Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Flèche

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FLÈCHE, s. f. Ne s’emploie habituellement que pour désigner des clochers de charpenterie recouverts de plomb ou d’ardoise, se terminant en pyramide aiguë. Cependant, les pyramides en pierre qui surmontent les clochers d’églises sont de véritables flèches, et l’on peut dire : la flèche du clocher vieux de Chartres, la flèche de la cathédrale de Strasbourg, pour désigner les sommets aigus de ces tours. En principe, tout clocher appartenant à l’architecture du moyen âge est fait pour recevoir une flèche de pierre ou de bois ; c’était la terminaison obligée des tours religieuses[1]. Ces flèches coniques ou à base carrée, dans les monuments les plus anciens, sont d’abord peu élevées par rapport aux tours qu’elles surmontent (voy. Clocher) ; mais bientôt elles prennent plus d’importance : elles affectent la forme de pyramides à base octogone ; elles finissent par devenir très-aiguës, à prendre une hauteur égale souvent aux tours qui leur servent de supports ; puis elles se percent de lucarnes, d’ajours, et arrivent à ne plus former que des réseaux de pierre, comme les flèches des cathédrales de Strasbourg, de Fribourg en Brisgau, de Burgos en Espagne. Constructeurs très-subtils, ainsi qu’on peut le reconnaître en parcourant les articles du Dictionnaire, les architectes du moyen âge ont dû apporter une étude toute particulière dans la construction de ces grandes pyramides creuses de pierre, qui s’élèvent à des hauteurs considérables et sont ainsi soumises à des causes nombreuses de destruction. S’ils ont déployé, dans ces travaux difficiles, une connaissance approfondie des lois de stabilité et d’équilibre, des matériaux et de l’effet des agents atmosphériques sur leur surface, ils ont fait preuve souvent d’une finesse d’observation bien rare dans la composition de ces grandes pyramides dont la silhouette tout entière se détache sur le ciel. Ils ne trouvaient, d’ailleurs, aucun exemple, dans l’antiquité ou les premiers monuments du moyen âge, de ces sortes de compositions, qui appartiennent exclusivement à cet art français laïque du milieu du XIIe siècle. On remarquera, en effet, qu’avant cette époque (voy. Clocher), les couronnements plus ou moins aigus des tours d’églises à base circulaire ou carrée ne sont que des toits de pierre ou de bois, qui n’ont qu’une importance minime ou qui ressemblent plutôt à un amas qu’à une composition architectonique. Malgré l’effort des architectes, on sent que ces couvertures ne se relient pas au corps de la bâtisse, que ce ne sont que des superpositions ; tandis que, déjà, la flèche du clocher vieux de Notre-Dame de Chartres forme avec sa base un ensemble, une composition homogène. Ces qualités sont bien plus sensibles encore dans les flèches de Senlis, de Vernouillet, de Laon, de Reims, d’Étampes[2]. C’est par des transitions habilement ménagées que les architectes arrivent alors, de la base carrée, massive de la tour, à la pointe extrême de la flèche. Leur attention se porte principalement sur les silhouettes de ces masses, car la moindre imperfection, lorsqu’on a le ciel pour fond, choque les yeux les moins exercés. L’expérience de chaque jour (pour nous qui songeons à toute autre chose qu’aux silhouettes de nos édifices, et qui avons pris pour règle de faire de l’architecture une décoration de placage comprise dans une masse insignifiante si elle n’est désagréable) nous démontre que les objets qui se détachent sur le ciel perdent ou acquièrent de leur importance relative, suivant certaines lois qui semblent fort étranges au premier abord, et dont cependant on peut se rendre compte par le calcul et la réflexion. Ces lois, les architectes qui élevaient les immenses flèches du moyen âge les connaissaient parfaitement, et même, dans leurs œuvres les plus ordinaires, on en constate l’observation. Cependant, ces lois n’avaient pu s’imposer qu’après des essais, que par la méthode expérimentale, ou plutôt à l’aide d’une délicatesse des sens très-développée, puisque les monuments de ce genre surgissent tout à coup vers le milieu du XIIe siècle, à l’état parfait déjà. La flèche du clocher vieux de Notre-Dame de Chartres, la plus grande que nous possédions en France, est celle peut-être qui réunit, au plus haut degré ces qualités de composition si difficiles à acquérir. La simplicité de sa masse, la juste proportion de ses diverses parties, son heureuse silhouette, en font une œuvre architectonique qu’on ne saurait trop méditer.

Il est nécessaire d’abord de poser certaines lois générales qui, bien que très-naturelles, sont souvent méconnues lorsqu’il s’agit d’élever des flèches, parce que nous avons pour habitude de composer les ensembles, comme les diverses parties des édifices, en géométral, sans nous rendre un compte exact des effets, de la perspective et des développements de plans.

centrérSoit (1) une tour carrée ABCD, sur laquelle nous voulons élever une flèche à base octogonale abcdefgh : nous traçons l’élévation géométrale E sur une des faces du carré de la tour ; nous donnons à la hauteur de la pyramide trois fois et quart le côté du carré, et nous trouvons une proportion convenable entre la hauteur de la flèche et sa base ; mais si nous faisons une élévation sur le plan GH parallèle à l’un des diamètres gc de l’octogone, nous obtenons le tracé F. Déjà, dans ce tracé, les proportions qui nous semblaient bonnes sur le dessin E sont modifiées d’une façon désagréable ; la tour devient trop large pour la pyramide, et celle-ci même n’a plus en hauteur que trois fois sa base apparente, qui est le diamètre gc. De plus, les ombres produiront un fâcheux effet sur ce couronnement, en donnant toujours à la tour des faces éclairées qui seront plus étroites que celles de la pyramide ; ce qui fera paraître celle-ci de travers sur sa base. Or il faut compter que l’aspect géométral E ne peut se présenter que sur quatre points, tandis que les aspects F sont infinis ; il y aura donc une quantité infinie d’aspects désagréables contre quatre bons. Mais le désappointement sera bien plus grand lorsque l’édifice sera élevé et que la perspective viendra déranger encore le tracé géométral E. Supposons que nous sommes placés sur le prolongement de la ligne I, perpendiculaire au plan GH, à 45 mètres du point C (voy. le tracé AA) en K, la tour ayant 10 mètres de A′ en e′ ; que cette tour a 40 mètres de hauteur du sol à la base de la flèche. La flèche, vue à cette distance, donnera le tracé BB, car celle-ci, par suite de la perspective, ne paraît plus avoir en hauteur que trois fois environ la longueur du diamètre lm, ainsi que le démontre la projection perspective mo. Si, à cette distance, nous voulions obtenir l’apparence OPR, il faudrait doubler la hauteur de la flèche et amener son sommet en n. Si nous prétendions obtenir en perspective une proportion semblable à celle du tracé géométral E, il faudrait tripler la hauteur de la flèche et amener son sommet en p ; nous obtiendrions alors l’apparence SPR. En supposant que nous nous reculions à plus de 150 mètres en K′, nous voyons même que la flèche perdrait encore la hauteur tu. Si, sur cette flèche, nous posons un point au milieu de sa hauteur en v, et que nous soyons placés en K″(voy. le tracé M), en perspective la distance xv′ paraîtra plus grande que la distance v′r. Si, en y, nous plaçons un ornement dont la saillie ne dépasse pas le dixième de la hauteur totale de la pyramide, en projection perspective cet ornement sera le sixième de la hauteur apparente de la flèche. Ces lois, qui semblent assez compliquées déjà, ne sont cependant que très-élémentaires quand il s’agit de la composition des flèches.

flèches de pierre. — Les flèches construites en pierre, à dater du XIIe siècle, étant, sauf de rares exceptions, à base octogone et plantées sur des tours carrées, il fallait d’abord trouver une transition entre la forme prismatique carrée et la forme pyramidale octogone. Sans effort apparent, l’architecte du clocher vieux de Chartres sut obtenir ces transitions (2).


Au niveau du bandeau K qui termine la tour, les angles saillants ont été dérobés au moyen des contre-forts peu saillants qui les flanquent. L’étage L, vertical encore, présente en plan un octogone dont les quatre côtés parallèles aux faces de la tour sont plus grands que les quatre autres. Quatre lucarnes-pinacles occupent les cornes de la base carrée et remplissent les vides laissés par le plan octogonal. Au-dessus, l’étage vertical, orné de quatre grandes lucarnes sur les faces, se retraite plus sur les petits côtés que sur les grands, et arrive à l’octogone à peu près régulier à la base de la pyramide. Celle-ci présente encore cependant quatre pans (ceux des faces) un peu plus larges (d’un quart) que ceux des angles.
La fig. 3 nous donne, en A, le plan d’un huitième de la flèche du clocher vieux de Notre-Dame de Chartres, au niveau L, et, en B, au niveau de la base de la pyramide. En C, on voit comme les saillies des contre-forts portent les pieds-droits des lucarnes-pinacles, et, en D, comme les angles de la tour se dérobent pour que, vue sur la diagonale, la flèche continue, presque sans ressauts, la silhouette rigide de cette tour. Les pinacles E se détachent complètement de la pyramide au-dessus de l’étage vertical, de façon à laisser la lumière passer entre eux et la flèche. Il en est de même des gâbles posés sur les lucarnes des faces ; ces gâbles se détachent de la pyramide. Celle-ci est accompagnée par ces appendices qui l’entourent et conduisent les yeux de la verticale à la ligne inclinée ; mais elle n’est pas empâtée à sa souche et laisse deviner sa forme principale.
Notre élévation (4), prise entre le niveau L et le sommet des gâbles, fait ressortir le mérite de cette composition, à une époque où les architectes n’avaient pu encore acquérir l’expérience que leur donna plus tard la construction si fréquente des grandes flèches de pierre sur les tours des églises. Ce tracé nous fait sentir l’étude et le soin que l’on apportait déjà à cette époque dans l’arrangement si difficile de ce point de jonction entre la bâtisse à base carrée et les pyramides ; mais aussi nous dévoile-t-il des incertitudes et des tâtonnements. Ces artistes n’ont pas encore trouvé une méthode sûre, ils la cherchent ; leur goût, leur coup d’œil juste, leur pressentiment de l’effet les conduisent dans le vrai, mais par des moyens détournés, indécis. La recherche du vrai chez des artistes, doués d’ailleurs d’une finesse peu ordinaire, donne un charme particulier à cette composition, d’autant que ces artistes ne mettent en œuvre que des moyens simples, qu’ils pensent avant tout à la stabilité, que, comme constructeurs, ils ne négligent aucune partie ; si bien que cette flèche énorme, dont le sommet est à 112 mètres au-dessus du sol, comptant sept siècles d’existence et ayant subi deux incendies terribles, est encore debout et n’inspire aucune crainte pour sa durée. La pyramide porte d’épaisseur 0,80 c. à sa base et 0,30 à son sommet ; elle est, comme toute la cathédrale, bâtie en pierre dure de Berchère et admirablement appareillée. Les pans des pyramidioles des angles ont 0,50 c. d’épaisseur. Au niveau K cependant (voy. la fig. 2), la tour s’arrête brusquement, s’arase, et c’est sur cette sorte de plate-forme que s’élance le couronnement. Plus tard, les architectes pensèrent à mieux relier encore les tours aux flèches, ainsi qu’on peut le reconnaître en examinant le clocher de la cathédrale de Senlis (voy. Clocher, fig. 63 et 64) et le sommet des tours de la cathédrale de Paris, dont les contre-forts se terminent par des pinacles et des fleurons préparant déjà les retraites que devaient faire les flèches sur ces tours[3], comme on peut aussi le constater à la cathédrale de Laon, dont les tours, à leur partie supérieure, sont accompagnées de grands pinacles à jour qui flanquent un grand étage octogonal formant une base très-bien ajustée, propre à recevoir les flèches.

La flèche du clocher vieux de Chartres n’est décorée que par des écailles qui figurent des bardeaux, ce qui convient à une couverture, par des côtes sur les milieux des huit pans et par des arêtiers.

Lorsque l’architecture s’allégit, pendant la première moitié du XIIIe siècle, on trouva que ces pyramides, pleines en apparence, semblaient lourdes au-dessus des parties ajourées inférieures ; on donna donc plus d’élégance et de légèreté aux lucarnes, et on perça, dans les pans, de longues meurtrières qui firent comprendre que ces pyramides sont creuses. Nous voyons ce parti adopté par les constructeurs de la flèche de Senlis. L’architecte du clocher vieux de Chartres avait déjà cherché à détruire en partie la sécheresse des grandes lignes droites de sa flèche par des points saillants, des têtes, interrompant de distance en distance les côtes dessinées sur les huit faces, et par des figures chimériques posées aux naissances des arêtes, dans les tympans et sur les amortissements des pinacles et des gâbles. Ces détails, d’un grand relief, portant des ombres vives, occupaient les yeux et donnaient de l’échelle à la masse. On alla plus loin : au commencement du XIIIe siècle déjà, on garnit les arêtiers de crochets saillants qui, se découpant sur le ciel, donnaient de la vie et plus de légèreté aux lignes rigides des pyramides (voy. Clocher, fig. 63). Nous voyons même que, le long des contre-forts des tours de la cathédrale de Paris, on avait sculpté dans chaque assise un crochet saillant préparant une silhouette dentelée sous les flèches, comme pour mieux relier leurs arêtiers aux angles de ces tours. La flèche de l’église abbatiale de Saint-Denis, bâtie vers 1215, conservait encore ses arêtiers sans ornements ; mais là, on l’élevait sur une tour du XIIe siècle, dont les formes sévères, verticales, ne se prêtaient pas à ces découpures. À ce point de vue, la flèche de Saint-Denis était un chef-d’œuvre. L’architecte qui l’éleva avait su, tout en adoptant une composition du XIIIe siècle, marier, avec beaucoup d’art, les formes admises de son temps avec la structure encore romane d’aspect sur laquelle il venait se planter. Cette flèche donnait une silhouette des plus heureuses ; aussi faisait-elle, à juste titre, l’admiration des Parisiens et des étrangers. Sa destruction, nécessaire pour éviter un désastre, fut considérée comme un malheur public. Il faut bien reconnaître que les flèches de nos églises du moyen âge excitent dans la foule une admiration très-vive et très-sincère. La hardiesse de ces longues pyramides qui semblent se perdre dans le ciel, leur silhouette heureuse, font toujours une vive impression sur la multitude, sensible chez nous à tout ce qui indique un effort de l’intelligence, une idée exprimée avec énergie. Ce sont les provinces françaises qui les premières conçurent et exécutèrent ces édifices faits pour signaler au loin les communes et leur puissance. L’exemple qu’elles donnèrent ainsi, dès le XIIe siècle, fut suivi en Allemagne, en Angleterre, pendant les XIIIe, XIVe et XVe siècles ; mais, quelle que soit la hardiesse et la légèreté des flèches de Fribourg en Brisgau, de Salisbury en Angleterre, de Vienne en Autriche, il y a loin de ces inspirations aux monuments de ce genre qui subsistent encore chez nous, remarquables toujours par la sobriété d’ornements, par l’étude fine des silhouettes et par une entente parfaite de la construction.

Nos lecteurs trouveront opportun probablement de leur donner ici cette flèche célèbre de l’église de Saint-Denis, que nous avons pu étudier avec grand soin dans tous ses détails, puisque la triste tâche de la démolir nous fut imposée. La flèche de Saint-Denis est un sujet d’étude d’autant plus intéressant, que l’architecte a montré, dans cette œuvre, une connaissance approfondie des effets de la perspective, des lumières et des ombres ; que, s’appuyant sur une tour grêle, mal empattée et construite en matériaux faibles, il a su élever une flèche de 38m,50 c. d’une extrême légèreté, afin de ne point écraser sa base insuffisante[4] ; que, reconnaissant la faiblesse des parements extérieurs de la tour de Suger et leur peu de liaison avec la maçonnerie intérieure, il avait habilement reporté toutes les pesanteurs en dedans.

Voici (5) le quart du plan de la partie inférieure de la flèche de Saint-Denis. En A sont les parements intérieurs de la tour du XIIe siècle. Les côtés B de l’octogone sont portés sur quatre trompillons. Sur cette base, l’architecte a élevé une colonnade intérieure composée de monolithes destinés à reporter, par suite de leur incompressibilité, toute la charge vers l’intérieur. Quatre lucarnes C s’ouvrent dans quatre des faces de l’octogone ; les quatre angles D sont occupés par des pinacles. Cette colonnade formait une galerie E intérieure, à laquelle on arrivait par un escalier ménagé dans l’un des quatre angles et remplaçant l’un des pinacles ; elle permettait de surveiller et d’entretenir les constructions de la flèche. On observera que l’assise dernière de la tour, qui porte les pinacles, ne suit pas exactement le carré donné par la construction antérieure, mais s’avance en forme de bec saillant, pour donner aux angles plus d’aiguïté, un aspect plus résistant ; que les colonnes portant les pinacles font sentir davantage encore cette aiguïté et se rapprochent, par la manière dont elles sont plantées, d’un triangle équilatéral ; qu’ainsi l’architecte a voulu évidemment accuser vivement les angles, craignant avec raison l’aspect froid et sec du plan carré.

Examinons l’élévation de cette flèche (6).centrér Si la lumière du soleil éclaire obliquement l’une de ces faces (ce qui est, bien entendu, le cas le plus fréquent), si cette lumière frappe cette face de droite à gauche, l’angle A de la corniche inférieure, biaisée, comme l’indique le plan, se colorera d’une légère demi-teinte, tandis que l’angle B sera en pleine lumière, à plus forte raison les faces CD des pinacles ; l’opposition de la demi-teinte répandue sur la face C, biaise, du pinacle de droite fera ressortir la lumière accrochée par la face oblique de la pyramide et par sa face parallèle au spectateur, comme l’ombre répandue sur la face oblique de cette pyramide fera d’autant mieux ressortir la vive lumière que prendra la face D, biaise, du pinacle de gauche. Ainsi a-t-on évité qu’une partie de l’édifice fût entièrement dans l’ombre, tandis que l’autre serait dans la lumière, disposition qui produit un mauvais effet et fait paraître de travers toute pyramide ou cône se détachant sur le ciel.

Jetons les yeux sur la coupe de la flèche de Saint-Denis (7) faite sur l’un des axes passant par le milieu des lucarnes.
Les gâbles allongés A de ces lucarnes sont verticaux, mais ne paraissent tels qu’en géométral ; en perspective, ils semblent nécessairement plus ou moins inclinés, à moins que le spectateur ne se trouve précisément dans le plan de ces gâbles. On voit comment la colonnade n’est qu’un étaiement rigide reportant la charge de la flèche sur le parement intérieur de la tour. Le tracé perspectif C indique un des pinacles d’angle démoli et son amorce le long des faces de la flèche. Par suite de l’inclinaison de ces faces, les colonnettes engagées dans la construction et prises dans ses assises, jusqu’au niveau D, s’en détachent à partir de ce niveau et sont monostyles. Les sommiers E, les deux assises de corniches GH sont engagés dans les assises de la flèche ; l’on observera que la seconde assise H n’est pas parallèle à la première G, mais qu’elle tend à ouvrir un peu l’angle de la pyramide pour accrocher plus de lumière. Cette seconde assise H, se retournant le long de la face de la flèche sur un renfort I, forme une saillie H′ portant la face postérieure de la pyramide triangulaire du pinacle et un chéneau rejetant ses eaux par deux gargouilles. En K, nous avons tracé le plan de cette pyramide, dont le sommet est placé de telle sorte que les trois faces ont une inclinaison pareille. Le jeu de ces lignes plus ou moins inclinées était des plus heureux, coupait adroitement les arêtes rigides de la flèche sans empêcher l’œil de les suivre, avait quelque chose de hardi et de fin tout à la fois qui charmait.

Les architectes du XIIe siècle avaient donné aux flèches en pierre une importance considérable, relativement aux tours qui leur servaient de base. La flèche du clocher vieux de la cathédrale de Chartres a 60 mètres de hauteur, tandis que la tour n’a que 42 mètres. La flèche de l’église de Saint-Denis portait 38m,50 d’élévation, la tour 35 mètres. Les proportions données par la façade de la cathédrale de Paris doivent faire admettre que les flèches doublaient la hauteur des tours. Peu à peu, les architectes donnent aux flèches une moins grande importance (voy. l’article Clocher, fig. 63 et 75). Celles de la façade de la cathédrale de Reims n’auraient eu guère que la moitié de la hauteur des tours, comme celles de l’église de Saint-Nicaise de la même ville. La flèche de la cathédrale de Strasbourg est courte, grêle, comparativement à la dimension de la tour ; elle ne fut achevée que vers le milieu du XVe siècle.

Comme structure, cette flèche est la plus étrange conception qu’on puisse imaginer. L’effet qu’elle produit est loin cependant de répondre aux efforts d’intelligence qu’il a fallu faire pour la tracer et pour l’élever. Il y a tout lieu de croire, d’ailleurs, qu’elle ne fut pas entièrement exécutée comme elle avait été conçue, et il manque certainement à sa silhouette des appendices très-importants qui jamais n’ont été terminés. Dans le musée de l’Œuvre de Notre-Dame de Strasbourg, il existe un curieux dessin sur vélin, de la fin du XIVe siècle, qui nous donne les projections horizontales du projet de la flèche. Ce dessin, très-habilement tracé, signale des différences de détail entre ce projet et l’exécution ; toutefois on peut considérer la flèche de Strasbourg comme une conception du XIVe siècle.

L’architecte a prétendu rendre accessible à tous le sommet de cette flèche, non par des échelles ou un petit escalier intérieur, mais au moyen de huit escaliers faciles qui se combinent avec les huit arêtes de la pyramide, et qui conduisent à un dernier escalier central montant jusqu’à une petite plate-forme supérieure, sommet d’une lanterne couronnée par la pointe extrême. Ces huit escaliers, les pans de la flèche et l’escalier central ne sont qu’une construction ajourée, sorte d’échafaudage de pierre combiné avec une science de tracé fort extraordinaire, mais assez médiocrement exécuté, pauvre de style et terminé tant bien que mal avec hâte et parcimonie.

Nous donnons (8) un huitième du dessin de la flèche de Strasbourg d’après le tracé du XIVe siècle. Au moyen de quatre escaliers à jour circonvolutant dans quatre immenses pinacles posés sur quatre des angles de la tour, on devait, d’après ce dessin, arriver à la galerie A située à la base de la flèche. De là, passant à travers la claire-voie, on entrait dans les escaliers en B, formant les huit arêtiers ; montant deux marches, on devait trouver un palier, puis la première marche des girons en C. La pente des arêtiers étant naturellement très-inclinée, il fallait, pour arriver aux premiers paliers D de la lanterne, trouver un nombre très-considérable de marches. L’architecte avait donc eu l’idée ingénieuse de poser six hexagones se pénétrant, présentant ainsi une succession de tourelles entièrement à jour, dans lesquelles les emmarchements gironnant autour des noyaux, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, permettaient de s’élever rapidement à une grande hauteur, dans un très court espace. Arrivé aux paliers D (toujours d’après le tracé du projet primitif), on prenait la grande vis, double probablement, E, qui devait s’élever jusqu’à une seconde plate-forme, d’où, par un escalier d’un plus faible diamètre, on montait à la lanterne supérieure. L’espace G restait à jour et permettait, par les lunettes percées dans les voûtes de la tour, de voir le pavé de l’église. C’était là une conception prodigieuse de hardiesse. À l’exécution, on modifia quelque peu ce projet (voy. le tracé X). Les six tourelles hexagones ont été montées ; mais, arrivé à la dernière en H de chaque arêtier, on passe à travers une demi-tourelle I pour s’élever jusqu’en K, et ainsi à chaque travée. Une personne qui monte par les tourelles d’arêtiers L arrive ainsi à la plate-forme de la lanterne en K. Là, on trouve une vis centrale comme dans le projet, si ce n’est que l’enveloppe de cette vis centrale est octogone à l’extérieur, au lieu d’être carrée. Quant aux pans M de la pyramide, ils ne sont point montés par assises horizontales, comme dans les flèches que nous avons présentées au commencement de cet article, mais sont composés de grands châssis à jour compris entre des arêtiers, ainsi que l’indique le tracé P, et séparés par des linteaux Q qui servent d’étrésillonnements entre ces arêtiers très-chargés, puisqu’ils portent les montants des tourelles d’escaliers. Suivant le projet, les angles R de la lanterne carrée étaient portés, chacun, sur les deux arêtiers O, comme par deux contre-fiches de pierre. Les quatre grands pinacles recevant les quatre escaliers arrivant à la plate-forme A, et les tourelles hexagones des escaliers d’arêtiers de la flèche, avaient été combinés pour être terminés par des pyramidions ajourés, ce qui eut produit une silhouette surprenante et d’un grand effet. Les ressources auront probablement fait défaut, et tous ces couronnements se terminent carrément, ce qui de loin produit une suite de gradins gigantesques d’un effet déplorable.

Il est entendu, nous ne prétendons pas le nier, que la flèche de la cathédrale de Strasbourg est un chef-d’œuvre ; mais cette admiration assez générale est surtout motivée sur la hauteur excessive de l’édifice. Pour nous, architectes, dont l’admiration ne croît pas avec le niveau des monuments, nous devons considérer la flèche de Strasbourg comme une des plus ingénieuses conceptions de l’art gothique à son déclin, mais comme une conception pauvrement exécutée. Ce n’était pas certes là ce qu’avait imaginé l’auteur du plan sur vélin dont nous venons de donner un fragment ; il avait voulu, sans aucun doute, obtenir une silhouette rampante et finement découpée par le moyen d’une suite de pyramidions pénétrés par ces hexagones si adroitement enchevêtrés, et non point une série de gradins qui arrêtent l’œil de la façon la plus désagréable. Plantant une lanterne carrée sur la pyramide octogone de la flèche, il prétendait réveiller le couronnement par une forme contrastant avec les angles obtus de la base. Il devait certainement couronner cette lanterne par une dernière pyramide octogone très-aiguë, et non par ce lanternon renflé qui termine la flèche actuelle. Mais si, vers le milieu du XVe siècle, les architectes gothiques étaient devenus d’excellents géomètres, des appareilleurs subtils, ils avaient perdu ce sentiment exquis de la forme qui se trouve chez leurs devanciers. Leurs combinaisons ingénieuses, leur prétention à la légèreté excessive, les conduisent à la lourdeur par la multiplicité des détails et la complication des formes dont on ne peut plus démêler le sens. C’est surtout dans les silhouettes qu’apparaissent ces défauts ; les formes simples, compréhensibles, étant les seules qui produisent de l’effet quand on en vient à découper un édifice sur le ciel. Toutefois, l’examen des plans de l’Œuvre de Strasbourg laisse deviner quelque chose de bien supérieur à ce que nous voyons, et, pour l’honneur des successeurs d’Erwin de Steinbach, il faut croire que l’argent leur a manqué comme à tous les architectes qui ont eu la charge de terminer ou de continuer les cathédrales pendant les XIVe et XVe siècles.

D’après le projet, les six hexagones formant l’escalier serpentant, construits au moyen de montants de pierre reliés par des claires-voies et des linteaux, devaient se terminer en pyramidions ajourés pénétrés chacun par deux côtés de l’hexagone supérieur ; si bien que quatre faces de ces pyramidions sur six devaient seulement être apparentes en épaulant les noyaux successifs recevant les angles saillants de chacun de ces hexagones. centrérUn tracé perspectif (9) rendra compte de cette disposition originale. Ainsi les sommets superposés des tourelles hexagonales terminées carrément aujourd’hui, comme une suite de gradins, donnaient, au moyen de ces pyramidions, une ligne rampante découpée par des pinacles et des statues. De plus, la construction à jour des tourelles, toute composée de montants verticaux et qui ne tient guère qu’à l’aide du fer, pouvait être parfaitement épaulée par ces pyramidions qui font l’office de contre-fiches. C’était la construction logique, conforme aux données de l’architecture de cette époque, qui n’admettait point, particulièrement au sommet des édifices, des repos horizontaux.

D’après l’examen du plan (fig. 8), il ne semble pas que l’architecte auteur du projet ait voulu établir seulement, entre les arêtiers, des claires-voies composées de dalles ajourées pour former les faces de la pyramide ; il lui fallait une construction plus résistante pour porter la grande lanterne supérieure, construction indiquée par les solides pieds-droits S. On ne peut pas admettre cependant que ces pieds-droits fussent inclinés comme les pans de la pyramide, ce qui eut produit un très-mauvais effet. Nous verrions bien plutôt, dans ces pieds-droits, des naissances d’arcs assez peu élevés, mais dans un plan vertical et recevant des gâbles à jour qui surmontaient, par l’effet de la perspective, les couronnes ajourées T. D’ailleurs, dans la flèche actuelle, l’architecte a établi, au niveau de la troisième travée en N, des passages horizontaux mettant en communication les huit escaliers ; ces passages, portés sur des linteaux, forment une seconde couronne qui coupe la flèche d’une manière fâcheuse. Nous admettons que ces passages étaient prévus par l’auteur du projet, mais que leur horizontalité était interrompue par la silhouette des gâbles passant devant eux ; disposition qu’explique notre fig. 9. Le pied de la pyramide fortement maintenu au moyen des pieds-droits S, celle-ci pouvait être construite, au-dessus des arcs V, au moyen de châssis de pierre entre les arêtiers, conformément à l’exécution définitive. On pensera peut-être que nous prêtons à l’architecte, auteur du projet de la flèche de Strasbourg, des idées qu’il n’a pas eues, mais on ne prête qu’aux riches. L’art de l’architecture, surtout aux époques où il devait employer des sommes énormes pour mettre ses idées à exécution, peut être difficilement jugé par ce que le temps nous a laissé. Le plus souvent, les conceptions les plus heureuses, les plus étudiées, sont rendues d’une manière incomplète, faute de ressources, ou ont été mutilées par le temps et des restaurations malheureuses. C’est le malheur de cet art, de ne pouvoir transmettre ses conceptions dans leur pureté. Ayant présenté la flèche actuelle de la cathédrale de Strasbourg comme une œuvre manquée, d’une exécution médiocre, on ne nous saura pas mauvais gré d’avoir en même temps cherché à faire ressortir les qualités de la conception primitive, d’avoir relevé le mérite de l’artiste, puisque nous nous montrions sévère pour une œuvre évidemment incomplète. Bien d’autres constructions fâcheuses ont détruit l’unité de conception de la façade occidentale de Notre-Dame de Strasbourg ; le beffroi central, entre les deux tours, est une adjonction monstrueuse qui change absolument les proportions de cette façade, adjonction inutile et qui doit fort tourmenter les Steinbach dans leur tombe, si toutefois les architectes, dans l’autre monde, ont connaissance des changements qu’on fait subir à leurs œuvres, ce qui serait pour tous, sans exception, un supplice continuel.

Si les architectes du XVe siècle avaient possédé les ressources dont disposaient ceux du commencement du XIIIe siècle pour la construction des grandes cathédrales, ils nous auraient laissé des flèches de pierre merveilleuses par leur combinaison, car l’architecture de ce temps se prêtait plus qu’aucune autre à ces jeux d’appareil. Il est douteux, toutefois, que ces monuments pussent produire plus d’effet que nos flèches de pierre des XIIe et XIIIe siècles, sobres dans les détails, mais d’une si parfaite élégance comme silhouette et, au demeurant, beaucoup plus solides et durables. Le domaine royal est la véritable patrie des flèches ; c’est là où il faut étudier les principes qui ont dirigé nos architectes de l’école laïque à son origine. La Normandie a élevé, pendant le XIIIe siècle, un grand nombre de flèches qui existent encore, grâce à la bonté des matériaux de cette province ; mais ces conceptions sont loin de valoir celles de l’Île-de-France. Les flèches des églises de l’abbaye aux hommes de Caen, des cathédrales de Coutances et de Bayeux, ne nous présentent pas une entente parfaite des détails avec l’ensemble : leurs pinacles sont mesquins, confus, couverts de membres trop petits pour la place qu’ils occupent ; les silhouettes sont molles, indécises, et n’ont jamais cette mâle énergie qui nous charme dans les contours des flèches de Chartres, de Saint-Denis, de Senlis, de Vernouillet et d’Étampes.

flèches de charpenterie. — Il nous serait difficile de dire à quelle époque remontent les premières flèches construites en bois. Il en existait au XIIe siècle, puisqu’il est fait mention alors d’incendies de clochers de charpente ; mais nous n’avons sur leur forme que des données très-vagues. Ces flèches consistaient alors probablement en de grandes pyramides posées sur des tours carrées, couvertes d’ardoises ou de plomb et percées de lucarnes plus ou moins monumentales. Il faut, d’ailleurs, bien définir ce qu’on doit entendre par flèche en charpente. Dans le nord de la France, beaucoup de tours en maçonnerie étaient et sont encore couvertes par des pavillons en bois qui ne sont, à proprement parler, que des combles très-aigus. La flèche de charpenterie est une œuvre à part, complète, qui possède son soubassement, ses étages et son toit ; elle peut, il est vrai, être posée sur une tour en maçonnerie, comme étaient les flèches de la Cathédrale d’Amiens avant le XVIe siècle, celle de Beauvais avant la chute du transsept, celle de Notre-Dame de Rouen avant l’incendie, comme est encore celle de la cathédrale d’Évreux ; mais cependant elle se distingue toujours par une ordonnance particulière, à elle appartenant : c’est un édifice de bois, entier, posé sur un édifice de pierre qui lui sert d’assiette, comme les coupoles modernes de Saint-Pierre de Rome, du Val-de-Grâce, des Invalides, sont des monuments distincts, indépendants de la masse des constructions qui les portent. Ces œuvres de charpenterie sont les seules qui méritent le nom de flèches. On peut croire que, par suite des incendies, du défaut d’entretien et du temps, les flèches du moyen âge, d’une époque ancienne, doivent être peu communes ; on en éleva un si grand nombre cependant, à partir de la fin du XIIe siècle, que nous en possédons encore quelques-unes, et qu’il nous reste sur beaucoup des renseignements précieux.

Tout porte à croire que les plans des grandes églises, et des cathédrales du commencement du XIIIe siècle notamment, avaient été conçus avec l’idée d’élever une tour carrée sur les quatre piliers de la croisée. Plusieurs de nos grandes cathédrales ont possédé ou possèdent encore ces tours carrées. Amiens, Reims, Beauvais ont eu leur tour de maçonnerie sur le milieu du transsept ; Rouen, Laon, Bayeux, Évreux, Coutances, les ont conservées en tout ou partie. Mais soit que l’argent manquât, soit que les architectes aient reculé devant le danger de trop charger les piles isolées des transsepts, presque partout ces tours ne furent point achevées ou furent couronnées par des flèches en charpente recouvertes de plomb, qui, malgré leur poids considérable, étaient loin de charger autant les parties inférieures que l’eût fait une construction de pierre. Quelques cathédrales cependant ne paraissent pas avoir jamais dû recevoir sur la croisée des tours en maçonnerie. Paris, Chartres, Soissons n’en présentent aucune trace, non plus que Senlis, Meaux et Bourges, par la raison que ces derniers monuments avaient été conçus sans transsept. À défaut de tours de maçonnerie sur la croisée des églises, on eut l’idée d’élever de grands clochers de charpente se combinant avec les combles. Notre-Dame de Paris possédait une flèche en bois recouverte de plomb, qui datait du commencement du XIIIe siècle. Cette flèche, démolie il y a cinquante ans environ, était certainement la plus ancienne de toutes celles qui existaient encore à cette époque ; sa souche était restée entière, à l’intersection des combles, jusqu’à ces derniers temps. Or, des flèches de charpente, la partie la plus importante, celle qui demande le plus d’études et de soins, au point de vue de la construction, est la souche. Aussi avons-nous relevé exactement ces débris de l’ancien clocher central de Notre-Dame de Paris, avant de les enlever pour y substituer la charpente nouvelle, qui, du reste, est établie d’après le système primitif.

Voici en quoi consiste ce système (10) : AB, AB étant les quatre piliers du transsept et CD les faîtages des deux combles se coupant à angle droit ; la flèche, au-dessus des combles, est établie sur plan octogone, ses angles étant posés sur les faîtages des deux combles et dans les quatre noues. La base octogonale est portée par deux fermes diagonales AA, BB, se rencontrant en un seul poinçon G qui est l’arbre vertical de la flèche ; de plus, les quatre angles I sont maintenus dans les plans verticaux AA, BB, au moyen de grandes contre-fiches IA, IB. Ces contre-fiches, se rencontrant en K, forment ainsi les arbalétriers de quatre fermes inclinées KAB, dont les sommets K soutiennent les quatre angles L de l’octogone. Par ce moyen, les huit angles de la flèche sont portés directement sur des fermes, et le roulement de tout le système est arrêté par les contre-fiches croisées IA, IB.

Il faut savoir que ces charpentes fort élevées périssent toujours par suite d’un mouvement de torsion qui se produit de proche en proche de la base au faîte. En effet, les bois ne peuvent rentrer en eux-mêmes, ils ne se raccourcissent pas ; l’effort des vents, le poids finissent par fatiguer un point plus faible que les autres ; tout l’effort se produit dès lors sur ce point, et il se fait un mouvement de rotation qui brise les assemblages, courbe les bois et entraîne la ruine de la charpente. Le système adopté pour la souche de la flèche de Notre-Dame de Paris a pour résultat de faire que, non-seulement la torsion de la base est rendue impossible par le croisement des contre-fiches, mais encore que chaque angle de l’octogone reporte sa charge sur deux et même trois piles. Les angles L portent sur les deux piles AB, et les points I sur trois piles ABB ou BAA. Ce système a donc encore cet avantage que, quand la pression du vent agit sur un côté, il y a toujours au moins deux piles du transsept qui reçoivent la charge supplémentaire occasionnée par cette pression.

Examinons, maintenant que ce système est connu, l’application qu’on en avait fait à Notre-Dame de Paris. Les piles du transsept de la cathédrale ne forment point un carré, mais un quadrilatère assez irrégulier, ce qui ajoutait à la difficulté d’établir une charpente reposant sur quatre points seulement et supportant une pyramide à base octogone.
La fig. 11 donne la projection horizontale de la souche de cette flèche, en supposant la section faite au-dessus du faîtage des combles ; les pièces AB sont les grandes contre-fiches qui portent à la fois les poteaux C au point de leur croisement et les poteaux D qu’ils viennent en même temps contre-butter. Ces contre-fiches AB sont maintenues rigides par de fortes moises horizontales EG, serrées au moyen de clefs de bois ; de sorte que les triangles CEG sont des fermes inclinées auxquelles les poteaux CH servent de poinçons. Deux grandes fermes diagonales IK portent directement quatre des angles de l’octogone.
Nous donnons (12) l’une de ces deux grandes fermes diagonales, qui se composent d’un entrait armé portant sur le bahut en maçonnerie et soulagé par de fortes potences dont le pied A s’appuie sur les têtes des piles en contre-bas de ce bahut ; de deux arbalétriers CD et de sousarbalétriers courbes EF s’assemblant dans le poinçon central, l’arbre de la flèche. Les grandes contre-fiches AG sont des moises. Les poteaux principaux formant l’octogone de la flèche sont triples de H en I, c’est-à-dire composés d’une âme et de deux moises. Les poteaux de contre-forts KL sont simples et assemblés à mi-bois dans les arbalétriers CD. On remarquera que ces poteaux sont fortement inclinés vers l’arbre principal. Les poteaux contre-forts KL étaient primitivement buttés par de grandes contre-fiches ML, lesquelles se trouvaient au-dessus des noues et présentaient une côte saillante décorée jadis au moyen des moises pendantes OP recouvertes de plomb et accompagnées de pièces de bois découpées dont les débris R ont été retrouvés. Le poteau S, qui se combinait avec cette décoration et qui était resté en place, formait la tête de ce système d’étaiement, visible au-dessus des quatre noues. Un chapiteau V sculpté dans le poinçon central donnait la date exacte de cette flèche (commencement du XIIIe siècle)[5]. À une époque assez ancienne, ces étais visibles et décorés placés dans les noues, si nécessaires à la solidité de la flèche, avaient été enlevés (probablement parce qu’ils avaient été altérés par le temps, faute d’un bon entretien) ; ce qui a dû contribuer à fatiguer les arbalétriers qui, alors, avaient à porter toute la charge des poteaux KL.

La fig. 13 donne l’enrayure au niveau T, et la fig. 14 l’enrayure au niveau X.

La fig. 15 permet de saisir la disposition des grandes contre-fiches AB du plan fig. 11.


On voit comment ces contre-fiches soutiennent, à leur croisement G, les poteaux CH, comment elles s’assemblent à la tête dans les poteaux DK en D, comment les moises horizontales EF serrent et ces contre-fiches et l’extrémité inférieure des poteaux CH, comment le triangle GEF présente un système de ferme inclinée résistant à la charge des poteaux CH. Si nous reprenons la fig. 11, nous remarquerons que non-seulement les poteaux qui forment les huit angles de la flèche sont inclinés vers l’arbre central de manière à former une pyramide et non un prisme, mais que ces poteaux donnent un double système de supports. Nous ne parlons pas des moises qui triplent quelques-uns de ces poteaux, parce que ces moises ne sont que des fourrures propres à donner plus de roide aux points d’appui, dans le sens de leur plat, et surtout destinées à recevoir les assemblages latéraux, afin de ne point affamer les poteaux principaux par des mortaises. Ce système de poteaux jumeaux séparés par un intervalle est un moyen très-puissant de résister à la pression des vents. On comprend que ces poteaux, bien reliés entre eux par des moises horizontales de distance en distance, offrent des points d’appui extrêmement rigides.


En effet, soient (16) deux poteaux AB, CD enserrés entre des moises EFG : pour que le poteau CD se courbât suivant la ligne CID, il faudrait que le poteau AB se raccourcit, rentrât en lui-même, ce qui n’est pas possible ; pour qu’il se courbât suivant la ligne CKD, il faudrait que le poteau AB s’allongeât, ce qui est de même impossible. Le quadrilatère ACBD, relié par les moises EFG, n’est donc pas susceptible de déformation. Aussi, fidèles à ce principe élémentaire, les architectes gothiques n’ont-ils jamais manqué de l’appliquer dans la construction de leurs flèches de charpente, et, comme toujours, ils en ont fait un motif de décoration.

La souche de la flèche de Notre-Dame de Paris, bien qu’elle fût combinée d’une manière ingénieuse, que le système de la charpente fût très-bon, présentait cependant des points faibles ; ainsi, les grandes fermes diagonales (fig. 12) n’étaient pas suffisamment armées au pied, les contre-fiches-moises AG ne buttaient pas parfaitement les poteaux extérieurs de la pyramide, les arbalétriers étaient faibles, les entraits retroussés sans puissance. Les fermes de faîtage (celles qui venaient s’appuyer sur les grandes contre-fiches, disposées en croix de Saint-André, fig. 15) ne trouvaient pas, à la rencontre de ces deux grandes contre-fiches, un point d’appui inébranlable ; d’ailleurs ces contre-fiches, à cause de leur grande longueur, pouvaient se courber, ce qui avait eu lieu du côté opposé aux vents. Par suite, la flèche tout entière avait dû s’incliner et fatiguer ses assemblages. Généralement, les pièces inférieures n’étaient pas d’un assez fort équarrissage ; puis, pour des charpentes qui sont soumises aux oscillations causées par les ouragans, les clefs de bois sont évidemment insuffisantes, surtout quand, à la longue, ces bois venant à se dessécher ne remplissent plus les entailles dans lesquelles ils sont engagés. Aussi, tout en respectant le principe d’après lequel cette charpente avait été taillée, a-t-on dû, lors de la reconstruction de la flèche de Notre-Dame de Paris, améliorer l’ensemble du système et y introduire les perfectionnements fournis par l’industrie moderne. On se fait difficilement une idée, avant d’en avoir fait l’épreuve, de la puissance des vents sur ces charpentes qui, posées à une assez grande hauteur, sur quatre pieds seulement, s’élèvent elles-mêmes dans les airs au-dessus des autres édifices d’une cité[6]. La pression des courants d’air est telle qu’à certains moments tout le poids de la charpente se reporte sur le côté opposé à la direction du vent ; il faut donc qu’entre toutes les parties du système il y ait une solidarité complète, afin que cette pression ne puisse, en aucun cas, faire agir tout le poids sur un seul point d’appui. On doit penser que ces charpentes sont comme un bras de levier, qui, s’il n’est pas bien maintenu par un empattement inébranlable, ne manquerait pas d’écraser ou de disloquer l’une des quatre piles qui lui servent d’appui, d’autant que, dans notre climat, les grands vents viennent toujours du même point de l’horizon, du nord-ouest au sud-ouest. Cette pression, répétée sur un seul côté de ces charpentes, doit être un sujet de méditation pour le constructeur. Partant du système admis par l’architecte du XIIIe siècle, on a donc cherché : 1o à former, à la base de la souche de la nouvelle flèche, un quatre-pieds absolument rigide et pouvant résister à toute oscillation ; 2o à relier ce quatre-pieds avec la souche elle-même, d’une manière si puissante, que toute pression agissant dans un sens fût reportée au moins sur deux points d’appui et même sur trois ; 3o à soutenir également les huit arêtes de la pyramide, tandis que, dans le système ancien, quatre de ces arêtes étaient mieux portées que les quatre autres ; 4o à doubler du haut en bas tout le système formant l’octogone de la flèche, afin d’avoir non-seulement les arêtes rigides, mais même les faces ; 5o à éviter les assemblages à tenons et mortaises qui se fatiguent par l’effet des oscillations, et à les remplacer par le système de moises qui n’affame pas les bois, les relie et leur donne une résistance considérable ; 6o à n’employer le fer que comme boulons, pour laisser aux charpentes leur élasticité ; 7o à diminuer le poids à mesure que l’on s’élevait, en employant des bois de plus en plus faibles d’équarrissage, mais en augmentant cependant, par la combinaison de la charpente, la force de résistance[7].

Nous l’avons dit tout à l’heure : les quatre piles du transsept sur lesquelles repose la flèche de Notre-Dame de Paris ne sont pas plantées aux angles d’un carré, mais d’un quadrilatère à quatre côtés inégaux, ce qui ajoutait à la difficulté. Pour ne pas compliquer les figures, nous ne tenons pas compte ici des faibles irrégularités, et nous supposons un parallélogramme dont le grand côté a 14m,75 et le petit 12m,75. Quatre des angles de l’octogone de la flèche devant nécessairement poser sur les deux diagonales du quadrilatère, cet octogone est irrégulier, possédant quatre côtés plus grands que les quatre autres.
La fig. 17 donne, en A, le plan de l’enrayure basse, au niveau des grands entraits diagonaux, qui sont chacun composés de trois pièces de bois superposées ayant 0,25  c. de roide sous le poinçon. Ce tracé fait voir en projection horizontale le quatre-pieds sur lequel s’appuie le système à sa base. Ce quatre-pieds se compose d’une combinaison de potences sous les entraits et de fermes inclinées BC, passant dans les plans d’une pyramide tronquée dont la base est le quadrilatère donné par les piles, et la section supérieure par le plan de l’enrayure au niveau des entraits. Chacun des angles du corps de la flèche se compose de trois poteaux qui ne s’élèvent pas verticalement mais forment une pyramide très-allongée, à base octogone ; c’est-à-dire qu’en s’élevant, ces poteaux se rapprochent du poinçon.
Examinons maintenant une des grandes fermes diagonales DE (18). On voit, en A, les trois entraits superposés, roidis et maintenus d’abord par les deux liens B assemblés à mi-bois et formant potence ; puis par les deux fortes contre-fiches moisées CD qui reçoivent les liens inclinés indiqués en BC dans la figure précédente. La tête de ces deux contre-fiches-moises vient pincer, en E, le pied des trois poteaux des angles de la flèche. Le poinçon central est en F. Les grandes contre-fiches GH tracent la noue donnée par la rencontre des combles ; par conséquent, tout ce qui est au-dessus de ces contre-fiches est vu. Les contre-fiches IK sont des moises, forment arête dans la noue, en rejetant, au moyen d’un chevronnage, les eaux à droite et à gauche, et laissent voir les gradins ajourés décorés d’arcatures et surmontés, sur les quatre poteaux, de statues. D’autres contre-fiches-moises MN réunissent tout le système et s’assemblent dans le poinçon central en O. En outre, cette demi-ferme est maintenue par des moises horizontales qui serrent ensemble ses diverses pièces, empêchent toute dislocation et font de cette charpente un plan roide, immobile, ne pouvant se déformer. Le tracé AA de la fig. 17 nous donne le plan de l’enrayure au niveau P de la fig. 18 ; le tracé AAA celui de l’enrayure au niveau R, et le tracé A′ celui de l’enrayure à la base de la pyramide qui termine la flèche au-dessus du second étage à jour. Dans le tracé AA de la fig. 17, on voit comme s’arrangent les chevronnages divisant la noue en deux et laissant passer les quatre poteaux portant les statues.

Ce système de poteaux verticaux traversant les demi-fermes diagonales et faisant décoration au-dessus des noues (système qui avait été adopté par les constructeurs du XIIIe siècle) présente plusieurs avantages : il fait de ces demi-fermes de véritables pans-de-bois parfaitement rigides ; il constitue une suite de poinçons qui roidissent les contre-fiches, les maintiennent dans leur plan vertical sans charger en aucune façon l’entrait. Il présente aussi une décoration ingénieuse en ce qu’elle explique, à l’extérieur, comment la flèche vient s’appuyer sur les quatre piliers de la croisée, aussi parce qu’elle établit une transition entre la maçonnerie de l’église et le corps de la flèche, parce qu’elle lui sert de base, d’arc-boutant, pour ainsi dire. On voit, en V (fig. 18), comment sont décorés ces gradins des grandes contre-fiches au-dessus des noues. Il est facile de comprendre maintenant comment sont soutenus les quatre angles de l’octogone qui portent sur les diagonales ; pour les quatre angles tombant sur les faîtages des combles, voici quel a été le système adopté. En BB (fig. 17) sont élevées de fortes fermes, reposant sur les bahuts et les quatre piles du transsept ; sur le milieu des entraits de ces fermes reposent les pièces horizontales LM puissamment soulagées en C par les pièces inclinées BC. C’est au-dessus de ce point C que portent les triples poteaux formant les quatre autres angles de l’octogone ; le point M ne porte que le pied des contre-fiches qui sont destinées à maintenir les poteaux dans leur plan.

La fig. 19 présente l’une de ces fermes BB, qui sert en même temps de ferme de comble. En A, on voit l’extrémité de la pièce horizontale tracée en LM dans la fig. 17 ; en A′, cette extrémité est vue en coupe sur ab. Il n’est pas besoin d’explication pour faire sentir que cette extrémité A ne peut fléchir. En B′, nous avons donné le détail des assemblages B, et en C′ celui de la croix de Saint-André C, avec le poinçon.
Maintenant, examinons ce système de souche en perspective (20). En A, on voit les grands entraits triples des fermes diagonales ; en B, la disposition des liens formant fermes inclinées, roidissant la base de la souche et venant porter en C quatre des angles de l’octogone ; en D, apparaissent les fragments de l’entrait de la ferme donnée dans la figure précédente, avec le pan-de-bois qui maintient les poteaux d’angles reposant en C, E étant le poinçon de cette ferme. Des contre-fiches F viennent soulager les poteaux C et reporter leur charge sur les quatre points résistants principaux A ; ces contre-fiches ont encore l’avantage d’arrêter le roulement de tout le système. Au-dessus, des croix de Saint-André G, doubles, reportent encore, la charge des poteaux C sur les points d’appui diagonaux. Les pièces I et F remplissent avec avantage les grandes pièces inclinées de l’ancienne charpente que nous avons décrite plus haut. Ce système est d’ailleurs triplé dans la charpente actuelle, nous le voyons reproduit en KL et en KM ; de sorte que si une pression extraordinaire se produit en O, cette pression ne charge pas le point C, mais bien les pieds I, et même, de proche en proche, par la disposition des croix de Saint-André et des contre-fiches F, trois des piles du transsept. On observera que ces croix de Saint-André sont doublées, c’est-à-dire assemblées dans deux des poteaux sur les trois qui forment chaque angle à la base de la flèche. Il n’y a donc pas possibilité de roulement dans cette charpente ; aucune de ses parties ne peut recevoir un supplément de charge sans transmettre ce supplément à deux et même trois des quatre points d’appui sur lesquels elle porte. En supposant même qu’une des quatre piles du transsept fût enlevée, la charpente resterait debout et reporterait toutes ses pesanteurs sur les trois piles conservées.

Le système d’après lequel a été établi la souche de la flèche de Notre-Dame de Paris étant bien connu, examinons cette flèche au-dessus du faîtage du comble, c’est-à-dire au-dessus du niveau d’où elle commence à se détacher sur le ciel (21).


Une vue perspective présente, du côté droit, la flèche dépourvue de sa décoration, et, du côté gauche, la flèche décorée. En A est une des quatre fermes correspondant aux fermes diagonales ; on observera l’inclinaison des poteaux formant les arêtes de cette flèche au-dessous de la pyramide supérieure, qui ne se dégage qu’au niveau B. Cette inclinaison, y compris les retraites successives, n’a pas moins de 0,80 c. dans une hauteur de 15m,00 ; et cependant, par l’effet de la perspective, à peine si l’on aperçoit une diminution dans le corps de la flèche autre que celle produite par les retraites C. Bien mieux, si les huit angles de l’octogone étaient montés d’aplomb, le corps de la flèche paraîtrait plus large sous la pyramide supérieure qu’à sa base. L’illusion de l’œil est ici d’accord avec les conditions de stabilité ; en effet, ces huit angles, qui tendent à se rapprocher du poinçon à mesure qu’ils s’élèvent, conduisent l’œil à la forme pyramidale prononcée du couronnement, et forment en même temps une suite d’étais qui maintiennent l’arbre central dans la verticale. Par l’effet singulier du contraste des lignes verticales et inclinées se détachant sur le ciel à une grande hauteur, si les pinacles D qui terminent les poteaux d’angle étaient verticaux, vus à côté des arêtiers de la pyramide supérieure, ils sembleraient s’écarter en dehors. Il faut que, dans un monument aussi élevé et dont la forme générale est aussi grêle, toutes les lignes tendent à s’incliner vers l’axe, si l’on veut que rien dans l’ensemble ne vienne contrarier la silhouette. Nous donnons, en E, le couronnement de la flèche, dont la pomme F est à 45m,00 au-dessus du faîtage du comble. Nous avons dit que la charpente, en s’élevant, se composait de pièces de plus en plus légères, mais assemblées avec plus de force. En examinant l’enrayure tracée en G, on reconnaîtra combien elle présente de résistance ; ce système est adopté pour les quatre enrayures indiquées en G dans le géométral A. Cette enrayure se compose de moises assemblées à mi-bois, ainsi que le fait voir le détail I, se coupant à angle droit, pinçant le poinçon, quatre arêtiers, et roidies par des goussets K de manière à former un carré ; immédiatement au-dessous, une seconde enrayure contrariant celle-ci et combinée de la même manière produit, en projection verticale, une étoile à huit pointes, qui donne la section de la pyramide. Non-seulement ce système présente une grande résistance, mais il a l’avantage de donner à la pyramide des ombres toujours accusées qui la redressent à l’œil et lui donnent une apparence plus svelte. Lorsque les pyramides des flèches aussi aiguës sont élevées sur une section simplement octogonale, si le soleil frappe d’un côté, une partie de la pyramide est entièrement dans le clair et l’autre dans l’ombre ; à distance, le côté clair se confond avec le ciel et le côté ombré donne une ligne inclinée qui n’est point balancée, de sorte que la pyramide paraît être hors d’aplomb. Les grands pinacles avec leurs crochets qui fournissent toujours des points ombrés et brillants tout autour de la pyramide, du côté du clair comme du côté opposé à la lumière, contribuent encore à éviter ces illusions de l’œil qui sont produites par des masses d’ombres opposées sans rappel de lumière à des masses claires sans rappel d’ombre. Nous ne saurions trop le répéter : lorsqu’un édifice ou partie d’un édifice se découpe entièrement sur le ciel, rien n’est indifférent dans la masse comme dans les détails ; la moindre inattention dans l’adoption d’un ornement, dans le tracé d’un contour, dérange entièrement l’harmonie de la masse. Il est nécessaire que tout soit clair, facile à comprendre, que les profils et ornements soient à l’échelle, qu’ils ne contrarient jamais la silhouette, et cependant qu’ils soient tous visibles et appréciables.

La flèche de Notre-Dame de Paris est entièrement construite en chêne de Champagne ; tous les bois sont recouverts de lames de plomb, et les ornements sont en plomb repoussé[8].

Alors comme aujourd’hui, l’occasion d’élever des flèches de charpente aussi importantes ne se présentait pas souvent. Le plomb était plus cher autrefois qu’il n’est aujourd’hui, bien que son prix soit encore fort élevé ; sur de petites églises de bourgades, de villages ou d’abbayes pauvres, on ne pouvait penser à revêtir les flèches de charpente qu’en ardoise. Il fallait, dans ce cas, adopter des formes simples, éviter les grands ajours et bien garantir les bois contre la pluie et l’action du soleil.

Nous avons constaté bien des fois déjà que l’architecture du moyen âge se prête à l’exécution des œuvres les plus modestement conçues comme à celle des œuvres les plus riches : cela seul prouverait que c’est un art complet. Si l’architecture ne peut s’appliquer qu’à de somptueux édifices et si elle se trouve privée de ses ressources quand il faut s’en tenir au strict nécessaire, ce n’est plus un art, mais une parure sans raison, une affaire de mode ou de vanité.

Nous donnons (22) un exemple de ces flèches entièrement revêtues d’ardoises, élevée, comme celle de Notre-Dame de Paris, à la rencontre des combles sur le transsept : c’est la flèche de l’église d’Orbais (Marne), autrefois dépendante d’une abbaye. Excepté les extrémités des poinçons, qui sont revêtues de chapeaux de plomb très-simples, toute la charpente est couverte en ardoise. On voit, en A, la moitié d’un des pans-de-bois de la souche ; CD est l’arbalétrier du comble. Comme toujours, cette souche est diminuée, ayant 4m,88 à sa base et 4m,66 à son sommet au niveau de l’enrayure de la pyramide. Celle-ci est octogone et pose ses angles sur les milieux des pans-de-bois, ainsi que le fait voir le tracé B. Les arêtiers E sont soulagés par des contre-fiches G assemblées dans les poteaux d’angle H, et sur les angles F sont posés quatre petits pinacles, visibles sur le tracé perspectif. Le corps de la flèche, la pyramide, les pinacles et les lucarnes sont couverts d’ardoises petites, épaisses, clouées sur de la volige de chêne. Il y a des lames de plomb dans les noues. Cet édifice, si simple, est d’un effet charmant, à cause de ces saillies, et surtout à cause de l’heureuse proportion de l’ensemble ; il date du XIVe siècle. Le beffroi est indépendant de la charpente de la flèche et repose seulement, comme celle-ci, sur les quatre piles du transsept.

On voit encore, sur la croisée de l’ancienne église abbatiale d’Eu, la souche d’une flèche, du XVe siècle, en charpente, dont la disposition originale mérite d’être signalée. C’était une pyramide passant du plan carré au plan octogone dans la hauteur du comble, de manière que l’inclinaison des faces se suivait, sans interruption, du faîtage de ces combles au sommet de la flèche. Ce système présentait une grande solidité.

Soit (23) AB deux des quatre points d’appui du transsept, des fermes inclinées ABC forment les faces d’une pyramide à base carrée. La projection des fermes des combles est donnée par le triangle ABD ; donc, les triangles ADC, BDC sont vus au-dessus de la pente de ces combles ; la contre-fiche AE passe dans le plan des deux arbalétriers AG, AF. Les poinçons IC passent dans le plan de la pyramide octogone. Au niveau du faîtage des combles est posée une enrayure sur plan octogone GFK, etc., embrévée dans les pièces principales inclinées AP, AG, AC, BC, etc. L’élévation X, prise sur la moitié de la flèche de B en I, fait voir la projection du comble en B′D′, la grande ferme inclinée en B′C′, inclinée suivant le plan B′O. Les contre-fiches AE du plan horizontal se voient en B′E′ et la première enrayure octogone en L, sur laquelle reposent les véritables arêtiers de la flèche. Ici, les angles de l’octogone ne correspondent pas aux faîtages des quatre combles et aux quatre noues, mais bien le milieu des faces de cet octogone. En N est tracée l’une des contre-fiches diagonales AE et la section EP faite au milieu d’une des quatre faces de la pyramide donnant sur les noues ; des lucarnes R sont ouvertes sur ces quatre faces. Une galerie S rompt l’aspect uniforme de la flèche et sert de guette. L’enrayure du sol de cette galerie est tracée en M. L’enrayure Q est tracée en Q′, les quatrième et cinquième enrayures étant combinées de la même façon. En V, un tracé perspectif indique la rencontre des pièces inclinées de la souche avec la première enrayure octogone L. Cette flèche a été dérasée au niveau Q ; mais un tableau du XVIIe siècle qui est déposé dans l’église d’Eu, présentant une vue fort bien faite des bâtiments de l’abbaye, nous donne le complément de la flèche et son système de décoration qui ne manquait pas d’élégance.
La fig. 24 reproduit l’aspect géométral de la flèche d’Eu, revêtue de sa plomberie et de sa couverture en ardoise, la plomberie n’étant appliquée qu’au couronnement supérieur de la pyramide, à la galerie, aux lucarnes et aux noues.

À Évreux, sur une tour centrale en maçonnerie qui surmonte la croisée de la cathédrale s’élève une flèche en charpente recouverte de plomb, fort dénaturée par des restaurations successives, mais qui présente cependant encore une assez bonne silhouette. Elle est complètement ajourée de la lanterne au faîte, et cette lanterne est d’un bon style du XVe siècle. Le défaut de ce couronnement, c’est d’être trop grêle pour la souche en maçonnerie qui lui sert de base ; elle s’y relie mal, et la trop grande quantité d’ajours fait encore paraître ce défaut plus choquant.

L’une des plus belles flèches du XVe siècle était celle de la Sainte-Chapelle du Palais, reconstruite depuis peu par feu Lassus sur un ancien dessin conservé à la Bibliothèque Impériale. Cette flèche est gravée dans la Monographie de la Sainte-Chapelle publiée par M. Bance, avec ses détails de charpente et de plomberie. Nous engageons nos lecteurs à recourir à cet ouvrage.

Mais, à cette époque, les architectes avaient déjà perdu ce sentiment délicat de la silhouette des édifices, et ils surchargeaient tellement leurs ensembles de détails recherchés que les masses perdaient de leur grandeur. On ne trouve plus, dans la flèche de la Sainte-Chapelle du Palais, cette inclinaison des poteaux de la partie inférieure portant la pyramide ; ceux-ci s’élèvent verticaux, ou à peu près, ce qui alourdit l’ensemble et empêche l’œuvre de filer, d’une venue, du faîtage du comble au sommet. Les détails, trop petits d’échelle, paraissent confus, gênent les lignes principales au lieu de les faire ressortir. Cependant, nous voyons encore, sur le transsept de la cathédrale d’Amiens, une flèche du commencement du XVIe siècle, dans l’exécution de laquelle les qualités signalées ci-dessus sont développées avec un rare bonheur.

Si la flèche de la cathédrale d’Amiens est une œuvre remarquable en elle-même, elle n’est nullement en rapport de proportions avec l’édifice : sa base est grêle, sort du comble brusquement, sans transition ; l’ensemble est mesquin, si on le compare à la grandeur magistrale du monument. Quant à la combinaison de la charpente, elle pèche par l’amas des bois, par le défaut de simplicité. Les charpentiers, maîtres de l’œuvre, Louis Cordon et Simon Taneau, eurent l’idée de porter cette flèche sur une plate-forme composée de pièces horizontales entre-croisées, rendues rigides au moyen de fermes armées au nombre de dix ; ce qui produit, à la souche, un amas de bois si considérable qu’à peine si l’on peut circuler à travers les arbalétriers et les clefs pendantes. Quelque bien armées que soient ces fermes, ce système ne présentant pas des supports directs, il y a toujours relâchement à cause du retrait des bois dans les assemblages et, par suite, flexion. L’intention évidente des maîtres a été d’établir un plancher rigide sur lequel ils ont monté une flèche, indépendante de ce plancher, comme s’ils l’eussent élevée sur le sol. Il y a donc dans la charpente de la flèche d’Amiens deux choses : la plate-forme inférieure et la flèche proprement dite que cette plate-forme est destinée à porter. Cette donnée admise, ces maîtres en ont tiré le meilleur parti possible ; mais le principe est vicieux.

La fig. 25 fait voir, en perspective, cette plate-forme ou plutôt cette enrayure basse, armée. Pour rendre la figure moins confuse, nous avons supposé les clefs pendantes enlevées. On distingue les dix fermes se pénétrant, aux arbalétriers desquels des clefs pendantes vont soutenir les entraits au droit de la portée de chacune des pièces horizontales. Deux grands entraits diagonaux reposent sur ce plancher suspendu. Comme à Notre-Dame de Paris, l’octogone de la flèche a ses angles dans les noues et dans l’axe des combles se croisant.
Si nous prenons une des fermes de flèche perpendiculaires aux côtés du carré, nous obtenons la fig. 26. Le poinçon, l’arbre central est en A[9]. En B sont tracées en coupe les fermes armées de clefs pendantes et en face l’une de ces fermes dans le plan parallèle à notre projection. Les poteaux C de l’octogone sont donc portés sur les entraits soulagés de ces fermes armées, ainsi que les contre-fiches principales D. Comme toujours, le poinçon est suspendu par la huttée des contre-fiches. Une première enrayure composée de moises est en E, une seconde en F, et une troisième en G un peu au-dessus du faîtage H des combles. C’est cette dernière enrayure qui reçoit la première plate-forme de la flèche, de sorte que l’ajour commence immédiatement au niveau de ce faîtage ; ce qui contribue à donner de la maigreur à l’œuvre de charpenterie, puisque au-dessus de la masse pleine des combles commence, sans transition, le système des poteaux isolés laissant voir le ciel entre eux. Si bien assemblés que soient les arbalétriers B, si bien serrées que soient les clefs pendantes supportant les entraits, il y a, par suite de la multiplicité de ces pièces de bois, de nombreuses causes de retrait ou de relâchement ; il en résulte que le plancher inférieur a quelque peu plongé, particulièrement du côté opposé à l’action des vents d’ouest, car on observera qu’ici les pesanteurs des poteaux ne sont pas réparties, comme dans la charpente de Notre-Dame de Paris, sur plusieurs points, mais agissent directement à leur pied. Il y a donc toujours une partie de ce plancher suspendu plus chargée que l’autre, puisque les vents d’ouest sont les plus fréquents et les plus violents, surtout à Amiens.
L’ensemble du système s’est incliné vers l’est, et on a dû, peu après la construction, ajouter de ce côté une longue contre-fiche qui vient porter sur une ferme du chœur très-solidement armée. Les fermes diagonales sont peu résistantes (27) ; leur entrait A repose sur le plancher inférieur, ainsi qu’on le voit dans le tracé perspectif (fig. 25) ; mais, comme supplément de force, les charpentiers ont posé sous ce plancher, qui passe dans l’intervalle B, des potences armées C dont le pied s’appuie sur la tête des quatre piles du transsept dans les reins de la voûte. Ces potences, faiblement reliées au système de la ferme diagonale, ont donné du nez sous la dépression du plancher. D’ailleurs, la contre-fiche principale E de cette demi-ferme diagonale est la noue, c’est-à-dire qu’elle est posée suivant la ligne d’intersection des combles, ce qui lui donne une position trop inclinée pour avoir une grande force. Si, comme à Notre-Dame de Paris, les charpentiers avaient posé une contre-fiche gh au-dessus de cette noue, visible, et reliée à la potence C au moyen de grandes moises verticales m, ils eussent donné aux fermes diagonales une beaucoup plus grande résistance, en faisant de grands pans-de-bois rigides, dont toutes les parties eussent été solidaires.

On remarquera qu’ici, comme à Notre-Dame de Paris, les poteaux de l’octogone sont doublés et fortement inclinés vers l’axe de la flèche. C’est là une règle dont les architectes du moyen âge ne se sont pas départis dans la construction de ces sortes d’édifices.

La silhouette de la flèche de Notre-Dame d’Amiens est heureuse ; il ne manque à cette œuvre de charpenterie que d’être sur un monument moins grandiose. La fig. 28 présente le géométral de cette flèche recouverte de sa plomberie. Malheureusement la flèche d’Amiens a subi des mutilations ; son couronnement a été refait d’une façon barbare dans le dernier siècle, à la suite d’un incendie partiel causé par la foudre. La plomberie, en partie reposée au commencement du XVIIe siècle, est, sur quelques points, extrêmement grossière, et masque les profils ou les découpures du bois.

La section de la pyramide ne donne pas un octogone à côtés droits, mais à côtés curvilignes concaves (voy. le détail A), afin d’obtenir, comme nous l’avons dit plus haut, des filets de lumière dans l’ombre, et d’éviter le fâcheux effet produit par les pyramides à faces planes lorsqu’elles sont placées à une grande hauteur et que le soleil les éclaire. Quelques parties primitives de la plomberie sont fort remarquables.

En résumé, si la flèche de Notre-Dame d’Amiens n’est pas une œuvre irréprochable, elle mérite cependant d’être étudiée ; d’ailleurs c’est la seule de cette dimension qui existe encore en France. Son poids est, compris le plomb, de 500 000 kilogrammes. Sa hauteur, au-dessus du faîtage (niveau B) jusqu’à la pomme, était de 47 mètres ; elle n’est plus aujourd’hui que de 45 mètres. Les bois sont d’une belle qualité, essence de chêne. Autrefois la plomberie était peinte et dorée ; on voit de nombreuses traces de cette décoration.

Nous citerons encore, parmi les flèches de charpenterie recouvertes de plomb, celles de l’église Notre-Dame de Châlons-sur-Marne, qui sont de la fin du XIVe siècle, très-simples, mais d’une assez belle forme, et qui couronnent des tours en pierre de la fin du XIIe siècle ; celle de la croupe de la cathédrale de Reims, qui date de la fin du XVe siècle, et dont la plomberie est assez bien conservée (voy. Plomberie).

  1. Voy., dans le 7e Entretien sur l’Architecture, la façade de l’église Notre-Dame de Paris avec ses flèches projetées et laissées inachevées.
  2. Les flèches de Laon n’existent plus, mais on en connaît la disposition ; celles de la cathédrale de Reims se devinent facilement, et nous connaissons par de bonnes gravures celles de Saint-Nicaise.
  3. Voyez, dans le 7e Entretien sur l’Architecture, l’élévation géométrale de la façade de Notre-Dame de Paris avec ses deux flèches.
  4. En effet, on doit attribuer en partie la chute imminente de la flèche de Saint-Denis au supplément de poids qui lui avait été donné, lors de la restauration, par la substitution de la pierre de Saint-Non à la pierre de Vergelé qui, primitivement, composait la pyramide. Il faut dire aussi que les parties inférieures, les étages de la tour, n’avaient pas été consolidés, mais au contraire affaiblis par des reprises extérieures faites en placages, sans affermir les massifs très-altérés par le temps.
  5. Ce chapiteau a été conservé lors de la descente de la souche.
  6. Le sommet de la flèche de Notre-Dame de Paris est à 96 mètres au-dessus du pavé de l’église.
  7. Le 26 février 1860, un coup de vent qui a renversé à Paris un grand nombre de cheminées, enlevé des toits et jeté bas quelques-unes des charpentes destinées à la triangulation, n’a fait osciller la flèche de Notre-Dame que de 0,20 c. environ à son sommet, bien que cette flèche ne fût pas alors complètement terminée et qu’elle ne fût garnie de plomb qu’à sa partie supérieure, ce qui nécessairement devait rendre l’oscillation plus sensible.
  8. La charpente de cette flèche a été exécutée par M. Bellu, et la plomberie par MM. Durand frères et Monduit. L’ensemble, compris les ferrures, pèse environ 500 000 kilog. Chacune des piles du transsept pourrait porter ce poids sans s’écraser. Les douze statues des apôtres et les quatre figures des symboles des évangélistes qui garnissent les quatre arêtiers des noues sont en cuivre repoussé, sur les modèles exécutés par M. Geoffroy-Dechaume.
  9. La ferme donnée ici est celle qui est perpendiculaire au côté ab de la fig. 25.