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Diderot inédit, d’après les manuscrits de l’Ermitage/02

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Diderot inédit, d’après les manuscrits de l’Ermitage
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 36 (p. 94-128).
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DIDEROT INEDIT
D'APRES LES MANUSCRITS DE L'HERMITAGE

II.[1]
LA RÉFUTATION D’HELVÉTIUS ET LE PLAN D’UNE UNIVERSITÉ.

Œuvres complètes de Diderot, éditées par J. Assézat et Maurice Tourneux, 20 vol. in-8o, 1875-1877 ; Garder frères.


I

Diderot n’était pas fait pour les ouvrages suivis. Ses meilleurs écrits sont assurément ceux qui sont issus du hasard, les fragmens, nés par une sorte de génération spontanée appliquée aux idées que l’on voit éclore en foule, dans ce cerveau toujours en fermentation, des sujets les plus divers et les plus inattendus. L’écrivain reste encore le causeur qui a changé d’auditoire, mais non d’attitude. La plume à la main ou la parole aux lèvres, dans son cabinet de travail ou dans les salons, au café où l’on fait cercle autour de lui comme au Grandval, chez le baron d’Holbach, il s’abandonne sans arrière-pensée, il se livre : il est le vrai créateur de la critique primesautière, hardie et vive à la rescousse, en éveil sur toutes les questions, la critique d’impression dans toute sa liberté, ses audaces et ses périls ; ce qui faisait dire à Sainte-Beuve ce mot si juste : « C’est le grand journaliste moderne, l’Homère du genre… C’est par ce côté qu’il survit et qu’il doit nous être cher à tous, journalistes et improvisateurs sur tous les sujets. Saluons en lui notre père et notre premier modèle[2]. »

C’est de cette façon, sans l’avoir médité, que Diderot se trouva un jour avoir écrit ce remarquable ouvrage : la Réfutation suivie de l’ouvrage d’Helvétius intitulé « l’Homme. » Quand le livre d’Helvétius parut, en 1773, publié par les soins du prince Galitzin, après la mort de l’auteur, Diderot était en Hollande, attendant M. de Nariskin, qui devait le conduire à Saint-Pétersbourg, où nous le retrouverons plus tard. On connaît son habitude, qui était, en lisant un livre, d’écrire immédiatement sur les marges toutes les réflexions qui lui venaient à la pensée. Il lui en vint beaucoup à la lecture de ce lourd et paradoxal ouvrage. Au second séjour qu’il fit à La Haye, après son voyage de Russie, il reprit ces notes et leur donna, en les recopiant, des développemens nouveaux. On dit même qu’il y revint une troisième fois, et l’on croit que c’est cette dernière rédaction qui fut transportée à l’Ermitage. Quelques parties de l’ouvrage étaient déjà connues, soit par les citations que Naigeon en fait dans ses Mémoires, soit par la Correspondance de Grimm, qui publia le commencement de cette Réfutation, soit par quelques morceaux communiqués à M. Walferdin par M. Godard et qui parurent en 1857, dans un recueil du temps. Mais on ne pouvait pas soupçonner, par ces morceaux détachés, la valeur de l’ensemble : je ne crains pas de dire qu’il y a là une révélation inattendue du talent de Diderot.

Ce qui fait l’intérêt de cette œuvre, c’est l’indépendance d’esprit dont fait preuve l’auteur. Il se montre libre à l’égard de la secte et, ce qui est plus rare et plus difficile, libre à l’égard de lui-même ; il ne se laisse dominer ni par les préjugés du parti philosophique et irréligieux auquel il appartient, ni même par certaines opinions particulières qui semblent le lier à Helvétius. En effet, l’auteur de l’Esprit et de l’Homme attribue la sensibilité à la matière en général, réduit les fonctions intellectuelles à la sensibilité et par là à une propriété toute matérielle, déclare qu’apercevoir, juger et sentir, c’est la même chose, et ne reconnaît de différence entre l’homme et la bête que celle de l’organisation. — Et ne savons-nous pas que Diderot, lui aussi, dans le Rêve de d’Alembert et dans les Elémens de physiologie, soutient que la sensibilité est une propriété de la matière, comme l’étendue et l’impénétrabilité, et qu’il en déduit les conséquences les plus hardies sur l’identité des êtres, qui deviennent, selon les circonstances, dieu, table ou cuvette, esprit, animal, plante ou minéral ? C’est que Diderot, quand il s’abandonne à la pente de ses idées en physiologie, pousse jusqu’au matérialisme pur et simple l’idée de l’unité qui le possède et l’entraîne ; il est comme précipité par le poids d’une logique irrésistible jusqu’au fond de l’abîme, où il rejoint son ami le baron d’Holbach. Voilà Diderot physiologiste et logicien. Mais quand il n’est plus sous l’obsession de ses études d’histoire naturelle et de physique, quand il perd un instant de vue ses molécules douées d’une sensibilité latente et le jeu de ces molécules et les agrégats qu’elles forment, les combinaisons où elles entrent, les polypes qu’elles composent en se rejoignant, animaux microscopiques ou organismes supérieurs, l’homme même, le plus distingué de ces polypes, — quand il échappe à cette magie d’une nature fatale, aveugle, uniforme dans ses procédés, ne variant ses produits qu’en raison de la diversité des circonstances, — alors un autre Diderot se révèle à nous. Ce phénomène se produit surtout quand Diderot retrouve ses propres idées exposées et commentées pédantesquement par un écrivain maladroit. Il se fâche contre le lourdaud, il se refuse à reconnaître les analogies, il brise d’une main irritée le miroir obscur et difforme qui lui présente l’image enlaidie de sa doctrine, maintenant qu’elle n’est plus animée à ses yeux par le brillant tumulte de la conception, par la verve de son esprit, par l’enthousiasme créateur. Comme cela est naturel, et comme il arrive que l’on se dégoûte facilement de certaines idées en les voyant soutenues par certaines gens ! Diderot sent vaguement qu’il y a quelque chose au delà de cette physique et de cette chimie qui l’ont un instant séduit, qu’il existe dans l’homme des élémens irréductibles à la molécule inerte, que l’esprit et le génie, la grandeur morale et l’héroïsme sortent d’un autre moule que celui où la nature jette confusément et pétrit la matière banale de ses éphémères produits. Il poursuit je ne sais quel symbole d’éternité dans les créations de ce genre. Il ose en reconnaître la grandeur inexpliquée au lieu de chercher à l’expliquer en la détruisant. Il n’est plus sectaire, il est libre.

Dans l’ouvrage que nous avons sous les yeux, Helvétius a fait ce miracle. Après que Diderot, avec son intelligence supérieure, a vécu dans un long tête-à-tête avec ce livre, il en sort désabusé et non sans quelque mauvaise humeur contre ce dogmatisme qui s’emploie gravement à lier des paradoxes ternes ; il a senti l’insuffisance d’un pareil esprit occupé à résoudre les grands problèmes avec cette étourderie pesante et cette légèreté laborieuse ; il a mesuré l’insuffisance de ces procédés, l’étroitesse du point de vue où s’enferme l’auteur et d’où il juge, comme d’un centre qui est ce pauvre lui-même, la circonférence infinie des choses, les aspects inépuisables de la nature, de la vie et de l’humanité. Il se détache alors, sans trop s’en apercevoir, d’une doctrine si mal servie, si lourdement compromise ; il cherche obstinément, fût-ce sans la trouver, quelque issue vers de plus hautes régions ; on sent l’effort qu’il fait pour s’élever au-dessus de cette atmosphère abaissée. Des ouvrages comme ceux d’Helvétius sont bien faits pour donner la nostalgie des hauteurs.

Déjà en 1758, jugeant en quelques pages le livre de l’Esprit, Diderot avait laissé entrevoir des dissidences, et d’une plume trop complaisante encore il marquait plus d’une restriction à l’éloge convenu. La plus piquante des restrictions était de s’étonner plaisamment de voir un homme riche, heureux comme Helvétius, se faire auteur. C’est évidemment le sens de ces quelques lignes, discrètement ironiques, par où commencent les Réflexions : « Aucun ouvrage n’a fait autant de bruit. La matière et le nom de l’auteur y ont contribué. Il y a quinze ans que l’auteur y travaille ; il y en a sept ou huit qu’il a quitté sa place de fermier général pour prendre la femme qu’il a, et s’occuper de l’étude des lettres et de la philosophie. Il vit pendant six mois de l’année à la campagne, retiré avec un petit nombre de personnes qu’il s’est attachées, et il a une maison fort agréable à Paris. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il ne tient qu’à lui d’être heureux ; car il a des amis, une femme charmante, du sens, de l’esprit, de la considération dans le monde, de la fortune, de la santé et de la gaîté… Les sots, les envieux et les bigots ont dû se soulever contre ses principes, et c’est bien du monde. » On ne peut pas dire plus spirituellement d’un homme fourvoyé dans la philosophie : « Que diable allait-il faire dans cette galère ? »

Qu’était-ce donc que cet ouvrage nouveau auquel Diderot devait consacrer une éclatante réfutation ? Grimm l’annonce ainsi dans sa Correspondance de novembre 1773 : « Il n’y a encore dans Paris qu’un très petit nombre d’exemplaires de l’ouvrage posthume de M. Helvétius, et il n’y a pas d’apparence qu’il devienne de longtemps plus commun… De l’Homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation, voilà son titre. Son but est de prouver que le génie, les vertus, les talens auxquels les nations doivent leur grandeur et leur félicité ne sont point un effet des différentes nourritures, des tempéramens ni des organes des cinq sens, sur lesquels les lois et l’administration n’ont nulle influence, mais bien l’effet de l’éducation, sur laquelle les lois et le gouvernement peuvent tout. » Cela a l’air bien inoffensif et bien anodin. Précisons la doctrine de l’auteur et nous verrons comment Diderot fut amené irrésistiblement à la combattre par une certaine générosité de sentimens qui domine chez lui, même à travers les orgies folles de son cerveau.

La thèse principale d’Helvétius est que l’éducation seule fait toute la différence entre des individus à peu près bien organisés, sans que l’auteur veuille tenir aucun compte des qualités physiques ou morales qui, étant diverses, diversifient les tempéramens et les caractères. Les vrais, les seuls précepteurs de notre enfance sont les objets qui nous environnent et le hasard. Les caractères et les intelligences sont le produit d’une infinité de petits accidens. Helvétius pousse à bout la théorie sensualiste de la tabula rasa, de l’esprit qui n’est qu’une table rase sur laquelle les sensations viennent successivement s’enregistrer d’elles-mêmes. Tout homme qui a ses cinq sens en règle est l’égal, par nature, de tout autre homme. Chacun étant également la somme de cinq sens, cette somme ne variera qu’en rapport des circonstances qui enrichiront plus ou moins cette capacité vide, ou de l’éducation qui dirigera le cours des impressions sensibles. — De la toute la série des thèses secondaires qui ne vaudraient pas la peine d’être énumérées, si elles n’étaient nécessaires pour comprendre la réfutation : Le génie n’est qu’un produit du hasard ; le hasard est le maître de tous les inventeurs ; les plus sublimes découvertes se réduisent à des faits ; ce sont des accidens heureux qui les ont provoquées en révélant les faits. Mais il importe d’exciter l’attention d’où peut naître la découverte. Et comme juger c’est sentir, il importe de stimuler la sensation qui observe et la sensation qui compare ou qui juge. Or comment la stimuler, sinon par le désir ? La sensibilité physique étant la cause unique de nos actions, de nos pensées, de nos passions, deviendra le moyen assuré du travail et du progrès si on sait convenablement la stimuler et la diriger. C’est pour se nourrir, c’est pour parer sa femme ou sa maîtresse que le laboureur se fatigue. Il faut donc encourager l’attention des hommes et la soutenir par des désirs physiques, que d’ailleurs l’objet en soit les femmes, les dignités ou la richesse, les femmes surtout[3]. Promettez à l’inventeur toutes les jouissances qu’il peut désirer, vous verrez quelles inventions vous obtiendrez. Ainsi se réaliserait l’idéal d’une éducation nationale, organisée en vue du progrès par un gouvernement sage qui tiendrait dans sa main, d’une main libérale et toujours ouverte, ces différens mobiles. L’état doit donc en conséquence, et conformément à la doctrine d’Helvétius, se faire le distributeur officiel de ce genre de faveurs et, à l’aide de ces récompenses nationales, l’entrepreneur des découvertes et le promoteur du génie. — Nous passons sous silence les autres extravagances du même ordre qui remplissent le livre.

Ainsi, dans cette histoire philosophique de l’homme, tout commence par la sensation, se continue par le désir et s’achève par la sensation. Tel est le cercle étroit et monotone où se meut la plus verbeuse dialectique, qu’Helvétius pense égayer de temps en temps par les inventions de la plus froide immoralité. Que l’on compare ce lourd traité avec le petit écrit si ingénieux et délicat de Stuart Mill sur l’Utilitarianisme, et l’on pourra se rendre compte non-seulement du progrès des temps qui ne permettrait pas aisément de nos jours l’étalage d’une telle bassesse de sentimens, mais surtout de la différence des esprits qui du même principe tirent des conséquences si opposées, selon qu’il s’y mêle plus ou moins d’élévation naturelle dans les idées. Tant il est vrai que la logique n’est pas tout dans ces sortes de constructions abstraites et qu’elles se ressentent toujours du climat intellectuel et moral où elles ont pris naissance !

On comprend que le bon sens de Diderot se soit révolté contre de si impertinentes théories. Rien n’égale la verve furieuse, endiablée de cette réfutation. Ce n’est pas une réponse dogmatique et en règle ; tout l’ouvrage est plein de caprice et d’humour, abondant en digressions, inépuisable en fantaisies. Sur des points très importons l’auteur est bref ; sur d’autres il ne tarit pas. C’est une réponse parlée ; le ton s’y ressent de la discussion improvisée, et nous pouvons trouver là l’image des conversations éblouissantes de Diderot quand il jugeait un auteur ou un livre et qu’on l’écoutait pendant des heures entières, pérorant avec de grands gestes, des attitudes tantôt ironiques, tantôt tragiques, se promenant à grands pas à travers sa chambre, lançant de droite et de gauche les traits d’un esprit inépuisable. Regardez bien : voici Helvétius en scène ; il débite de temps en temps et gravement ses aphorismes ; Diderot est là, devant lui, ripostant sans cesse avec des argumens nouveaux, relevant le dialogue par la variété du ton, tantôt désarmé par le désir de la gloire qui possède Helvétius, attendri, paternel et protecteur, souvent satirique, souvent cynique dans sa manière d’avoir raison, parfois indigné. Ce sont des apostrophes, des exclamations, les tours de phrase les plus inattendus, les plus amusans du monde, des interjections et des tirades : une vraie scène de comédie oratoire et philosophique. Nous sommes au spectacle ; mais il y a vraiment peu d’acteurs et d’orateurs qui vaillent ce Diderot dans ses bons momens. — Et avec cela il a si fort raison contre ce pauvre Helvétius, qu’il ne ménage que par un reste de camaraderie !

Il faut voir comme il se moque de ces oracles pédantesques d’Helvétius : « Sans passion, point de besoins, point de désirs ; sans besoins et sans désirs, point d’esprit, point de raison. » D’où cette conclusion qu’il faut créer et diriger les passions. — En vérité ! répond Diderot, dans un langage que je suis obligé d’abréger et souvent de modifier (tant il a de vivacités qui se refusent à la citation), mais l’éducation ouïes hasards rendront-ils passionnés les hommes nés froids ? Votre éloge des passions est vrai, mais comment pourrez-vous avec votre éducation et vos accidens créer une passion dans celui à qui la nature l’a refusée ? Tachez donc d’inspirer la fureur des femmes à un eunuque, et combien d’hommes que la nature a maltraités ! Les uns manquent de désirs pour une chose, d’autres en manquent pour une autre… A entendre Helvétius, on dirait qu’on n’a qu’à vouloir pour être. Que cela n’est-il vrai[4] ! — Les femmes, dites-vous, devraient concevoir une si haute idée de leur beauté qu’elles crussent n’en devoir faire part qu’aux hommes de talent ou bien aux grands capitaines. — Idée platonique, vision contraire à la nature. Il faut qu’elles couronnent un vieux héros, mais il faut qu’elles s’unissent à un jeune homme. La gloire et le plaisir sont deux choses fort diverses. — L’amour des talens est fondé sur l’amour des plaisirs physiques. — « Laissez là toutes ces subtilités dont un bon esprit ne peut se payer et croyez que, quand Leibniz s’enferme à l’âge de vingt ans et passe trente ans sous sa robe de chambre, enfoncé dans les profondeurs de la géométrie ou perdu dans les ténèbres de la métaphysique, il ne pense non plus à obtenir un poste ou la faveur d’une femme, à remplir d’or un vieux bahut, que s’il touchait à son dernier moment. C’est une machine à réflexion, comme le métier à bas est un métier à ourdissage ; — c’est un être qui se plaît à méditer et qui tente une grande découverte pour se faire un grand nom et éclipser par son éclat celui de ses rivaux, l’unique et le dernier terme de son désir. Vous, c’est la Gaussin, lui, c’est Newton qu’il a sur le nez. — Mais puisqu’il est heureux, dites-vous, il aime les femmes. — Je l’ignore. — Puisqu’il aime les femmes, il emploie le seul moyen qu’il ait de les obtenir. — Si cela est, entrez chez lui, présentez-lui les plus belles femmes, à la condition de renoncer à la solution de ce problème ; il ne le voudra pas. — Il ambitionne les dignités. — Offrez-lui la place du premier ministre, s’il consent de jeter au feu son traité de l’Harmonie préétablie ; il n’en fera rien. — Il est avare, il a la soif de l’or. — Forcez sa porte, entrez dans son cabinet, le pistolet à la main, et dites-lui : Ou ta bourse, ou ta découverte sur le Calcul des fluxions… et il vous livrera la clé de son coffre-fort en souriant… Toutes ces assertions, Helvétius, que prouvent-elles ? Que vous étiez né voluptueux et qu’en circulant dans le monde, vous vous étiez souvent heurté contre des égoïstes et des fripons. Et de ce que je viens de dire, que conclure ? Qu’on n’aime pas toujours la gloire comme la monnaie qui paiera les plaisirs sensuels… Vous n’admettez que des plaisirs et des douleurs physiques ; moi j’en ai éprouvé d’autres. Ceux-ci, vous les ramenez à la sensibilité physique comme cause ; mais je prétends que ce n’est que comme condition éloignée, essentielle et primitive. Je vous contredis, donc j’existe. Fort bien. Mais je vous contredis parce que j’existe. Cela n’est pas, pas plus que : il faut un pistolet pour faire sauter la cervelle ; donc je fais sauter la cervelle parce que j’ai un pistolet[5]. »

Voilà un exemple de cette discussion vive, personnelle, serrée. Ajoutez-y la mimique du grand artiste, ses gestes, la physionomie parlante de l’œil, des bras, de tout le corps, les inflexions de voix, vous avez la scène tout entière devant votre imagination. Je pourrais citer cent pages de ce ton à la fois enthousiaste et familier, qui devait faire tant d’effet dans les improvisations d’autrefois, puisqu’à l’heure qu’il est, privées du commentaire animé de l’homme même et du personnage multiple qu’il jouait à ravir, elles sont loin d’être refroidies et gardent encore quelque chose de la chaleur d’âme et du mouvement de la conversation, réelle ou supposée, où elles ont pris naissance.

Diderot s’aperçoit bien qu’un sensualiste comme lui, et même un matérialiste comme il l’est souvent, devrait conclure avec Helvétius que, si l’homme n’est rien qu’un animal, la douleur et le plaisir physique, qui sont tout pour l’animal, doivent être aussi le tout de l’homme. Mais il faut voir quels efforts il fait pour échapper aux prises de la logique et se soustraire aux conséquences qui blessent chez lui un certain sens, je ne dirai pas moral, mais esthétique. — On confond toujours les conditions et les causes, on a tort, selon lui. Sans doute, l’organisation physique est la première condition pour sentir et pour agir. C’est la condition première de la sensibilité, mais s’ensuit-il qu’elle soit la cause de nos actions les plus lointaines ou le principe immédiat de nos sentimens les plus nobles et les plus délicats ? Pas le moins du monde. De ce que nous sommes organisés, s’ensuit-il que l’ambition, le désir de la gloire, la passion de la science ne soient que des moyens pour atteindre le plaisir physique ? Quelle plaisanterie ! — Sentir, d’ailleurs, n’a-t-il qu’une seule acception ? Et même dans l’ordre d’idées où se complaît Helvétius, n’y a-t-il vraiment que du plaisir physique à aimer une belle femme ? N’y a-t-il que de la peine physique à la perdre ou par la mort ou par l’inconstance ? La distinction du physique et du moral n’est-elle pas aussi solide que celle d’animal qui sent et d’animal qui raisonne ? — Il faut bien toujours en revenir là : distinguer le physique et le moral, qu’Helvétius confond, comme il confond deux opérations qui ne sont pas identiques, sentir et juger. Le stupide sent, mais peut-être ne juge-t-il pas ; le jugement suppose la comparaison de deux idées. La difficulté consiste à savoir comment se fait cette comparaison, car elle suppose deux idées présentes[6].

Il faut bien le dire, cette difficulté qui est grave, Diderot ne l’a jamais résolue : l’explication qu’il en donne dans le Rêve de d’Alembert ne pouvait le satisfaire entièrement. Elle consiste à dire qu’il y a une conscience unique qui réunit toutes les sensations, qui les juge et les compare. C’est fort bien. Je crois comprendre encore quand on nous dit que cet organe de la conscience, ce centre commun de toutes les sensations, là où est la mémoire, là où se font les comparaisons, c’est l’origine du réseau nerveux d’où partent des ramifications infinies : « Chacun de ces brins n’est susceptible que d’un certain nombre déterminé d’impressions, de sensations successives, isolées, sans mémoire. L’origine (le point initial du réseau) est seule susceptible de toutes les sensations, elle en est le registre, elle en garde la mémoire ou une sensation continue, et l’animal est entraîné dès sa formation première à s’y rapporter soi, à s’y fixer tout entier, à y exister. » Et ici apparaît la fameuse allégorie de l’araignée au centre de sa toile. Les fils sont partout ; il n’y a pas un point à la surface de notre corps auquel ils n’aboutissent : « Si un atome fait osciller un des fils de la toile de l’araignée, alors elle prend l’alarme, elle s’inquiète, elle fuit ou elle accourt. Au centre elle est instruite de tout ce qui se passe en quelque endroit que ce soit de l’appartement immense qu’elle a tapissé. Pourquoi est-ce que je ne sais pas ce qui se passe dans le mien, ou le monde, puisque je suis un peloton de points sensibles, que tout le monde presse sur moi et que je presse sur tout[7] ? » L’image est ingénieuse ; est-elle une explication suffisante du fait de la conscience, de la mémoire, de la comparaison et du jugement qui en résulte ? De quelle nature est cette conscience au centre de sa toile sensible et vivante ? Est-elle simplement l’organe nerveux, le commencement du réseau ? Mais si elle n’est a qu’un brin comme les autres, » comment ce brin peut-il comparer deux sensations et les juger ? L’insecte de Diderot est distinct des fils qu’il tire de lui-même ; ici nous n’avons qu’une molécule, origine du réseau nerveux. Par quel privilège de position centrale, ou de localisation dans le cerveau, devient-elle un registre vivant, animé, arbitre souverain et juge de toutes les sensations, principe du moi ? Quand de toutes les extrémités du réseau nerveux, les impressions sensibles sont accourues à ce centre commun, isolées, successives, sans mémoire, comment peuvent-elles, par le seul fait de leur passage dans cette molécule, se transformer en conscience identique, une, continue, et chez l’homme devenir le principe des plus hautes facultés d’abstraction, de raisonnement et d’invention ? Diderot ne répond pas et il faut être un Naigeon pour croire qu’une métaphore résout le problème. Mais au moins Diderot a senti la difficulté, et c’est la marque de sa supériorité sur Helvétius, qui ne s’en est jamais douté.

Je préfère au symbole de l’araignée intellectuelle, qui a fait fortune, ces aveux de Diderot, confondu par l’insouciante audace d’Helvétius à trancher tous les problèmes : « Passer brusquement de la sensibilité physique, c’est-à-dire de ce que je ne suis pas, une plante, une pierre, un métal, à l’amour du bonheur ; de l’amour du bonheur à l’intérêt ; de l’intérêt à l’attention ; de l’attention à la comparaison des idées, je ne saurais m’accommoder de ces généralités-là : je suis homme, et il me faut des causes propres à l’homme[8]. » Qu’on remarque cette expression. Voilà donc la chaîne rompue ou du moins suspendue provisoirement entre l’animal et l’homme, puisque les causes qui expliquent à la rigueur l’animal ne suffisent plus pour l’homme et qu’il faut trouver autre chose. Mais au fait, pour la vie elle-même, ces causes physiques qu’invoque Helvétius et que lui-même il a soutenues ailleurs, suffisent-elles ? Et dans une page bien intéressante par la sincérité de l’auteur, le voilà qui révoque en doute ses conclusions trop hâtives sur la continuité et la gradation des espèces et même des règnes, indiquées dans le Rêve de d’Alembert et développées avec tant d’assurance dans les Élémens de physiologie. Plutôt que de se complaire en assertions absolument vaines, comme celles-ci : Sentir, c’est penser, ou bien encore : l’on ne pense pas si l’on n’a senti, comme Helvétius eût fait une chose neuve, difficile et belle, si, partant du seul phénomène de la sensation, propriété générale de la matière ou résultat de l’organisation, il en eût déduit avec clarté toutes les opérations de l’entendement ! Mais il faudrait estimer davantage encore celui qui démontrera expérimentalement que la sensibilité est de l’essence de la matière comme l’impénétrabilité. « J’invite tous les physiciens et tous les chimistes à rechercher ce que c’est que la substance animale, sensible et vivante. Je vois clairement, dans le développement de l’œuf et quelques autres opérations de la nature, la matière inerte en apparence, mais organisée, passer, par des agens purement physiques, de l’état d’inertie à l’état de sensibilité et de vie, mais la liaison nécessaire de ce passage m’échappe. » Et le grand aveu sort des lèvres du philosophe, comme par une contrainte de sincérité et un repentir psychologique pour avoir si souvent et audacieusement lancé des assertions bien au-delà des vérités démontrées : « Il faut en convenir, l’organisation ou la coordination des parties inertes ne mène point du tout à la sensibilité, et la sensibilité générale des molécules de la matière n’est qu’une supposition qui tire toute sa force des difficultés dont elle nous débarrasse — ce qui ne suffit pas en philosophie[9]. »

Il n’y a rien de tel que les mauvais avocats d’une cause, comme Helvétius, pour amener ses partisans eux-mêmes à douter d’une cause si mal défendue. Il semble que Diderot, en l’écoutant, ait conçu quelques scrupules sur cette théorie naturelle de l’homme, qui lui était chère, d’après laquelle la pensée, la volonté, la vie, étaient rattachées à la chaîne des phénomènes et inexorablement renfermées dans le cercle tracé autour de l’homme par la physique et la chimie. Et voilà le transformiste de tout à l’heure qui s’écrie comme poussé à bout par les conséquences que l’on peut tirer de son système : « Fut-il un temps où l’homme put être confondu avec la bête ? Je ne le pense pas : il fut toujours un homme, c’est-à-dire un animal combinant des idées[10]. » C’est surtout à propos des idées morales que cette thèse lui paraît insoutenable : il n’y a jamais eu d’homme sans quelque sentiment inné de justice. Tout ce qu’Helvétius dit, à ce propos, de l’état sauvage peut être vrai, mais Diderot répond plaisamment qu’il n’est pas sauvage et qu’il ne peut en juger. « Plus civilisé que l’auteur, j’ai apparemment trop de peine à me mettre nu ou à reprendre la peau de bête. Moins fort qu’un autre, je ne saurais goûter ce plaidoyer de la force et je n’y crois pas. Le sauvage que l’on dépouille n’a point de mot pour désigner le juste et l’injuste ; il crie, mais son cri est-il vide de sens ? N’est-ce que le cri d’un animal ? » — « Du moment où le fort a parlé, dites-vous, le faible se tait, s’abrutit et cesse de penser. — Ce n’est point là ce qui se passe. Au moment où le fort a ordonné le silence, la fureur de parler prend au faible. » — « On soutient que la justice suppose les lois établies. Mais ne suppose-t-elle pas quelque notion antérieure dans l’esprit du législateur, quelque idée commune à tous ceux qui souscrivent à la loi ? Sans quoi, lorsqu’on leur a dit : Tu feras cela, parce que cela est juste ; tu ne feras point cela, parce que cela est injuste, ils n’auraient entendu qu’un vain bruit, auquel ils n’auraient attaché aucun sens. » — « On insiste : c’est de l’intérêt commun de tous, et non d’une idée de justice que sont émanées les premières lois. — Mais comment l’intérêt aurait-il amené le concert des volontés, si chacun en particulier n’avait pas conçu qu’il était juste de faire pour tous ce que tous s’accordaient à faire pour lui ? Je questionne toujours, je ne prononce pas[11]. »

Sur l’origine des idées morales attribuée à la force ou à un contrat consenti par les intérêts ou aux lois positives, la thèse d’Helvétius est celle de son siècle plutôt que la sienne propre. Mais là où l’auteur de l’Homme déploie sa plate originalité, c’est dans ses théories sur la faculté inventive, le sens des découvertes et le génie. C’est là aussi qu’il faut contempler Diderot dans la splendeur de sa verve, dans tout l’éclat du bon sens. La théorie d’Helvétius est des plus simples. Tout esprit étant égal par nature, puisque tout esprit se réduit aux cinq sens, la supériorité d’une intelligence n’est qu’une résultante des circonstances jointes à l’émulation. C’est le désir de s’illustrer qui crée les talens ; les accidens heureux leur en donnent l’occasion.

Une série d’anecdotes arrivent à l’appui de cette thèse. C’est Vaucanson, enfant, enfermé par sa mère dans une cellule à laquelle la salle de l’horloge servait d’antichambre. Désœuvré, il pleurait d’ennui. Dans cet état, où il n’est point de sensations indifférentes, le jeune captif frappé du mouvement toujours égal d’un balancier, veut en connaître la cause, sa curiosité s’éveille, il devient inventeur… — C’est Milton chez qui un hasard de la même espèce allume le génie. Si Shakspeare eût, comme son père, été toujours marchand de laine, si sa mauvaise conduite ne l’eût forcé de quitter son commerce et sa province, s’il ne se fût point associé à des libertins… et qu’enfin, ennuyé d’être un acteur médiocre, il ne se fût point fait auteur, l’insensé Shakspeare n’eût jamais été le célèbre Shakspeare. Corneille aime, il fait des vers pour sa maîtresse, il devient poète compose Mélite, puis le Cid. Le grand-père de Molière aimait la comédie, il y menait souvent le jeune Poquelin. Le père, voyant que c’était une occasion de dissipation, demande en colère si l’on veut faire de son fils un comédien : « Plût à Dieu, répond le grand-père, qu’il fût aussi bon comédien que Monrose ! » Ce mot frappe le jeune Molière ; il prend en dégoût son métier, et la France doit son plus grand comique au hasard de cette réponse.

Cette basse et vulgaire explication du génie met Diderot hors des gonds. Il y revient en vingt endroits de son livre, toujours avec des argumens nouveaux, plus vifs, plus pressans. J’ai rangé quelques-uns de ces argumens en une sorte de discours continu, où j’ai dû mettre ce qui fait défaut, l’ordre et la liaison, en y conservant autant que possible le mouvement et les images, qui sont fort belles ; « Mon cher philosophe, ne dites pas que l’émulation crée le génie. Ni l’émulation ni le désir ne mettent le génie où il n’est pas. Il y a mille choses que je trouve tellement au-dessus de mes forces, que l’espérance d’un trône, le désir même de sauver ma vie, ne me les feraient pas tenter. Donnez-moi la mère de Vaucanson, et je n’en ferai pas davantage le flûteur automate. Envoyez-moi en exil, enfermez-moi dix ans à la Bastille, et je n’en sortirai pas le Paradis perdu à la main. Tirez-moi de la boutique d’un marchand de laine, enrôlez-moi dans une troupe de comédiens, et je ne composerai ni Hamlet, ni le Roi Lear, ni le Tartuffe, ni les Femmes savantes, et mon grand-père, avec son : Plût à Dieu ! n’aura dit qu’une sottise. J’ai été plus amoureux que Corneille, j’ai fait aussi des vers pour celle que j’aimais, mais je n’ai pas fait le Cid. Vous parlez de Rousseau et de l’accident particulier de sa visite au château de Vincennes. J’y étais. Il vint m’y voir en effet et me consulter sur le parti qu’il prendrait dans la question posée par l’Académie de Dijon : Si les sciences étaient plus nuisibles qu’utiles à la société. — « Il n’y a pas à balancer, lui dis-je, vous prendrez le parti que personne ne prendra. — Vous avez raison, » me répondit-il, et il travailla en conséquence. Changez les rôles. C’est Rousseau qui est à Vincennes. J’arrive. La question qu’il me fit, c’est moi qui la lui fais ; il me répond comme je lui répondis. Et vous croyez que j’aurais passé trois ou quatre mois à étayer de sophismes un mauvais paradoxe ? que j’aurais donné à ces sophismes-là toute la couleur qu’il leur donna ? et qu’ensuite je me serais fait un système philosophique de ce qui n’avait été d’abord qu’un jeu d’esprit ? Credat judœus Apella, non ego. Rousseau fit ce qu’il devait faire, parce qu’il était lui. Je n’aurais rien fait ou j’aurais fait toute autre chose, parce que j’aurais été moi. — Oui, monsieur Helvétius, on vous objectera que de pareils hasards ne produisent de pareils effets que sur des hommes organisés d’une certaine manière, et vous ne répondrez rien qui vaille à cette objection.il en est de ces hasards comme de l’étincelle qui enflamme un tonneau d’eau-de-vie ou qui s’éteint dans un baquet d’eau. Vous dites que le génie est le produit du hasard. Je me rongerais les doigts jusqu’au sang que le génie ne me viendrait pas. J’ai beau rêver à tous les hasards heureux qui pourraient me le donner, je n’en devine aucun… L’homme de génie par modestie, le sot par sottise, le méchant pour se tromper lui-même, veulent presque toujours retrouver à l’origine des événemens qui l’ont mené soit au bonheur, soit au malheur, soit à l’illustration, soit à l’obscurité, quelque circonstance frivole à laquelle ils rapportent toute leur destinée. Mais, sot, sois bien assuré qu’abstraction faite de cette circonstance, tu serais resté sot toute ta vie et tu serais seulement arrivé au mépris par un autre chemin. Mais, méchant, ne doute pas que, même sans cet incident, que tu charges d’imprécations, tu ne fusses tombé dans le malheur de quelqu’autre côté. Et toi, homme de génie, tu t’ignores, si tu penses que c’est le hasard qui t’a fait ; tout son mérite est de t’avoir produit : il a tiré le rideau qui te dérobait, à toi-même et aux autres, le chef-d’œuvre de la nature[12]. »

En feuilletant ce livre, où abondent de telles pages, on trouvera mieux que la réfutation éloquente d’un paradoxe puéril, je veux dire toute une théorie neuve et fine sur l’invention scientifique. Rien n’est plus faux que de prétendre que toute découverte, toute idée neuve, sont des faveurs du hasard. Pour mériter ces faveurs, pour les obtenir, il faut un esprit préparé à les recevoir, il faut aussi une grande patience, mais une patience active, une attention forte et concentrée sur un seul objet important. Mais croit-on qu’il dépende de chacun de s’appliquer fortement ? Quelle erreur ! Il y a des hommes, et c’est le plus grand nombre, incapables d’aucune longue et violente contention d’esprit. Ils sont toute leur vie ce que Newton, Leibniz, étaient quelquefois. Que faire de ces gens-là ? Des commis[13]. — Il n’y a pas de hasard, à proprement parler ; ce qu’on appelle hasard, dans la découverte, n’arrive qu’à certains esprits tout prêts à concevoir l’idée. Un homme s’occupe de physique, d’anatomie : la suite de quelques-unes de ses études le conduit à une conjecture que l’expérience justifie. Appellerez-vous cela un hasard ? Descartes, algébriste et géomètre, s’aperçoit que les signes de l’algèbre peuvent également représenter des nombres, des lignes, des surfaces, et que l’expression d’une vérité algébrique peut se traduire en figures ; il invente l’application de l’algèbre à la géométrie. Appellerez-vous cela un hasard ? De même pour Leibniz, de même pour Newton, de même pour Galilée, de même pour tous les grands inventeurs. — Dites si vous voulez : c’est la nature qui prépare l’homme de génie ; mais ce sont des causes morales qui le font éclore ; c’est une étude assidue, ce sont des connaissances acquises qui le conduisent à des conjectures heureuses ; ce sont ces conjectures vérifiées par l’expérience qui l’immortalisent. — Ce qui met sur la voie de la découverte, c’est la connaissance que l’on a des lacunes de la science sur tel ou tel point donné. Et à qui doit-on cette connaissance, sinon à l’étude ? C’est donc la préparation antérieure, le sentiment des imperfections, l’inquiétude de la recherche qui rendent ces hasards féconds. Rien ne se fait par saut dans la nature : l’éclair subit et rapide qui passe dans l’esprit tient à une série de phénomènes antérieurs avec lesquels on en reconnaîtrait la liaison si l’on n’était pas plus pressé de recueillir cette lueur et d’en jouir que d’en rechercher la cause. On pourrait dire qu’il y a le même lien entre les idées antérieures amassées dans le cerveau du savant et l’idée qui survient, qu’il y en a entre la conséquence et les prémisses du syllogisme.

Ne parlez donc plus de hasards ; il n’y en a d’heureux que pour ceux qui en sont dignes. L’idée féconde, quelque fortuite qu’elle paraisse dans le fait qui la suscite, ne ressemble point du tout à la pierre qui se détache du toit et qui tombe sur la tête d’un passant. La pierre tombe indistinctement sur la première tête venue. Il n’en est pas de même de l’idée. Combien il en tombe qui ne rencontrent point de tête ! — Assurément, c’est à la chaleur d’une conversation, à une dispute, à une lecture, un mot, un fait accidentel, qu’on doit souvent le premier soupçon d’une vérité : mais à qui ce soupçon vient-il ? A un Galilée ou à un Newton. Par eux-mêmes les accidens de ce genre ne produisent rien, pas plus que la pioche du manœuvre qui fouille les mines de Golconde ne produit le diamant qu’elle en fait sortir. Les hommes de génie sont bientôt comptés, et les accidens stériles sont innombrables. Lorsqu’on demanda à Newton comment il avait découvert le système du monde, il ne répondit point : Par hasard, mais il répondit : En y pensant beaucoup. Un autre aurait ajouté : et parce qu’il était lui[14].

Ce qui me frappe dans cette théorie de la découverte scientifique, que Diderot ravit à l’empirisme aveugle et mesquin d’Helvétius, c’est son étonnante conformité avec celle que nous exposait récemment un des esprits les plus inventifs de ce temps.

Notre illustre Claude Bernard, avec plus de précision dans les exemples et les détails de l’opération, attribue lui aussi la part principale, je dirais volontiers unique, à l’idée et au sentiment, qui est la source de cette idée et que le fait accidentel vient seulement provoquer du dehors. L’observation d’un fait survenu le plus souvent par hasard et qui attire l’attention, parce qu’elle était déjà préparée et comme en éveil ; une idée qui surgit avec une énergie irrésistible et qui se résout en une hypothèse sur la cause probable du fait observé ; un raisonnement engendré par l’idée préconçue et d’où l’on déduit l’expérience propre à la vérifier : voilà toutes les phases de la découverte. Le ressort en est dans l’idée directrice. « C’est elle qui constitue le primum movens de tout raisonnement scientifique, et c’est elle qui en est également le but dans l’aspiration de l’esprit vers l’inconnu. » Mais cette idée elle-même, qu’est-elle sinon la réalisation d’un sentiment originel de la vérité qui, longtemps cultivé dans le silence, conduit inopinément à une conception féconde ? Son apparition a l’air d’être fortuite ou spontanée. Ne le croyez pas. De combien d’efforts obscurs, de quelles méditations inaperçues elle a jailli ! Et voyez comme les expressions de Claude Bernard se rencontrent avec celles de Diderot pour peindre ce merveilleux phénomène où éclate la grandeur de l’esprit. « Il arrive, nous dit le grand physiologiste, qu’un lait ou une observation reste très longtemps devant les yeux d’un savant sans lui rien inspirer. Puis tout à coup vient un trait de lumière. L’idée neuve apparaît alors avec la rapidité de l’éclair, comme une sorte de révélation subite[15]. »

N’est-ce pas là cette vive illumination, cet éclair subit et rapide dont nous parlait Diderot ? Il éclate dans certaines pages de cette Réfutation je ne sais quel vif sentiment d’un idéalisme intellectuel qu’excitent et provoquent les explications inférieures tirées du hasard ou du fait brutal. Pour lui aussi, ce qu’il y a de principal dans chaque grande découverte, c’est l’homme qui la fait. Les causes morales sont ici les vraies causes ; les causes physiques ne sont que l’occasion qui dans un million de cas reste stérile et qui n’agit que pour un seul esprit, parce que celui-là est préparé. Non, ce n’est pas le fait nouveau qui constitue la découverte, mais la signification du fait trouvée par l’esprit, l’idée qui se rattache à ce fait. Par eux-mêmes les faits ne sont ni féconds ni stériles, ni grands ni petits ; la grandeur n’est que dans l’idée qui les explique, la fécondité n’est que dans l’esprit qui conçoit l’idée. — Le plus grand éloge que nous puissions faire de la théorie de l’invention chez Diderot, n’est-ce pas de la rapprocher ainsi de celle de Claude Bernard ? Pour arriver à cette théorie, qui satisferait un Descartes ou un Leibniz, il fallait traverser bien des couches superposées de préjugés d’école ou de parti : ce n’était pas un facile effort de le faire, ce n’est ni un faible mérite de l’avoir fait ni un médiocre honneur.

Ces grands sujets, l’invention, l’art, la science, le talent, tous les emplois supérieurs et les hautes facultés de l’esprit trouvent dans Diderot un interprète à leur niveau. Il s’y élève, et malgré quelques défaillances, il s’y maintient par un enthousiasme sincère. Nul plus que ce philosophe de la nature n’a senti, nul n’a mieux exprimé, à certains momens, la grandeur de l’homme ; nul ne s’est préoccupé plus que lui, au dernier siècle, de rechercher l’origine et la nature du génie. Dans un beau fragment inédit qui se rejoint tout naturellement par le ton et par le sujet à la Réfutation d’Helvétius, il se demande quelle est cette mystérieuse essence, quelle est cette qualité d’âme particulière, secrète, indéfinissable, sans laquelle on n’exécute rien de très grand ni de très beau. « Est-ce l’imagination ? Non, répondit Diderot. J’ai vu de belles et fortes imaginations qui promettaient beaucoup, et qui ne tenaient rien ou peu de chose. Est-ce le jugement ? Non. Rien de plus ordinaire que les hommes d’un grand jugement dont les productions sont lâches, molles et froides. Est-ce l’esprit ? Non, l’esprit dit de jolies choses et n’en fait que de petites. Est-ce le goût ? Non. Le goût efface les défauts plutôt qu’il ne produit les beautés ; c’est un don qu’on acquiert peu à peu, ce n’est pas un ressort de nature. » Puis, revenant sur lui-même et s’analysant sous forme indirecte : « Est-ce la chaleur, la vivacité, la fougue même ? Non, répond toujours Diderot qui se connaît bien : les gens chauds se démènent beaucoup pour ne rien faire qui vaille. Est-ce la sensibilité ? Non encore. J’en ai vu dont l’âme s’affectait promptement et profondément, qui ne pouvaient entendre un récit élevé sans sortir d’eux-mêmes, transportés, enivrés, fous, un trait pathétique, sans verser des larmes, et qui balbutiaient comme des enfans, quand il fallait parler ou écrire[16]. » Où donc est ce ressort de nature qui pousse aux grandes œuvres ? Diderot est contraint par son système d’accorder beaucoup à la conformation du cerveau, mais il avoue avec une très louable ingénuité que de cette conformation particulière ni lui ni personne n’a de notion précise, et qu’en assignant une telle cause on ne sait trop ce qu’on veut dire. — Ce qui est le plus saillant dans le génie, c’est une sorte d’intuition qui devance et guide l’observation. « Le génie ne regarde point, il voit ; il s’instruit, il s’étend sans étudier ; il n’a aucun phénomène présent devant lui, mais ils l’ont tous affecté, et ce qui lui en reste, c’est une espèce de sens que les autres n’ont pas ; c’est une machine rare qui dit : cela réussira,, et cela réussit ; cela ne réussira pas,, et cela ne réussit pas ; cela est vrai ou cela est faux,, et cela se trouve comme il l’a dit. » C’est une sorte d’esprit prophétique, conclut Diderot, différent selon l’art, la science, les conditions où on l’emploie. — Nous voilà au rouet, comme disait Montaigne ; partis de l’inexplicable, nous y revenons. Le génie garde son secret, et le problème demeure intact devant nous.

Mais reconnaître l’essence indéfinissable du génie, cela ne vaut-il pas mieux que de la détruire en l’expliquant ? Qu’avons-nous gagné de notre temps à ce que de brillans successeurs de Diderot aient voulu aller plus loin et nous donner la formule du génie à peu près comme on donne la formule d’une combinaison chimique ? Qu’avons-nous gagné à ce qu’on ait essayé avec tant de ressources d’érudition et d’esprit, avec une dialectique si savante, de transformer l’histoire des littératures et des sciences, l’histoire du génie de l’homme en un problème de mécanique psychologique ? Qui a-t-on persuadé ? Et la tentative a-t-elle eu d’autre résultat que de faire honneur à la vigueur d’intelligence qui s’y est déployée en pure perte ? Non. Diderot l’avait bien senti, le génie n’est pas un produit, une résultante, à moins que vous ne mettiez au fond de votre creuset, dans la somme des principes composans, une force centrale et dominante que n’expliquera aucune transformation de mouvemens matériels, aucune composition extraordinaire de la matière. Le génie est avec l’héroïsme la forme la plus éclatante de la personnalité humaine : cela est tout à fait distinct du tempérament et de la race, de toutes les influences de l’hérédité physiologique et du milieu, de toutes les particularités de l’organisation cérébrale. Toutes les théories positives viennent échouer là. Si vous les placez en face du résultat qu’elles veulent expliquer, elles se déconcertent ; elles ne font que mettre plus clairement en lumière par l’insuffisance de leurs explications cet élément individuel qui est la marque du grand homme et qui ne se laisse réduire à aucune des influences connues de la nature. Elles le signalent par leur silence même ; elles le démontrent en prétendant s’en passer. A moins qu’on ne dise avec Diderot : « La conformation de la tête, des viscères, la constitution des humeurs ? tout cela est à merveille et j’y consens, à la condition qu’on avouera que ni moi, ni personne n’en a la moindre idée. »


II

A peine Diderot achevait la Réfutation d’Helvétius, qu’il se mettait à la préparation d’un ouvrage d’un genre très différent, le Plan d’une université pour le gouvernement de Russie, qui fut écrit en 1776 et qui n’a jamais été, jusqu’ici, connu en France dans toute son étendue et dans la gravité exceptionnelle des questions qui y sont posées et résolues. Encore ici Diderot est un précurseur comme pour l’idée du transformisme. C’est là un des trois ouvrages les plus considérables qui font le prix de l’édition nouvelle. On nous dit qu’en 1813 le manuscrit original avait été communiqué par Suard à M. Guizot, alors rédacteur des Annales de l’éducation, qui en donna un extrait. Ce manuscrit, de cent soixante-dix pages, entièrement écrit de la main de Diderot, surchargé de ratures et de corrections, fut remis, à la mort de M. Suard, entre les mains de sa veuve, qui, probablement, le détruisit. Mais la copie définitive avait été envoyée à sa destination, et c’est sur cette copie, retrouvée à l’Ermitage, que l’ensemble du travail a pu être reconstitué. Pour ne pas troubler l’exposition et la discussion des idées de Diderot en matière de pédagogie, nous ne distinguerons pas ce qui a été déjà publié de ce qui est inédit, et nous considérerons l’œuvre dans son intégrité, sans nous occuper davantage des publications partielles qui en ont été faites. Elle touche d’ailleurs à tant de questions encore controversées de nos jours, elle y touche avec une telle hardiesse de solutions (radicales qu’on nous permettra d’y insister tout particulièrement. Nous y retrouverons la plupart des doctrines et même des passions contemporaines dont l’enseignement public est l’objet.

Le Plan d’une université est précédé d’un Essai sur les études en Russie, qui paraît être l’ébauche ou l’occasion de l’ouvrage futur. Dans cet Essai, du reste très court, Diderot constate que les meilleures écoles se sont établies dans les pays protestans. « C’est donc là, dit-il, qu’il faut chercher les meilleures et les plus sages institutions pour l’instruction de la jeunesse. » Il examine, à cette occasion, les trois sortes d’écoles établies en Allemagne : les premières, les Rechen-Schulen, les écoles à lire, à écrire, à compter, — puis les gymnases, et enfin les universités. Les renseignemens qu’il nous donne sont exacts et fort intéressans pour l’époque. L’avidité d’apprendre, la curiosité de Diderot, le servent bien dans cette circonstance. Il a mis à profit l’expérience de son ami Grimm, ses entretiens avec le prince Henri de Prusse, les Nassau-Saarbrück, avec les jeunes Allemands qui le visitent à Paris, et aussi toutes les informations qu’il a prises de droite et de gauche en traversant l’Allemagne pour se rendre en Russie. Le Voyage en Hollande avait déjà montré avec quelle passion de science encyclopédique et quelle activité d’esprit il étudiait dans les pays nouveaux, en philosophe pratique, en économiste plus qu’en artiste, les mœurs, les coutumes, les institutions, les établissemens publics, l’état du commerce et de l’industrie. Rien de tout cela ne se perdait dans sa vaste mémoire ni dans le recueil de notes où chaque fait avait sa place. — Déjà dans cet Essai percent quelques critiques où s’annoncent les idées nouvelles qui se feront jour plus tard. Il reproche aux gymnases allemands de donner trop de temps à l’étude des langues anciennes et de n’y pas mêler assez de connaissances utiles, « En général, dans l’établissement des écoles, on a donné trop d’importance et d’espace à l’étude des mots ; il faut lui substituer aujourd’hui l’étude des choses[17]. »

Diderot devance sur ce point les réformateurs de notre temps. Il les devance aussi sur cet autre, à savoir que l’étude des langues est devenue et devient tous les jours d’une telle étendue, qu’il ne sera plus possible à l’esprit d’y suffire. Un des prochains résultats de ce mouvement de la société moderne sera l’abandon des langues anciennes pour les langues modernes. Le français, l’italien, l’anglais, l’allemand, sont aujourd’hui quatre langues presque essentielles à l’homme qui a joui d’une éducation libérale. En même temps, les arts et les sciences s’accroissent dans des proportions que Diderot semble avoir pressenties. Où cela s’arrêtera-t-il ? Et ici un petit apologue pour faire sourire l’impératrice Catherine : « Insensiblement, la masse des connaissances devient trop forte pour l’étendue de l’esprit humain ; la confusion et la barbarie ont leur tour. Voilà la véritable clé de la fable allégorique de la tour de Babel. À cette époque, le monde était si ancien que les fils des hommes avaient poussé leurs connaissances au plus haut degré. Ils étaient près d’atteindre le ciel et d’en savoir aussi long que leur papa Dieu. Il ne restait à celui-ci, pour arrêter les progrès de cette tour, qui s’élevait à vue d’œil, et qui allait percer jusqu’à son boudoir, que la ressource de la confusion des langues, c’est-à-dire que le grand nombre des nations savantes et policées obligea les hommes éclairés de chaque nation d’étudier une multitude si prodigieuse de langues nécessaires à la circulation des connaissances acquises, que leur tête éclata. Ils devinrent brouillons et imbéciles, ce fut à recommencer, et Dieu fut préservé une seconde fois du danger de voir ses secrets ébruités. »

C’est sans doute pour prévenir et pour démêler cette confusion que Diderot composa le Plan d’une université. Il est vraisemblable que l’impératrice Catherine, mise en goût par les critiques de Diderot, lui demanda de développer ses idées, et c’est alors qu’il se mit sérieusement à l’œuvre pour rédiger le projet d’un système complet d’éducation. L’impératrice est, dit-il, plus qu’aucun autre souverain dans une position avantageuse pour fonder quelque chose de nouveau et de grand ; le moment où elle forme le projet d’une université est particulièrement favorable : l’esprit humain semble avoir jeté sa gourme ; la futilité des études scolastiques est reconnue, la fureur systématique est tombée ; il n’est plus question d’aristotélisme, ni de cartésianisme, ni de leibnitzianisme ; le goût de la vraie science règne de toutes parts ; les connaissances en tout genre ont été portées à un très haut degré de perfection. Point de vieilles institutions qui s’opposent à ses vues ; elle a devant elle, un champ vaste, un espace libre de tout obstacle sur lequel elle peut édifier à son gré. » Ce n’est pas comme chez nous où l’on voit ce phénomène étonnant d’écoles barbares et gothiques se soutenant avec tous leurs défauts, au centre d’une nation éclairée, à côté de trois célèbres académies, au détriment de la nation, à sa honte même. C’est que rien ne lutte avec plus d’opiniâtreté contre l’intérêt public que l’intérêt particulier, rien ne résiste plus fortement à la raison que les abus invétérés. L’esprit des corps reste le même, tandis que tout change autour d’eux. — A l’extrémité de cette longue et stérile avenue qu’on appelle la Faculté des arts, s’ouvrent dans le système français trois vestibules par lesquels on entre ou dans la Faculté de théologie, ou dans la Faculté de droit, ou dans la Faculté de médecine. Jusque-là, on n’avait été qu’écolier, ici on devient docteur ; pour docte, c’est autre chose. — Que deviennent ceux qui n’entrent pas dans une de ces trois facultés ? Paresseux, ignorans, trop âgés pour commencer à s’instruire de quelque art mécanique, ils se font comédiens, soldats, filous, joueurs, fripons, escrocs et vagabonds[18].

La critique de Diderot n’y va pas de main morte. Voici, à son jugement, le fruit de sept à huit années d’un pénible travail et d’une prison continue, passées à la Faculté des Arts de Paris. On y a étudié, sous le nom de belles-lettres, deux langues mortes qui ne sont utiles qu’à un très petit nombre de citoyens ; on les y a étudiées sans les apprendre : sous le nom de rhétorique, on a étudié l’art de parler avant l’art de penser, et celui de bien dire avant que d’avoir des idées ; sous le nom de logique, les subtilités d’Aristote ; sous le nom de morale, je ne sais quoi qui n’apprend rien sur les devoirs, ni sur les lois, ni sur les contrats ; sous le nom de métaphysique, des thèses aussi frivoles qu’épineuses sur la possibilité, l’essence, la substance, qui ne servent qu’à donner la malheureuse facilité de répondre à tout, et la confiance plus malheureuse encore qu’on a répondu à des difficultés formidables avec quelques mots indéfinis et indéfinissables, sans les trouver vides de sens. Pas un mot de bonne physique, de bonne chimie, d’histoire naturelle ; à peine quelques principes de l’arithmétique, de l’algèbre et de la géométrie ; presque rien qui vaille la peine d’être retenu et qu’on n’apprît mieux en quatre fois moins de temps[19]. — Du reste, les universités d’Allemagne ne sont guère mieux, sous ce rapport, ordonnées que les nôtres ; la méthode barbare de Wolf y a perdu le bon goût ; et quant à l’école de Leyde, autrefois si vantée, elle n’est plus rien.

Grand avantage que d’avoir à tout fonder, quand on le peut. Le sol est libre et « l’ointe que le Seigneur a accordée à la Russie pour leur gloire réciproque, » n’est-elle pas toute-puissante ?

Par le genre de critiques que nous venons de résumer, on peut deviner quelle sera l’institution nouvelle. Il y a deux sortes d’esprits, éternellement aux prises sur cette grande question de l’enseignement : il y a les utilitaires qui veulent que tout serve immédiatement et trouve son emploi, sa raison d’être dans une application réelle, une profession ; et il y a ceux que j’appellerais volontiers les idéalistes ceux qui n’estiment pas inutile ce qui ne sert pas immédiatement à quelque fin pratique, ceux qui pensent que former l’esprit et l’élever est bien quelque chose qui a son prix et qu’apprendre à penser en voyant comment pensent les grands écrivains n’est pas un emploi trop déraisonnable des années de collège. Diderot est passionnément utilitaire. Il est en même temps systématique, et ces deux caractères, en se combinant, expliquent le système qu’il propose. Il y a dans cet ouvrage des vues nouvelles avec beaucoup de déclamations qui, supprimées, laisseront voir plus clairement la valeur des argumens. — L’auteur prétend être dans des conditions rares de justice et de justesse d’esprit. Un théologien, consulté par l’impératrice, aurait rapporté tout à Dieu ; le médecin, tout à la santé ; le jurisconsulte, tout à la législation ; le bel esprit, tout aux lettres. Quant à lui, assez versé dans toutes les sciences pour en connaître le prix, pas assez profond dans aucune pour se livrer à une préférence de métier, il est sûr de ne pas apporter dans son œuvre l’esprit exclusif que tout autre y eût mis. Voyons jusqu’à quel point sera tenue cette promesse d’impartialité.

Diderot est le vrai père de ce qu’on appelle de nos jours l’éducation professionnelle. Ceux de nos contemporains qui sont partisans absolus de cette éducation peuvent faire dans ce Projet une abondante moisson d’idées conformes à leurs vues et d’épigrammes contre les doctrines contraires. On n’a pas dit mieux que lui, et l’on a dit beaucoup moins bien, en faveur de cette thèse et contre la thèse que j’ai appelée idéaliste. — Il se demande d’abord : « Qu’est-ce qu’une université ? » Qu’on remarque la réponse qu’il fait à cette question. Nous y saisirons le principe de plusieurs idées chimériques, qu’il développera plus tard. « Une université, dit-il, c’est une école dont la porte est ouverte indistinctement à tous les enfans d’une nation et où des maîtres, payés par l’état, les initient à la connaissance élémentaire de toutes les sciences. » De là cette conséquence immédiate que les lois de l’enseignement doivent être faites pour la généralité des esprits et la pluralité des professions. Il faut donc que ces lois soient utiles au plus grand nombre. Tant pis si quelques esprits d’élite en sont lésés. D’ailleurs, est-ce qu’on élève le génie ? Il suffit que l’éducation publique ne l’étouffe pas. — Nous ne devons pas nous occuper des brillantes exceptions : c’est pour le plus grand nombre qu’il faut travailler, et ce qu’on doit faire, c’est tout le contraire de ce que fait Rollin dans son Traité des études : il n’a d’autre but que de faire des prêtres ou des moines, des poètes ou des orateurs. « Aigle de l’université de Paris, » c’est bien de cela qu’il s’agit ! Ce qu’il nous faut à nous, c’est plus de médecins que d’hommes de loi, plus d’hommes de loi que d’orateurs, presque point de poètes, et le moins possible de prêtres. Pour cela, que devons-nous faire tout d’abord ? Renvoyer l’étude du grec et du latin à la fin du cours d’études et y employer le moins de temps possible, une année au plus. L’étude des langues pouvait servir au moyen âge, quand il n’y avait ni sciences, ni arts, et que tout ce qui en avait existé autrefois était recelé dans des ouvrages anciens qu’on n’entendait pas. Il fallait bien avoir la clé de ces vieux sanctuaires fermés pendant tant de siècles. Mais depuis qu’on en a tiré ce qu’ils contenaient, depuis que les arts et les sciences ont fait des progrès immenses, il serait bien singulier qu’une école publique, ouverte à tous les sujets d’un empire, donnât la première place à une étude qui ne conviendrait qu’à la moindre partie d’entre eux. La science des mots, c’est-à-dire l’étude des langues, a fait son temps. Il faut la remplacer par la science des choses, la science des quantités, des forces et des lois, enfin des objets existans dans la nature.

La question est discutée à fond par Diderot. Tout le plaidoyer moderne est là, disséminé dans quelques pages écrites avec feu. Comme il arrive toujours en pareil cas, la thèse des adversaires est réduite à quelques banalités insignifiantes : « Voici, dit l’auteur, les raisons de ceux qui s’obstinent à placer l’étude du grec et du latin à la tête de l’éducation. Ils prétendent qu’il faut appliquer à la science des mots l’âge où l’on a beaucoup de mémoire et peu de jugement ; que l’étude des langues étend encore la mémoire en l’exerçant ; enfin que les enfans ne sont guère capables d’une autre occupation. » Diderot triomphe de ces objections, qu’il semble avoir préparées exprès pour en avoir raison à peu de frais. On peut, dit-il, exercer et étendre la mémoire des enfans plus utilement et aussi facilement avec d’autres connaissances que des mots grecs et latins ; il faut autant de mémoire pour apprendre la chronologie, la géographie et l’histoire que le dictionnaire et la syntaxe ; il est faux d’ailleurs qu’on ne puisse tirer parti que de la mémoire des enfans ; ils retiennent tout avec la même facilité, et de plus ils ont assez de raison déjà pour comprendre les élémens de l’arithmétique et de la géométrie. Encore, si on leur apprenait ces langues anciennes, comme on apprend la langue maternelle, par l’usage, cela pourrait avoir quelque avantage ; mais c’est par principes raisonnes qu’on les enseigne, c’est par l’application continuelle d’une métaphysique subtile, la grammaire, supérieure non-seulement à la capacité de l’enfance, mais à celle de la plupart des hommes faits. Donc, une étude généralement stérile pour la majorité des esprits, inutile sauf à un très petit nombre de professions et de conditions sociales ; une étude qui excède l’enfant de fatigue et d’ennui, qui occupe cinq ou six années de sa vie, au bout desquelles il n’en entend pas seulement les mots techniques ; une étude qu’on oublie aussitôt qu’on est sorti de l’école, qu’on est obligé de refaire à fond quand on veut s’en servir, qui vous éloigne de Virgile par la peine qu’on a endurée en l’expliquant, d’Horace par le souvenir des pleurs versés sur ses plus plaisantes satires, de tous les autres qu’on ne regarde plus qu’en frémissant : voilà la vérité sur les vieux systèmes. Ajoutez à tant de raisons tirées de l’expérience que, si les principes de grammaire surpassent la portée des jeunes intelligences, elles ne sont guère plus en état de saisir le fond des choses contenues dans les ouvrages sur lesquels on les exerce. A qui donc les langues anciennes sont-elles d’une utilité absolue ? A personne, si ce n’est aux poètes, aux orateurs, aux érudits et aux autres classes de littérateurs de profession, c’est-à-dire aux états de la société les moins nécessaires[20].

En conséquence de ces principes, il faudra ordonner les études d’après le principe de leur généralité, commencer par celles qui conviennent à tous les hommes dans toutes les conditions, terminer par celles qui ne conviennent qu’à quelques-uns. Tous ne sont pas capables, ou par la médiocrité de leur intelligence ou par celle de leur fortune, de suivre jusqu’au bout ce cours d’études. Les uns iront jusqu’ici, d’autres jusque-là ; quelques-uns un peu plus loin ; mais à mesure qu’ils avanceront, le nombre diminuera. Il faut donc que les premières classes comprennent l’enseignement qui convient à tous, quelle que soit la diversité des conditions futures, et que les dernières embrassent les enseignemens les plus particuliers. C’est l’utilité plus ou moins générale qui déterminera l’ordre de l’enseignement, l’utilité de l’enseignement diminuant à mesure que l’on montera et avec elle le nombre probable des auditeurs. La première classe aura pour programme d’études l’arithmétique, l’algèbre, le calcul des probabilités, la géométrie ; la seconde classe, les lois du mouvement et de la chute des corps, les forces centrifuges, la mécanique et l’hydraulique ; la troisième classe, la sphère et les globes, l’astronomie avec ses dépendances ; la quatrième, l’histoire naturelle, la physique expérimentale ; la cinquième, la chimie et l’anatomie ; la sixième, la logique, la critique, la grammaire générale raisonnée ; la septième, la langue russe et la langue esclavone par principes ; la huitième classe, le grec et le latin, l’éloquence et la poésie. — Parallèlement à cet enseignement réparti sur huit années, un autre cours d’études se développe en se continuant pendant le même nombre d’années. A la première classe correspondra l’enseignement des premiers principes de la métaphysique, de la morale, de la religion naturelle et de la religion révélée. A la seconde classe correspondront l’histoire et la mythologie, la géographie, la chronologie, les premiers principes de la science économique, politique et domestique, etc.

Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour remarquer le singulier amalgame, l’inextricable confusion, l’inexpérience qui éclatent dans ce tableau. Lorsque Diderot développe des idées générales, quand il critique le système d’études appliqué alors ou qu’il donne ses raisons pour en établir un sur de tout autres principes, on l’écoute avec intérêt, avec plaisir même. Mais dès qu’il met le pied sur le terrain des faits, on sent que le terrain se dérobe sous ses pas ; il vacille, il marche au hasard, il ne se soutient plus et ne se dirige plus. Il pousse au-delà de toute vraisemblance l’absence de sens pratique dans la distribution des études. — Je vois bien de quelle vue il procède. C’est une vue conforme à celle de M. Auguste Comte, rangeant les sciences suivant l’ordre de leur généralité décroissante et de leur complexité croissante, commençant par la science à la fois la plus élémentaire et la plus universelle, celle du nombre, puis arrivant à la géométrie, qui joint aux lois du nombre celles de l’étendue ; à la mécanique, qui ajoute aux deux premières catégories, celle du mouvement ; et successivement, à mesure que croît le nombre des élémens, à l’astronomie, à la physique, à la chimie, à la biologie. Ordre très savant, très rationnel, qui s’avance méthodiquement, à travers le chaos des connaissances humaines, en l’éclairant, en le distribuant, du simple au composé, du général au particulier, de l’abstrait au concret, et constituant ce que l’école positiviste appelle la hiérarchie des sciences. C’est une rencontre qui fait honneur assurément à l’esprit ingénieux de Diderot. Mais qui ne voit que c’est là un ordre théorique des connaissances humaines, non pas un ordre pratique d’enseignement ? — La première classe comprendra avec l’arithmétique, l’algèbre, le calcul des probabilités et la géométrie. Quelle ignorance de la réalité, quelle méconnaissance des aptitudes de l’enfant, quand on pense que l’enfant qui doit apprendre tant de choses a de sept à huit ans ! Et tout le reste à l’avenant. Une jeune tête ne résisterait pas à des épreuves de ce genre. Elle éclaterait, si elle pouvait recevoir, ne fût-ce qu’un instant, cet amas d’idées abstraites ; ou plutôt elle se fermerait inexorablement et peut-être pour toujours à la parole du maître. Toutes les belles théories par lesquelles Diderot prépare son plan dans l’esprit du lecteur avaient leur côté spécieux. Quand le résultat pratique se montre, on ne va pas plus loin, la preuve est faite : c’est un utopiste.

Regardez aux principes posés par Diderot à la tête de son système. N’est-ce pas encore une utopie que de vouloir réunir dans la même enceinte et soumettre au même plan d’études tous les enfans d’une nation « et de les initier tous indistinctement à la connaissance élémentaire de toutes les sciences[21] ? » Diderot insiste : « Je dis indistinctement, parce qu’il serait aussi cruel qu’absurde de condamner à l’ignorance les conditions subalternes de la société. Dans toutes, il est des connaissances dont on ne saurait être privé sans conséquence. D’ailleurs le nombre des chaumières étant à celui des palais dans le rapport de dix mille à un, il y a dix mille à parier contre un que le génie, les talens et la vertu sortiront plutôt d’une chaumière que d’un palais. » C’est ce qu’on peut appeler, s’il en fut, un argument déclamatoire. Il ne s’agit pas de priver d’instruction les enfans des chaumières, mais de savoir s’il convient, même dans leur intérêt, de leur imposer, pendant les trois ou quatre années qu’ils peuvent donner aux études, les mêmes exercices qu’à ceux dont l’enfance tout entière et la première jeunesse appartiennent à l’enseignement. Diderot ne place aucun intermédiaire entre les petites écoles et l’université qu’il veut établir. L’expérience pratique et le bon sens, en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis, en France, partout enfin, ont compris la nécessité d’institutions intermédiaires, connues soit en Allemagne sous le nom de realschulen, soit chez nous sous celui d’écoles professionnelles, répondant parfaitement aux fins utilitaires que poursuit Diderot et auxquelles il sacrifie l’éducation vraiment supérieure et libérale parce qu’elle est désintéressée. Désintéressée ne veut pas dire inutile, bien au contraire.

Quant aux petites écoles, qui répondent à notre enseignement primaire et dont Diderot ne par le qu’en passant[22], quelques lignes lui suffisent pour trancher d’assez grosses questions : celle de l’obligation d’abord ; il faut que le législateur trouve le moyen de forcer les parens les plus pauvres d’envoyer leurs enfans aux écoles. Celle de la gratuité ensuite ; non-seulement l’école doit être gratuite, mais les élèves doivent y trouver, avec les maîtres, des livres et du pain, du pain, car c’est cela surtout qui autorisera le législateur à exercer une contrainte sur les parens. Quant à la question de laïcité, elle est résolue de la manière la plus péremptoire dans un autre passage où il est dit : « Qu’entre les maîtres il ne faut point de prêtres, car ils sont rivaux par état de la puissance séculière[23]. »

Revenons à l’université, puisqu’il n’y a pas d’intermédiaire entre elle et les petites écoles. Pénétrons, à la suite de notre guide, dans la foule des enfans introduits indistinctement dans le sanctuaire et tous soumis au même régime. C’est évidemment le sanctuaire des sciences, ce n’est à aucun degré celui des lettres. La base du cours d’études est exclusivement mathématique, puisque ce n’est que dans la quatrième classe que s’enseignent la physique expérimentale et seulement dans la septième et la huitième les langues, même nationales, et quelques notions littéraires. Diderot essaie de justifier ses préférences par l’apologie chaleureuse de l’enseignement mathématique. « On ne peut commencer trop tôt à rectifier l’esprit de l’homme, en le meublant de modèles de raisonnement de la première évidence et de la vérité la plus rigoureuse… La géométrie est la meilleure et la plus simple de toutes les logiques, la plus propre à donner de l’inflexibilité au jugement et à la raison… Un peuple est-il ignorant et superstitieux ? Apprenez aux enfans la géométrie et vous verrez avec le temps l’effet de cette science… Si l’on prétend qu’il ne faut pas appliquer la géométrie à tout, on a raison, mais si l’on croit que la méthode des géomètres n’est pas applicable à tout, on se trompe. Même quand on ne doit pas l’employer, il ne faut jamais la perdre de vue, — c’est la boussole d’un bon esprit, c’est le frein de l’imagination… Si les mots usuels étaient aussi bien définis dans les langues que les mots angles et carrés, il resterait peu d’erreurs et de disputes entre les hommes. C’est à ce point de perfection que tout travail sur la langue doit tendre. Rien de ce qui est obscur ne peut satisfaire une tête géométrique ; le désordre des idées lui déplaît et l’inconséquence la blesse… Enfin n’est-il pas vrai que tous les raisonnemens que l’on fait soit en discourant, soit en écrivant, devraient finir par la même formule qui termine tous les raisonnemens des géomètres : Ce qu’il fallait démontrer[24] ? »

On voit que Diderot ne néglige aucune des raisons données encore aujourd’hui en faveur de l’éducation exclusivement scientifique. Nous ne croyons pas devoir discuter à fond une aussi grave question qui ne se pose devant nous qu’incidemment et par occasion. Nous la reprendrons peut-être un jour directement ; elle en vaut bien la peine. Mais combien Goethe, avec son esprit plus calme, nous paraît supérieur à Diderot quand il donne son avis sur ce point dans une lettre à Zelter ! « Je vois de plus en plus clairement ce que j’avais à part moi remarqué depuis longtemps ; c’est que la culture donnée par les mathématiques est, au plus haut degré, exclusive et restreinte. Voltaire n’hésite pas à affirmer quelque part que la géométrie laisse l’esprit où elle le trouve. » Il ne s’agit, comme le fait remarquer Hamilton, dans un morceau capital où cette grande controverse est conduite avec une hauteur d’esprit et une sûreté magistrales, il ne s’agit pas, bien entendu, dans les discussions de ce genre, de la valeur de la science mathématique considérée en elle-même, mais de l’utilité de l’étude des mathématiques comme culture principale ou primordiale de l’esprit. — On ne discute que sur cette question : Faut-il placer la base de l’éducation dans les sciences ou dans les lettres, s’il s’agit de préparer l’enfant non pas à telle ou telle profession spéciale, mais au métier d’homme ? — Or, si le but d’une éducation vraiment libérale est le développement général et harmonieux des diverses facultés, dans leur subordination relative, dès lors il paraît chimérique d’attendre ce résultat de l’exclusive application d’une étude déjà exclusive par elle-même. Les effets d’une éducation ainsi entendue, dirigée d’un seul côté, ne consistent pas seulement dans le développement disproportionné d’une faculté aux dépens des autres, mais aussi dans l’éducation de cette même faculté restreinte à une sphère d’action spéciale et bornée à une classe particulière d’objets.

Or, si nous consultons la raison, l’expérience, le témoignage le plus-autorisé des hommes qui ont écrit sur l’éducation, il est reconnu qu’aucune étude ne tend à cultiver un moindre nombre de facultés et d’une manière plus incomplète que les mathématiques. Le raisonnement seul y est exercé. Encore n’est-ce que le raisonnement appliqué uniquement dans un certain sens, ne poursuivant que des notions et les rapports de ces notions entre elles, non les choses elles-mêmes et les relations réelles, en un mot le raisonnement ayant pour unique objet la forme ou la quantité, par conséquent ne développant l’esprit humain que sous une seule face. Dans cette étude, quand elle domine à l’excès, l’esprit de l’enfant (car il ne s’agit ici que d’éducation) s’élève rarement à la pleine conscience de son activité propre ; il y est plus passif qu’actif, et plutôt porté que mû par lui-même. On a dit très heureusement : Mathematicœ munus pistrinarium est ; ad molam enim alligati, verlimur in gyrum œque algue vertimus. C’est qu’en effet la routine de démonstration dans la gymnastique de l’esprit peut être comparée à la routine d’une roue de moulin dans la gymnastique du corps ; chacune détermine une seule faculté à une action bornée et continue[25].

Le succès ultérieur des realschulen en Allemagne n’est pas le moins du monde la justification des idées de Diderot. C’est la partie pratique des sciences exactes que l’on y enseigne avec un mélange des sciences physiques, naturelles et historiques qui tempère l’abstraction. Elles correspondent à ce que l’on voudrait établir partout en France et qui fonctionne déjà admirablement à Paris, les écoles Turgot, Chaptal, etc. Mais cette sorte d’enseignement, très utile et de plus en plus apprécié, poursuit un but spécial qui n’a rien à voir avec le système général d’études que nous propose Diderot et dans lequel il veut emprisonner confusément toutes les classes et toutes les intelligences.

Nous revenons ainsi à la thèse principale de Diderot. Faut-il ne faire de l’enseignement littéraire qu’un enseignement subordonné, arrivant le dernier dans le programme des études et pouvant être supprimé pour la plupart des élèves ? Faut-il déplacer l’axe de l’éducation, le mettre dans les sciences plutôt que dans les lettres où il a été de tout temps ? Remarquez que ceux-là même qui refusent de se ranger à cet avis ne contestent pas la nécessité de faire sa place à l’enseignement mathématique dans les études ; ils soutiennent seulement que cette place ne doit être ni prédominante ni exclusive. La question se réduit à cette excellente distinction entre l’éducation libéraient l’éducation professionnelle, l’une qui fait de la science un instrument pour le perfectionnement de l’esprit, l’autre qui fait de l’esprit un instrument pour les applications de la science. Si c’est l’esprit que nous considérons en lui-même, si c’est son développement harmonieux et intégral, non exclusif et subordonné que nous poursuivons, la question sera bientôt résolue. C’est le fond qu’il faut cultiver, le fond tout entier, tout l’ensemble des facultés ; c’est le raisonnement qu’il faut exercer sans doute et la mémoire, mais c’est le jugement aussi, c’est la comparaison, c’est l’analogie, c’est te sens pratique et c’est aussi le goût, c’est l’imagination, c’est le sens du réel en même temps que celui de l’idéal.

Diderot calomnie l’enseignement littéraire quand il le réduit à la science des mots. Est-ce pour enseigner des mots qu’on enseigne les langues anciennes ? J’en appelle aux maîtres distingués de nos lycées. Est-ce à un enseignement verbal que se réduit leur travail si intelligent et si fertile, quoi qu’on en dise, en résultats ? Non, c’est l’activité interne de l’esprit qu’ils provoquent dans leurs élèves par leurs réflexions : c’est la fécondité de leur intelligence qu’ils excitent, qu’ils dirigent et qu’ils règlent. — On ne va pas à l’école des langues anciennes, ces vieilles institutrices de l’humanité civilisée, pour y apprendre des mots, comme semble le croire Diderot, pour enrichir son vocabulaire ou transformer sa mémoire en un dictionnaire vivant ; mais, en les étudiant, on forme son esprit, on le façonne, dans le commerce avec les plus belles langues du monde, à cette logique admirable du langage qui traduit les opérations les plus hautes et les plus délicates de l’esprit. Dans les mots, ce que l’on étudie, c’est l’idée ; dans la proposition grammaticale, c’est la comparaison des idées, c’est le jugement ; dans une suite de propositions, c’est un enchaînement de jugemens, c’est l’induction, c’est le raisonnement lui-même, mais le raisonnement revêtu de formes vivantes et animé par le génie et la passion ; enfin dans ces figures de langage discréditées par un pédantisme maladroit, c’est le sens de l’analogie qui se développe et s’exerce, c’est le sens du symbolisme universel qui fait retrouver dans la nature vivante les plus belles images du monde invisible, c’est enfin le mouvement même de l’âme de l’orateur ou de l’écrivain, qui n’est que le mouvement de l’âme humaine transporté sur une scène idéale et à de plus grands sujets. C’est ainsi que l’étude des langues, bien interprétée, bien comprise, s’applique merveilleusement à l’éducation libérale des jeunes esprits, loin de les rebuter et de les accabler sous le poids d’une scolastique stérilisante, comme Diderot leur en fait le reproche.

Que dire des lettres elles-mêmes, bien plus fécondes encore pour l’enseignement, quand il est dirigé comme il doit l’être, ce qu’il faut toujours supposer dans cet ordre de questions ? C’est la poésie, c’est l’éloquence qui parlent à l’homme de l’homme lui-même, de ses sentimens, de sa grandeur et de ses faiblesses, de sa volonté héroïque ou pervertie ; elles marquent le premier éveil dans l’enfant du sens intérieur et supérieur de la vie ; elles lui en révèlent la valeur possible et le prix infini ; elles lui en donnent les plus beaux modèles. Tout cela est inutile, s’écrie Diderot, l’apôtre de l’éducation industrielle et utilitaire qui fleurit de nos jours. — En effet, rien de tout cela n’a une utilité immédiate. L’enseignement, et ici Diderot a raison, n’est pas fait pour être une école d’orateurs et de poètes ; ni le génie, ni le talent même ne doivent être un but pour l’éducation. Mais n’est-ce rien que d’avoir exercé, façonné, élevé l’esprit de l’enfant, et n’est-ce pas précisément ce but que l’éducation doit poursuivre ? La grande utilité est là précisément, dans le désintéressement de cette éducation libérale qui prépare l’homme. L’utilité immédiate et professionnelle viendra plus tard, et le jeune homme y apportera, quand le temps sera venu, un instrument façonné et dispos, son esprit même, s’il a voulu l’appliquer pendant ses années de collège et s’il veut l’appliquer dans les carrières libérales où il doit entrer. Rien ne lui sera devenu difficile : il aura appris le travail sous sa forme la plus élevée.

Mais l’enfant pourrait-il vraiment profiter de l’enseignement de ces maîtres incomparables, les grands écrivains de l’antiquité, ces témoins des civilisations antiques dont nous sommes les héritiers, pénétrer dans leur intimité et dans leur âme, si l’on applique jamais les méthodes abréviatives, tant préconisées aujourd’hui ? Qu’on diminue quelques heures dans les cours, qu’on retranche même une classe ou deux au latin, dès le début de l’enseignement, pour faire leur juste place aux sciences et aux langues vivantes, je n’y verrais pas de grands inconvéniens. Mais plusieurs de nos contemporains vont plus loin et réduisent à deux ou trois années cet enseignement du latin et du grec. Diderot, plus radical, va plus loin encore ; il n’accorde qu’une année. — Que veut-il, mon Dieu ! que l’on fasse de cette misérable année accordée in extremis à l’agonie de l’enseignement littéraire ? Est-ce dans de pareilles conditions qu’il aurait pu se mettre en état d’étudier les anciens qu’il admire, j’en ai peur, avec quelque affectation ? Ce Sénèque, par exemple, avec qui il a passé les dernières années de sa vie, par une sorte d’affinité de talent sans doute (car il est lui-même un Sénèque verbeux) ; ou bien cet Homère, dont il dit « que, pendant plusieurs années de suite, il a été aussi religieux à le lire avant de se coucher que l’est un bon prêtre à réciter son bréviaire ? » Mais Diderot est sans doute de ceux qui sont persuadés qu’on saura d’autant mieux le latin et le grec qu’on aura mis moins de temps à les apprendre. — Quant à conserver ad honorem les langues et les littératures anciennes pour couronner la dernière année d’études, c’est une libéralité dérisoire. Un an est suffisant pour comprendre à peu près le latin de Molière : c’est insuffisant pour lire les Pandectes. Et quant à goûter une phrase de Tacite ou un vers de Virgile, c’est une plaisanterie que de croire cela possible. Alors à quoi bon ? Que le sacrifice soit complet, cela vaudra mieux pour tout le monde et pour le bon sens.

L’utopiste utilitaire, voilà sous quel aspect Diderot s’offre à nous dans sa pédagogie. Si maintenant nous en recherchons l’inspiration politique et sociale, le Plan de cette université nous apparaîtra comme un modèle achevé du Culturkampf que Diderot a inventé, sauf le nom, pour le service et la plus grande gloire de l’impératrice Catherine. De cette tendance moderne, fortement caractérisée dans tout ce projet, nous distinguons deux symptômes infaillibles, la haine du prêtre et l’idolâtrie de l’état. C’est bien le combat moderne pour la civilisation, la théorie fameuse du pouvoir centralisé, initiateur du progrès par un despotisme intelligent et par la subordination des églises établies. Et, remarquons-le bien, il ne s’agit pas ici seulement, quand Diderot se livre à ses fureurs irréligieuses, de ce clergé français du XVIIIe siècle, plus ou moins amolli et corrompu par une longue prospérité, déshabitué, sauf de belles exceptions, des fortes doctrines et des mœurs sévères, et qui avait besoin d’entrer dans la fournaise de la révolution pour en sortir purifié et régénéré. — Ce que Diderot poursuit, c’est le nom même, c’est la profession, c’est l’institution ; ce qu’il flétrit, c’est le mensonge et la superstition, incarnés, à ses yeux, dans le prêtre. Une des raisons qui le décident à placer les mathématiques à la base de son plan d’études, c’est qu’il espère que la géométrie tuera la superstition. « Le premier, dit-il, chez les anciens, qui démontra par quelques règles de trigonométrie que la lune était plus grande que le Péloponèse, fit grincer des dents aux prêtres du paganisme[26]. » La suite du raisonnement interrompu se devine : donc faisons grincer des dents aux prêtres de nos églises en donnant à l’enfant l’instrument mathématique qui leur fera dire de telle ou telle doctrine : « Cela est ou n’est pas démontré. » — Ce que Diderot dénonce tout particulièrement aux souverains et aux peuples, c’est le caractère politique du prêtre, qui est par essence « le rival de la puissance séculière. » Avec cette accusation, on peut mener loin, il le sait, les peuples, les rois et l’impératrice Catherine.

Tel est le thème de ses déclamations violentes, soit dans le Discours d’un philosophe à un roi, qui est l’exposition d’un plan machiavélique pour ruiner l’église par des décrets artificieux, sans la dépouiller violemment, soit dans l’ouvrage que nous analysons et dans une foule d’autres. C’est une idée fixe, une sorte de monomanie : « Le prêtre, bon ou mauvais, est toujours un sujet équivoque, un être suspendu entre le ciel et la terre, semblable à cette figure (le ludion) que le physicien fait monter ou descendre à discrétion, selon que la bulle d’air qu’elle contient est plus ou moins dilatée. Ligué tantôt avec le peuple contre le souverain, tantôt avec le souverain contre le peuple, il ne s’en tient guère à prier les dieux que quand il se soucie peu de la chose… Il dispose ouvertement ou clandestinement des esprits, selon sa pusillanimité ou son audace. Son état l’incline à la dureté et au secret[27]. » Et n’allez pas dire à Diderot qu’il y a de saints prêtres. — Tant pis ! « Plus le prêtre est saint, plus il est redoutable. Le prêtre avili ne peut rien. » Au peuple, dont Diderot proclame l’infaillibilité, il déclare « que, tandis que le peuple n’approuve guère que ce qui est bien, le prêtre, lui, n’approuve guère que ce qui est mal. » Mais le peuple ne pouvait rien alors. C’est donc aux souverains qu’il importe d’indiquer le mal et d’insinuer le remède. « Prenez garde, » ne cesse de répéter le philosophe dans ses discours aux rois, tâchant par tous les moyens possibles d’exciter leurs ombrages et de provoquer leur redoutable défiance : « Le souverain ne fait que des ducs, des ministres, des nobles et des généraux ; qu’est-ce que c’est que cela pour celui qui fait des dieux ? A l’autel, le souverain fléchit le genou et sa tête s’incline sous la main du prêtre, comme celle du dernier serf ; tous sont égaux dans l’enceinte où il préside, l’église. Dans notre religion et celle de sa majesté impériale, le chef de la société vient se confesser et rougir des fautes qu’il a commises, et le prêtre l’absout ou le lie… Si on demandait au prêtre : Qu’est-ce qu’un roi ? et qu’il osât répondre franchement, il dirait : « C’est mon ennemi, ou c’est mon licteur. » Du reste, après avoir répété sous mille formes que le prêtre est par état hypocrite, intolérant et cruel, Diderot veut bien nous garantir son impartialité : « Je ne hais point le prêtre. S’il est bon, je le respecte ; s’il est mauvais, je le plains. » Nous voilà rassurés.

La conclusion logique serait de détruire l’église, ce foyer de superstition et de mensonge, ce sanctuaire de crimes où se trame la conspiration permanente contre le bonheur des peuples et l’autorité des souverains. Telle n’est pas cependant la conclusion de Diderot. « Puisque sa majesté impériale n’est pas de l’avis de Bayle, qui prétend qu’une société d’athées peut être aussi bien ordonnée qu’une société de déistes, mieux qu’une société de superstitieux[28], » il faut donc se conformer à la volonté de sa majesté. « Il faut conserver les prêtres non comme des dépositaires de vérités, mais comme des obstacles à des erreurs possibles et plus monstrueuses encore que pourrait faire éclore la vieille souche (la croyance à l’existence de Dieu), abandonnée à sa libre végétation… Je garderais des prêtres non comme des précepteurs des gens sensés, mais comme les gardiens des fous, et leurs églises, je les laisserais subsister comme l’asile ou les petites maisons d’une certaine espèce d’imbéciles qui pourraient devenir furieux si on les négligeait entièrement. » Voilà pourquoi il faut conserver l’église ; il importe seulement de la conserver sous la main de l’état, et si l’on en croit les conseils de Diderot, cela est facile ; il n’y a, à la plus légère incartade, qu’à les priver de leur argent : « S’il est difficile de se passer de prêtres partout où il y a une religion, il est aisé de les avoir paisibles s’ils sont stipendiés par l’état et menacés, à la moindre faute, d’être chassés de leurs postes, privés de leurs fonctions et de leurs honoraires et jetés dans l’indigence[29]. » Évidemment Diderot serait fort opposé à la séparation de l’église et de l’état. Il craindrait la puissance de l’église libre.

N’est-ce pas l’idéal du Culturkampf, tenir l’église dans la main du pouvoir ? — Voilà l’état maître de l’église, directeur des consciences, puisque l’état admet qu’il faut encore une religion. Le voilà aussi arbitre du dogme et de l’enseignement ecclésiastique. Diderot, vrai ministre pour un instant de l’instruction publique en Russie, décrète ce qu’il faudra enseigner dans la faculté de théologie. Rien n’est plus piquant que de le voir remplir ce personnage inattendu de dispensateur de l’enseignement théologique. Il le renferme en quatre divisions : la science de l’Écriture sainte, la théologie dogmatique, la théologie morale et l’histoire ecclésiastique ; il parcourt chacune de ces divisions, il indique, avec un sérieux comique, les méthodes à suivre, les sources à consulter, les auteurs à étudier ; il marque les points sur lesquels il importerait d’insister, « tels que la divinité de Jésus-Christ avec sa présence réelle dans l’eucharistie, l’un étant la base de la croyance et du culte chrétien, l’autre le sujet principal du grand schisme. Il serait honteux que le prêtre restât muet devant le socinien qu’il rencontrera à chaque pas, et devant le luthérien et le calviniste dont il est environné. » Un peu plus, Diderot confesserait et administrerait les sacremens pour la plus grande utilité de l’état.

La conscience et le goût protestent et contre Diderot et contre les Diderots contemporains, qui sont nombreux. Je comprends la libre pensée sous toutes ses formes, l’examen, la critique, la négation. Je ne comprends pas la parodie des choses divines qu’on prétend administrer et dont on nie la divinité. Je ne comprends pas la confiscation de la religion par un pouvoir qui n’admet pas même l’existence de Dieu et qui se met à la tête de l’église pour la conduire. Niez l’église, c’est votre droit, mais ne l’exploitez pas. Vous êtes, l’un positiviste, l’autre athée : c’est votre droit. Mais de quel droit, athée, vouloir fabriquer un dieu de votre façon à l’usage du peuple ? Et de quel droit, positiviste, si vous ne croyez pas que ces problèmes soient dans la compétence de l’esprit humain ; naturaliste, si vous ne croyez pas qu’il y ait rien en dehors des phénomènes mécaniques ou physiques, vous qui vous placez au point de vue de la science expérimentale et qui déclarez que tout ce qui n’est pas compris dans la sphère de l’expérience sensible n’existe pas, de quel droit, savant exclusif, disciple de la nature, osez-vous prendre en main, un seul instant, le gouvernail de la conscience religieuse et mettre la lourde main de l’état dans des intérêts de cet ordre ou dans des croyances que vous niez ? Détruisez-les, si vous pouvez, ou bien ne vous en occupez pas ; mais, de grâce, finissez cette mauvaise plaisanterie de vouloir les gouverner.

Directeur de l’église, maître de la faculté de théologie, Diderot veut aussi régler la conscience philosophique. Puisque sa majesté impériale pense que la croyance à l’existence de Dieu et que la crainte des peines à venir ont beaucoup d’influence sur les actions des hommes, — il est à propos que l’enseignement de ses sujets se conforme à sa façon de penser[30]. On leur démontrera donc la distinction des deux substances, l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme et la certitude d’une vie à venir. Tel est le programme du cours de philosophie. Ainsi Diderot prescrit aux maîtres de démontrer ce qui à ses yeux est indémontrable et de prouver l’immortalité de l’âme, à laquelle il ne croit pas. C’est le suprême effort de l’enseignement officiel de la métaphysique et de la religion, qui sont, aux yeux de Diderot, des nécessités de politique et des illusions d’état.

Nous ne voulons pas insister sur ce singulier phénomène de la contradiction humaine et philosophique, qui, je crois, n’a jamais été poussée plus loin, mais qui se renouvellera peut-être dans les époques de transition et de lutte, dans les époques critiques, où l’esprit positiviste dominera dans les gouvernemens de l’avenir, sans que ces gouvernemens se croient assez forts pour rompre avec l’église, et où l’on verra peut-être un jour ce scandale d’un état irréligieux administrant une église dont il n’admet plus ni un seul principe ni un seul dogme. Ici encore Diderot a devancé les temps, et il est curieux d’étudier en lui la première manifestation de ce conflit de conscience dans le pouvoir. Ce pouvoir que représenta un instant Diderot resta d’ailleurs imaginaire. Son projet n’a jamais eu un commencement d’exécution et l’impératrice Catherine lui a donné la plus honorable des sépultures avant qu’il ait vécu, dans sa bibliothèque.

Nous avons réuni à dessein l’examen de ces deux ouvrages, très curieux tous deux, que nous ont restitués les cartons de l’Ermitage, la Réfutation du livre de l’Homme et le Plan d’une université. Nous les avons réunis comme des contrastes, comme des types de ce que cet esprit puissant et déréglé a de meilleur et de pire. Dans ces deux ouvrages, c’est la même fougue d’improvisation, c’est le même feu de tempérament, c’est le même éclat d’éloquence mêlée à la plus insupportable emphase. — Mais dans l’une, la Réfutation, cette fougue se porte presque tout entière du côté de ses sentimens, dans l’autre ouvrage elle se porte du côté de ses passions. Par ses sentimens, qui sont nobles, élevés, généreux, Diderot est un enthousiaste ; par ses passions qui sont des haines, Diderot est un fanatique. Car il y a, on le sait, un fanatisme à rebours, et l’auteur de ce livre en est un des plus parfaits modèles. Enthousiasme et fanatisme, c’est bien là ce qui résume ce talent extraordinaire qui, après vous avoir rebuté, vous reprend et vous ravit, et après vous avoir entraîné presque jusqu’à l’admiration, provoque tout à coup la colère et la pitié.


E. CARO.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre.
  2. Causeries du lundi, t. III, p. 209.
  3. « L’amour des talens est fondé sur l’amour des plaisirs physiques, et surtout sur celui des femmes. » T. I, p. 128.
  4. Tome II, page 293.
  5. Pages 310, 311, 312, etc.
  6. Tome II, pages 300-317 et passim.
  7. Tome II, page 140 et seq.
  8. Page 300. Voir aussi page 361.
  9. Page 387.
  10. Pages 387, 388, 304, 396.
  11. Page 396.
  12. Pages 282, 286, 291 et passim.
  13. Page 284.
  14. Pages 291, 368-372, 376 et passim.
  15. Introduction à la Médecine expérimentale.
  16. Tome IV, page 26.
  17. Tome II, page 421.
  18. Pages 440, 441, 437, 435.
  19. Page 436 et seq.
  20. Pages 469-472.
  21. Voir plus haut la réponse de Diderot à cette question : « Qu’est-ce qu’une université ? »
  22. Page 520.
  23. Page 529.
  24. Pages. 452-456.
  25. Fragmens de Hamilton, traduits par M. L. Peisse, sixième fragment.
  26. Plan d’une université, page 454.
  27. Ibid., page 510.
  28. Plan d’une université, page 490.
  29. Ibid., pages 516, 517, etc.
  30. Plan d’une université, page 490.