Diloy le chemineau/5

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Librairie Hachette et Cie (p. 49-59).


V

Le Chemineau et l’ours


« Maman, ne trouvez-vous pas, dit Laurent, que ce pauvre chemineau est très bon, très honnête ? Moi je l’aime beaucoup.

Madame d’Orvillet, souriant.

Ce qu’il a fait en venant faire des excuses est certainement d’un brave homme, mais c’est un peu bête.

Laurent.

Pourquoi cela, maman ?

Madame d’Orvillet.

Parce qu’il devait penser que c’était honteux pour la petite Castelsot d’avoir été frappée par un chemineau, et surtout d’avoir, par ses grossièretés, mis cet homme en colère à ce point.

Laurent.

Mais je trouve, maman, que puisqu’il a eu tort, il a bien fait de demander pardon.

Madame d’Orvillet.

Il aurait très bien fait s’il avait pu réparer le mal qu’il avait fait ; mais à quoi pouvaient servir ses excuses ? À rien, qu’à humilier les parents et la petite fille en faisant connaître cette ridicule histoire. C’est si vrai que, sans lui, nous n’en aurions jamais entendu parler, non plus que M. et Mme de Castelsot. Et toi, Félicie, qui ne dis rien, que penses-tu de ce pauvre homme ?

Félicie.

Moi, je trouve que c’est un abominable homme qu’on devrait enfermer.

Madame d’Orvillet.

Ah ! mon Dieu ! comme tu es sévère ! Comme tu prends vivement parti pour les Castelsot !

Félicie.

C’est parce que je les aime et que je comprends combien c’est désagréable pour Cunégonde.

Laurent.

Ta Cunégonde aurait joliment mérité que l’histoire lui fût réellement arrivée. J’aurais été très content de voir son orgueil puni. »

Un cri de Félicie interrompit Laurent. Chacun se retourna de son côté ; elle s’était arrêtée, le visage bouleversé, les mains jointes, les yeux fixés sur un objet à demi étendu le long du bois qui bordait la route.

À ce cri, l’objet qui effrayait tant Félicie se redressa lentement, et on reconnut le chemineau qui les occupait tant depuis une heure. Il se leva tout à fait, regardant avec surprise et une espèce de terreur Félicie, restée immobile au milieu du chemin.

Elle vit qu’il la reconnaissait. Pour la première fois de sa vie, son orgueil plia devant la peur ; elle le regarda d’un air suppliant, les mains toujours jointes.

Le chemineau, qui avait compris la faute qu’il avait faite au château de Castelsot et qui était bonhomme, comme il le disait, lui adressa un sourire d’intelligence, et s’approchant de Mme d’Orvillet :

« Je demande bien pardon à madame de ce qui s’est passé au château de M. le baron ; je croyais bien faire et j’ai fait une sottise, paraîtrait-il. Au fait, j’aurais dû comprendre que c’était l’idée d’un homme pris de vin, et que tout ça n’était qu’un rêve.

Madame d’Orvillet.

Je ne vous en veux pas, mon ami ; vous ne m’avez manqué en rien. Merci de votre bonne intention et bonsoir.

Le chemineau.

Pardon, excuse, madame, si je vous demande la permission de vous accompagner jusque chez vous. Vous êtes seule avec des enfants, ce n’est peut-être pas prudent.

Madame d’Orvillet.

Merci, mon ami ; nous avons l’habitude de nous promener dans ces bois, et nous n’y courons aucun danger.

Le chemineau.

Madame ne sait donc pas que depuis hier soir il y a un ours échappé d’une ménagerie, qui court les bois ; on l’a vu par ici ce matin, et je m’étais mis en observation pour le ravoir ; il y a cinquante francs de récompense pour celui qui en débarrassera le pays, et cent francs pour le ramener vivant.

Madame d’Orvillet, effrayée.

Je n’en savais rien ; je vous remercie de m’en avertir, et j’accepte volontiers votre compagnie. Mais vous n’avez aucune arme pour vous défendre.

Le chemineau.

Pardon, madame, j’ai mon gourdin et tout ce qu’il me faut dans ma poche. »

Les enfants, effrayés, se serrèrent contre leur mère.

Laurent.

Courons vite, maman, nous sommes encore loin.

Le chemineau.

Restez tout près de votre maman, monsieur et mesdemoiselles. Je marcherai derrière vous. Comme ça, il n’y aura pas de danger. »

Ils se remirent en route, n’osant plus parler, regardant à droite et à gauche, s’attendant sans cesse à voir sortir l’ours de derrière un buisson.

Leur attente ne fut pas longue ; au détour d’un sentier, ils se trouvèrent en face de l’animal féroce ; tout le monde s’arrêta ; l’ours poussa un rugissement et se dressa sur ses pattes de derrière. Le chemineau s’élança entre lui et Mme d’Orvillet.

« N’avancez pas ! cria-t-il. Laissez-moi faire. »

L’ours resta un instant indécis ; prenant son parti, pressé par la faim, il fit un pas vers le chemineau, qui lui assena un coup de massue sur la tête ; l’ours chancela un instant, reprit son aplomb, ouvrit son énorme gueule ; mais, avant qu’il eût allongé les pattes de devant pour saisir le chemineau, celui-ci lui enfonça dans la gueule ouverte un petit pieu en bois très dur, pointu par les deux bouts.

L’ours voulut refermer la gueule pour dévorer le bras du chemineau, mais les pointes du pieu s’enfoncèrent dans la langue et dans le palais. Plus l’ours faisait d’efforts pour refermer la gueule, plus les pointes s’enfonçaient dans les chairs.

Sans perdre un instant, profitant du mouvement des pattes de devant que l’ours avait ramenées à la gueule, pour se débarrasser du pieu, le chemineau lui lança un nœud coulant qui, étranglant à moitié l’animal, lui fit perdre la respiration, lui ôta ses forces, et il roula par terre.

Le chemineau ne lâcha pas la corde ; les mouvements de l’ours serraient de plus en plus le nœud coulant ; le chemineau, pendant ce temps, ne cessait de l’assommer avec son gourdin, se gardant bien de frapper sur la tête, pour l’avoir vivant et gagner ainsi les cents francs promis.

Mme d’Orvillet et les enfants, terrifiés, regardaient avec anxiété le combat de l’ours contre le chemineau, qui recevait de temps à autre un coup des griffes terribles de l’animal. Enfin, les mouvements convulsifs cessèrent ; il resta étendu, râlant, presque étranglé, la gueule en sang. Le combat était fini, le chemineau restait vainqueur ; il lâcha un peu le nœud coulant, tira de sa poche une chaîne, la roula autour du cou de l’animal, fixa à un des chaînons le crochet qui était à un des bouts de la chaîne, et fixa l’autre bout à l’anneau de son gourdin, préparé exprès pour la circonstance, retira de dedans sa ceinture une petite barre de fer pointue, et, lâchant tout à fait le nœud coulant, laissa l’ours respirer librement, mais sans lui enlever le pieu qui maintenait la gueule ouverte.

Le chemineau.

Bon ! te voilà pris, mon garçon, et prêt à rentrer en cage. Je t’ai soigné, je t’ai donné de l’air ; il n’y a que le bâillon qui te gêne, mais tu le garderas jusqu’à ce que je t’aie ramené à la ville. À mon tour, maintenant… Gredin d’ours, m’a-t-il arrangé les jambes ; de la hanche au talon il a laissé ses marques partout. Heureusement qu’il a les griffes coupées. S’il les avait eues, il m’aurait enlevé la peau du haut en bas.

Madame d’Orvillet.

Mon pauvre homme, vous perdez tout votre sang ; laissez-moi vous bander cette blessure à la jambe ; le sang coule en abondance.

Le chemineau.

Que madame s’abaisse jusqu’à me bander la jambe ! je ne souffrirai pas cela.

« L’ours voulut refermer la gueule. »
Madame d’Orvillet.

C’est bien le moins, mon ami, que je vous témoigne ma reconnaissance pour nous avoir sauvés, mes enfants et moi. Laissez-moi faire. Je vous assure que vous avez besoin d’être soigné. »

Sans attendre sa réponse, Mme d’Orvillet tira son mouchoir, le déchira en deux, et, malgré l’opposition du pauvre chemineau, elle lui tamponna et lui banda la jambe pour arrêter l’écoulement du sang ; une autre blessure au genou saignait aussi beaucoup ; Mme d’Orvillet n’avait plus de mouchoir.

« Voici le mien, maman, dit Laurent en le présentant à sa mère.

— Et le mien aussi », dit Anne en faisant comme son frère.

Mme d’Orvillet les approuva d’un sourire, fit, comme pour la première blessure, un tampon du petit mouchoir de Laurent, et la lui banda avec celui d’Anne.

« Écoutez, mon ami, lui dit-elle, vous n’êtes pas en état de marcher jusqu’à la ville. Restez ici ; nous allons nous dépêcher de rentrer ; je vous enverrai une carriole ; vous y monterez avec votre ours, et on vous mènera où vous voudrez. »

Le chemineau.

Bien des remerciements, ma bonne chère dame ; je crois, en effet, que je n’irai pas loin… Allons, Martin, sois sage, ne bouge pas, et tu iras en voiture retrouver ton maître, qui va te donner des coups de trique pour t’apprendre à courir les bois. Je t’en ai donné une bonne dose, mais cela ne comptera pas ; nous n’en dirons rien au maître. »

Mme d’Orvillet sourit, donna une poignée de main au bon chemineau, et s’éloigna en disant :

« Je vous enverrai la voiture aussitôt que je serai arrivée ; ce n’est pas loin ; nous en avons pour dix minutes. »

Le chemineau remercia encore, salua et s’assit près de son ennemi, ne quittant pas le gourdin ni sa baguette en fer.

« Ne bouge pas ; au premier mouvement que tu fais, je t’assomme avec ma baguette et je te pique avec la pointe. »

L’ours semblait avoir compris ; les reins brisés par le gourdin, la gueule ensanglantée par le pieu, il resta étendu, grognant douloureusement, mais ne cherchant pas à se relever.

Une demi-heure après, la carriole était arrivée ; on eut de la peine à y faire entrer l’ours ; le chemineau se plaça derrière lui, pour le tenir en respect, disait-il. Mme d’Orvillet lui avait envoyé une bouteille de bon vieux vin, qui lui fit grand bien, et un paquet de linge pour panser ses blessures. Elle avait recommandé qu’on le menât chez un médecin, et qu’ensuite on le ramenât jusque chez lui.

L’ours fut rendu au maître, qui le débarrassa de son bâillon, le roua de coups et le renferma dans sa cage avec du pain et de l’eau pour toute nourriture.

Le chemineau reçut les cent francs promis, fut visité et pansé par le médecin et ramené chez lui ; le charretier lui fit accepter le paquet de linge et une bourse contenant cinquante francs.

Le chemineau bénit Dieu de sa journée ; sa femme pleura de joie ; ses enfants pleurèrent de lui voir du sang ; le calme se rétablit ; le chemineau raconta ses aventures, sauf la rencontre de la petite demoiselle battue, et ils passèrent une heureuse nuit.