Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Bastide, bastille

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BASTIDE, s. f. Bastille. On entendait par bastide, pendant le moyen âge, un ouvrage de défense isolé, mais faisant cependant partie d’un système général de fortification. On doit distinguer les bastilles permanentes des bastilles élevées provisoirement ; les bastilles tenant aux fortifications d’une place, de celles construites par les assiégeants pour renforcer une enceinte de circonvallation ou de contrevallation. Le mot bastide est plutôt employé jusqu’à la fin du XIIIe siècle pour désigner des ouvrages provisoires destinés à protéger un campement que des constructions à demeure ; ce n’est que par extension que l’on désigne, à partir de cette époque, par bastide ou bastille, des forts en maçonnerie se reliant à une enceinte. Le mot bastide est souvent appliqué à une maison isolée, bâtie en dehors des murs d’une ville[1].

Lorsque les Romains investissaient une place forte, et se trouvaient dans la nécessité de faire un siège en règle, leur premier soin était d’établir des lignes de circonvallation et de contrevallation, renforcées de distance en distance par des tours en bois ou même en maçonnerie. S’il était facile d’élever les tours des lignes de circonvallation, on comprendra que les assiégés s’efforçaient d’empêcher l’établissement des tours tenant aux lignes de contrevallation, de détruire ces ouvrages que l’on dressait en face des remparts de la place, souvent à une très-petite distance. Cependant les armées romaines attachaient la plus grande importance à ces ouvrages, que nous ne pouvons comparer qu’à nos batteries de siège et à nos places d’armes. Élever en face des tours d’une ville assiégée des tours plus hautes afin de dominer les fortifications, d’empêcher les défenseurs de se tenir sur les chemins de ronde, et de protéger ainsi le travail du mineur, était le moyen lent mais sûr que les armées romaines mettaient en pratique, avec autant de méthode et de persévérance que d’habileté. Nous ne pourrions nous occuper en détail de la bastide, sans avoir au préalable indiqué l’origine de cet ouvrage d’après les données antiques. Il faut convenir d’ailleurs que jamais les armées du moyen âge ne présentèrent un corps aussi discipliné et homogène que les armées romaines, et que, par conséquent, les moyens d’attaque régulière qu’elles mirent en pratique ne purent rivaliser avec ceux employés par les Romains.

Lorsque le lieutenant C. Trébonius fut laissé par César au siège de Marseille, les Romains durent élever des ouvrages considérables pour réduire la ville, qui était forte et bien munie. L’un de leurs travaux d’approche, véritable bastide, est d’une grande importance ; nous donnons ici la traduction du passage des Mémoires de César qui le décrit, en essayant de la rendre aussi claire que possible :

« Les légionnaires, qui dirigeaient la droite des travaux, jugèrent qu’une tour de briques, élevée au pied de la muraille (de la ville), pourrait leur être d’un grand secours contre les fréquentes sorties des ennemis, s’ils parvenaient à en faire une bastille ou un réduit. Celle qu’ils avaient faite d’abord était petite, basse ; elle leur servait cependant de retraite. Ils s’y défendaient contre des forces supérieures, ou en sortaient pour repousser et poursuivre l’ennemi. Cet ouvrage avait trente pieds sur chaque côté, et l’épaisseur des murs était de cinq pieds ; on reconnut bientôt (car l’expérience est un grand maître) qu’on pourrait au moyen de quelques combinaisons tirer un grand parti de cette construction, si on lui donnait l’élévation d’une tour.

« Lorsque la bastille eut été élevée à la hauteur d’un étage, ils (les Romains) placèrent un plancher composé de solives dont les extrémités étaient masquées par le parement extérieur de la maçonnerie, afin que le feu lancé par les ennemis ne pût s’attacher à aucune partie saillante de la charpente. Au-dessus de ce plancher ils surélevèrent les murailles de brique autant que le permirent les parapets et les mantelets sous lesquels ils étaient à couvert ; alors, à peu de distance de la crête des murs, ils posèrent deux poutres en diagonale pour y placer le plancher destiné à devenir le comble de la tour. Sur ces deux poutres, ils assemblèrent des solives transversales comme une enrayure, et dont les extrémités dépassaient un peu le parement extérieur de la tour, pour pouvoir suspendre en dehors des gardes destinées à garantir les ouvriers occupés à la construction du mur. Ils couvrirent ce plancher de briques et d’argile pour qu’il fût à l’épreuve du feu, et étendirent dessus des couvertures grossières, de peur que le comble ne fût brisé par les projectiles lancés par les machines, ou que les pierres envoyées par les catapultes ne pussent fracasser les briques. Ils façonnèrent ensuite trois nattes avec des câbles servant aux ancres des vaisseaux, de la longueur de chacun des côtés de la tour et de la hauteur de quatre pieds, et les attachèrent aux extrémités extérieures des solives (du comble), le long des murs, sur les trois côtés battus par les ennemis. Les soldats avaient souvent éprouvé, en d’autres circonstances, que cette sorte de garde était la seule qui offrit un obstacle impénétrable aux traits et aux projectiles lancés par les machines. Une partie de la tour étant achevée et mise à l’abri de toute insulte, ils transportèrent les mantelets dont ils s’étaient servis sur d’autres points des ouvrages d’attaque. Alors, s’étayant sur le premier plancher, ils commencèrent à soulever le toit entier, tout d’une pièce, et l’enlevèrent à une hauteur suffisante pour que les nattes de câbles pussent encore masquer les travailleurs. Cachés derrière cette garde, ils construisaient les murs en briques, puis élevaient encore le toit, et se donnaient ainsi l’espace nécessaire pour monter peu à peu leur construction. Quand ils avaient atteint la hauteur d’un nouvel étage, ils faisaient un nouveau plancher avec des solives dont les portées étaient toujours masquées par la maçonnerie extérieure ; et de là ils continuaient à soulever le comble avec ses nattes. C’est ainsi que, sans courir de dangers, sans s’exposer à aucune blessure, ils élevèrent successivement six étages. On laissa des meurtrières aux endroits convenables pour y placer des machines de guerre.

« Lorsqu’ils furent assurés que de cette tour ils pouvaient défendre les ouvrages qui en étaient voisins, ils commencèrent à construire un rat (musculus)[2], long de soixante pieds, avec des poutres de deux pieds d’équarrissage, qui du rez-de-chaussée de la tour les conduiraient à celle des ennemis et aux murailles. On posa d’abord sur le sol deux sablières d’égale longueur, distantes l’une de l’autre de quatre pieds ; on assembla dans des mortaises faites dans ces poutres des poteaux de cinq pieds de hauteur. On réunit ces poteaux par des traverses en forme de frontons peu aigus pour y placer les pannes destinées à soutenir la couverture du rat. Par-dessus on posa des chevrons de deux pieds d’équarrissage, reliés avec des chevilles et des bandes de fer. Sur ces chevrons on cloua des lattes de quatre doigts d’équarrissage, pour soutenir les briques formant couverture. Cette charpente ainsi ordonnée, et les sablières portant sur des traverses, le tout fut recouvert de brique et d’argile détrempée, pour n’avoir point à craindre le feu qui serait lancé des murailles. Sur ces briques on étendit des cuirs, afin d’éviter que l’eau dirigée dans des canaux par les assiégés ne vînt à détremper l’argile ; pour que les cuirs ne pussent être altérés par le feu ou les pierres, on les couvrit de matelas de laine. Tout cet ouvrage se fit au pied de la tour, à l’abri des mantelets, et tout-à-coup, lorsque les Marseillais s’y attendaient le moins, à l’aide de rouleaux usités dans la marine, le rat fut poussé contre la tour de la ville, de manière à joindre son pied.

« Les assiégés, effrayés de cette manœuvre rapide, font avancer, à force de leviers, les plus grosses pierres qu’ils peuvent trouver, et les précipitent du haut de la muraille sur le rat. Mais la charpente résiste par sa solidité, et tout ce qui est jeté sur le comble est écarté par ses pentes. À cette vue, les assiégés changent de dessein, mettent le feu à des tonneaux remplis de poix et de goudron et les jettent du haut des parapets. Ces tonneaux roulent, tombent à terre de chaque côté du rat et sont éloignés, avec des perches et des fourches. Cependant nos soldats à couvert sous le rat ébranlent avec des leviers les pierres des fondations de la tour des ennemis. D’ailleurs le rat est défendu par les traits lancés du haut de notre tour de briques : les assiégés sont écartés des parapets de leurs tours et de leurs courtines ; on ne leur laisse pas le temps de s’y montrer pour les défendre. Déjà une grande quantité des pierres des soubassements sont enlevées, une partie de la tour s’écroule tout à coup.[3]» Afin d’éclaircir ce passage, nous donnons (1) une coupe perspective de la tour ou bastille décrite ci-dessus par César, au moment où les soldats romains sont occupés à la surélever à couvert sous le comble mobile.
Celui-ci est soulevé aux quatre angles au moyen de vis de charpente, dont le pas s’engage successivement dans de gros écrous assemblés en deux pièces et maintenus par les premières solives latérales de chacun des étages, et dans les angles de la tour ; de cette façon ces vis sont sans fin, car lorsqu’elles quittent les écrous d’un étage inférieur, elles sont déjà engagées dans les écrous du dernier étage posé ; des trous percés dans le corps de ces vis permettent à six hommes au moins de virer à chacune d’elles au moyen de barres, comme à un cabestan. Au fur et à mesure que le comble s’élève, les maçons le calent sur plusieurs points et s’arasent. Aux extrémités des solives du comble sont suspendues les nattes de câbles pour abriter les travailleurs. Quant au rat ou galerie destinée à permettre aux pionniers de saper à couvert le pied des murailles des assiégés, sa description est assez claire et détaillée pour n’avoir pas besoin de commentaires.

Protéger les travaux des mineurs, posséder près des murailles attaquées un réduit considérable, bien muni, propre à contenir un poste nombreux destiné à couvrir les parapets de projectiles et à prendre en flanc les détachements qui tentaient des sorties, telle était la fonction de la bastille romaine, que nous voyons employée, avec des moyens moins puissants, il est vrai, aux sièges d’Alésia et de Bourges. Là ce ne sont que des ouvrages en terre en forme de fer à cheval, avec fossés et palissades, sortes de barbacanes destinées à permettre à des corps de troupes de sortir en masse sur le flanc des assaillants jetés sur les lignes. Il va sans dire que ces bastides étaient garnies de machines de jet propres soit à battre les tours de la place assiégée, soit à enfiler les fossés des lignes de circonvallation et de contrevallation.

Ce système est également appliqué dès les premiers temps du moyen âge par les armées assiégeantes et assiégées pour battre les remparts et défendre des points faibles, ou plutôt il ne cesse d’être employé ; car vaincre un ennemi c’est l’instruire, et les Romains, en soumettant les barbares, leur enseignaient l’art de la guerre. Charles le Chauve, pour empêcher les Normands de remonter la Seine, avait fait élever à Pistes, aux deux extrémités d’un pont, qui est probablement le Pont-de-l’Arche, deux forts, véritables bastilles. Dans l’enceinte de l’abbaye de Saint-Denis, le même prince, en 866, afin de mettre le monastère, à l’abri d’un coup de main, fit élever une petite bastide qui suffit pour empêcher les Normands de s’emparer désormais de ce poste. À la même époque, les ponts situés aux embouchures de la Marne et de l’Oise, à Charenton et à Auvers, furent également munis de bastides[4]. Toutefois, si les textes font mention d’ouvrages de ce genre pendant l’époque carlovingienne, si quelques vignettes de manuscrits représentent des bastides, nous ne connaissons aucun monument qui donne une idée aussi nette de la construction d’une bastide offensive que le texte de César précité. Nous en sommes réduits à constater simplement que ces ouvrages sont généralement élevés en bois, qu’ils affectent de préférence la forme carrée, qu’ils sont à plusieurs étages avec plate-forme pour le jeu des machines, et crénelages pour garantir les soldats. Une des représentations les plus claires de bastides provisoires élevées en dehors des murailles d’une place forte, se trouve sculptée sur le cintre de la porte nord de la cathédrale de Modène. C’est un bas-relief du XIe siècle retraçant l’histoire d’Artus de Bretagne (2)[5].
Les deux bastides figurées dans ce bas-relief sont évidemment en bois et à plusieurs étages. Nous ne saurions dire si elles appartiennent à la ville, ou si elles dépendent d’une ligne de contrevallation ; mais ce point est de médiocre importance ; elles servent de refuge à des soldats soit pour défendre, soit pour attaquer la ville. Car si les assiégeants élevaient des bastides sur la circonférence de leurs lignes, souvent aussi les assiégés, lorsque les murailles ne présentaient pas une défense très-forte, en construisaient en dehors des murs, de distance en distance, pour protéger ces murs, éloigner les assaillants ou les prendre en flanc et en revers, s’ils se présentaient pour livrer l’assaut. Dans ce cas, ces bastides étaient entourées de palissades et de fossés ; elles se reliaient aux barbacanes des portes, ou les surmontaient. Quelquefois même les portes et les bastides ne faisaient qu’un seul corps d’ouvrages derrière une barbacane ; on en élevait aussi pour commander une tête de pont, un défilé, un passage, comme le fit Charles le Chauve au IXe siècle. L’enceinte de Paris, commencée sous le roi Jean et achevée sous Charles V, était défendue par des bastides reliées entre elles par une courtine et de doubles fossés avec une braie entre eux deux[6]. Ces bastides avaient la forme en plan d’un parallélogramme dont le grand côté faisait face à l’extérieur. Les portes principales de Paris sont aussi désignées quelquefois par le mot bastide, la bastide Saint-Denis[7], la bastide Saint-Antoine. Nous nous occuperons plus particulièrement de cette dernière, qui conserva le nom de bastide ou bastille par excellence. Dès le temps du roi Jean, ou même avant cette époque, il existait à l’entrée de la rue Saint-Antoine une porte flanquée de deux hautes tours ; Charles V résolut de faire de cette porte une forte bastide. Vers 1369, ce prince donna ordre à Hugues Aubriot, prévôt de Paris, d’ajouter à ces deux tours un ouvrage considérable, composé de six autres tours reliées entre elles par d’épaisses courtines. Dès lors il paraîtrait que la Bastille ne fut plus une porte mais un fort protégeant la porte Saint-Antoine construite vers le faubourg au nord. La bastille Saint-Antoine conserva toutefois son ancienne entrée ; dans la partie neuve, trois autres portes furent percées dans les deux axes, afin de pouvoir entrer dans le fort ou en sortir par quatre ponts jetés sur les fossés. C’était là un véritable fort isolé, fermé à la gorge, commandant la campagne et la ville au loin, indépendant de l’enceinte mais l’appuyant. Le nom de bastille par excellence donné à ce poste indique clairement ce que l’on entendait par bastide au moyen âge. Nous donnons (3) le plan de la bastille Saint-Antoine.
Les deux tours H I dépendaient de la porte primitive A. En B s’ouvrait la porte du côté de l’Arsenal, au sud ; en F la porte en face la rue Saint-Antoine, et en C la porte du côté du nord se reliant à l’enceinte de Paris (les boulevards actuels)[8]. La grande tapisserie de l’hôtel de ville représentant Paris à vol d’oiseau tel qu’il existait sous Charles IX, fait voir la bastille Saint-Antoine avec ses alentours. Nous avons essayé, à l’aide de ce plan, de donner une vue cavalière de cette forteresse (4), prise du côté sud.
En A on aperçoit le sommet de la porte Saint-Antoine, en B les murailles de la ville ; en C le pont de la Bastille jeté en face la rue Saint-Antoine, et en D un gros ouvrage en terre intitulé, sur la tapisserie en question, le bastillon, ouvrage qui datait probablement de la fin du XVe siècle. Ce bastillon est un cavalier assez élevé commandant les dehors et flanquant les vieilles murailles de Charles V. Dans le même plan déposé à l’hôtel de ville, on voit un gros bastillon à peu près semblable à celui-ci, construit à côté et en dehors de la porte du Temple. Mais nous reviendrons tout à l’heure sur ces sortes d’ouvrages.

Pendant les XIVe et XVe siècles il est fort souvent question de bastilles en terre, en pierres sèches ou en bois élevées par des armées pour protéger leurs camps et battre des murailles investies, pour couper les communications ou tenir la campagne. Les Anglo-Normands paraissent surtout avoir adopté ce système pendant leurs guerres, et il semblerait même que chez eux cette habitude était venue du nord plutôt que par la tradition romaine. Lors de leurs grandes invasions sur le continent occidental au IXe siècle, les Normands choisissent une île sur un fleuve, un promontoire, un lieu défendu par la nature ; là ils établissent des campements fortifiés par de véritables blockaus, y laissent des garnisons et remontent les fleuves sur leurs bateaux, vont piller le pays, attaquer les villes ouvertes, les monastères, et reviennent déposer leur butin dans ces camps, où parfois ils hivernent. Plus tard, lorsque les Normands établis dans les provinces du nord de la France vont faire la conquête de l’Angleterre, ils couvrent le pays de bastilles ; ils ne se sont pas plus tôt emparé d’une ville ou d’une bourgade, qu’ils y élèvent des ouvrages isolés, des postes militaires solidement construits, au moyen desquels ils maintiennent les habitants. C’est en grande partie à ces précautions, à cette défiance salutaire à la guerre, qu’il faut attribuer le succès incroyable des armées de Guillaume le Conquérant au milieu d’un pays toujours prêt à se soulever, la réussite d’une conquête odieuse aux populations galloises et saxonnes de la Grande-Bretagne. C’est encore à ces moyens que les Anglo-Normands ont recours lorsqu’ils font invasion sur le sol français pendant les XIVe et XVe siècles. Lorsque Édouard assiège Calais, il entoure ses lignes de bastilles ; il en garnit les passages (voy. Architecture Militaire). Quand enfin la ville d’Orléans est investie, en 1428, « le comte de Sallebery y mis des bastilles du côté de la Beausse[9]. » Les bourgeois d’Orléans et la Pucelle à leur tête sont obligés, pour faire lever le siège, d’attaquer ces bastilles et d’y mettre le feu. L’organisation des armées anglo-normandes, leur génie pendant le moyen âge, se prêtaient à ces travaux ; en France, au contraire, la gendarmerie les dédaignait, et l’infanterie, indisciplinée, recrutée de tous côtés, n’en soupçonnait pas l’utilité ; elle eût été d’ailleurs incapable de les exécuter. Les bastilles de campagne ou d’assiégeants étaient couronnées par une plate-forme afin de permettre l’établissement de machines de jet et de pouvoir ainsi, ou commander la campagne, ou battre les tours des assiégés. Il est à croire qu’il en était de même pour les bastilles permanentes, et que la grande bastille Saint-Antoine eut, de tout temps, ses tours terminées par des plates-formes. Sous Charles V on faisait usage déjà de l’artillerie à feu, et il est possible que ces plates-formes aient reçu dès l’origine quelques bombardes. Assiégés comme assiégeants, au moment de l’emploi de l’artillerie à feu, plaçaient de préférence leurs pièces destinées à l’attaque ou à la défense sur des points élevés, et dans la position que l’on donnait aux machines de jet ; en substituant le canon aux trébuchets, aux machines lançant des projectiles en bombe au moyen de contre-poids, on ne changeait que le moteur, et l’on conservait la position de l’engin. Les premières bombardes ne lançaient pas des projectiles de plein fouet, mais suivant une parabole comme les trébuchets ; il y avait dès lors avantage à dominer les points que l’on voulait battre, et ce ne fut qu’au XVe siècle que l’artillerie à feu fut placée près du sol et que l’on reconnut l’avantage du tir rasant (voy. Architecture Militaire). La bastille, en tant qu’ouvrage élevé et isolé, devint donc la défense appropriée à l’artillerie à feu. Pendant les guerres du XVe siècle, les vieilles enceintes du moyen âge parurent bientôt insuffisantes pour résister au canon ; des bastilles ou bastillons furent élevés autour de ces enceintes, soit en dehors, soit en dedans, mais de préférence en dehors, pour mettre des pièces en batterie. On était pressé par le temps ; les malheurs publics ne permettaient pas d’employer des sommes considérables à la construction de ces sortes d’ouvrages, et ils furent presque toujours élevés en terre avec revêtissement de bois ou de pierre sèche.

Les bastillons de Paris, dont nous avons vu un exemple dans la fig. 4, peuvent donner l’idée des essais tentés pour flanquer les vieilles murailles et placer de l’artillerie à feu. Plus tard, sous Louis XI, Charles VIII et François Ier, beaucoup de ces ouvrages furent solidement établis en maçonnerie et prirent le nom, conservé jusqu’à nos jours, de bastions. Quant aux bastilles de campagne, nous les voyons encore employées au commencement du XVIe siècle : ce sont, comme nous l’avons dit plus haut, de véritables blockaus propres à contenir un poste et de l’artillerie. Voici (5) un de ces ouvrages en bois entouré d’un fossé et d’une palissade, représenté dans le Récit des actions de l’empereur Maximilien Ier[10]. Toutefois, le nom de bastille cesse d’être appliqué, à partir du XVIe siècle, aux ouvrages isolés ou flanquants ; ils prennent dès lors le nom de Bastions, et, dans certains cas, de Boulevards (voy. ces mots). Seule peut-être, la bastille Saint-Antoine de Paris conserva son nom jusqu’au jour de sa démolition. Il n’est pas besoin de rappeler que cette forteresse servit de prison d’État depuis l’époque de sa construction jusqu’à la fin du dernier siècle, et, commandant un faubourg populeux, reliée à l’Arsenal par des murs et des fossés, elle était restée le signe visible de la suzeraineté royale au centre de Paris, depuis la reconstruction du vieux Louvre.

  1. Ducange, Gloss.
  2. Isidorus, libro duodevigesimo Etymologiarum, capite de Ariete : Musculus, inquit, cuniculo similis sit, quo murus perfoditur : ex quo et appelatur, quasi murusculus. (Godesc. Stewec. Comm. ad lib. IV Veget, 1492.)
  3. Cæs., De Bello civ., lib. II, cap. VIII, IX, X, XI.
  4. Voy. Hist. des expéd. marit. des Normands, par M. Depping. Paris, 1844.
  5. Ce curieux bas-relief nous a été signalé par M. Didron, qui l’a fait dessiner pendant son séjour à Modène ; nous le croyons inédit ; la communication obligeante de M. Didron est donc d’un grand intérêt.
  6. Dans les extraits des comptes imprimés à la suite du Mémoire de Bouquet, il est question des « Eschiffles et des Bastides étant sur les murs de Paris, sur les fossés pleins d’eau, par devers la porte Saint-Denys en France (p. 176.) » Voy. les Dissert. archéol. sur les anciennes enceintes de Paris, par Bonnardot, 1852.
  7. Mémoire de Bouquet, et Journ. de Paris sous Charles VI, 1429.
  8. La tour G était nommée tour du Puits, les tours H de la Chapelle, I du Trésor, K de la Comté, O de la Bazinière, N de la Bertaudière, M de la Liberté, L du Coin ; P Q étaient des bâtiments d’une époque assez récente, mais qui peut-être remplaçaient un ancien logis. D était la grande cour, E la cour du Puits, R un corps de garde et S des magasins. Les portes A C F étaient murées depuis longtemps lorsque la Bastille fut démolie.
  9. Alain Chartier, Hist. de Charles VII.
  10. Le Roi sage, Récit, etc., par M. Treitzaurwein, grav. par Haunsen Burgmayr. Vienne, publ. en 1775, p.144.