Diloy le chemineau/17

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Librairie Hachette et Cie (p. 191-202).


XVII

Gertrude est charmante


On fit tellement honneur au déjeuner, que Mme d’Orvillet s’excusa en riant de n’avoir pas commandé pour quinze au lieu de huit.

« J’aurais dû prévoir l’effet du grand air et du bon air de ce pays, et compter chaque convive double.

Madame de Saintluc.

Mais nous n’avons pas déjà tant mangé, il me semble.

Madame d’Orvillet.

Parlez pour vous, Pauline ; nous autres, petits et grands, nous avons dévoré.

Le général.

Voyons, pas de calomnies et comptons nos plats,… vides à présent, mais qui contenaient :

Huit litres de potage ;
Un filet de bœuf de dix livres ;
Seize côtelettes sur purée de pois ;
Un pâté de volaille pour vingt ;
Une casserole de haricots verts ;
Une tarte aux cerises, immense ;
Fromage, fruits, compotes ;
Café, thé, chocolat.

Des rires prolongés accueillent ce menu, vrai quant au nombre, mais grossi quant à l’énormité des plats.

Madame d’Orvillet, riant.

Comme tu exagères, Albert !

Le général.

Je dis la pure vérité et j’admire les reproches que tu t’adresses. Nous sommes à demi étouffés, et tu trouves qu’il n’y en a pas encore assez ?

Madame d’Orvillet.

Si vous êtes satisfaits, je suis contente. Mes enfants, allez vous promener pendant une heure ; après quoi, nous irons pêcher.

Laurent.

Nous préparerons les vers pour les lignes pendant que vous vous reposerez, maman.

Juliette.

Quels vers ? Où les prendras-tu ?

Laurent.

Dans le potager ; en bêchant on en trouve une quantité.

Juliette.

Allons, allons, ce sera très amusant.

Félicie.

Est-ce que tu vas y aller aussi, Gertrude ?

Gertrude.

Certainement, je les aiderai. Je me charge de bêcher.

Félicie.

Mais c’est dégoûtant ; il faut faire faire cet ouvrage par le jardinier.

Anne.

Ce sera bien plus amusant de le faire nous-mêmes.

Laurent.

Et puis, il faut laisser déjeuner le pauvre jardinier.

Félicie.

Il pourrait bien déjeuner plus tard ; il ne mourra pas pour attendre une heure.

Gertrude.

Mais pourquoi faire attendre ce pauvre homme, puisque nous pouvons bêcher nous-mêmes. Viens, ma bonne Félicie, donne-moi le bon exemple. (Tout bas.) J’ai besoin que tu m’encourages, car je trouve comme toi que ces vers sont un peu dégoûtants à ramasser. (Haut.) Allons, c’est Félicie qui est notre chef ; elle nous mène, obéissons-lui. »

Félicie hésita un instant ; cédant au sourire encourageant de Gertrude, elle se mit pourtant à la tête de la bande, qui partit en courant, devançant son chef.

Gertrude.

Merci, Félicie ; je fais comme toi, je me dévoue. »

Félicie se mit à courir, Gertrude la suivit ; on se mit au travail ; chacun bêcha, ramassa les vers. Gertrude fit semblant d’admirer le courage de Félicie et de vouloir l’imiter, tandis que, par le fait, c’était elle qui entraînait sa cousine.

L’heure était passée ; il était temps de rejoindre les parents. Il y avait une boîte pleine de vers, mais les mains étaient sales ; Gertrude donna l’idée de les laver dans le bassin.

« Commençons nous deux, Félicie, puis nous ferons laver les mains aux petits… Petits, ajouta-t-elle, notre chef vous ordonne d’attendre que nos mains soient lavées, pour ne pas salir vos habits pendant que nous vous tiendrons.

Laurent.

Pourquoi ça nous tenir ?

Gertrude.

Pour que vous ne fassiez pas la culbute dans le bassin en vous lavant les mains. »

Tout se fit avec ordre ; quand les mains de Gertrude et de Félicie furent propres et essuyées avec leurs mouchoirs, elles firent avancer les petits en ligne ; ils barbotèrent tant qu’ils voulurent, et tous se mirent à courir pour rejoindre leurs parents, qui étaient prêts et qui les appelaient.

Un domestique fut chargé de porter les lignes, la boîte de vers et un seau pour y mettre le poisson. On se mit en route, les enfants courant en avant et jouant, sautant à qui mieux mieux, Gertrude en tête.

Le général jeta un regard connaisseur sur l’étang

Le général jeta un regard connaisseur sur l’étang.
et ses bords ; il reconnut tout de suite les meilleurs endroits, y plaça Gertrude, Juliette, Laurent et Anne, et donna à Félicie le poste le moins avantageux.

« Quant à moi, dit-il, je promènerai ma ligne de tous côtés et je surveillerai les pêcheurs, de crainte d’accident. »

Gertrude prit un poisson au bout de cinq minutes, puis un second et un troisième, pendant que Laurent et Anne, quoique aidés par leur bonne, n’en avaient qu’un, et Félicie pas un seul ; le poisson ne mordait même pas à son hameçon.

« On m’a donné la plus mauvaise place, dit-elle d’un air mécontent.

Gertrude.

Veux-tu la mienne ? Je suis fatiguée.

Félicie.

Fatiguée ! Déjà ? Tu n’es pas forte sur la pêche.

Gertrude.

Non, j’ai toujours été maladroite.

Le général.

Et pourtant tu as déjà pris trois poissons.

Gertrude.

Parce qu’ils se sont entêtés à se laisser prendre, mon oncle ; je ne tire jamais à temps. S’il en venait un gros, je suis sûre que je le laisserais échapper ; Félicie, qui est adroite, s’en tirera beaucoup mieux que moi. »

Et Gertrude passa sa ligne à Félicie, qui la prit avec empressement.

« Bonne fille ! lui dit le général. Ta tante Hélène a bien raison.

Gertrude.

En quoi, mon oncle ?

Le général, souriant.

En quelque chose qui te regarde, mais que je ne te dirai pas. Viens faire un tour de promenade avec moi : il fait un temps magnifique, et j’ai beaucoup de choses à te dire. »

Le général voulait en effet mettre Gertrude au courant du défaut principal du caractère de Félicie, et des conséquences fâcheuses d’un orgueil que la société des petits Castelsot avait beaucoup augmenté.

Le général raconta à Gertrude plusieurs traits d’impertinence de sa cousine et des Castelsot, dont il lui fit l’histoire. Pendant ce récit, un homme, venant à leur rencontre, salua et se rangea pour laisser passer l’oncle et la nièce.

Le général.

Ah ! c’est toi, mon brave Diloy ; je suis bien aise de te rencontrer pour te faire connaître à ma nièce Gertrude, la meilleure fille que j’aie jamais rencontrée. »

Gertrude salua d’un air gracieux.

Le général.

Sais-tu, ma fille, qui je te présente ? Un homme qui, par son courage, m’a sauvé la vie il y a quelques années, en Algérie. »

Et M. d’Alban lui raconta en peu de mots l’histoire des trois Bédouins.

Gertrude dit à Diloy d’une voix émue :

« Je ne sais pas encore votre nom, mon brave homme, mais je vous regarde comme de la maison. Jamais je n’oublierai ce que nous vous devons.

Le général.

Tu lui dois plus que tu ne penses ; il en a secouru d’autres que moi ; je te raconterai cela. Ce brave Diloy ! Il ne se sauve pas devant le danger, celui-là !

Gertrude.

Diloy ! C’est un nom que je n’oublierai certainement pas.

Diloy.

Vous êtes trop bonne, mam’selle ; oh oui ! bien bonne. Cela se voit à votre figure si aimable.

Le général.

Où allais-tu comme ça, mon ami ?

Diloy.

Je venais dire à monsieur le comte qu’on me propose du travail ; avant d’accepter, je voudrais consulter monsieur le comte, qui me dirait si c’est du solide, du bon.

Le général.

Bien, mon ami ; peux-tu attendre une heure ?

Diloy.

Mon Dieu oui, monsieur le comte ; aussi bien, ma demi-journée est perdue à cause de ce monsieur qui m’a demandé, et qu’il m’a fallu aller voir.

Le général.

Bien ; en m’attendant, va, je t’en prie, du côté de l’étang ; tu y trouveras ma sœur et les enfants, qui pêchent à la ligne ; tu leur donneras un coup de main s’ils en ont besoin ; en cas d’accident… je compte sur toi, ajouta le général en lui tendant la main.

Diloy.

Quant à ça, monsieur le comte n’a pas à s’inquiéter ; moi qui suis affectionné aux enfants, je ne les laisserai pas avoir du mal ; monsieur le comte a raison de compter sur moi. Au revoir, monsieur le comte et mademoiselle.

— Au revoir bientôt, Diloy, dit Gertrude avec un sourire.

— En voilà une qui est aimable ! murmura Diloy en s’en allant.

Gertrude.

Mon oncle, qui donc ce bon Diloy a-t-il encore sauvé ?

Le général.

Parbleu ! rien que ta tante Hélène, Félicie, Laurent et Anne. »

Et il raconta à Gertrude la visite du chemineau au château de Castelsot, la rencontre dans la forêt, le combat contre l’ours et l’ingratitude de Félicie, un peu atténuée par son bon mouvement de la veille.

« L’excellent, le brave homme ! s’écria Gertrude. Mais je ne comprends pas deux choses, mon oncle : d’abord la visite chez les Castelsot, et puis l’aversion de Félicie.

Le général.

Aïe, aïe ! je me suis fourvoyé… Pour te faire comprendre le tout, je dois commettre une indiscrétion… Et pourtant il ne faut pas te laisser croire Félicie plus mauvaise qu’elle ne l’est… Ma foi, tant pis, je vais te dire tout. Tu es discrète, j’en suis sûr. Es-tu discrète ?

Gertrude.

J’espère que oui, mon oncle ; il me semble que je ne parlerai jamais de ce que vous m’aurez dit sous le sceau du secret.

Le général.

Bon ; alors je vais t’expliquer ce que tu ne peux pas comprendre. »

M. d’Alban lui raconta la rencontre fatale de Félicie avec le chemineau ; les regrets de ce dernier ; ses excuses, son vif désir de réparer le mal qu’il avait fait ; sa discrétion, sa conduite délicate, le ressentiment de Félicie, l’effort qu’elle avait fait la veille et l’avant-veille pour parler amicalement à cet homme qui s’était oublié dans son ivresse au point de la frapper ; ensuite, sa rencontre à lui avec le brave Diloy à la noce des Robillard ; toutes les impertinences de Félicie et des Castelsot, et enfin sa dernière conversation avec Félicie au retour de la noce et le lendemain.

« Pauvre Félicie ! dit Gertrude. Je comprends ce qu’elle a dû éprouver ; c’est beau à elle d’avoir pardonné une si grande offense et une si terrible humiliation.

Le général.

Qu’aurais-tu fait, toi, à sa place ?

Gertrude, avec hésitation.

Je ne sais pas trop, mon oncle… Vous savez que je n’ai pas le même caractère que Félicie…

Le général, vivement.

Oh ! pour cela, non !… Mais aurais-tu pardonné et oublié ? c’est-à-dire bien pardonné ? du fond du cœur ?

Gertrude, rougissant.

Mon oncle… je ne peux jamais garder rancune à personne… surtout si je vois qu’on regrette le mal qu’on a fait. Oh ! alors, non seulement je me sens obligée de pardonner, mais je me sens attirée d’affection vers mon ennemi, et je l’aime comme un ami. »

Son oncle la saisit dans ses bras et l’embrassa à plusieurs reprises en disant :

« Cœur admirable ! Admirable nature ! Hélène avait bien raison. »

Gertrude ne demanda plus en quoi sa tante avait raison ; elle devinait et rougissait, ne croyant pas mériter ces éloges.