guerre : elle traîne après elle tous les crimes ; calomnies dans les déclarations, perfidies dans les traités ; la rapine, la dévastation, la douleur et la mort sous toutes les formes.

Tout cela est un mal physique pour l’homme, et n’est pas plus mal moral par rapport à Dieu que la rage des chiens qui se mordent. C’est un lieu commun aussi faux que faible de dire qu’il n’y a que les hommes qui s’entr’égorgent ; les loups, les chiens, les chats, les coqs, les cailles, etc., se battent entre eux, espèce contre espèce ; les araignées de bois se dévorent les unes les autres : tous les mâles se battent pour les femelles. Cette guerre est la suite des lois de la nature, des principes qui sont dans leur sang ; tout est lié, tout est nécessaire.

La nature a donné à l’homme environ vingt-deux ans de vie l’un portant l’autre, c’est-à-dire que de mille enfants nés dans un mois, les uns étant morts au berceau, les autres ayant vécu jusqu’à trente ans, d’autres jusqu’à cinquante, quelques-uns jusqu’à quatre-vingts, faites ensuite une règle de compagnie, vous trouverez environ vingt-deux ans pour chacun.

Qu’importe à Dieu qu’on meure à la guerre, ou qu’on meure de la fièvre ? La guerre emporte moins de mortels que la petite vérole. Le fléau de la guerre est passager, et celui de la petite vérole règne toujours dans toute la terre à la suite de tant d’autres ; et tous les fléaux sont tellement combinés que la règle des vingt-deux ans de la vie est toujours constante en général.

L’homme offense Dieu en tuant son prochain, dites-vous. Si cela est, les conducteurs des nations sont d’horribles criminels, car ils font égorger, en invoquant Dieu même, une foule prodigieuse de leurs semblables, pour de vils intérêts qu’il vaudrait mieux abandonner. Mais comment offensent-ils Dieu ? (à ne raisonner qu’en philosophe) comme les tigres et les crocodiles l’offensent ; ce n’est pas Dieu assurément qu’ils tourmentent, c’est leur prochain ; ce n’est qu’envers l’homme que l’homme peut être coupable. Un voleur de grand chemin ne saurait voler Dieu. Qu’importe à l’Être éternel qu’un peu de métal jaune soit entre les mains de Jérôme ou de Bonaventure ? Nous avons des désirs nécessaires, des passions nécessaires, des lois nécessaires pour les réprimer ; et tandis que sur notre fourmilière nous nous disputons un brin de paille pour un jour, l’univers marche à jamais par des lois éternelles et immuables, sous lesquelles est rangé l’atome qu’on nomme la terre.


  1. Voyez dans Bayle les articles Manichéens, Marcionites, Pauliciens. (Note de Voltaire.)