Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Préface

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PRÉFACE




L orsque nous commencions à étudier l’architecture du moyen âge (il y a de cela vingt-cinq ans), il n’existait pas d’ouvrages qui pussent nous montrer la voie à suivre. Il nous souvient qu’alors un grand nombre de maîtres en architecture admettaient à peine l’existence de ces monuments qui couvrent le sol de l’Europe et de la France surtout. À peine permettait-on l’étude de quelques édifices de la renaissance française et italienne ; quant à ceux qui avaient été construits depuis le bas-empire jusqu’au xve siècle, on n’en parlait guère que pour les citer comme des produits de l’ignorance et de la barbarie. Si nous nous sentions pris d’une sorte d’admiration mystérieuse pour nos églises et nos forteresses françaises du moyen âge, nous n’osions avouer un penchant qui nous semblait une sorte de dépravation du goût, d’inclination peu avouable. Et cependant par instinct nous étions attiré vers ces grands monuments dont les trésors nous paraissaient réservés pour ceux qui voudraient se vouer à leur recherche.

Après un séjour de deux ans en Italie nous fûmes plus vivement frappé encore de l’aspect de nos édifices français, de la sagesse et de la science qui ont présidé à leur exécution, de l’unité, de l’harmonie et de la méthode suivies dans leur construction comme dans leur parure. Déjà cependant des esprits distingués avaient ouvert la voie ; éclairés par les travaux et l’admiration de nos voisins les Anglais, ils songeaient à classer les édifices par styles et par époques. On ne s’en tenait plus à des textes la plupart erronés, on admettait un classement archéologique basé sur l’observation des monuments eux-mêmes. Les premiers travaux de M. de Caumont faisaient ressortir des caractères bien tranchés entre les différentes époques de l’architecture française du nord. En 1831, M. Vitet adressait au ministre de l’Intérieur un rapport sur les monuments des départements de l’Oise, de l’Aisne, du Nord, de la Marne et du Pas-de-Calais, dans lequel l’élégant écrivain signalait à l’attention du gouvernement des trésors inconnus, bien qu’ils fussent à nos portes. Plus tard, M. Mérimée poursuivait les recherches si heureusement commencées par M. Vitet, et, parcourant toutes les anciennes provinces de France, sauvait de la ruine quantité d’édifices que personne alors ne songeait à regarder, et qui font aujourd’hui la richesse et l’orgueil des villes qui les possèdent. M. Didron expliquait les poëmes sculptés et peints qui couvrent nos cathédrales, et poursuivait à outrance le vandalisme partout où il voulait tenter quelque œuvre de destruction. Mais, il faut le dire à notre honte, les artistes restaient en arrière, les architectes couraient en Italie ne commençant à ouvrir les yeux qu’à Gênes ou Florence ; ils revenaient leurs portefeuilles remplis d’études faites sans critique et sans ordre, et se mettaient à l’œuvre sans avoir mis les pieds dans un monument de leur pays.

La commission des Monuments historiques instituée près le ministère de l’Intérieur commençait cependant à recruter un petit nombre d’artistes qu’elle chargeait d’étudier et de réparer quelques-uns de nos plus beaux monuments du moyen âge. C’est à cette impulsion donnée dès l’origine avec prudence, que nous devons la conservation des meilleurs exemples de notre architecture nationale, une heureuse révolution dans les études de l’architecture, d’avoir pu étudier pendant de longues années les édifices qui couvrent nos provinces, et réunir les éléments de ce livre que nous présentons aujourd’hui au public. Au milieu de difficultés sans cesse renaissantes, avec des ressources minimes, la commission des Monuments historiques a obtenu des résultats immenses ; tout faible que soit cet hommage dans notre bouche, il y aurait de l’ingratitude à ne pas le lui rendre, car, en conservant nos édifices, elle a modifié le cours des études de l’architecture en France ; en s’occupant du passé, elle a fondé dans l’avenir.

Ce qui constitue les nationalités, c’est le lien qui unit étroitement les différentes périodes de leur existence ; il faut plaindre les peuples qui renient leur passé, car il n’y a pas d’avenir pour eux ! Les civilisations qui ont profondément creusé leur sillon dans l’histoire, sont celles chez lesquelles les traditions ont été le mieux respectées, et dont l’âge mûr a conservé tous les caractères de l’enfance. La civilisation romaine est là pour nous présenter un exemple bien frappant de ce que nous avançons ici ; et quel peuple eut jamais plus de respect pour son berceau que le peuple romain ! Politiquement parlant, aucun pays, malgré des différences d’origines bien marquées, n’est fondu dans un principe d’unité plus compacte que la France ; il n’était donc ni juste ni sensé de vouloir mettre à néant une des causes de cette unité : ses arts depuis la décadence romaine jusqu’à la renaissance.

En effet, les arts en France du ixe au xve siècle ont suivi une marche régulière et logique, ils ont rayonné en Angleterre, en Allemagne, dans le nord de l’Espagne, et jusqu’en Italie, en Sicile et en Orient ; et nous ne profiterions pas de ce labeur de plusieurs siècles ? Nous ne conserverions pas et nous refuserions de reconnaître ces vieux titres enviés avec raison par toute l’Europe ? Nous serions les derniers à étudier notre propre langue ? Les monuments de pierre ou de bois périssent, ce serait folie de vouloir les conserver tous et de tenter de prolonger leur existence en dépit des conditions de la matière, mais ce qui ne peut et ne doit périr, c’est l’esprit qui a fait élever ces monuments, car cet esprit c’est le nôtre, c’est l’âme du pays. Dans l’ouvrage que nous livrons aujourd’hui au public nous avons essayé non-seulement de donner de nombreux exemples des formes diverses adoptées par l’architecture du moyen âge, suivant un ordre chronologique, mais surtout et avant tout de faire connaître les raisons d’être de ces formes, les principes qui les ont fait admettre, les mœurs et les idées au milieu desquelles elles ont pris naissance. Il nous a paru difficile de rendre compte des transformations successives des arts de l’architecture sans donner en même temps un aperçu de la civilisation dont cette architecture est comme l’enveloppe, et si la tâche s’est trouvée au-dessus de nos forces, nous aurons au moins ouvert une voie nouvelle à parcourir, car nous ne saurions admettre l’étude du vêtement indépendamment de l’étude de l’homme qui le porte. Or toute sympathie pour telle ou telle forme de l’art mise de côté, nous avons été frappé de l’harmonie complète qui existe entre les arts du moyen âge et l’esprit des peuples au milieu desquels ils se sont développés. Du moment où la civilisation du moyen âge se sent vivre, elle tend à progresser rapidement, elle procède par une suite d’essais sans s’arrêter un instant ; à peine a-t-elle entrevu un principe qu’elle en déduit les conséquences, et arrive promptement à l’abus sans se donner le temps de développer son thème ; c’est là le côté faible, mais aussi le côté instructif des arts du xiie au xvie siècle. Les arts compris dans cette période de trois siècles ne peuvent, pour ainsi dire, être saisis sur un point, c’est une chaîne non interrompue dont tous les anneaux sont rivés à la hâte par les lois impérieuses de la logique. Vouloir écrire une histoire de l’architecture du moyen âge, ce serait peut-être tenter l’impossible, car il faudrait embrasser à la fois, et faire marcher parallèlement l’histoire religieuse, politique, féodale et civile de plusieurs peuples ; il faudrait constater les influences diverses qui ont apporté leurs éléments à des degrés différents dans telle ou telle contrée, trouver le lien de ces influences, analyser leurs mélanges et définir les résultats ; tenir compte des traditions locales, des goûts et des mœurs des populations, des lois imposées par l’emploi des matériaux, des relations commerciales, du génie particulier des hommes qui ont exercé une action sur les événements soit en hâtant leur marche naturelle, soit en la faisant dévier, ne pas perdre de vue les recherches incessantes d’une civilisation qui se forme, et se pénétrer de l’esprit encyclopédique, religieux et philosophique du moyen âge. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les nations chrétiennes occidentales ont inscrit sur leur drapeau le mot : Progrès ; et qui dit progrès dit labeur, lutte et transformation.

La civilisation antique est simple, une ; elle absorbe au lieu de se répandre ; tout autre est la civilisation chrétienne ; elle reçoit et donne, c’est le mouvement, la divergence sans interruption possible. Ces deux civilisations ont dû nécessairement procéder très-différemment dans l’expression de leurs arts ; on peut le regretter, mais non aller à l’encontre ; on peut écrire une histoire des arts égyptien, grec ou romain, parce que ces arts suivent une voie dont la pente égale monte à l’apogée et descend à la décadence sans dévier, mais la vie d’un homme ne suffirait pas à décrire les transformations si rapides des arts du moyen âge, à chercher les causes de ces transformations, à compter un à un tous les chaînons de cette longue chaîne si bien rivée quoique composée d’éléments si divers.

On a pu, lorsque les études archéologiques sur le moyen âge ne faisaient que poser les premiers jalons, tenter une classification toute de convention, et diviser les arts par périodes, par styles primaires, secondaires, tertiaires, de transition, et supposer que la civilisation moderne avait procédé comme notre globe dont la croûte change de nature après chaque grande convulsion ; mais par le fait cette classification, toute satisfaisante qu’elle paraisse, n’existe pas, et de la décadence romaine à la renaissance du xvie siècle il n’y a qu’une suite de transitions sans arrêts. Ce n’est pas que nous voulions ici blâmer une méthode qui a rendu d’immenses services, en ce qu’elle a posé des points saillants, qu’elle a mis la première de l’ordre dans les études, et qu’elle a permis de défricher le terrain ; mais, nous le répétons, cette classification n’existe pas, et nous croyons que le moment est venu d’étudier l’art du moyen âge comme on étudie le développement et la vie d’un être animé qui de l’enfance arrive à la vieillesse par une suite de transformations insensibles, et sans qu’il soit possible de dire le jour où cesse l’enfance et où commence la vieillesse. Ces raisons, notre insuffisance peut-être, nous ont déterminé à donner à cet ouvrage la forme d’un Dictionnaire. Cette forme, en facilitant les recherches au lecteur, nous permet de présenter une masse considérable de renseignements et d’exemples qui n’eussent pu trouver leur place dans une histoire, sans rendre le discours confus et presque inintelligible. Elle nous a paru, précisément à cause de la multiplicité des exemples donnés, devoir être plus favorable aux études, mieux faire connaître les diverses parties compliquées, mais rigoureusement déduites des besoins, qui entrent dans la composition de nos monuments du moyen âge, puisqu’elle nous oblige pour ainsi dire à les disséquer séparément, tout en décrivant les fonctions, le but de ces diverses parties et les modifications qu’elles ont subies. Nous n’ignorons pas que cette complication des arts du moyen âge, la diversité de leur origine, et cette recherche incessante du mieux qui arrive rapidement à l’abus, ont rebuté bien des esprits, ont été cause de la répulsion que l’on éprouvait, et que l’on éprouve encore, pour une étude dont le but n’apparaît pas clairement. Il est plus court de nier que d’étudier ; longtemps on n’a voulu voir dans ce développement d’une des parties intellectuelles de notre pays que le chaos, l’absence de tout ordre, de toute raison, et cependant lorsque l’on pénètre au milieu de ce chaos, que l’on voit sourdre une à une les sources de l’art de l’architecture du moyen âge, que l’on prend la peine de suivre leur cours, on découvre bientôt la pente naturelle vers laquelle elles tendent toutes, et combien elles sont fécondes. Il faut reconnaître que le temps de la négation aveugle est déjà loin de nous, notre siècle cherche à résumer le passé ; il semble reconnaître (et en cela nous croyons qu’il est dans le vrai) que pour se frayer un chemin dans l’avenir, il faut savoir d’où l’on vient, profiter de tout ce que les siècles précédents ont laborieusement amassé. Ce sentiment est quelque chose de plus profond qu’une réaction contre l’esprit destructeur du siècle dernier, c’est un besoin du moment ; et si quelques exagérations ont pu effrayer les esprits sérieux, si l’amour du passé a parfois été poussé jusqu’au fanatisme, il n’en reste pas moins au fond de la vie intellectuelle de notre époque une tendance générale et très-prononcée vers les études historiques, qu’elles appartiennent à la politique, à la législation, aux lettres ou aux arts. Il suffit pour s’en convaincre (si cette observation avait besoin de s’appuyer sur des preuves), de voir avec quelle avidité le public en France, en Angleterre et en Allemagne se jette sur toutes les œuvres qui traitent de l’histoire ou de l’archéologie, avec quel empressement les erreurs sont relevées, les monuments et les textes mis en lumière. Il semble que les découvertes nouvelles viennent en aide à ce mouvement général. Au moment où la main des artistes ne suffit pas à recueillir les restes si nombreux et si précieux de nos édifices anciens, apparaît la photographie qui forme en quelques années un inventaire fidèle de tous ces débris. De sages dispositions administratives réunissent et centralisent les documents épars de notre histoire ; les départements, les villes voient des sociétés se fonder dans leur sein pour la conservation des monuments épargnés par les révolutions et la spéculation ; le budget de l’État, au milieu des crises politiques les plus graves, ne cesse de porter dans ses colonnes des sommes importantes pour sauver de la ruine tant d’œuvres d’art si longtemps mises en oubli. Et ce mouvement ne suit pas les fluctuations d’une mode, il est constant, il est chaque jour plus marqué, et après avoir pris naissance au milieu de quelques hommes éclairés, il se répand peu à peu dans les masses ; il faut dire même qu’il est surtout prononcé dans les classes industrielles et ouvrières, parmi les hommes chez lesquels l’instinct agit plus que l’éducation ; ils semblent se reconnaître dans ces œuvres issues du génie national.

Quand il s’est agi de reproduire ou de continuer des œuvres des siècles passés, ce n’est pas d’en bas que nous sont venues les difficultés, et les exécutants ne nous ont jamais fait défaut ; Mais c’est précisément parce que cette tendance est autre chose qu’une mode ou une réaction, qu’il est fort important d’apporter un choix scrupuleux, une critique impartiale et sévère, dans l’étude et l’emploi des matériaux qui peuvent contribuer à rendre à notre pays un art conforme à son génie. Si cette étude est incomplète, étroite, elle sera stérile et fera plus de mal que de bien ; elle augmentera la confusion et l’anarchie dans lesquelles les arts sont tombées depuis tantôt cinquante ans, et qui nous conduiraient à la décadence ; elle apportera un élément de désordre de plus ; si, au contraire, cette étude est dirigée avec intelligence et soin ; si l’enseignement officiel l’adopte franchement et arrête ainsi ses écarts, réunit sous sa main tant d’efforts partiels qui se sont perdus faute d’un centre, les résultats ne se feront pas attendre, et l’art de l’architecture reprendra le rang qui lui convient chez une nation éminemment créatrice.

Des convictions isolées, si fortes qu’elles soient, ne peuvent faire une révolution dans les arts ; si aujourd’hui nous cherchons à renouer ces fils brisés, à prendre dans un passé qui nous appartient en propre les éléments d’un art contemporain, ce n’est pas au profit des goûts de tel ou tel artiste ou d’une coterie ; nous ne sommes au contraire que les instruments dociles des goûts et des idées de notre temps, et c’est aussi pour cela que nous avons foi dans nos études et que le découragement ne saurait nous atteindre ; ce n’est pas nous qui faisons dévier les arts de notre époque, c’est notre époque qui nous entraîne…. Où ? qui le sait ! Faut-il au moins que nous remplissions de notre mieux la tâche qui nous est imposée par les tendances du temps où nous vivons. Ces efforts, il est vrai, ne peuvent être que limités, car la vie de l’homme n’est pas assez longue pour permettre à l’architecte d’embrasser un ensemble de travaux, soit intellectuels soit matériels ; l’architecte n’est et ne peut être qu’une partie d’un tout ; il commence ce que d’autres achèvent, ou termine ce que d’autres ont commencé ; il ne saurait donc travailler dans l’isolement, car son œuvre ne lui appartient pas en propre, comme le tableau au peintre, le poëme au poëte. L’architecte qui prétendrait seul imposer un art à toute une époque ferait un acte d’insigne folie. En étudiant l’architecture du moyen âge, en cherchant à répandre cette étude, nous devons dire que notre but n’est pas de faire rétrograder les artistes, de leur fournir les éléments d’un art oublié pour qu’ils les reprennent tels quels, et les appliquent sans raisons aux édifices du xixe siècle ; cette extravagance a pu nous être reprochée, mais elle n’a heureusement jamais été le résultat de nos recherches et de nos principes. On a pu faire des copies plus ou moins heureuses des édifices antérieurs au xvie siècle, ces tentatives ne doivent être considérées que comme des essais destinés à retrouver les éléments d’un art perdu mais non comme le but auquel doit s’arrêter notre architecture moderne. Si nous regardons l’étude de l’architecture du moyen âge comme utile, et pouvant amener peu à peu une heureuse révolution dans l’art, ce n’est pas à coup sûr pour obtenir des œuvres sans originalité, sans style, pour voir reproduire sans choix et comme une forme muette, des monuments remarquables surtout à cause du principe qui les a fait élever, mais c’est au contraire pour que ce principe soit connu, et qu’il puisse porter des fruits aujourd’hui comme il en a produit pendant les xiie et xiiie siècles. En supposant qu’un architecte de ces époques revienne aujourd’hui, avec ses formules et les principes auxquels il obéissait de son temps, et qu’il puisse être initié à nos idées modernes, si l’on mettait à sa disposition les perfectionnements apportés dans l’industrie, il ne bâtirait pas un édifice du temps de Philippe Auguste ou de saint Louis, parce qu’il fausserait ainsi la première loi de son art, qui est de se conformer aux besoins et aux mœurs du moment, d’être rationnel. Jamais peut-être des ressources plus nombreuses n’ont été offertes aux architectes ; les exécutants sont nombreux, intelligents et habiles de la main ; l’industrie est arrivée à un degré de perfectionnement qui n’avait pas été atteint. Ce qui manque à tout cela c’est une âme, c’est ce principe vivifiant qui rend toute œuvre d’art respectable, qui fait que l’artiste peut opposer la raison aux fantaisies souvent ridicules des particuliers ou d’autorités peu compétentes trop disposés à considérer l’art comme une superfluité, une affaire de caprice ou de mode. Pour que l’artiste respecte son œuvre, il faut qu’il l’ait conçue avec la conviction intime que cette œuvre est émanée d’un principe vrai, basé sur les règles du bon sens ; le goût, souvent, n’est pas autre chose, et pour que l’artiste soit respecté lui-même, il faut que sa conviction ne puisse être mise en doute ; or, comment supposer qu’on respectera l’artiste qui, soumis à toutes les puérilités d’un amateur fantasque, lui bâtira, suivant le caprice du moment, une maison chinoise, arabe, gothique, ou de la renaissance ? Que devient l’artiste au milieu de tout ceci ? N’est-ce pas le costumier qui nous habille suivant notre fantaisie, mais qui n’est rien par lui-même, n’a et ne peut avoir ni préférence, ni goût propre, ni ce qui constitue avant tout l’artiste créateur, l’initiative ? Mais l’étude d’une architecture dont la forme est soumise à un principe, comme le corps est soumis à l’âme, pour ne point rester stérile, ne saurait être incomplète et superficielle. Nous ne craindrons pas de le dire, ce qui a le plus retardé les développements de la renaissance de notre architecture nationale, renaissance dont on doit tirer profit pour l’avenir, c’est le zèle mal dirigé, la connaissance imparfaite d’un art dans lequel beaucoup ne voient qu’une forme originale et séduisante sans apprécier le fond. Nous avons vu surgir ainsi de pâles copies d’un corps dont l’âme est absente. Les archéologues en décrivant et classant les formes n’étaient pas toujours architectes praticiens, ne pouvaient parler que de ce qui frappait leurs yeux, mais la connaissance du pourquoi devait nécessairement manquer à ces classifications purement matérielles, et le bon sens public s’est trouvé justement choqué à la vue de reproductions d’un art dont il ne comprenait pas la raison d’être, qui lui paraissait un jeu bon tout au plus pour amuser quelques esprits curieux de vieilleries, mais dans la pratique duquel il fallait bien se garder de s’engager. C’est qu’en effet s’il est un art sérieux, qui doive toujours être l’esclave de la raison et du bon sens, c’est l’architecture. Ses lois fondamentales sont les mêmes dans tous les pays et dans tous les temps, la première condition du goût en architecture, c’est d’être soumis à ces lois ; et les artistes qui, après avoir blâmé les imitations contemporaines de temples romains dans lesquelles on ne pouvait retrouver ni le souffle inspirateur qui les a fait élever, ni des points de rapports avec nos habitudes et nos besoins, se sont mis à construire des pastiches des formes romanes ou gothiques, sans se rendre compte des motifs qui avaient fait adopter ces formes, n’ont fait que perpétuer d’une manière plus grossière encore les erreurs contre lesquelles ils s’étaient élevés.

Il y a deux choses dont on doit tenir compte avant tout, dans l’étude d’un art, c’est la connaissance du principe créateur, et le choix dans l’œuvre créée. Or le principe de l’architecture française au moment où elle se développe avec une grande énergie, du xiie au xiiie siècle, étant la soumission constante de la forme aux mœurs, aux idées du moment, l’harmonie entre le vêtement et le corps, le progrès incessant, le contraire de l’immobilité ; l’application de ce principe ne saurait non-seulement, faire rétrograder l’art, mais même le rendre stationnaire. Tous les monuments enfantés par le moyen âge seraient-ils irréprochables, qu’ils ne devraient donc pas être aujourd’hui servilement copiés, si l’on élève un édifice neuf, ce n’est qu’un langage dont il faut apprendre à se servir pour exprimer sa pensée, mais non pour répéter ce que d’autres ont dit ; et dans les restaurations, même lorsqu’il ne s’agit que de reproduire ou de réparer des parties détruites ou altérées, il est d’une très-grande importance de se rendre compte des causes qui ont fait adopter ou modifier telle ou telle disposition primitive, appliquer telle ou telle forme ; les règles générales laissent l’architecte sans ressources devant les exceptions nombreuses qui se présentent à chaque pas, s’il n’est pas pénétré de l’esprit qui a dirigé les anciens constructeurs.

On rencontrera souvent dans cet ouvrage des exemples qui accusent l’ignorance, l’incertitude, les tâtonnements, les exagérations de certains artistes ; mais, que l’on veuille bien le remarquer, on y trouvera l’influence, l’abus même parfois d’un principe vrai, une méthode, en même temps qu’une grande liberté individuelle, l’unité de style, l’harmonie dans l’emploi des formes, l’instinct des proportions, toutes les qualités qui constituent un art, soit qu’il s’applique à la plus humble maison de paysan ou à la plus riche cathédrale, comme au palais du souverain. En effet, une civilisation ne peut prétendre posséder un art que si cet art pénètre partout, s’il fait sentir sa présence dans les œuvres les plus vulgaires. Or de tous les pays occidentaux de l’Europe, la France est encore celui chez qui cette heureuse faculté s’est le mieux conservée, car c’est celui qui l’a possédée au plus haut degré depuis la décadence romaine. De tout temps la France a imposé ses arts et ses modes à une grande partie du continent européen ; elle a essayé vainement depuis la renaissance de se faire italienne, allemande, espagnole, grecque, son instinct, le goût natif qui réside dans toutes les classes du pays l’ont toujours ramené à son génie propre en la relevant après les plus graves erreurs ; il est bon, nous croyons, de le reconnaître, car trop longtemps les artistes ont méconnu ce sentiment et n’ont pas su en profiter. Depuis le règne de Louis XIV surtout, les artistes ont fait ou prétendu faire un corps isolé dans le pays, sorte d’aristocratie étrangère, méconnaissant ces instincts des masses. En se séparant ainsi de la foule, ils n’ont plus été compris, ont perdu toute influence, et il n’a pas dépendu d’eux que la barbarie ne gagnât sans retour ce qui restait en dehors de leur sphère. La preuve en est dans l’infériorité de l’exécution des œuvres des deux derniers siècles comparativement aux siècles précédents. L’architecture surtout qui ne peut se produire qu’à l’aide d’une grande quantité d’ouvriers de tous états, ne présentait plus à la fin du xviiie siècle qu’une exécution abâtardie, molle, pauvre et dépourvue de style à ce point de faire regretter les dernières productions du bas-empire. La royauté de Louis XIV, en se mettant à la place de toute chose en France, en voulant être le principe de tout, absorbait sans fruit les forces vives du pays, plus encore peut-être dans les arts que dans la politique ; et l’artiste a besoin pour produire de conserver son indépendance. Le pouvoir féodal n’était certainement pas protecteur de la liberté matérielle ; les rois, les seigneurs séculiers, comme les évêques et les abbés, ne comprenaient pas et ne pouvaient comprendre ce que nous appelons les droits politiques ; on en a mésusé de notre temps, qu’en eût-on fait au xiie siècle ! Mais ces pouvoirs séparés, rivaux même souvent, laissaient à la population intelligente et laborieuse sa liberté d’allure. Les arts appartenaient au peuple, et personne, parmi les classes supérieures, ne songeait à les diriger, à les faire dévier de leur voie. Quand les arts ne furent plus exclusivement pratiqués par le clergé régulier, et qu’ils sortirent des monastères pour se répandre dans cent corporations laïques, il ne semble pas qu’un seul évêque se soit élevé contre ce mouvement naturel ; et comment supposer d’ailleurs que des chefs de l’Église, qui avaient si puissamment et avec une si laborieuse persévérance aidé à la civilisation chrétienne, eussent arrêté un mouvement qui indiquait mieux que tout autre symptôme que la civilisation se répandait dans les classes moyennes et inférieures ? Mais les arts, en se répandant en dehors des couvents entraînaient avec eux des idées d’émancipation, de liberté intellectuelle qui durent vivement séduire des populations avides d’apprendre, de vivre, d’agir, et d’exprimer leurs goûts et leurs tendances. C’était dorénavant sur la pierre et le bois, dans les peintures et les vitraux, que ces populations allaient imprimer leurs désirs, leurs espérances ; c’était là que sans contrainte elles pouvaient protester silencieusement contre l’abus de la force. À partir du xiie siècle cette protestation ne cesse de se produire dans toutes les œuvres d’art qui décorent nos édifices du moyen âge ; elle commence gravement, elle s’appuie sur les textes sacrés, elle devient satirique à la fin du xiiie siècle, et finit au xve par la caricature. Quelle que soit sa forme, elle est toujours franche, libre, crue même parfois. Avec quelle complaisance les artistes de ces époques s’étendent dans leurs œuvres sur le triomphe des faibles, sur la chute des puissants ! Quel est l’artiste du temps de Louis XIV qui eût osé placer un roi dans l’enfer à côté d’un avare, d’un homicide ; quel est le peintre ou le sculpteur du xiiie siècle qui ait placé un roi dans les nuées entouré d’une auréole, glorifié comme Dieu, tenant la foudre, et ayant à ses pieds les puissants du siècle ? Est-il possible d’admettre, quand on étudie nos grandes cathédrales, nos châteaux et nos habitations du moyen âge qu’une autre volonté que celle de l’artiste ait influé sur la forme de leur architecture, sur le système adopté dans leur décoration ou leur construction ? L’unité qui règne dans ces conceptions, la parfaite concordance des détails avec l’ensemble, l’harmonie de toutes les parties ne démontrent-elles pas qu’une seule volonté a présidé à l’érection de ces œuvres d’art ? Cette volonté peut-elle être autre que celle de l’artiste ? Et ne voyons-nous pas, à propos des discussions qui eurent lieu sous Louis XIV, lorsqu’il fut question d’achever le Louvre, le roi, le surintendant des bâtiments, Colbert, et toute la cour donner son avis, s’occuper des ordres, des corniches, et de tout ce qui touche à l’art, et finir par confier l’œuvre à un homme qui n’était pas architecte, et ne sut que faire un dispendieux placage, dont le moindre défaut est de ne se rattacher en aucune façon au monument et de rendre inutile le quart de sa superficie ? On jauge une civilisation par ses arts, car les arts sont l’énergique expression des idées d’une époque, et il n’y a pas d’art sans l’indépendance de l’artiste. L’étude des arts du moyen âge est une mine inépuisable, pleine d’idées originales, hardies, tenant l’imagination éveillée, cette étude oblige à chercher sans cesse, et par conséquent elle développe puissamment l’intelligence de l’artiste. L’architecture, depuis le xiie siècle jusqu’à la renaissance, ne se laisse pas vaincre par les difficultés, elle les aborde toutes franchement ; n’étant jamais à bout de ressources, elle ne va cependant les puiser que dans un principe vrai. Elle abuse même trop souvent de cette habitude de surmonter des difficultés parmi lesquelles elle aime à se mouvoir. Ce défaut ! pouvons-nous le lui reprocher ? Il tient à la nature d’esprit de notre pays, à ses progrès et ses conquêtes, dont nous profitons, au milieu dans lequel cet esprit se développait. Il dénote les efforts intellectuels d’où la civilisation moderne est sortie, et la civilisation moderne est loin d’être simple ; si nous la comparons à la civilisation païenne, de combien de rouages nouveaux ne la trouverons-nous pas surchargée ; pourquoi donc vouloir revenir dans les arts à des formes simples quand notre civilisation, dont ces arts ne sont que l’empreinte, est si complexe ? Tout admirable que soit l’art grec, ses lacunes sont trop nombreuses pour que dans la pratique il puisse être appliqué à nos mœurs. Le principe qui l’a dirigé est trop étranger à la civilisation moderne pour inspirer et soutenir nos artistes modernes. Pourquoi donc ne pas habituer nos esprits à ces fertiles labeurs des siècles d’où nous sommes sortis ? Nous l’avons vu trop souvent, ce qui manque surtout aux conceptions modernes en architecture, c’est la souplesse, cette aisance d’un art qui vit dans une société qu’il connaît ; notre architecture gêne ou est gênée, en dehors de son siècle, ou complaisante jusqu’à la bassesse, jusqu’au mépris du bon sens. Si donc nous recommandons l’étude des arts des siècles passés avant l’époque où ils ont quitté leur voie naturelle, ce n’est pas que nous désirions voir élever chez nous aujourd’hui des maisons et des palais du xiiie siècle, c’est que nous regardons cette étude comme pouvant rendre aux architectes cette souplesse, cette habitude d’appliquer à toute chose un principe vrai, cette originalité native et cette indépendance qui tiennent au génie de notre pays. N’aurions-nous que fait naître le désir chez nos lecteurs d’approfondir un art trop longtemps oublié, aurions-nous contribué seulement à faire aimer et respecter des œuvres qui sont la vivante expression de nos progrès pendant plusieurs siècles, que nous croirions notre tâche remplie ; et si faibles que soient les résultats de nos efforts, ils feront connaître, nous l’espérons du moins, qu’entre l’antiquité et notre siècle, il s’est fait un travail immense dont nous pouvons profiter, si nous savons en recueillir et choisir les fruits.

VIOLLET-LE-DUC.