Discours à l’Assemblée constituante 1848

La bibliothèque libre.




Assemblée Constituante 1848



I

ATELIERS NATIONAUX[1]

20 juin 1848.
Messieurs,

Je ne monte pas à cette tribune pour ajouter de la passion aux débats qui vous agitent, ni de l’amertume aux contestations qui vous divisent. Dans un moment où tout est difficulté, où tout peut être danger, je rougirais d’apporter volontairement des embarras au gouvernement de mon pays. Nous assistons à une solennelle et décisive expérience ; j’aurais honte de moi s’il pouvait entrer dans ma pensée de troubler par des chicanes, dans l’heure si difficile de son établissement, cette majestueuse forme sociale, la république, que nos pères ont vue grande et terrible dans le passé, et que nous voulons tous voir grande et bienfaisante dans l’avenir. Je tâcherai donc, dans le peu que j’ai à dire à propos des ateliers nationaux, de ne point perdre de vue cette vérité, qu’à l’époque délicate et grave où nous sommes, s’il faut de la fermeté dans les actes, il faut de la conciliation dans les paroles.

La question des ateliers nationaux a déjà été traitée à diverses reprises devant vous avec une remarquable élévation d’aperçus et d’idées. Je ne reviendrai pas sur ce qui a été dit. Je m’abstiendrai des chiffres que vous connaissez tous. Dans mon opinion, je le déclare franchement, la création des ateliers nationaux a pu être, a été une nécessité ; mais le propre des hommes d’état véritables, c’est de tirer bon parti des nécessités, et de convertir quelquefois les fatalités mêmes d’une situation en moyens de gouvernement. Je suis obligé de convenir qu’on n’a pas tiré bon parti de cette nécessité-ci.

Ce qui me frappe au premier abord, ce qui frappe tout homme de bon sens dans cette institution des ateliers nationaux, telle qu’on l’a faite, c’est une énorme force dépensée en pure perte. Je sais que M. le ministre des travaux publics annonce des mesures ; mais, jusqu’à ce que la réalisation de ces mesures ait sérieusement commencé, nous sommes bien obligés de parler de ce qui est, de ce qui menace d’être peut-être longtemps encore ; et, dans tous les cas, notre contrôle à le droit de remonter aux fautes faites, afin d’empêcher, s’il se peut, les fautes à faire.

Je dis donc que ce qu’il y a de plus clair jusqu’à ce jour dans les ateliers nationaux, c’est une énorme force dépensée en pure perte ; et à quel moment ? Au moment où la nation épuisée avait besoin de toutes ses ressources, de la ressource des bras autant que de la ressource des capitaux. En quatre mois, qu’ont produit les ateliers nationaux ? Rien.

Je ne veux pas entrer dans la nomenclature des travaux qu’il était urgent d’entreprendre, que le pays réclamait, qui sont présents à tous vos esprits ; mais examinez ceci. D’un côté une quantité immense de travaux possibles, de l’autre côté une quantité immense de travailleurs disponibles. Et le résultat ? Néant ! (Mouvement.)

Néant, je me trompe ; le résultat n’a pas été nul, il a été fâcheux ; fâcheux doublement, fâcheux au point de vue des finances, fâcheux au point de vue de la politique.

Toutefois, ma sévérité admet des tempéraments ; je ne vais pas jusqu’au point où vont ceux qui disent avec une rigueur trop voisine peut-être de la colère pour être tout à fait la justice : — Les ateliers nationaux sont un expédient fatal. Vous avez abâtardi les vigoureux enfants du travail, vous avez ôté à une partie du peuple le goût du labeur, goût salutaire qui contient la dignité, la fierté, le respect de soi-même et la santé de la conscience. À ceux qui n’avaient connu jusqu’alors que la force généreuse du bras qui travaille, vous avez appris la honteuse puissance de la main tendue ; vous avez déshabitué les épaules de porter le poids glorieux du travail honnête, et vous avez accoutumé les consciences à porter le fardeau humiliant de l’aumône. Nous connaissions déjà le désœuvré de l’opulence, vous avez créé le désœuvré de la misère, cent fois plus dangereux pour lui-même et pour autrui. La monarchie avait les oisifs, la république aura les fainéants. — (Assentiment marqué.)

Ce langage rude et chagrin, je ne le tiens pas précisément, je ne vais pas jusque-là. Non, le glorieux peuple de juillet et de février ne s’abâtardira pas. Cette fainéantise fatale à la civilisation est possible en Turquie ; en Turquie et non pas en France. Paris ne copiera pas Naples ; jamais, jamais Paris ne copiera Constantinople. Jamais, le voulût-on, jamais on ne parviendra à faire de nos dignes et intelligents ouvriers qui lisent et qui pensent, qui parlent et qui écoutent, des lazzaroni en temps de paix et des janissaires pour le combat. Jamais ! (Sensation.)

Ce mot le voulût-on, je viens de le prononcer ; il m’est échappé. Je ne voudrais pas que vous y vissiez une arrière-pensée, que vous y vissiez une accusation par insinuation. Le jour où je croirai devoir accuser, j’accuserai, je n’insinuerai pas. Non, je ne crois pas, je ne puis croire, et je le dis en toute sincérité, que cette pensée monstrueuse ait pu germer dans la tête de qui que ce soit, encore moins d’un ou de plusieurs de nos gouvernants, de convertir l’ouvrier parisien en un condottiere, et de créer dans la ville la plus civilisée du monde, avec les éléments admirables dont se compose la population ouvrière, des prétoriens de l’émeute au service de la dictature. (Mouvement prolongé.)

Cette pensée, personne ne l’a eue, cette pensée serait un crime de lèse-majesté populaire ! (C’est vrai !) Et malheur à ceux qui la concevraient jamais ! malheur à ceux qui seraient tentés de la mettre à exécution ! car le peuple, n’en doutez pas, le peuple, qui a de l’esprit, s’en apercevrait bien vite, et ce jour-là il se lèverait comme un seul homme contre ces tyrans masqués en flatteurs, contre ces despotes déguisés en courtisans, et il ne serait pas seulement sévère, il serait terrible. (Très bien ! très bien !)

Je rejette cet ordre d’idées, et je me borne à dire qu’indépendamment de la funeste perturbation que les ateliers nationaux font peser sur nos finances, les ateliers nationaux tels qu’ils sont, tels qu’ils menacent de se perpétuer, pourraient, à la longue, — danger qu’on vous a déjà signalé, et sur lequel j’insiste, — altérer gravement le caractère de l’ouvrier parisien.

Eh bien, je suis de ceux qui ne veulent pas qu’on altère le caractère de l’ouvrier parisien ; je suis de ceux qui veulent que cette noble race d’hommes conserve sa pureté ; je suis de ceux qui veulent qu’elle conserve sa dignité virile, son goût du travail, son courage à la fois plébéien et chevaleresque ; je suis de ceux qui veulent que cette noble race, admirée du monde entier, reste admirable.

Et pourquoi est-ce que je le veux ? Je ne le veux pas seulement pour l’ouvrier parisien, je le veux pour nous ; je le veux à cause du rôle que Paris remplit dans l’œuvre de la civilisation universelle.

Paris est la capitale actuelle du monde civilisé…

Une voix. — C’est connu ! (On rit.)

M. Victor Hugo. — Sans doute, c’est connu ! J’admire l’interruption ! il serait rare et curieux que Paris fût la capitale du monde et que le monde n’en sût rien. (Très bien ! — On rit.) Je poursuis. Ce que Rome était autrefois, Paris l’est aujourd’hui. Ce que Paris conseille, l’Europe le médite ; ce que Paris commence, l’Europe le continue. Paris a une fonction dominante parmi les nations. Paris a le privilège d’établir à certaines époques, souverainement, brusquement quelquefois, de grandes choses : la liberté de 89, la république de 92, juillet 1830, février 1848 ; et ces grandes choses, qui est-ce qui les fait ? Les penseurs de Paris qui les préparent, et les ouvriers de Paris qui les exécutent. (Interruptions diverses.)

Voilà pourquoi je veux que l’ouvrier de Paris reste ce qu’il est, un noble et courageux travailleur, soldat de l’idée au besoin, de l’idée et non de l’émeute (sensation), l’improvisateur quelquefois téméraire des révolutions, mais l’initiateur généreux, sensé, intelligent et désintéressé des peuples. C’est là le grand rôle de l’ouvrier parisien. J’écarte donc de lui avec indignation tout ce qui peut le corrompre.

De là mon opposition aux ateliers nationaux.

Il est nécessaire que les ateliers nationaux se transforment promptement d’une institution nuisible en une institution utile.

Quelques voix. — Les moyens ?

M. Victor Hugo. — Tout à l’heure, en commençant, ces moyens, je vous les ai indiqués ; le gouvernement les énumérait hier, je vous demande la permission de ne pas vous les répéter.

Plusieurs membres. — Continuez ! continuez !

M. Victor Hugo. — Trop de temps déjà a été perdu ; il importe que les mesures annoncées soient le plus tôt possible des mesures accomplies. Voilà ce qui importe. J’appelle sur ce point l’attention de l’assemblée et de ses délégués au pouvoir exécutif.

Je voterai le crédit sous le bénéfice de ces observations.

Que demain il nous soit annoncé que les mesures dont a parlé M. le ministre des travaux publics sont en pleine exécution, que cette voie soit largement suivie, et mes critiques disparaissent. Est-ce que vous croyez qu’il n’est pas de la plus haute importance de stimuler le gouvernement lorsque le temps se perd, lorsque les forces de la France s’épuisent ?

En terminant, messieurs, permettez-moi d’adresser du haut de cette tribune, à propos des ateliers nationaux… — ceci est dans le sujet, grand Dieu ! et les ateliers nationaux ne sont qu’un triste détail d’un triste ensemble… — permettez-moi d’adresser du haut de cette tribune quelques paroles à cette classe de penseurs sévères et convaincus qu’on appelle les socialistes (Oh ! oh ! — Écoutez ! écoutez !) et de jeter avec eux un coup d’œil rapide sur la question générale qui trouble, à cette heure, tous les esprits et qui envenime tous les événements, c’est-à-dire sur le fond réel de la situation actuelle.

La question, à mon avis, la grande question fondamentale qui saisit la France en ce moment et qui emplira l’avenir, cette question n’est pas dans un mot, elle est dans un fait. On aurait tort de la poser dans le mot république, elle est dans le fait démocratie ; fait considérable, qui doit engendrer l’état définitif des sociétés modernes et dont l’avènement pacifique est, je le déclare, le but de tout esprit sérieux.

C’est parce que la question est dans le fait démocratie et non dans le mot république, qu’on a eu raison de dire que ce qui se dresse aujourd’hui devant nous avec des menaces selon les uns, avec des promesses selon les autres, ce n’est pas une question politique, c’est une question sociale.

Représentants du peuple, la question est dans le peuple. Je le disais il y a un an à peine dans une autre enceinte, j’ai bien le droit de le redire aujourd’hui ici ; la question, depuis longues années déjà, est dans les détresses du peuple, dans les détresses des campagnes qui n’ont point assez de bras, et des villes qui en ont trop, dans l’ouvrier qui n’a qu’une chambre où il manque d’air, et une industrie où il manque de travail, dans l’enfant qui va pieds nus, dans la malheureuse jeune fille que la misère ronge et que la prostitution dévore, dans le vieillard sans asile, à qui l’absence de la providence sociale fait nier la providence divine ; la question est dans ceux qui souffrent, dans ceux qui ont froid et qui ont faim. La question est là. (Oui ! oui !)

Eh bien, — socialiste moi-même, c’est aux socialistes impatients que je m’adresse, — est-ce que vous croyez que ces souffrances ne nous prennent pas le cœur ? est-ce que vous croyez qu’elles nous laissent insensibles ? est-ce que vous croyez qu’elles n’éveillent pas en nous le plus tendre respect, le plus profond amour, la plus ardente et la plus poignante sympathie ? Oh ! comme vous vous tromperiez ! (Sensation.) Seulement, en ce moment, au moment où nous sommes, voici ce que nous vous disons.

Depuis le grand événement de février, par suite de ces ébranlements profonds qui ont amené des écroulements nécessaires, il n’y a plus seulement la détresse de cette portion de la population qu’on appelle plus spécialement le peuple, il y a la détresse générale de tout le reste de la nation. Plus de confiance, plus de crédit, plus d’industrie, plus de commerce ; la demande a cessé, les débouchés se ferment, les faillites se multiplient, les loyers et les fermages ne se payent plus, tout a fléchi à la fois ; les familles riches sont gênées, les familles aisées sont pauvres, les familles pauvres sont affamées.

À mon sens, le pouvoir révolutionnaire s’est mépris. J’accuse les fausses mesures, j’accuse aussi et surtout la fatalité des circonstances.

Le problème social était posé. Quant à moi, j’en comprenais ainsi la solution : n’effrayer personne, rassurer tout le monde, appeler les classes jusqu’ici déshéritées, comme on les nomme, aux jouissances sociales, à l’éducation, au bien-être, à la consommation abondante, à la vie à bon marché, à la propriété rendue facile…

Plusieurs membres. — Très bien !

De toutes parts. — Nous sommes d’accord, mais par quels moyens ?

M. Victor Hugo. — En un mot, faire descendre la richesse. On a fait le contraire ; on a fait monter la misère.

Qu’est-il résulté de là ? Une situation sombre où tout ce qui n’est pas en perdition est en péril, où tout ce qui n’est pas en péril est en question ; une détresse générale, je le répète, dans laquelle la détresse populaire n’est plus qu’une circonstance aggravante, qu’un épisode déchirant du grand naufrage.

Et ce qui ajoute encore à mon inexprimable douleur, c’est que d’autres jouissent et profitent de nos calamités. Pendant que Paris se débat dans ce paroxysme, que nos ennemis, ils se trompent ! prennent pour l’agonie, Londres est dans la joie, Londres est dans les fêtes, le commerce y a triplé, le luxe, l’industrie, la richesse s’y sont réfugiés. Oh ! ceux qui agitent la rue, ceux qui jettent le peuple sur la place publique, ceux qui poussent au désordre et à l’insurrection, ceux qui font fuir les capitaux et fermer les boutiques, je puis bien croire que ce sont de mauvais logiciens, mais je ne puis me résigner à penser que ce sont décidément de mauvais français, et je leur dis, et je leur crie : En agitant Paris, en remuant les masses, en provoquant le trouble et l’émeute, savez-vous ce que vous faites ? Vous construisez la force, la grandeur, la richesse, la puissance, la prospérité et la prépondérance de l’Angleterre. (Mouvement prolongé.)

Oui, l’Angleterre, à l’heure où nous sommes, s’assied en riant au bord de l’abîme où la France tombe. (Sensation.) Oh ! certes, les misères du peuple nous touchent ; nous sommes de ceux qu’elles émeuvent le plus douloureusement. Oui, les misères du peuple nous touchent, mais les misères de la France nous touchent aussi ! Nous avons une pitié profonde pour l’ouvrier avarement et durement exploité, pour l’enfant sans pain, pour la femme sans travail et sans appui, pour les familles prolétaires depuis si longtemps lamentables et accablées ; mais nous n’avons pas une pitié moins grande pour la patrie qui saigne sur la croix des révolutions, pour la France, pour notre France sacrée qui, si cela durait, perdrait sa puissance, sa grandeur et sa lumière, aux yeux de l’univers. (Très bien !) Il ne faut pas que cette agonie se prolonge ; il ne faut pas que la ruine et le désastre saisissent tour à tour et renversent toutes les existences dans ce pays.

Une voix. — Le moyen ?

M. Victor Hugo. — Le moyen, je viens de le dire, le calme dans la rue, l’union dans la cité, la force dans le gouvernement, la bonne volonté dans le travail, la bonne foi dans tout. (Oui ! c’est vrai !)

Il ne faut pas, dis-je, que cette agonie se prolonge ; il ne faut pas que toutes les existences soient tour à tour renversées. Et à qui cela profiterait-il chez nous ? Depuis quand la misère du riche est-elle la richesse du pauvre ? Dans un tel résultat je pourrais bien voir la vengeance des classes longtemps souffrantes, je n’y verrais pas leur bonheur. (Très bien !)

Dans cette extrémité, je m’adresse du plus profond et du plus sincère de mon cœur aux philosophes initiateurs, aux penseurs démocrates, aux socialistes, et je leur dis : Vous comptez parmi vous des cœurs généreux, des esprits puissants et bienveillants, vous voulez comme nous le bien de la France et de l’humanité. Eh bien, aidez-nous ! aidez-nous ! Il n’y a plus seulement la détresse des travailleurs, il y a la détresse de tous. N’irritez pas là où il faut concilier, n’armez pas une misère contre une misère, n’ameutez pas un désespoir contre un désespoir. (Très bien !)

Prenez garde ! deux fléaux sont à votre porte, deux monstres attendent et rugissent là, dans les ténèbres, derrière nous et derrière vous, la guerre civile et la guerre servile (agitation), c’est-à-dire le lion et le tigre ; ne les déchaînez pas ! Au nom du ciel, aidez-nous !

Toutes les fois que vous ne mettez pas en question la famille et la propriété, ces bases saintes sur lesquelles repose toute civilisation, nous admettons avec vous les instincts nouveaux de l’humanité ; admettez avec nous les nécessités momentanées des sociétés. (Mouvement.)

M. Flocon, ministre de l’agriculture et du commerce. — Dites les nécessités permanentes.

Une voix. — Les nécessités éternelles.

M. Victor Hugo. — J’entends dire les nécessités éternelles. Mon opinion, ce me semble, était assez claire pour être comprise. (Oui ! oui !) Il va sans dire que l’homme qui vous parle n’est pas un homme qui nie et met en doute les nécessités éternelles des sociétés. J’invoque la nécessité momentanée d’un péril immense et imminent, et j’appelle autour de ce grand péril tous les bons citoyens, quelle que soit leur nuance, quelle que soit leur couleur, tous ceux qui veulent le bonheur de la France et la grandeur du pays, et je dis à ces penseurs auxquels je m’adressais tout à l’heure : Puisque le peuple croit en vous, puisque vous avez ce doux et cher bonheur d’être aimés et écoutés de lui, oh ! je vous en conjure, dites-lui de ne point se hâter vers la rupture et la colère, dites-lui de ne rien précipiter, dites-lui de revenir à l’ordre, aux idées de travail et de paix, car l’avenir est pour tous, car l’avenir est pour le peuple ! Il ne faut qu’un peu de patience et de fraternité ; et il serait horrible que, par une révolte d’équipage, la France, ce premier navire des nations, sombrât en vue de ce port magnifique que nous apercevons tous dans la lumière et qui attend le genre humain. (Très bien ! très bien !)


II

POUR LA LIBERTÉ DE LA PRESSE

ET
CONTRE L’ARRESTATION DES ÉCRIVAINS[2]

M. Victor Hugo. — Je sens que l’assemblée est impatiente de clore le débat, aussi ne dirai-je que quelques mots. (Parlez ! parlez !)

Je suis de ceux qui pensent aujourd’hui plus que jamais, depuis hier surtout, que le devoir d’un bon citoyen, dans les circonstances actuelles, est de s’abstenir de tout ce qui peut affaiblir le pouvoir dont l’ordre social a un tel besoin. (Très bien !)

Je renonce donc à entrer dans ce que cette discussion pourrait avoir d’irritant, et ce sacrifice m’est d’autant plus facile que j’ai le même but que vous, le même but que le pouvoir exécutif, ce but que vous comprenez, il peut se résumer en deux mots, armer l’ordre social et désarmer ses ennemis. (Adhésion.)

Ma pensée est, vous le voyez, parfaitement claire, et je demande au gouvernement la permission de lui adresser une question ; car il est résulté un doute dans mon esprit des paroles de M. le ministre de la justice.

Sommes-nous dans l’état de siège, ou sommes-nous dans la dictature ? C’est là, à mon sens, la question.

Si nous sommes dans l’état de siège, les journaux supprimés ont le droit de reparaître en se conformant aux lois. Si nous sommes dans la dictature, il en est autrement.

M. Démosthène Ollivier. — Qui donc aurait donné la dictature ?

M. Victor Hugo. — Je demande au chef du pouvoir exécutif de s’expliquer.

Quant à moi, je pense que la dictature a duré justement, légitimement, par l’impérieuse nécessité des circonstances, pendant quatre jours. Ces quatre jours passés, l’état de siège suffisait.

L’état de siège, je le déclare, est nécessaire, mais l’état de siège est une situation légale et définie, et il me paraît impossible de concéder au pouvoir exécutif la dictature indéfinie, lorsque vous n’avez prétendu lui donner que l’état de siège.

Maintenant, si le pouvoir exécutif ne croit pas l’autorité dont l’assemblée l’a investi suffisante, qu’il le déclare et que l’assemblée avise. Quant à moi, dans une occasion où il s’agit de la première et de la plus essentielle de nos libertés, je ne manquerai pas à la défense de cette liberté. Défendre aujourd’hui la société, demain la liberté, les défendre l’une avec l’autre, les défendre l’une par l’autre, c’est ainsi que je comprends mon mandat comme représentant, mon droit comme citoyen et mon devoir comme écrivain. (Mouvement.)

Si le pouvoir donc désire être investi d’une autorité dictatoriale, qu’il le dise, et que l’assemblée décide.

Le général Cavaignac, chef du pouvoir exécutif, président du conseil. — Ne craignez rien, monsieur, je n’ai pas besoin de tant de pouvoir ; j’en ai assez, j’en ai trop de pouvoir ; calmez vos craintes. (Marques d’approbation.)

M. Victor Hugo. — Dans votre intérêt même, permettez-moi de vous le dire, à vous homme du pouvoir, moi homme de la pensée… (Interruption prolongée.)

J’ai besoin d’expliquer une expression sur laquelle l’assemblée pourrait se méprendre.

Quand je dis homme de la pensée, je veux dire homme de la presse, vous l’avez tous compris. (Oui ! oui !)

Eh bien, dans l’intérêt de l’avenir encore plus que dans l’intérêt du présent, quoique l’intérêt du présent me préoccupe autant qu’aucun de vous, croyez-le bien, je dis au pouvoir exécutif : Prenez garde ! l’immense autorité dont vous êtes investi…

Le général Cavaignac. — Mais non !

Un membre à gauche. — Faites une proposition. (Rumeurs diverses.)

M. le président. — Il est impossible de continuer à discuter si l’on se livre à des interpellations particulières.

M. Victor Hugo. — Que le pouvoir me permette de le lui dire, — je réponds à l’interruption de l’honorable général Cavaignac, — dans les circonstances actuelles, avec la puissance considérable dont il est investi, qu’il prenne garde à la liberté de la presse, qu’il respecte cette liberté ! Que le pouvoir se souvienne que la liberté de la presse est l’arme de cette civilisation que nous défendons ensemble. La liberté de la presse était avant vous, elle sera après vous. (Agitation.)

Voilà ce que je voulais répondre à l’interruption de l’honorable général Cavaignac.

Maintenant je demande au pouvoir de se prononcer sur la manière dont il entend user de l’autorité que nous lui avons confiée. Quant à moi, je crois que les lois existantes, énergiquement appliquées, suffisent. Je n’adopte pas l’opinion de M. le ministre de la justice, qui semble penser que nous nous trouvons dans une sorte d’interrègne légal, et qu’il faut attendre, pour user de la répression judiciaire, qu’une nouvelle loi soit faite par vous. Si ma mémoire ne me trompe pas, le 24 juin, l’honorable procureur général près la cour d’appel de Paris a déclaré obligatoire la loi sur la presse du 16 juillet 1828. Remarquez cette contradiction. Y a-t-il pour la presse une législation en vigueur ? Le procureur général dit oui, le ministre de la justice dit non. (Mouvement.) Je suis de l’avis du procureur général.

La presse, à l’heure qu’il est, et jusqu’au vote d’une loi nouvelle, est sous l’empire de la législation de 1828. Dans ma pensée, si l’état de siège seul existe, si nous ne sommes pas en pleine dictature, les journaux supprimés ont le droit de reparaître en se conformant à cette législation. (Agitation.) Je pose la question ainsi et je demande qu’on s’explique sur ce point. Je répète que c’est une question de liberté, et j’ajoute que les questions de liberté doivent être dans une assemblée nationale, dans une assemblée populaire comme celle-ci, traitées, je ne dis pas avec ménagement, je dis avec respect. (Adhésion.)

Quant aux journaux, je n’ai pas à m’expliquer sur leur compte, je n’ai pas d’opinion à exprimer sur eux, cette opinion serait peut-être pour la plupart d’entre eux très sévère. Vous comprenez que plus elle est sévère, plus je dois la taire ; je ne veux pas prendre la parole pour les attaquer quand ils n’ont pas la parole pour se défendre. (Mouvement.) Je me sers à regret de ces termes, les journaux supprimés ; l’expression supprimés ne me paraît ni juste, ni politique ; suspendus était le véritable mot dont le pouvoir exécutif aurait dû se servir. (Signe d’assentiment de M. le ministre de la justice.) Je n’attaque pas en ce moment le pouvoir exécutif, je le conseille. J’ai voulu et je veux rester dans les limites de la discussion la plus modérée. Les discussions modérées sont les discussions utiles. (Très bien !)

J’aurais pu dire, remarquez-le, que le pouvoir avait attenté à la propriété, à la liberté de la pensée, à la liberté de la personne d’un écrivain ; qu’il avait tenu cet écrivain neuf jours au secret, onze jours dans un état de détention qui est resté inexpliqué. (Mouvements divers.)

Je n’ai pas voulu entrer et je n’entrerai pas dans ce côté irritant, je le répète, de la question. Je désire simplement obtenir une explication, afin que les journaux puissent savoir, à l’issue de cette séance, ce qu’ils peuvent attendre du pouvoir qui gouverne le pays.

Dans ma conviction, les laisser reparaître sous l’empire rigide de la loi, ce serait à la fois une mesure de vraie justice et une mesure de bonne politique ; de justice, cela n’a pas besoin d’être démontré ; de bonne politique, car il est évident pour moi qu’en présence de l’état de siège, et sous la pression des circonstances actuelles, ces journaux modéreraient d’eux-mêmes la première explosion de leur liberté. Or c’est cette explosion qu’il serait utile d’amortir dans l’intérêt de la paix publique. L’ajourner, ce n’est que la rendre plus dangereuse par la longueur même de la compression. (Mouvement.) Pesez ceci, messieurs.

Je demande formellement à l’honorable général Cavaignac de vouloir bien nous dire s’il entend que les journaux interdits peuvent reparaître immédiatement sous l’empire des lois existantes, ou s’ils doivent, en attendant une législation nouvelle, rester dans l’état où ils sont, ni vivants ni morts, non pas seulement entravés par l’état de siège, mais confisqués par la dictature. (Mouvement prolongé.)


L’ÉTAT DE SIÈGE[3]

2 septembre 1848.

M. Victor Hugo. — Au point où la discussion est arrivée, il semblerait utile de remettre la continuation de la discussion à lundi. (Non ! non ! Parlez ! parlez !) Je crois que l’assemblée ne voudra pas fermer la discussion avant qu’elle soit épuisée. (Non ! non !)

Je ne veux, dis-je, répondre qu’un mot au chef du pouvoir exécutif, mais il me paraît impossible de ne pas replacer la question sur son véritable terrain.

Pour que la constitution soit sainement discutée, il faut deux choses : que l’assemblée soit libre, et que la presse soit libre. (Interruption.)

Ceci est, à mon avis, le véritable point de la question ; l’état de siège implique-t-il la suppression de la liberté de la presse ? Le pouvoir exécutif dit oui ; je dis non. Qui a tort ? Si l’assemblée hésite à prononcer, l’histoire et l’avenir jugeront.

L’assemblée nationale a donné au pouvoir exécutif l’état de siège pour comprimer l’insurrection, et des lois pour réprimer la presse. Lorsque le pouvoir exécutif confond l’état de siège avec la suspension des lois, il est dans une erreur profonde, et il importe qu’il soit averti. (À gauche : Très bien !)

Ce que nous avons à dire au pouvoir exécutif, le voici :

L’assemblée nationale a prétendu empêcher la guerre civile, mais non interdire la discussion ; elle a voulu désarmer les bras, mais non bâillonner les consciences. (Approbation à gauche.)

Pour pacifier la rue, vous avez l’état de siège ; pour contenir la presse, vous avez les tribunaux. Mais ne vous servez pas de l’état de siége contre la presse ; vous vous trompez d’arme, et, en croyant défendre la société, vous blessez la liberté. (Mouvement.)

Vous combattez pour des principes sacrés, pour l’ordre, pour la famille, pour la propriété ; nous vous suivrons, nous vous aiderons dans le combat ; mais nous voulons que vous combattiez avec les lois.

Une voix. — Qui, nous ?

M. Victor Hugo. — Nous, l’assemblée tout entière. (À gauche : Très bien ! très bien !)

Il m’est impossible de ne pas rappeler que la distinction a été faite plusieurs fois et comprise et accueillie par vous tous, entre l’état de siége et la suspension des lois.

L’état de siége est un état défini et légal, on l’a dit déjà ; la suspension des lois est une situation monstrueuse dans laquelle la chambre ne peut pas vouloir placer la France (mouvement), dans laquelle une grande assemblée ne voudra jamais placer un grand peuple ! (Nouveau mouvement.)

Je ne puis admettre que le pouvoir exécutif comprenne ainsi son mandat. Quant à moi, je le déclare, j’ai prétendu lui donner l’état de siége, je l’ai armé de toute la force sociale pour la défense de l’ordre, je lui ai donné toute la somme de pouvoir que mon mandat me permettait de lui conférer ; mais je ne lui ai pas donné la dictature, mais je ne lui ai pas livré la liberté de la pensée, mais je n’ai pas prétendu lui attribuer la censure et la confiscation ! (Approbation sur plusieurs bancs. Réclamations sur d’autres.) C’est la censure et la confiscation qui, à l’heure qu’il est, pèsent sur les organes de la pensée publique. (Oui ! très bien !) C’est là une situation incompatible avec la discussion de la constitution. Il importe, je le répète, que la presse soit libre, et la liberté de la presse n’importe pas moins à la bonté et à la durée de la constitution que la liberté de l’assemblée elle-même.

Pour moi, ces deux points sont indivisibles, sont inséparables, et je n’admettrais pas que l’assemblée elle-même fût suffisamment libre, c’est-à-dire suffisamment éclairée (exclamations) si la presse n’était pas libre à côté d’elle, et si la liberté des opinions extérieures ne mêlait pas sa lumière à la liberté de vos délibérations.

Je demande que M. le président du conseil vienne nous dire de quelle façon il entend définitivement l’état de siége (Il l’a dit !) ; que l’on sache si M. le président du conseil entend par état de siége la suspension des lois. Quant à moi, qui crois l’état de siége nécessaire, si cependant il était défini de cette façon, je voterais à l’instant même contre son maintien, car je crois qu’à la place d’un péril passager, l’émeute, nous mettrions un immense malheur, l’abaissement de la nation. (Mouvement.) Que l’état de siége soit maintenu et que la loi soit respectée, voilà ce que je demande, voilà ce que veut la société qui entend conserver l’ordre, voilà ce que veut la conscience publique qui entend conserver la liberté. (Aux voix ! La clôture !)


IV

LA PEINE DE MORT[4]

15 septembre 1848.

Je regrette que cette question, la première de toutes peut-être, arrive au milieu de vos délibérations presque à l’improviste, et surprenne les orateurs non préparés.

Quant à moi, je dirai peu de mots, mais, ils partiront du sentiment d’une conviction profonde et ancienne.

Vous venez de consacrer l’inviolabilité du domicile, nous vous demandons de consacrer une inviolabilité plus haute et plus sainte encore, l’inviolabilité de la vie humaine.

Messieurs, une constitution, et surtout une constitution faite par la France et pour la France, est nécessairement un pas dans la civilisation. Si elle n’est point un pas dans la civilisation, elle n’est rien. (Très bien ! très bien !)

Eh bien, songez-y, qu’est-ce que la peine de mort ? La peine de mort est le signe spécial et éternel de la barbarie. (Mouvement.) Partout où la peine de mort est prodiguée, la barbarie domine ; partout où la peine de mort est rare, la civilisation règne. (Sensation.)

Messieurs, ce sont là des faits incontestables. L’adoucissement de la pénalité est un grand et sérieux progrès. Le dix-huitième siècle, c’est là une partie de sa gloire, a aboli la torture ; le dix-neuvième siècle abolira la peine de mort. (Vive adhésion. Oui ! oui !)

Vous ne l’abolirez pas peut-être aujourd’hui ; mais, n’en doutez pas, demain vous l’abolirez, ou vos successeurs l’aboliront. (Nous l’abolirons ! — Agitation.)

Vous écrivez en tête du préambule de votre constitution : « En présence de Dieu », et vous commenceriez par lui dérober, à ce Dieu, ce droit qui n’appartient qu’à lui, le droit de vie et de mort. (Très bien ! très bien !) Messieurs, il y a trois choses qui sont à Dieu et qui n’appartiennent pas à l’homme : l’irrévocable, l’irréparable, l’indissoluble. Malheur à l’homme s’il les introduit dans ses lois ! (Mouvement.) Tôt ou tard elles font plier la société sous leur poids, elles dérangent l’équilibre nécessaire des lois et des mœurs, elles ôtent à la justice humaine ses proportions ; et alors il arrive ceci, réfléchissez-y, messieurs, que la loi épouvante la conscience. (Sensation.)

Je suis monté à cette tribune pour vous dire un seul mot, un mot décisif, selon moi ; ce mot, le voici. (Écoutez ! écoutez !)

Après février, le peuple eut une grande pensée, le lendemain du jour où il avait brûlé le trône, il voulut brûler l’échafaud. (Très bien ! — D’autres voix : Très mal !)

Ceux qui agissaient sur son esprit alors ne furent pas, je le regrette profondément, à la hauteur de son grand cœur. (À gauche : Très bien !) On l’empêcha d’exécuter cette idée sublime.

Eh bien, dans le premier article de la constitution que vous votez, vous venez de consacrer la première pensée du peuple, vous avez renversé le trône. Maintenant consacrez l’autre, renversez l’échafaud. (Applaudissements à gauche. Protestations à droite.)

Je vote l’abolition pure, simple et définitive de la peine de mort.


V

POUR LA LIBERTÉ DE LA PRESSE

ET
CONTRE L’ÉTAT DE SIÉGE[5]
11 octobre 1848.

Si je monte à la tribune, malgré l’heure avancée, malgré les signes d’impatience d’une partie de l’assemblée (Non ! non ! Parlez !), c’est que je ne puis croire que, dans l’opinion de l’assemblée, la question soit jugée. (Non ! elle ne l’est pas !) En outre, l’assemblée considérera le petit nombre d’orateurs qui soutiennent en ce moment la liberté de la presse, et je ne doute pas que ces orateurs ne soient protégés, dans cette discussion, par ce double respect que ne peuvent manquer d’éveiller, dans une assemblée généreuse, un principe si grand et une minorité si faible. (Très bien !)

Je rappellerai à l’honorable ministre de la justice que le comité de législation avait émis le vœu que l’état de siège fût levé, afin que la presse fût ce que j’appelle mise en liberté.

M. Abbatucci. — Le comité n’a pas dit cela.

M. Victor Hugo. — Je n’irai pas aussi loin que votre comité de législation, et je dirai à M. le ministre de la justice qu’il serait, à mon sens, d’une bonne politique d’alléger peu à peu l’état de siége, et de le rendre de jour en jour moins pesant, afin de préparer la transition, et d’amener par degrés insensibles l’heure où l’état de siége pourrait être levé sans danger. (Adhésion sur plusieurs bancs.)

Maintenant, j’entre dans la question de la liberté de la presse, et je dirai à M. le ministre de la justice que, depuis la dernière discussion, cette question a pris des aspects nouveaux. Pour ma part, plus nous avançons dans l’œuvre de la constitution, plus je suis frappé de l’inconvénient de discuter la constitution en l’absence de la liberté de la presse. (Bruit et interruptions diverses.)

Je dis dans l’absence de la liberté de la presse, et je ne puis caractériser autrement une situation dans laquelle les journaux ne sont point placés et maintenus sous la surveillance et la sauvegarde des lois, mais laissés à la discrétion du pouvoir exécutif. (C’est vrai !)

Eh bien, messieurs, je crains que, dans l’avenir, la constitution que vous discutez ne soit moralement amoindrie. (Dénégation. Adhésion sur plusieurs bancs.)

M. Dupin (de la Nièvre). — Ce ne sera pas faute d’amendements et de critiques.

M. Victor Hugo. — Vous avez pris, messieurs, deux résolutions graves dans ces derniers temps ; par l’une, à laquelle je ne me suis point associé, vous avez soumis la république à cette périlleuse épreuve d’une assemblée unique ; par l’autre, à laquelle je m’honore d’avoir concouru, vous avez consacré la plénitude de la souveraineté du peuple, et vous avez laissé au pays le droit et le soin de choisir l’homme qui doit diriger le gouvernement du pays. (Rumeurs.) Eh bien, messieurs, il importait dans ces deux occasions que l’opinion publique, que l’opinion du dehors pût prendre la parole, la prendre hautement et librement, car c’étaient là, à coup sûr, des questions qui lui appartenaient. (Très bien !) L’avenir, l’avenir immédiat de votre constitution amène d’autres questions graves. Il serait malheureux qu’on pût dire que, tandis que tous les intérêts du pays élèvent la voix pour réclamer ou pour se plaindre, la presse est bâillonnée. (Agitation.)

Messieurs, je dis que la liberté de la presse importe à la bonne discussion de votre constitution. Je vais plus loin (Écoutez ! écoutez !), je dis que la liberté de la presse importe à la liberté même de l’assemblée. (Très bien !) C’est là une vérité… (Interruption.)

Le président. — Écoutez, messieurs, la question est des plus graves.

M. Victor Hugo. — Il me semble que, lorsque je cherche à démontrer à l’assemblée que sa liberté, que sa dignité même sont intéressées à la plénitude de la liberté de la presse, les interrupteurs pourraient faire silence. (Très bien !)

Je dis que la liberté de la presse importe à la liberté de cette assemblée, et je vous demande la permission d’affirmer cette vérité comme on affirme une vérité politique, en la généralisant.

Messieurs, la liberté de la presse est la garantie de la liberté des assemblées. (Oui ! oui !)

Les minorités trouvent dans la presse libre l’appui qui leur est souvent refusé dans les délibérations intérieures. Pour prouver ce que j’avance, les raisonnements abondent, les faits abondent également. (Bruit.)

Voix à gauche. — Attendez le silence ! C’est un parti pris !

M. Victor Hugo. — Je dis que les minorités trouvent dans la presse libre… — et, messieurs, permettez-moi de vous rappeler que toute majorité peut devenir minorité, ainsi respectons les minorités (vive adhésion) ; les minorités trouvent dans la presse libre l’appui qui leur manque souvent dans les délibérations intérieures. Et voulez-vous un fait ? Je vais vous en citer un qui est certainement dans la mémoire de beaucoup d’entre vous.

Sous la restauration, un jour, un orateur énergique de la gauche, Casimir Perier, osa jeter à la chambre des députés cette parole hardie : Nous sommes six dans cette enceinte et trente millions au dehors. (Mouvement.)

Messieurs, ces paroles mémorables, ces paroles qui contenaient l’avenir, furent couvertes, au moment où l’orateur les prononça, par les murmures de la chambre entière, et le lendemain par les acclamations de la presse unanime. (Très bien ! très bien ! Mouvement prolongé.)

Eh bien, voulez-vous savoir ce que la presse libre a fait pour l’orateur libre ? (Écoutez !) Ouvrez les lettres politiques de Benjamin Constant, vous y trouverez ce passage remarquable :

« En revenant à son banc, le lendemain du jour où il avait parlé ainsi, Casimir Perier me dit : « Si l’unanimité de la presse n’avait pas fait contre-poids à l’unanimité de la chambre, j’aurais peut-être été découragé. »

Voilà ce que peut la liberté de la presse, voilà l’appui qu’elle peut donner ! c’est peut-être à la liberté de la presse que vous avez dû cet homme courageux qui, le jour où il le fallut, sut être bon serviteur de l’ordre parce qu’il avait été bon serviteur de la liberté.

Ne souffrez pas les empiétements du pouvoir ; ne laissez pas se faire autour de vous cette espèce de calme faux qui n’est pas le calme, que vous prenez pour l’ordre et qui n’est pas l’ordre ; faites attention à cette vérité que Cromwell n’ignorait pas, et que Bonaparte savait aussi : Le silence autour des assemblées, c’est bientôt le silence dans les assemblées. (Mouvement.)

Encore un mot.

Quelle était la situation de la presse à l’époque de la terreur ?… (Interruption.)

Il faut bien que je vous rappelle des analogies, non dans les époques, mais dans la situation de la presse. La presse alors était, comme aujourd’hui, libre de droit, esclave de fait. Alors, pour faire taire la presse, on menaçait de mort les journalistes ; aujourd’hui on menace de mort les journaux. (Mouvement.) Le moyen est moins terrible, mais il n’est pas moins efficace.

Qu’est-ce que c’est que cette situation ? c’est la censure. (Agitation.) C’est la censure, c’est la pire, c’est la plus misérable de toutes les censures ; c’est celle qui attaque l’écrivain dans ce qu’il a de plus précieux au monde, dans sa dignité même ; celle qui livre l’écrivain aux tâtonnements, sans le mettre à l’abri des coups d’état. (Agitation croissante.) Voilà la situation dans laquelle vous placez la presse aujourd’hui.

M. Flocon. — Je demande la parole.

M. Victor Hugo. — Eh quoi ! messieurs, vous raturez la censure dans votre constitution et vous la maintenez dans votre gouvernement ! À une époque comme celle où nous sommes, où il y a tant d’indécision dans les esprits… (Bruit.)

Le président. — Il s’agit d’une des libertés les plus chères au pays ; je réclame pour l’orateur le silence et l’attention de l’assemblée. (Très bien ! très bien !)

M. Victor Hugo. — Je fais remarquer aux honorables membres qui m’interrompent en ce moment qu’ils outragent deux libertés à la fois, la liberté de la presse, que je défends, et la liberté de la tribune, que j’invoque.

Comment ! il n’est pas permis de vous faire remarquer qu’au moment où vous venez de déclarer que la censure était abolie, vous la maintenez ! (Bruit. Parlez ! parlez !) Il n’est pas permis de vous faire remarquer qu’au moment où le peuple attend des solutions, vous lui donnez des contradictions ! Savez-vous ce que c’est que les contradictions en politique ? Les contradictions sont la source des malentendus, et les malentendus sont la source des catastrophes. (Mouvement.)

Ce qu’il faut en ce moment aux esprits divisés, incertains de tout, inquiets de tout, ce ne sont pas des hypocrisies, des mensonges, de faux semblants politiques, la liberté dans les théories, la censure dans la pratique ; non, ce qu’il faut à tous dans ce doute et dans cette ombre où sont les consciences, c’est un grand exemple en haut, c’est dans le gouvernement, dans l’assemblée nationale, la grande et fière pratique de la justice et de la vérité ! (Agitation prolongée.)

M. le ministre de la justice invoquait tout à l’heure la nécessité. Je prends la liberté de lui faire observer que la nécessité est l’argument des mauvaises politiques ; que, dans tous les temps, sous tous les régimes, les hommes d’état, condamnés par une insuffisance, qui ne venait pas d’eux quelquefois, qui venait des circonstances mêmes, se sont appuyés sur cet argument de la nécessité. Nous avons vu déjà, et souvent, sous le régime antérieur, les gouvernants recourir à l’arbitraire, au despotisme, aux suspensions de journaux, aux incarcérations d’écrivains. Messieurs, prenez garde ! vous faites respirer à la république le même air qu’à la monarchie. Souvenez-vous que la monarchie en est morte. (Mouvement.)

Messieurs, je ne dirai plus qu’un mot… (Interruption.)

L’assemblée me rendra cette justice que des interruptions systématiques ne m’ont pas empêché de protester jusqu’au bout en faveur de la liberté de la presse.

Messieurs, des temps inconnus s’approchent ; préparons-nous à les recevoir avec toutes les ressources réunies de l’état, du peuple, de l’intelligence, de la civilisation française, et de la bonne conscience des gouvernants. Toutes les libertés sont des forces ; ne nous laissons pas plus dépouiller de nos libertés que nous ne nous laisserions dépouiller de nos armes la veille du combat.

Prenons garde aux exemples que nous donnons ! Les exemples que nous donnons sont inévitablement, plus tard, nos ennemis ou nos auxiliaires ; au jour du danger, ils se lèvent et ils combattent pour nous ou contre nous.

Quant à moi, si le secret de mes votes valait la peine d’être expliqué, je vous dirais : J’ai voté l’autre jour contre la peine de mort ; je vote aujourd’hui pour la liberté.

Pourquoi ? C’est que je ne veux pas revoir 93 ! c’est qu’en 93 il y avait l’échafaud, et il n’y avait pas la liberté.

J’ai toujours été, sous tous les régimes, pour la liberté, contre la compression. Pourquoi ? C’est que la liberté réglée par la loi produit l’ordre, et que la compression produit l’explosion. Voilà pourquoi je ne veux pas de la compression et je veux de la liberté. (Mouvement. Longue agitation).


VI

QUESTION DES ENCOURAGEMENTS

AUX LETTRES ET AUX ARTS
10 novembre 1848.

M. Le président. — L’ordre du jour appelle la discussion du budget rectifié de 1848.

M. Victor Hugo. — Personne plus que moi, messieurs (Plus haut ! plus haut !), n’est pénétré de la nécessité, de l’urgente nécessité d’alléger le budget ; seulement, à mon avis, le remède à l’embarras de nos finances n’est pas dans quelques économies chétives et détestables ; ce remède serait, selon moi, plus haut et ailleurs ; il serait dans une politique intelligente et rassurante, qui donnerait confiance à la France, qui ferait renaître l’ordre, le travail et le crédit… (agitation) et qui permettrait de diminuer, de supprimer même les énormes dépenses spéciales qui résultent des embarras de la situation. C’est là, messieurs, la véritable surcharge du budget, surcharge qui, si elle se prolongeait et s’aggravait encore, et si vous n’y preniez garde, pourrait, dans un temps donné, faire crouler l’édifice social.

Ces réserves faites, je partage, sur beaucoup de points, l’avis de votre comité des finances.

J’ai déjà voté, et je continuerai de voter la plupart des réductions proposées, à l’exception de celles qui me paraîtraient tarir les sources mêmes de la vie publique, et de celles qui, à côté d’une amélioration financière douteuse, me présenteraient une faute politique certaine.

C’est dans cette dernière catégorie que je range les réductions proposées par le comité des finances sur ce que j’appellerai le budget spécial des lettres, des sciences et des arts.

Ce budget devrait, pour toutes les raisons ensemble, être réuni dans une seule administration et tenu dans une seule main. C’est un vice de notre classification administrative que ce budget soit réparti entre deux ministères, le ministère de l’instruction publique et le ministère de l’intérieur.

Ceci m’obligera, dans le peu que j’ai à dire, d’effleurer quelquefois le ministère de l’intérieur. Je pense que l’assemblée voudra bien me le permettre, pour la clarté même de la démonstration. Je le ferai, du reste, avec une extrême réserve.

Je dis, messieurs, que les réductions proposées sur le budget spécial des sciences, des lettres et des arts sont mauvaises doublement. Elles sont insignifiantes au point de vue financier, et nuisibles à tous les autres points de vue.

Insignifiantes au point de vue financier. Cela est d’une telle évidence, que c’est à peine si j’ose mettre sous les yeux de l’assemblée le résultat d’un calcul de proportion que j’ai fait. Je ne voudrais pas éveiller le rire de l’assemblée dans une question sérieuse ; cependant, il m’est impossible de ne pas lui soumettre une comparaison bien triviale, bien vulgaire, mais qui a le mérite d’éclairer la question et de la rendre pour ainsi dire visible et palpable.

Que penseriez-vous, messieurs, d’un particulier qui aurait 1 500 francs de revenu, qui consacrerait tous les ans à sa culture intellectuelle, pour les sciences, les lettres et les arts, une somme bien modeste, 5 francs, et qui, dans un jour de réforme, voudrait économiser sur son intelligence six sous ? (Rire approbatif.)

Voilà, messieurs, la mesure exacte de l’économie proposée. (Nouveau rire.) Eh bien ! ce que vous ne conseilleriez pas à un particulier, au dernier des habitants d’un pays civilisé, on ose le conseiller à la France. (Mouvement.)

Je viens de vous montrer à quel point l’économie serait petite ; je vais vous montrer maintenant combien le ravage serait grand.

Pour vous édifier sur ce point, je ne sache rien de plus éloquent que la simple nomenclature des institutions, des établissements, des intérêts que les réductions proposées atteignent dans le présent et menacent dans l’avenir.

J’ai dressé cette nomenclature ; je demande à l’assemblée la permission de la lui lire, cela me dispensera de beaucoup de développements. Les réductions proposées atteignent :

Le collège de France,
Le muséum,
Les bibliothèques,
L’école des chartes,
L’école des langues orientales,
La conservation des archives nationales,
La surveillance de la librairie à l’étranger… (Ruine complète de notre librairie, le champ livré à la contrefaçon !)
L’école de Rome,
L’école des beaux-arts de Paris,
L’école de dessin de Dijon,
Le conservatoire,
Les succursales de province,
Les musées des Thermes et de Cluny,
Nos musées de peinture et de sculpture,
La conservation des monuments historiques.
Les réformes menacent pour l’année prochaine :
Les facultés des sciences et des lettres,
Les souscriptions aux livres,
Les subventions aux sociétés savantes,
Les encouragements aux beaux-arts.

En outre, — ceci touche au ministère de l’intérieur, mais la chambre me permettra de le dire, pour que le tableau soit complet, — les réductions atteignent dès à présent et menacent pour l’an prochain les théâtres. Je ne veux vous en dire qu’un mot en passant. On propose la suppression d’un commissaire sur deux ; j’aimerais mieux la suppression d’un censeur et même de deux censeurs. (On rit.)

Un membre. — Il n’y a plus de censure !

Un membre, à gauche. — Elle sera bientôt rétablie !

M. Victor Hugo. — Enfin le rapport réserve ses plus dures paroles et ses menaces les plus sérieuses pour les indemnités et secours littéraires. Oh ! voilà de monstrueux abus ! Savez-vous, messieurs, ce que c’est que les indemnités et les secours littéraires ? C’est l’existence de quelques familles pauvres entre les plus pauvres, honorables entre les plus honorables.

Si vous adoptiez les réductions proposées, savez-vous ce qu’on pourrait dire ? On pourrait dire : Un artiste, un poëte, un écrivain célèbre travaille toute sa vie, il travaille sans songer à s’enrichir, il meurt, il laisse à son pays beaucoup de gloire à la seule condition de donner à sa veuve et à ses enfants un peu de pain. Le pays garde la gloire et refuse le pain. (Sensation.)

Voilà ce qu’on pourrait dire, et voilà ce qu’on ne dira pas ; car, à coup sûr, vous n’entrerez pas dans ce système d’économies qui consternerait l’intelligence et qui humilierait la nation. (C’est vrai !)

Vous le voyez, ce système, comme vous le disait si bien notre honorable collègue M. Charles Dupin, ce système attaque tout ; ce système ne respecte rien, ni les institutions anciennes, ni les institutions modernes ; pas plus les fondations libérales de François Ier que les fondations libérales de la Convention. Ce système d’économies ébranle d’un seul coup tout cet ensemble d’institutions civilisatrices qui est, pour ainsi dire, la base du développement de la pensée française.

Et quel moment choisit-on ? C’est ici, à mon sens, la faute politique grave que je vous signalais en commençant ; quel moment choisit-on pour mettre en question toutes ces institutions à la fois ? Le moment où elles sont plus nécessaires que jamais, le moment où, loin de les restreindre, il faudrait les étendre et les élargir.

Eh ! quel est, en effet, j’en appelle à vos consciences, j’en appelle à vos sentiments à tous, quel est le grand péril de la situation actuelle ? L’ignorance. L’ignorance encore plus que la misère. (Adhésion.)

L’ignorance qui nous déborde, qui nous assiége, qui nous investit de toutes parts. C’est à la faveur de l’ignorance que certaines doctrines fatales passent de l’esprit impitoyable des théoriciens dans le cerveau confus des multitudes. Le communisme n’est qu’une forme de l’ignorance. Le jour où l’ignorance disparaîtrait, les sophismes s’évanouiraient. Et c’est dans un pareil moment, devant un pareil danger, qu’on songerait à attaquer, à mutiler, à ébranler toutes ces institutions qui ont pour but spécial de poursuivre, de combattre, de détruire l’ignorance !

Sur ce point, j’en appelle, je le répète, au sentiment de l’assemblée. Quoi ! d’un côté la barbarie dans la rue, et de l’autre le vandalisme dans le gouvernement ! (Mouvement.) Messieurs, il n’y a pas que la prudence matérielle au monde, il y a autre chose que ce que j’appellerai la prudence brutale. Les précautions grossières, les moyens de police ne sont pas, Dieu merci, le dernier mot des sociétés civilisées.

On pourvoit à l’éclairage des villes, on allume tous les soirs, et on fait très bien, des réverbères dans les carrefours, dans les places publiques ; quand donc comprendra-t-on que la nuit peut se faire aussi dans le monde moral, et qu’il faut allumer des flambeaux pour les esprits ? (Approbation et rires.)

Puisque l’assemblée m’a interrompu, elle me permettra d’insister sur ma pensée.

Oui, messieurs, j’y insiste. Un mal moral, un mal moral profond nous travaille et nous tourmente. Ce mal moral, cela est étrange à dire, n’est autre chose que l’excès des tendances matérielles. Eh bien, comment combattre le développement des tendances matérielles ? Par le développement des tendances intellectuelles. Il faut ôter au corps et donner à l’âme. (Oui ! oui ! Sensation.)

Quand je dis : il faut ôter au corps et donner à l’âme, vous ne vous méprenez pas sur mon sentiment. (Non ! non !) Vous me comprenez tous ; je souhaite passionnément, comme chacun de vous, l’amélioration du sort matériel des classes souffrantes ; c’est là, selon moi, le grand, l’excellent progrès auquel nous devons tous tendre de tous nos vœux comme hommes et de tous nos efforts comme législateurs.

Mais si je veux ardemment, passionnément, le pain de l’ouvrier, le pain du travailleur, qui est mon frère, à côté du pain de la vie je veux le pain de la pensée, qui est aussi le pain de la vie. Je veux multiplier le pain de l’esprit comme le pain du corps. (Interruption au centre.)

Il me semble, messieurs, que ce sont là les questions que soulève naturellement ce budget de l’instruction publique discuté en ce moment. (Oui ! oui !)

Eh bien, la grande erreur de notre temps, ç’a été de pencher, je dis plus, de courber, l’esprit des hommes vers la recherche du bien-être matériel, et de le détourner par conséquent du bien-être religieux et du bien-être intellectuel. (C’est vrai !) La faute est d’autant plus grande que le bien-être matériel, quoi qu’on fasse, quand même tous les progrès qu’on rêve, et que je rêve aussi, moi, seraient réalisés, le bien-être matériel ne peut et ne pourra jamais être que le partage de quelques-uns, tandis que le bien-être religieux, c’est-à-dire la croyance, le bien-être intellectuel, c’est-à-dire l’éducation, peuvent être donnés à tous.

D’ailleurs le bien-être matériel ne pourrait être le but suprême de l’homme en ce monde qu’autant qu’il n’y aurait pas d’autre vie, et c’est là une affirmation désolante, c’est là un mensonge affreux qui ne doit pas sortir des institutions sociales. (Très bien ! — Mouvement prolongé.)

Il importe, messieurs, de remédier au mal ; il faut redresser, pour ainsi dire, l’esprit de l’homme ; il faut, et c’est là la grande mission, la mission spéciale du ministère de l’instruction publique, il faut relever l’esprit de l’homme, le tourner vers Dieu, vers la conscience, vers le beau, le juste et le vrai, vers le désintéressé et le grand. C’est là, et seulement là, que vous trouverez la paix de l’homme avec lui-même, et par conséquent la paix de l’homme avec la société. ( Très bien !)

Pour arriver à ce but, messieurs, que faudrait-il faire ? Précisément tout le contraire de ce qu’ont fait les précédents gouvernements ; précisément tout le contraire de ce que vous propose votre comité des finances. Outre l’enseignement religieux, qui tient le premier rang parmi les institutions libérales, il faudrait multiplier les écoles, les chaires, les bibliothèques, les musées, les théâtres, les librairies.

Il faudrait multiplier les maisons d’études pour les enfants, les maisons de lecture pour les hommes, tous les établissements, tous les asiles où l’on médite, où l’on s’instruit, où l’on se recueille, où l’on apprend quelque chose, où l’on devient meilleur ; en un mot, il faudrait faire pénétrer de toutes parts la lumière dans l’esprit du peuple ; car c’est par les ténèbres qu’on le perd. (Très bien !)

Ce résultat, vous l’aurez quand vous voudrez. Quand vous le voudrez, vous aurez en France un magnifique mouvement intellectuel ; ce mouvement, vous l’avez déjà ; il ne s’agit que de l’utiliser et de le diriger ; il ne s’agit que de bien cultiver le sol.

La question de l’intelligence, j’appelle sur ce point l’attention de l’assemblée, la question de l’intelligence est identiquement la même que la question de l’agriculture.

L’époque où vous êtes est une époque riche et féconde ; ce ne sont pas, messieurs, les intelligences qui manquent, ce ne sont pas les talents, ce ne sont pas les grandes aptitudes ; ce qui manque, c’est l’impulsion sympathique, c’est l’encouragement enthousiaste d’un grand gouvernement. (C’est vrai !)

Ce gouvernement, j’aurais souhaité que la monarchie le fût ; elle n’a pas su l’être. Eh bien, ce conseil affectueux que je donnais loyalement à la monarchie, je le donne loyalement à la république. (Mouvement.)

Je voterai contre toutes les réductions que je viens de vous signaler, et qui amoindriraient l’éclat utile des lettres, des arts et des sciences.

Je ne dirai plus qu’un mot aux honorables auteurs du rapport. Vous êtes tombés dans une méprise regrettable ; vous avez cru faire une économie d’argent, c’est une économie de gloire que vous faites. (Nouveau mouvement.) Je la repousse pour la dignité de la France, je la repousse pour l’honneur de la république. (Très bien ! Très bien !)


VII

LA SÉPARATION DE L’ASSEMBLÉE[6]

29 janvier 1849.

J’entre immédiatement dans le débat, et je le prends au point où le dernier orateur l’a laissé.

L’heure s’avance, et j’occuperai peu de temps cette tribune.

Je ne suivrai pas l’honorable orateur dans les considérations politiques de diverse nature qu’il a successivement parcourues ; je m’enfermerai dans la discussion du droit de cette assemblée à se maintenir ou à se dissoudre. Il a cherché à passionner le débat, je chercherai à le calmer. (Chuchotements à gauche.)

Mais si, chemin faisant, je rencontre quelques-unes des questions politiques qui touchent à celles qu’il a soulevées, l’honorable et éloquent orateur peut être assuré que je ne les éviterai pas.

N’en déplaise à l’honorable orateur, je suis de ceux qui pensent que cette assemblée a reçu un mandat tout à la fois illimité et limité. (Exclamations.)

M. Le président. — J’invite tous les membres de l’assemblée au silence. On doit écouter M. Victor Hugo comme on a écouté M. Jules Favre.

M. Victor Hugo. — Illimité quant à la souveraineté, limité quant à l’œuvre à accomplir. (Très bien ! Mouvement.) Je suis de ceux qui pensent que l’achèvement de la constitution épuise le mandat, et que le premier effet de la constitution votée doit être, dans la logique politique, de dissoudre la constituante.

Et, en effet, messieurs, qu’est-ce que c’est qu’une assemblée constituante ? c’est une révolution agissant et délibérant avec un horizon indéfini devant elle. Et qu’est-ce que c’est qu’une constitution ? C’est une révolution accomplie et désormais circonscrite. Or peut-on se figurer une telle chose : une révolution à la fois terminée par le vote de la constitution et continuant par la présence de la constituante ? C’est-à-dire, en d’autres termes, le définitif proclamé et le provisoire maintenu ; l’affirmation et la négation en présence ? Une constitution qui régit la nation et qui ne régit pas le parlement ! Tout cela se heurte et s’exclut. (Sensation.)

Je sais qu’aux termes de la constitution vous vous êtes attribué la mission de voter ce qu’on a appelé les lois organiques. Je ne dirai donc pas qu’il ne faut pas les faire ; je dirai qu’il faut en faire le moins possible. Et pourquoi ? Les lois organiques font-elles partie de la constitution ? participent-elles de son privilège et de son inviolabilité ? Oh ! alors votre droit et votre devoir est de les faire toutes. Mais les lois organiques ne sont que des lois ordinaires ; les lois organiques ne sont que des lois comme toutes les autres, qui peuvent être modifiées, changées, abrogées sans formalités spéciales, et qui, tandis que la constitution, armée par vous, se défendra, peuvent tomber au premier choc de la première assemblée législative. Cela est incontestable. À quoi bon les multiplier, alors, et les faire toutes dans des circonstances où il est à peine possible de les faire viables ? Une assemblée constituante ne doit rien faire qui ne porte le caractère de la nécessité. Et, ne l’oublions pas, là où une assemblée comme celle-ci n’imprime pas le sceau de sa souveraineté, elle imprime le sceau de sa faiblesse.

Je dis donc qu’il faut limiter à un très petit nombre les lois organiques que la constitution vous impose le devoir de faire.

J’aborde, pour la traverser rapidement, car, dans les circonstances où nous sommes, il ne faut pas irriter un tel débat, j’aborde la question délicate que j’appellerai la question d’amour-propre, c’est-à-dire le conflit qu’on cherche à élever entre le ministère et l’assemblée à l’occasion de la proposition Rateau. Je répète que je traverse cette question rapidement ; vous en comprenez tous le motif, il est puisé dans mon patriotisme et dans le vôtre. Je dis seulement, et je me borne à ceci, que cette question ainsi posée, que ce conflit, que cette susceptibilité, que tout cela est au-dessous de vous. (Oui ! oui ! — Adhésion.) Les grandes assemblées comme celle-ci ne compromettent pas la paix du pays par susceptibilité, elles se meuvent et se gouvernent par des raisons plus hautes. Les grandes assemblées, messieurs, savent envisager l’heure de leur abdication politique avec dignité et liberté ; elles n’obéissent jamais, soit au jour de leur avénement, soit au jour de leur retraite, qu’à une seule impulsion, l’utilité publique. C’est là le sentiment que j’invoque et que je voudrais éveiller dans vos âmes.

J’écarte donc comme renversés par la discussion les trois arguments puisés, l’un dans la nature de notre mandat, l’autre dans la nécessité de voter les lois organiques, et le troisième dans la susceptibilité de l’assemblée en face du ministère.

J’arrive à une dernière objection qui, selon moi, est encore entière, et qui est au fond du discours remarquable que vous venez d’entendre. Cette objection, la voici :

Pour dissoudre l’assemblée, nous invoquons la nécessité politique. Pour la maintenir, on nous oppose la nécessité politique. On nous dit : Il faut que l’assemblée constituante reste à son poste ; il faut qu’elle veille sur son œuvre ; il importe qu’elle ne livre pas la démocratie organisée par elle, qu’elle ne livre pas la constitution à ce courant qui emporte les esprits vers un avenir inconnu.

Et là-dessus, messieurs, on évoque je ne sais quel fantôme d’une assemblée menaçante pour la paix publique ; on suppose que la prochaine assemblée législative (car c’est là le point réel de la question, j’y insiste, et j’y appelle votre attention), on suppose que la prochaine assemblée législative apportera avec elle les bouleversements et les calamités, qu’elle perdra la France au lieu de la sauver.

C’est là toute la question, il n’y en a pas d’autre ; car si vous n’aviez pas cette crainte et cette anxiété, vous mes collègues de la majorité, que j’honore et auxquels je m’adresse, si vous n’aviez pas cette crainte et cette anxiété, si vous étiez tranquilles sur le sort de la future assemblée, à coup sûr votre patriotisme vous conseillerait de lui céder la place.

C’est donc là, à mon sens, le point véritable de la question. Eh bien, messieurs, j’aborde cette objection. C’est pour la combattre que je suis monté à cette tribune. On nous dit : Savez-vous ce que sera, savez-vous ce que fera la prochaine assemblée législative ? Et l’on conclut, des inquiétudes qu’on manifeste, qu’il faut maintenir l’assemblée constituante.

Eh bien, messieurs, mon intention est de vous montrer ce que valent ces arguments comminatoires ; je le ferai en très peu de paroles, et par un simple rapprochement, qui est maintenant de l’histoire, et qui, à mon sens, éclaire singulièrement tout ce côté de la question. (Écoutez ! Écoutez ! — Profond silence.)

Messieurs, il y a moins d’un an, en mars dernier, une partie du gouvernement provisoire semblait croire à la nécessité de se perpétuer. Des publications officielles, placardées au coin des rues, affirmaient que l’éducation politique de la France n’était pas faite, qu’il était dangereux de livrer au pays, dans l’état des choses, l’exercice de sa souveraineté, et qu’il était indispensable que le pouvoir qui était alors debout prolongeât sa durée. En même temps, un parti, qui se disait le plus avancé, une opinion qui se proclamait exclusivement républicaine, qui déclarait avoir fait la république, et qui semblait penser que la république lui appartenait, cette opinion jetait le cri d’alarme, demandait hautement l’ajournement des élections, et dénonçait aux patriotes, aux républicains, aux bons citoyens, l’approche d’un danger immense et imminent. Cet immense danger qui approchait, messieurs, — c’était vous. (Très bien ! très bien !) C’était l’assemblée nationale à laquelle je parle en ce moment. (Nouvelle approbation.)

Ces élections fatales, qu’il fallait ajourner à tout prix pour le salut public, et qu’on a ajournées, ce sont les élections dont vous êtes sortis. (Profonde sensation.)

Eh bien, messieurs, ce qu’on disait, il y a dix mois, de l’assemblée constituante, on le dit aujourd’hui de l’assemblée législative.

Je laisse vos esprits conclure, je vous laisse interroger vos consciences, et vous demander à vous-mêmes ce que vous avez été, et ce que vous avez fait. Ce n’est pas ici le lieu de détailler tous vos actes ; mais ce que je sais, c’est que la civilisation, sans vous, eût été perdue, c’est que la civilisation a été sauvée par vous. Or sauver la civilisation, c’est sauver la vie à un peuple. Voilà ce que vous avez fait, voilà comment vous avez répondu aux prophéties sinistres qui voulaient retarder votre avènement. (Vive et universelle approbation.)

Messieurs, j’insiste. Ce qu’on disait, avant, de vous, on le dit aujourd’hui de vos successeurs ; aujourd’hui, comme alors, on fait de l’assemblée future un péril ; aujourd’hui, comme alors, on se défie de la France, on se défie du peuple, on se défie du souverain. D’après ce que valaient les craintes du passé, jugez ce que valent les craintes du présent. ( Mouvement.)

On peut l’affirmer hautement, l’assemblée législative répondra aux prévisions mauvaises comme vous y avez répondu vous-mêmes, par son dévouement au bien public.

Messieurs, dans les faits que je viens de citer, dans le rapprochement que je viens de faire, dans beaucoup d’autres actes que je ne veux pas rappeler, car j’apporte à cette discussion une modération profonde (C’est vrai.), dans beaucoup d’autres actes, qui sont dans toutes les mémoires, il n’y a pas seulement la réfutation d’un argument, il y a une évidence, il y a un enseignement. Cette évidence, cet enseignement, les voici : c’est que depuis onze mois, chaque fois qu’il s’agit de consulter le pays, on hésite, on recule, on cherche des faux-fuyants. (Oui ! oui ! non ! non !)

M. de La Rochejaquelein. — On insulte constamment au suffrage universel.

Un membre. — Mais on a avancé l’époque de l’élection du président.

M. Victor Hugo. — Je suis certain qu’en ce moment je parle à la conscience de l’assemblée.

Et savez-vous ce qu’il y a au fond de ces hésitations ? Je le dirai. (Rumeurs. — Parlez ! parlez !) Mon Dieu, messieurs, ces murmures ne m’étonnent ni ne m’intimident. (Exclamations.)

Ceux qui sont à cette tribune y sont pour entendre des murmures, de même que ceux qui sont sur ces bancs y sont pour entendre des vérités. Nous avons écouté vos vérités, écoutez les nôtres. (Mouvement prolongé.)

Messieurs, je dirai ce qu’il y avait au fond de ces hésitations, et je le dirai hautement, car la liberté de la tribune n’est rien sans la franchise de l’orateur. Ce qu’il y a au fond de tout cela, de tous ces actes que je rappelle, ce qu’il y a, c’est une crainte secrète du suffrage universel.

Et, je vous le dis, à vous qui avez fondé le gouvernement républicain sur le suffrage universel, à vous qui avez été longtemps le pouvoir tout entier, je vous le dis : il n’y a rien de plus grave en politique qu’un gouvernement qui tient en défiance son principe. (Profonde sensation.)

Il vous appartient et il est temps de faire cesser cet état de choses. Le pays veut être consulté. Montrez de la confiance au pays, le pays vous rendra de la confiance. C’est par ces mots de conciliation que je veux finir. Je puise dans mon mandat le droit et la force vous conjurer, au nom de la France qui attend et s’inquiète… (exclamations diverses), au nom de ce noble et généreux peuple de Paris, qu’on entraîne de nouveau aux agitations politiques…

Une voix. — C’est le gouvernement qui l’agite !

M. Victor Hugo. — Au nom de ce bon et généreux peuple de Paris, qui a tant souffert et qui souffre encore, je vous conjure de ne pas prolonger une situation qui est l’agonie du crédit, du commerce, de l’industrie et du travail. (C’est vrai !) Je vous conjure de fermer vous-mêmes, en vous retirant, la phase révolutionnaire, et d’ouvrir la période légale. Je vous conjure de convoquer avec empressement, avec confiance, vos successeurs. Ne tombez pas dans la faute du gouvernement provisoire. L’injure que les partis passionnés vous ont faite avant votre arrivée, ne la faites pas, vous législateurs, à l’assemblée législative ! Ne soupçonnez pas, vous qui avez été soupçonnés ; n’ajournez pas, vous qui avez été ajournés ! (Mouvement.)

La majorité comprendra, je n’en doute pas, que le moment est enfin venu où la souveraineté de cette assemblée doit rentrer et s’évanouir dans la souveraineté de la nation.

S’il en était autrement, messieurs, s’il était possible, ce que dans mon respect pour l’assemblée je suis loin de conjecturer, s’il était possible que cette assemblée se décidât à prolonger indéfiniment son mandat… (rumeurs et dénégations) ; s’il était possible, dis-je, que l’assemblée prolongeât — vous ne voulez pas indéfiniment, soit ! — prolongeât un mandat désormais discuté ; s’il était possible qu’elle ne fixât pas de date et de terme à ses travaux ; s’il était possible qu’elle se maintînt dans la situation où elle est aujourd’hui vis-à-vis du pays, — il est temps encore de vous le dire, l’esprit de la France, qui anime et vivifie cette assemblée, se retirerait d’elle. (Réclamations.) Cette assemblée ne sentirait plus battre dans son sein le cœur de la nation. Il pourrait lui être encore donné de durer, mais non de vivre. La vie politique ne se décrète pas. (Mouvement prolongé.)


VIII

LA LIBERTÉ DU THÉÂTRE[7]

3 avril 1849.

Je regrette que cette grave question, qui divise les meilleurs esprits, surgisse d’une manière si inopinée. Pour ma part, je l’avoue franchement, je ne suis pas prêt à la traiter et à l’approfondir comme elle devrait être approfondie ; mais je croirais manquer à un de mes plus sérieux devoirs, si je n’apportais ici ce qui me paraît être la vérité et le principe.

Je n’étonnerai personne dans cette enceinte en déclarant que je suis partisan de la liberté du théâtre.

Et d’abord, messieurs, expliquons-nous sur ce mot. Qu’entendons-nous par là ? Qu’est-ce que c’est que la liberté du théâtre ?

Messieurs, à proprement parler, le théâtre n’est pas et ne peut jamais être libre. Il n’échappe à une censure que pour retomber sous une autre, car c’est là le véritable nœud de la question, c’est sur ce point que j’appelle spécialement l’attention de M. le ministre de l’intérieur. Il existe deux sortes de censures. L’une, qui est ce que je connais au monde de plus respectable et de plus efficace, c’est la censure exercée au nom des idées éternelles d’honneur, de décence et d’honnêteté, au nom de ce respect qu’une grande nation a toujours pour elle-même, c’est la censure exercée par les mœurs publiques. (Mouvements en sens divers. Agitation.)

L’autre censure, qui est, je ne veux pas me servir d’expressions trop sévères, qui est ce qu’il y a de plus malheureux et de plus maladroit, c’est la censure exercée par le pouvoir.

Eh bien ! quand vous détruisez la liberté du théâtre, savez-vous ce que vous faites ? Vous enlevez le théâtre à la première de ces deux censures, pour le donner à la seconde.

Croyez-vous y avoir gagné ?

Au lieu de la censure du public, de la censure grave, austère, redoutée, obéie, vous avez la censure du pouvoir, la censure déconsidérée et bravée. Ajoutez-y le pouvoir compromis. Grave inconvénient.

Et savez-vous ce qui arrive encore ? C’est que, par une réaction toute naturelle, l’opinion publique, qui serait si sévère pour le théâtre libre, devient très indulgente pour le théâtre censuré. Le théâtre censuré lui fait l’effet d’un opprimé. (C’est vrai ! c’est vrai !)

Il ne faut pas se dissimuler qu’en France, et je le dis à l’honneur de la générosité de ce pays, l’opinion publique finit toujours tôt ou tard par prendre parti pour ce qui lui paraît être une liberté en souffrance.

Eh bien, je ne dis pas seulement il n’est pas moral, je dis il n’est pas adroit, il n’est pas habile, il n’est pas politique de mettre le public du côté des licences théâtrales ; le public, mon Dieu ! il a toujours dans l’esprit un fonds d’opposition, l’allusion lui plaît, l’épigramme l’amuse ; le public se met en riant de moitié dans les licences du théâtre.

Voilà ce que vous obtenez avec la censure. La censure, en retirant au public sa juridiction naturelle sur le théâtre, lui retire en même temps le sentiment de son autorité et de sa responsabilité ; du moment où il cesse d’être juge, il devient complice. (Mouvement.)

Je vous invite, messieurs, à réfléchir sur les inconvénients de la censure ainsi considérée. Il arrive que le public finit très promptement par ne plus voir dans les excès du théâtre que des malices presque innocentes, soit contre l’autorité, soit contre la censure elle-même ; il finit par adopter ce qu’il aurait réprouvé, et par protéger ce qu’il aurait condamné. (C’est vrai !)

J’ajoute ceci : la répression pénale n’est plus possible, la société est désarmée, son droit est épuisé, elle ne peut plus rien contre les délits qui peuvent se commettre pour ainsi dire à travers la censure. Il n’y a plus, je le répète, de répression pénale. Le propre de la censure, et ce n’est pas là son moindre inconvénient, c’est de briser la loi en s’y substituant. Le manuscrit une fois censuré, tout est dit, tout est fini. Le magistrat n’a rien à faire où le censeur a travaillé. La loi ne passe pas où la police a passé.

Quant à moi, ce que je veux, pour le théâtre comme pour la presse, c’est la liberté, c’est la légalité.

Je résume mon opinion en un mot que j’adresse aux gouvernants et aux législateurs : par la liberté, vous placez les licences et les excès du théâtre sous la censure du public ; par la censure, vous les mettez sous sa protection. Choisissez. (Longue agitation.)


  1. Ce discours fut prononcé quatre jours avant la fatale insurrection du 24 juin. Il ouvrit la discussion sur le décret suivant, qui fut adopté par l’assemblée.
      Art. 1. L’allocation de 3 millions demandée par M. le Ministre des travaux publics pour les ateliers nationaux lui est accordée d’urgence.
      Art. 2. Chaque allocation nouvelle affectée au même emploi ne pourra excéder le chiffre de un million.
      Art. 3. Les pouvoirs de la commission chargée de l’examen du présent décret sont continués jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné par l’assemblée.
  2. M. Crespel-Delatouche avait interpellé le gouvernement sur la suppression de onze journaux frappés d’interdit le 25 juin, sur l’arrestation et la détention au secret, dix jours durant, du directeur de l’un des journaux supprimés, M. Émile de Girardin, etc. Les mesures attaquées furent défendues par le ministre de la justice ; elles furent combattues par les représentants Vesin, Valette, Dupont (de Bussac), Germain Sarrut et Lenglet. Le général Cavaignac, après le discours de Victor Hugo, déclara qu’il ne voulait entrer dans aucune explication et qu’il laissait à l’assemblée le soin de le défendre ou de l’accuser. L’assemblée déclara la discussion close et passa à l’ordre du jour.
    (Note de l’éditeur.)
  3. Le représentant Lichtenberger avait fait une proposition relative à la levée de l’état de siège avant la discussion sur le projet de constitution. Le comité de la justice, par l’organe de son rapporteur, disait qu’il n’y avait pas lieu de prendre en considération la proposition. Le représentant Ledru-Rollin la défendit, le représentant Saureau la défendit également, le représentant Demanet parla dans le même sens. Le général Cavaignac, président du conseil, présenta dans ce débat des considérations à la suite desquelles Victor Hugo demanda la parole. La discussion fut close après son discours. La proposition du représentant Lichtenberger ne fut pas adoptée.
    (Note de l’éditeur.)
  4. Ce discours fut prononcé dans la discussion de l’article 5 du projet de constitution.
      Cet article était ainsi conçu : La peine de mort est abolie en matière politique.
      Les représentants Coquerel, Kœnig et Buvignier proposaient par amendement de rédiger ainsi cet article 5 :
      La peine de mort est abolie.
      Dans la séance du 18 septembre cet amendement fut repoussé par 498 voix contre 216.
  5. L’état de siège fut levé le lendemain de ce discours.
  6. L’assemblée constituante discutait sur les propositions relatives soit à la convocation de l’assemblée législative, soit à la modification du décret du 15 décembre concernant les lois organiques. Jules Favre venait de prononcer un discours très éloquent, très véhément, pour prouver que l’assemblée constituante avait droit et devoir de rester réunie, quand Victor Hugo monta à la tribune.
      La dissolution fut votée.
  7. Ce discours fut prononcé dans la discussion du budget, après un discours dans lequel le représentant Jules Favre demanda pour les théâtres l’abolition de toute censure.