Diloy le chemineau/15

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (p. 163-178).


XV

Conversations utiles


Félicie était restée dans le salon avec son oncle ; il s’assit, lui prit la main, la fit asseoir près de lui.

« Ma chère petite, tu as eu un bon mouvement, tu y as cédé, c’est bien, très bien. Je vois que ton cœur est moins mauvais que je ne le croyais. Sais-tu ce qui te fait mal ? Ce sont ces petits Castelsot, qui sont bêtes, ridicules, détestables et détestés. Crois-tu que je ne me sois pas aperçu chez les Robillard, et que tout le monde n’ait pas vu leurs airs ridicules, leurs moqueries méchantes ?

Félicie.

Mais non, mon oncle, je vous assure que vous vous trompez…

Le général.

Non, non, ma fille, je ne me trompe pas, et tous ont vu et entendu comme moi. Je dis donc que ces gens-là sont une peste pour toi ; tu sais qu’on fuit les pestiférés, de peur d’attraper leur peste. Fuis-les, crois-moi.

Félicie.

Mais, mon oncle, ce sont les seuls du pays que je voie avec plaisir et qui m’amusent.

Le général.

Tu crois cela parce que tu ne fais attention qu’au titre et à la fortune. Sais-tu ce qu’était ce fier baron de Castelsot ? Le fils du maître d’hôtel d’un de mes amis, le duc de La Folotte, ruiné maintenant par ses gens. Le père de ton baron a tant volé, que le fils s’est trouvé riche et a pu jouer à la Bourse, où il a gagné des sommes énormes, plus d’un million, m’a dit mon ami. Il a acheté un titre ; sa femme est la fille de l’homme d’affaires du même duc et aussi voleur que le père du baron ; elle a hérité de ses parents d’une somme considérable, trois ou quatre cent mille francs, et ils sont venus s’établir dans ce pays, où personne ne les connaît. Ils ont donné au château qu’ils ont bâti le nom de Castelsot, qu’ils ont pris eux-mêmes ; leur vrai nom est Futé. Voilà ce que sont tes amis. Tu vois s’ils sont dignes de toi. Ils te flattent, ils te donnent de mauvais conseils et de mauvais exemples ; ils sont détestés dans tout le pays et ils te font détester. Tu t’ennuies partout parce que tu dédaignes tout le

Le duc de la Folotte ruiné maintenant par ses gens.
monde. Il faut absolument te tirer de là et rompre toute amitié avec ces mauvais garnements. »

Félicie était atterrée. Profondément humiliée de son intimité avec des enfants de voleurs, elle commençait déjà à les détester. L’indignation se peignait sur sa figure.

Son oncle l’examinait en souriant.

« Je vois, ma fille, que tu es disposée à suivre mon conseil et que tu ne te laisseras plus diriger par ces deux petits sots.

Félicie, avec indignation.

Je ne veux plus leur parler ni les voir, mon oncle. Mais comment maman a-t-elle fait connaissance avec ces vilaines gens ?

Le général.

Ta mère ne savait pas les détails que je te donne ; ils sont venus chez elle ; ta mère, qui est toujours polie et aimable, les a bien accueillis, ils sont revenus souvent ; elle a cherché à les éviter, parce que leur orgueil lui déplaisait ; mais toi, tu cherchais à les rencontrer, tu les attirais, et ta mère, par complaisance pour toi, s’est laissé entraîner à les voir plus qu’elle n’aurait voulu. Il sera facile de ne plus les engager et de refuser leurs invitations.

Félicie.

Tant mieux ; et quand ils viendront, je me sauverai.

Le général.

Tu auras tort ; il ne faut être grossier pour personne. Tu peux leur témoigner de la froideur, mais sans impolitesse. Et à présent, ma fille, va rejoindre ta bonne.

Félicie.

Mais, mon oncle, j’ai faim, j’ai si peu mangé ; c’était si sale chez les Robillard…

Le général.

Sale, non ; c’était propre et très bon ; mais, ajouta-t-il en riant, tu faisais, comme tes amis, la dégoûtée et la difficile ; une autre fois tu te comporteras mieux. Va demander à manger à ta bonne, on te servira quelque chose. »

Le général embrassa Félicie, qui était tout étonnée de voir son oncle si bon pour elle. En le quittant, elle lui dit, après quelque hésitation :

« Je vous remercie de votre bonté, mon oncle ; à l’avenir je tâcherai d’être polie pour ce pauvre Diloy qui vous a sauvé la vie.

Le général.

Tu feras bien, ma petite, et tu me feras grand plaisir. Tu n’auras pas à te repentir de ta bonne résolution. »

Félicie se retira très contente ; elle se sentit plus heureuse qu’elle ne l’avait été depuis longtemps.

Un quart d’heure après, Mme d’Orvillet vint rejoindre son frère au salon.

Madame d’Orvillet.

Que s’est-il donc passé entre toi et Félicie ? Elle a dit deux fois que tu avais été bien bon pour elle et qu’elle ne serait plus méchante pour ce pauvre Diloy. J’ai été aussi étonnée qu’enchantée de ce changement de langage. Comment as-tu fait pour l’adoucir à ce point ?

Le général.

D’abord en dansant avec elle ce galop effréné, ensuite en perdant les Castelsot dans son esprit. Tu sais ce que je t’ai raconté de ces gens-là ; je lui ai ouvert les yeux sur leur naissance, sur leur fortune, il n’en a pas fallu davantage pour exciter son indignation et pour lui faire prendre tout de suite les sentiments opposés à ceux des amis… qui ne le sont déjà plus. C’est pour ne pas faire comme eux qu’elle a résolu d’être polie pour Diloy. Je parie que, la première fois qu’ils se rencontreront, elle leur rendra les impertinences dont ils ont abreuvé hier les pauvres Robillard et Moutonet.

Madame d’Orvillet.

Ce serait très mal à elle ; j’espère qu’elle ne le fera pas. »

M. d’Alban causa longtemps avec sa sœur de Félicie et des événements de la journée. Ils cherchèrent les moyens de tirer Diloy et sa famille de la misère dans laquelle ils étaient plongés.

« Il doit venir me voir demain, dit le général ; nous en causerons avec lui, et nous verrons ce qu’il sait faire et quelle est la position qui pourrait lui convenir.

Madame d’Orvillet.

Quel malheur qu’il ait eu cette affaire avec Félicie ! J’aurai pu l’occuper chez moi sans cela.

Le général.

Oui, mais il n’y faut pas songer ; ce serait trop désagréable pour cette pauvre fille.

Madame d’Orvillet.

Et pour lui-même aussi ; il en est si confus qu’il y penserait sans cesse et qu’il pourrait en laisser échapper quelque chose. »

Avant de se séparer, M. d’Alban demanda à souper. Mme d’Orvillet tint compagnie à son frère.

Le général.

À présent, Hélène, nous pouvons aller nous coucher ; mon dîner était bien loin. Je n’aurais pas dormi avec l’estomac creux comme je l’avais. Félicie a-t-elle mangé ?

Madame d’Orvillet.

Oui, elle a mangé plus que nous encore ; elle avait à peine dîné à deux heures ; elle mourait de faim. »

Le lendemain après déjeuner, on annonça Diloy, qui attendait M. d’Alban sur le perron.

Madame d’Orvillet.

Fais-le venir ici, Albert ; nous causerons plus tranquillement, pendant que les enfants jouent dehors avec leur bonne.

Le général.

Très bien, chère amie. Amenez Diloy par ici, Flavien. »

Le domestique revint avec Diloy, qui n’osait pas entrer dans le beau salon ; les enfants se préparaient à sortir ; en apercevant Félicie, Diloy s’arrêta tout court.

Félicie.

Mon oncle vous attend, Diloy ; n’ayez pas peur : nous sommes tous bons amis, ajouta Félicie. N’est-ce pas, mon oncle ?

Le général, lui souriant avec bonté.

Oui, grâce à toi, ma chère enfant.

Diloy.

Oh ! mademoiselle ! c’est-y possible ? Jamais je n’oublierai cette bonté ; vos bonnes paroles me font un bien dont je ne saurais assez vous remercier. »

Félicie s’aperçut que le brave homme avait les yeux pleins de larmes. Elle lui sourit gracieusement et sortit. Mme d’Orvillet la suivit, l’embrassa à plusieurs reprises et la pressa contre son cœur.

« Continue comme tu as commencé, chère enfant, et tu retrouveras toute notre tendresse. »

En rentrant au salon, elle trouva Diloy encore tout ému.

Madame d’Orvillet.

Vous voyez, mon ami, que Félicie ne vous garde plus rancune ; ainsi n’y pensez plus et parlons de l’avenir au lieu de songer au passé.

Le général.

Assois-toi, mon brave garçon, et causons de ton avenir, comme dit ma sœur. Voyons, assois-toi : n’aie pas peur. »

Diloy obéit et prit une chaise.

Le général.

Qu’est-ce que tu fais et qu’est-ce que tu sais faire ?

Diloy.

Ma foi, monsieur le comte, je gagne ma vie comme je peux. Faute de mieux, je travaille aux chemins de fer.

Le général.

Mais ce n’est pas un état.

Diloy.

C’est vrai, monsieur le comte, mais c’est du pain pour moi et pour mes quatre enfants.

Le général.

Que fait ta femme ?

Diloy

Avec quatre jeunes enfants, monsieur le comte, elle ne peut pas aller en journée ; elle fait le ménage et elle soigne les enfants.

Le général.

Combien gagnes-tu ?

Diloy.

Deux à trois francs par jour, ça dépend de l’ouvrage qu’on fait et de l’entrepreneur.

Le général.

Que pourrais-tu faire de mieux ? As-tu un état, un métier quelconque ? Que faisais-tu en Algérie quand j’y étais ?

Diloy.

Avant de me marier j’étais jardinier. Quand je me suis rencontré avec monsieur le comte, près d’Alger, j’étais jardinier chez un colon qui s’établissait. Il vendait des légumes, des fruits.

Le général.

Connais-tu bien l’état de jardinier ?

Diloy.

Quant à ça, je m’en flatte. Mon père était jardinier chez M. le marquis de Lataste ; et il n’avait pas son pareil dans le pays. Il fallait voir nos légumes et nos fruits ; les plus beaux des environs.

Le général.

Pourquoi n’y es-tu pas resté ?

Diloy.

Mon père est venu à mourir, monsieur le comte ; j’étais trop jeune : je n’avais pas encore tiré à la conscription. M. le marquis m’a renvoyé et on m’a offert cette place en Algérie. Je suis parti ; mon maître s’y est ruiné. Je m’étais marié ; j’avais déjà deux enfants ; je suis revenu en France ; j’ai vécu comme j’ai pu et je me suis trouvé ici dans le pays, travaillant au chemin de fer.

Le général.

Si nous te trouvions une place de jardinier, cela te conviendrait-il ?

Diloy.

J’en serais bien heureux, monsieur le comte ; mais ce n’est pas facile à trouver.

Le général.

Cela se trouve pourtant ; nous allons nous en occuper ma sœur et moi.

Diloy.

Je remercie, monsieur le comte ; ce serait un grand bonheur pour moi de me trouver placé tranquillement avec ma femme et mes enfants.

Le général.

Eh bien, mon ami, cela viendra un jour ou l’autre. En attendant, continue ton métier de chemineau, et, si tu te trouves gêné, viens nous trouver, ma sœur et moi ; nous te viendrons en aide.

Diloy.

Je suis bien reconnaissant à monsieur le comte de ses bontés pour moi. Tant que j’aurai de l’ouvrage, j’espère ne pas avoir à importuner monsieur et madame. Le bon Dieu ne m’a jamais fait défaut ; jusqu’à présent ma femme et mes enfants n’ont manqué de rien.

Madame d’Orvillet.

Mais, mon pauvre ami, vous manquez de tout ! Vous n’avez rien dans votre ménage.

Diloy.

Pourvu que nous ayons du pain et de quoi nous couvrir, nous n’en demandons pas davantage. Avec les cent francs que m’a valu mon ours, nous avons payé notre loyer, le boulanger, ce que nous devions au boucher, à l’épicier, au sabotier, et nous avons encore devant nous les cinquante francs que madame la comtesse a bien voulu nous donner. »

M. d’Alban et sa sœur admiraient la modération du pauvre chemineau, qui se trouvait satisfait de si peu. Ils continuèrent à causer jardinage et travail ; et, en se quittant, M. d’Alban voulut donner deux pièces de vingt francs au brave homme, qui les refusa, assurant toujours qu’il ne manquait de rien, qu’il avait de l’argent devant lui.

Quand ils furent seuls, Mme d’Orvillet dit à son frère :

« Albert, tu avais une idée en le questionnant sur ses talents de jardinier ; je crois la deviner.

Le général.

C’est vrai, j’ai mon idée ; mais il nous faut y réfléchir, à cause de l’aventure de cette pauvre Félicie. Je dis nous, parce que je vois que tu as la même pensée que moi.

Madame d’Orvillet.

Oui ! et c’est l’effort méritoire de Félicie qui me l’a donnée.

Le général.

Nous lui en parlerons à la première occasion. »

« Voici une lettre pour madame », dit la bonne en entrant.

Mme d’Orvillet prit la lettre, la lut et dit :

« Voilà du monde qui nous arrive, Valérie. Ce sont mes nièces Gertrude et Juliette avec leur tante de Saintluc. Vous leur ferez préparer les chambres en face de la mienne ; elles arrivent demain.

La bonne.

Je vais avertir la femme de chambre de madame.

Madame d’Orvillet.

Très bien ; prévenez aussi Baptiste pour que tout soit prêt aujourd’hui ; elles seront ici demain matin avant onze heures. »

La bonne sortit.

Le général.

Je suis très content de cette visite pour Félicie ; Gertrude est si bonne, si raisonnable et puis elle a tant d’esprit et de gaieté qu’elle se fera aimer de ta fille et qu’elle lui fera certainement du bien.

Madame d’Orvillet.

Et pour nous-mêmes Mme de Saintluc nous sera d’une société fort agréable.

Le général.

C’est une femme charmante ; elle a été veuve très jeune, je crois ?

Madame d’Orvillet.

Quinze jours après son mariage, M. de Saintluc a été pris d’une fièvre pernicieuse, et il est mort après une maladie de trois jours.

Le général.

L’a-t-elle beaucoup regretté ?

Madame d’Orvillet.

Elle a été affligée pendant quelque temps ; mais tu sais que ce mariage lui a été imposé par sa mère ; elle n’aimait guère son mari ; et puis elle l’avait si peu connu, que son chagrin n’a pas été de très longue durée.

Le général.

Et par quel hasard est-ce elle qui nous amène Gertrude, et pas notre sœur ?

– Parce qu’Amélie est partie pour les Pyrénées avec son mari ; et sa belle-sœur, Mme de Saintluc, lui a proposé de nous amener Gertrude, pour la distraire du chagrin de sa séparation avec sa mère.

Le général.

Très bien ! Cela me fera plaisir de les revoir. Je n’ai pas vu Mme de Saintluc depuis son mariage, c’est-à-dire depuis dix ans ; et quant à Gertrude, elle avait dix ans la dernière fois que je l’ai vue.

Madame d’Orvillet.

Elle en a quatorze à présent ; c’est une jeune personne tout à fait exceptionnelle pour tout ce qui est beau et bien. Le plus charmant caractère ; le cœur le plus aimant, le plus dévoué ; l’esprit le plus intelligent, le plus aimable, le plus enjoué ; les goûts les plus raisonnables ; la piété la plus sage, la plus éclairée.

Le général.

Peste ! quel portrait tu fais de notre nièce ! Si elle avait vingt ans de plus, je l’épouserais tout de suite ; je serais sûr d’être le plus heureux des hommes.

Madame d’Orvillet, riant.

Oui ; mais, comme elle a quatorze ans et qu’elle est ta nièce, il faut que tu cherches ailleurs.

Le général, riant.

Ou bien que je ne cherche pas du tout. J’aime mieux cela ; au moins je vis tranquille, je vais où je veux, et je vis comme cela me convient. Je n’aime pas à être tenu.

Madame d’Orvillet.

Allons rejoindre les enfants, mon ami, nous ferons une grande promenade.

Le général.

Et en revenant, nous préparerons une pêche dans le petit étang pour demain.

Madame d’Orvillet.

Tu as raison ; nous nous donnerons un plat de poisson. Gertrude, Juliette et nos enfants seront enchantés. »

Tout fut préparé pour la pêche du lendemain ; l’étang se trouvait à quelques centaines de pas du château. Les enfants furent très joyeux de cette bonne pensée de leur oncle et de l’arrivée de leurs cousines Gertrude et Juliette qu’on leur annonça pour le lendemain.