Dies iræ (Dorian)

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Poèmes lyriquesC. Marpon et E. Flammarion, éditeurs (p. 76-79).

DIES IRÆ

 
Les temps étaient venus : depuis cent mille années
La terre agonisait sous le Soleil vieilli,
Comme une femme ancienne aux prunelles fanées
Grelotte à son foyer désert, de deuil empli.

Dans la croissante horreur des ténébreux nuages
L’orbe mélancolique éteignait son regard ;
Un séculaire ennui le rongeait sur les plages ;
Le soir des jours enfuis l’envahissait, hagard.

L’océan se taisait, lassé de ses tourmentes
Et de sa plainte vaine à travers le Temps mort ;
Les neiges amassaient leurs blanches, lourdes mantes ;
Un âpre vent râlait comme un tigre qui dort.


Aucun son dans les airs que n’émeut nulle brise.
Tout défaille, tout meurt, le bruit humain finit.
A l’horizon frissonne un feu tremblant qu’attise
Un seul groupe échoué sur un roc de granit.

Quelques vieillards sont là, rachitiques et blêmes,
Débris funèbres, fronts courbés par les douleurs ;
Et de l’humanité les avortons suprêmes,
Des enfants sur le sein de leurs mères en pleurs.

Près d’eux, derniers amis de leurs sombres aurores,
Les chiens et les chevaux, les troupeaux familiers,
Loups des bois, ours velus, serpents, oiseaux sonores,
Avant que de périr se couchaient à leurs pieds.

Et dans le grand silence un homme à l’œil farouche
Se dressa tout debout, morne, d’un geste dur.
Un rire amer tordit les plis fiers de sa bouche,
Au Soleil faiblissant il cria : « Gouffre obscur !

Toi qui vis tant mourir ! les âges sur les âges
Qui brisèrent sous toi la triste humanité,
T’écrasant à ton tour sur leurs fatals rivages
Vont t’engloutir toi-même en leur lividité.


Il est fini le joug créé par la démence
Des siècles fécondés sous le fumier des cœurs,
Spectre effaré, témoin de l’embuscade immense
Que la vie a tendue aux tragiques marcheurs !

Mêle au dernier rayon de mon âme expirante
Ta flamme qui décroît, ton masque plein de nuit ;
L’ombre oblique enveloppe enfin ta sphère errante :
Toi qui vis tant mourir, meurs dans le jour qui fuit !

Nul être, succombant sous ta ruine informe
Ne viendra plus grossir l’hécatombe du sort ;
Le Néant va régner sur ce désert énorme
Absorbant en lui seul — regret, désir, effort.

Nul ne saluera plus, Astre épuisé, tes flammes :
Dans l’abîme éteins-toi balayé par le vent !
Cendres de la Nature, et vous cendres des âmes,
Couvrez la dernière aube et le dernier vivant ! » —

Il dit, et se couchant près du brasier qui fume
Et des maigres tisons qu’étouffent les frimas,
Le dos au sol, la face au ciel, froid sous la brume,
Sur son cœur dédaigneux il croisa les deux bras.


Alors il vit pâlir au milieu des nuées,
Clignotant et transi l’aveugle et vieux Soleil,
Qui tel qu’un feu follet des tombes soulevées
Se perdit vacillant dans le vide éternel.