Discours de la servitude volontaire/Édition 1922/Lettre de Montaigne

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Texte établi par Paul BonnefonBossard (p. 181-204).

EXTRAIT D’UNE LETTRE

que Monsieur le Conseiller de MONTAIGNE écrit à Monseigneur de Montaigne, son père, concernant quelques particularités qu’il remarqua en la maladie et mort de feu Monsieur DE LA BOÉTIE,



QUANT à ses dernières paroles, sans doute si homme en doit rendre bon compte, c’est moi, tant parce que du long de sa maladie il parlait aussi volontiers à moi qu’à nul autre, que aussi pour ce que pour la singulière et fraternelle amitié que nous nous étions entreportés, j’avais très certaine connaissance des intentions, jugements et volontés qu’il avait eus durant sa vie, autant sans doute qu’homme peut avoir d’un autre. Et parce que je les savais être hautes, vertueuses, pleines de très certaine résolution, et quand tout est dit, admirables, je prévoyais bien que si la maladie lui laissait le moyen de se pouvoir exprimer, qu’il ne lui échapperait rien en une telle nécessité qui ne fut grand et plein de bon exemple : ainsi je m’en prenais le plus garde que je pouvais. Il est vrai, Monseigneur, comme j’ai la mémoire fort courte, et débauchée encore par le trouble que mon esprit avait à souffrir une si lourde perte, et si importante, qu’il est impossible que je n’aie oublié beaucoup de choses que je voudrais être sues. Mais celles desquelles il m’est souvenu, je vous les manderais le plus au vrai qu’il me sera possible. Car pour le représenter ainsi fièrement arrêté en sa brave démarche, pour vous faire voir ce courage invincible dans un corps attéré et assommé par les furieux efforts de la mort et de la douleur, je confesse qu’il y faudrait un beaucoup meilleur style que le mien. Par ce qu’encore que durant sa vie, quand il parlait de choses graves et importantes, il en parlait de telle sorte qu’il était malaisé de les si bien écrire, si est-ce qu’à ce coup il semblait que son esprit et sa langue s’efforçassent à l’envi, comme pour lui faire leur dernier service. Car sans doute je ne le vis jamais plein ni de tant et de si belles imaginations, ni de tant d’éloquence, comme il a été le long de cette maladie. Au reste, Monseigneur, si vous trouvez que j’aie voulu mettre en compte ses propos plus légers et ordinaires, je l’ai fait à escient. Car étant dits en ce temps là, et au plus fort d’une si grande besogne, c’est un singulier témoignage d’une âme pleine de repos, de tranquillité et d’assurance.

Comme je revenais du Palais, le lundi neuvième d’août 1563, je l’envoyai convier à dîner chez moi. Il me manda qu’il me merciait, qu’il se trouvait un peu mal, et que je lui ferais plaisir si je voulais être une heure avec lui, avant qu’il partît pour aller en Médoc. Je l’allai trouver bientôt après dîner. Il était couché vêtu, et montrait déjà je ne sais quel changement en son visage. Il me dit que c’était un flux de ventre avec des tranchées, qu’il avait pris le jour avant, jouant en pourpoint sous une robe de soie, avec M. d’Escars(¹) ; et que le froid lui avait souvent fait sentir semblables accidents. Je trouvai bon qu’il continuât l’entreprise qu’il avait piéça faite de s’en aller ; mais qu’il n’allât pour ce soir que jusques à Gernignan(²), qui n’est qu’à deux lieues de la ville. Cela faisais-je pour le lieu où il était logé tout avoisiné de maisons infectes de peste, de laquelle il avait quelque appréhension, comme revenant du Périgord et d’Agenois, où il avait laissé tout empesté ; et puis, pour semblable maladie que la sienne je m’étais autrefois très bien trouvé de monter à cheval. Ainsi il s’en partit, et Madamoiselle de La Boétie sa femme, et M. de Mouillhonnas son oncle, avec lui(³).

Le lendemain de bien bon matin, voici venir un de ses gens à moi de la part de Madamoiselle de La Boétie, qui me mandait qu’il s’était fort mal trouvé la nuit d’une forte dysenterie. Elle envoyait quérir un médecin et un apothicaire ; et me priant d’y aller, comme je fis l’après-dînée.

À mon arrivée, il sembla qu’il fut tout éjoui de me voir ; et comme je voulais prendre congé de lui pour m’en revenir, et lui promisse de le revoir le lendemain, il me pria avec plus d’affection et d’instance qu’il n’avait jamais fait d’autre chose, que je fusse le plus que je pourrais avec lui. Cela me toucha aucunement. Ce néanmoins je m’en allais quand Madamoiselle de La Boétie, qui pressentait déjà je ne sais quel malheur, me pria les larmes à l’œil, que je ne bougeasse pour ce soir. Ainsi elle m’arrêta, de quoi il se réjouit avec moi. Le lendemain je m’en revins ; et le jeudi, le fus retrouver. Son mal allait en empirant : son flux de sang et ses tranchées qui l’affaiblissaient encore plus, croissaient d’heure à autre.

Le vendredi, je le laissai encore : et le samedi, je le fus revoir déjà fort abattu. Il me dit alors, que la maladie était un peu contagieuse, et outre cela, qu’elle était mal plaisante, et mélancolique : qu’il connaissait très bien mon naturel, et me priait de n’être avec lui que par boutées, mais le plus souvent que je pourrais. Je ne l’abandonnai plus. Jusques au dimanche il ne m’avait tenu nul propos de ce qu’il jugeait de son être, et ne parlions que de particulières occurences de sa maladie, et de ce que les anciens médecins en avaient dit. D’affaires publiques, bien peu ; car je l’en trouvai tout dégoûté dès le premier jour. Mais le dimanche, il eut une grande faiblesse : et comme il fut revenu à soi, il dit qu’il lui avait semblé être en une confusion de toutes choses, et n’avoir rien vu qu’une épaisse nue et brouillard obscur, dans lequel tout était pêle-mêle et sans ordre : toutefois il n’avait eu nul déplaisir à tout cet accident : « La mort n’a rien de pire que cela, lui dis-je lors, mon frère. — Mais n’a rien de si mauvais », — me répondit-il.

Depuis lors, parce que dès le commencement de son mal, il n’avait pris nul sommeil, et que nonobstant tous les remèdes, il allait toujours en empirant : de sorte qu’on y avait déjà employé certains breuvages, desquels on ne se sert qu’aux dernières extrémités, il commença à désespérer entièrement de sa guérison, ce qu’il me communiqua. Ce même jour, par ce qu’il fut trouvé bon, je lui dis, qu’il me siérait mal, pour l’extrême amitié que je lui portais, si je ne me souciais que comme en sa santé on avait vu toutes ses actions pleines de prudence et de bon conseil autant qu’à homme du monde qu’il les continuât encore en sa maladie ; et que, si Dieu voulait qu’il empirât, je serais très marri qu’à faute d’avisement il eut laissé nulle de ses affaires domestiques décousu, tant pour le dommage que ses parents y pourraient souffrir, que pour l’intérêt de sa réputation : ce qu’il prit de moi de très bon visage. Et après s’être résolu des difficultés qui le tenaient suspens en cela, il me pria d’appeler son oncle et sa femme seuls, pour leur faire entendre ce qu’il avait délibéré quant à son testament. Je lui dis qu’il les étonnerait. « Non, non, me dit-il, je les consolerai et leur donnerai beaucoup meilleure espérance de ma santé, que je ne l’ai moi-même ». Et puis il me demanda, si les faiblesses qu’il avait eues ne nous avaient pas un peu étonnés. « Cela n’est rien, lui dis-je, mon frère : ce sont accidents ordinaires à telles maladies. — Vraiment non, ce n’est rien, mon frère, me répondit-il, quand bien il en adviendrait ce que vous en craindriez le plus. — À vous ne serait-ce que heur, lui répliquai-je ; mais le dommage serait à moi qui perdrais la compagnie d’un si grand, si sage et si certain ami, et tel que je serais assuré de n’en trouver jamais de semblable. — Il pourrait bien être, mon frère, ajouta-t-il, et vous assure que ce qui me fait avoir quelque soin que j’ai de ma guérison, et n’aller si courant au passage que j’ai déjà franchi à demi, c’est la considération de votre perte, et de ce pauvre homme et de cette pauvre femme (parlant de son oncle et de sa femme) que j’aime tous deux uniquement, et qui porteront bien impatiemment (j’en suis assuré) la perte qu’ils feront en moi, qui de vrai est bien grande et pour vous et pour eux. J’ai aussi respect au déplaisir que auront beaucoup de gens de bien qui m’ont aimé et estimé pendant ma vie, desquels certes, je le confesse, si c’était à moi à faire je serais content de ne perdre encore la conversation. Et si je m’en vais, mon frère, je vous prie, vous qui les connaissez, de leur rendre témoignage de la bonne volonté que je leur ai portée jusques à ce dernier terme de ma vie. Et puis, mon frère, par aventure n’étais-je point né si inutile que je n’eusse moyen de faire service à la chose publique ? Mais quoi qu’il en soit, je suis prêt à partir quand il plaira à Dieu, étant tout assuré que je jouirai de l’aise que vous me prédites. Et quant à vous, mon ami, je vous connais si sage, que, quelque intérêt que vous y ayez, si vous conformerez-vous volontiers et patiemment à tout ce qu’il plaira à sa sainte Majesté d’ordonner de moi, et vous supplie vous prendre garde que le deuil de ma perte ne pousse ce bon homme et cette bonne femme hors des gonds de la raison. » Il me demanda lors comme ils s’y comportaient déjà. Je lui dis que assez bien pour l’importance de la chose : « Oui, suivit-il, à cette heure qu’ils ont encore un peu d’espérance. Mais si je la leur ai une fois toute ôtée, mon frère, vous serez bien empêché à les contenir. » Suivant ce respect, tant qu’il vécut depuis, il leur cacha toujours l’opinion certaine qu’il avait de sa mort, et me priait bien fort d’en user de même. Quand il les voyait auprès de lui, il contrefaisait la chère plus gaie et les paissait de belles espérances.

Sur ce point je le laissai pour les aller appeler. Ils composèrent leur visage le mieux qu’ils purent pour un temps. Et après nous être assis autour de son lit nous quatre seuls, il dit ainsi d’un visage posé et comme tout éjoui : « Mon oncle, ma femme, je vous assure sur ma foi, que nulle nouvelle atteinte de ma maladie ou opinion mauvaise que j’aie de ma guérison, ne m’a mis en fantaisie de vous faire appeler pour vous dire ce que j’entreprends ; car je me porte, Dieu merci, très bien et plein de bonne espérance ; mais ayant de longue main appris, tant par longue expérience que par longue étude, le peu d’assurance qu’il y a à l’instabilité et inconstance des choses humaines, et même en notre vie que nous tenons si chère, qui n’est toutefois que fumée et chose de néant ; et considérant aussi, que puisque je suis malade, je me suis d’autant approché du danger de la mort, j’ai délibéré de mettre quelque ordre à mes affaires domestiques, après en avoir eu votre avis premièrement. » Et puis adressant son propos à son oncle : « Mon bon oncle, dit-il, si j’avais à vous rendre à cette heure compte des grandes obligations que je vous ai, je n’aurais en pièce fait : il me suffit que jusques à présent, où que j’aie été, et à quiconque j’en aie parlé, j’aie toujours dit que tout ce que un très sage, très bon et très libéral père, pouvait faire pour son fils, tout cela avez-vous fait pour moi, soit pour le soin qu’il a fallu à m’instruire aux bonnes lettres, soit lorsqu’il vous a plu me pousser aux états : de sorte que tout le cours de ma vie a été plein de grands et recommandables offices d’amitiés vôtres envers moi : somme, quoi que j’aie, je le tiens de vous, je l’avoue de vous, je vous en suis redevable, vous êtes mon vrai père ; ainsi comme fils de famille je n’ai nulle puissance de disposer de rien, s’il ne vous plaît de m’en donner congé. » Lors il se tut et attendit que les soupirs et les sanglots eussent donné loisir à son oncle de lui répondre qu’il trouverait toujours très bon tout ce qu’il lui plairait. Lors ayant à le faire son héritier, il le supplia de prendre de lui le bien qui était sien.

Et puis, détournant sa parole à sa femme : « Ma semblance, dit-il (ainsi l’appelait-il souvent, our quelque ancienne alliance qui était entre eux), ayant été joint à vous du saint nœud du mariage, qui est l’un des plus respectables et inviolables que Dieu ait ordonné ça bas, pour l’entretien de la société humaine, je vous ai aimée, chérie, et estimée autant qu’il m’a été possible, et suis tout assuré que vous m’avez rendu réciproque affection, que je ne saurais assez reconnaître. Je vous prie de prendre de la part de mes biens ce que je vous donne, et vous en contenter, encore que je sache bien que c’est bien peu au prix de vos mérites. »

Et puis, tournant son propos à moi : « Mon frère, dit-il, que j’aime si chèrement et que j’avais choisi parmi tant d’hommes, pour renouveler avec vous cette vertueuse et sincère amitié, de laquelle l’usage est par les vices dès si longtemps éloigné d’entre nous qu’il n’en reste que quelques vieilles traces en la mémoire de l’antiquité, je vous supplie pour signal de mon affection envers vous, vouloir être successeur de ma bibliothèque et de mes livres que je vous donne : présent bien petit, mais qui part de bon cœur, et qui vous est concevable pour l’affection que vous avez aux Lettres. Ce vous sera μνημοσυνον tui sodalis. »

Et puis, parlant à tous trois généralement, loua Dieu, de quoi en une si extrême nécessité il se trouvait accompagné de toutes les plus chères personnes qu’il eut en ce monde ; et qu’il lui semblait très beau à voir une assemblée de quatre si accordants et si unis d’amitié, faisant, disait-il, état, que nous nous entraînions unanimement les uns pour l’amour des autres. Et nous ayant recommandé les uns aux autres, il suivit ainsi : « Ayant mis ordre à mes biens, encore me faut-il penser à ma conscience. Je suis chrétien, je suis catholique : tel ai vécu, tel suis-je délibéré de clore ma vie. Qu’on me fasse venir un prêtre ; car je ne veux faillir à ce dernier devoir d’un chrétien. »

Sur ce point il finit son propos, lequel il avait continué avec telle assurance de visage, telle force de parole et de voix, que là où je l’avais trouvé, lorsque j’entrai en sa chambre, faible, traînant lentement ses mots, les uns après les autres, et ayant le pouls abattu comme de fièvre lente, et tirant à la mort, le visage pâle et tout meurtri, il semblait lors qu’il vint, comme par miracle, de reprendre quelque nouvelle vigueur : le teint plus vermeil et le pouls plus fort, de sorte que je lui fis tâter le mien pour les comparer ensemble. Sur l’heure j’eus le cœur si serré, que je ne sus rien lui répondre. Mais deux ou trois heures après, tant pour lui continuer cette grandeur de courage, que aussi parce que je souhaitais pour la jalousie que j’ai eue toute ma vie de sa gloire et de son honneur, qu’il y eut plus de témoins de tant et si belles preuves de magnanimité, y ayant plus grande compagnie en sa chambre, je lui dis que j’avais rougi de honte de quoi le courage m’avait failli à ouïr ce que lui, qui était engagé dans ce mal, avait eu courage de me dire : que jusques lors j’avais pensé que Dieu ne nous donnait guères si grand avantage sur les accidents humains, et croyais mal aisément ce que quelquefois j’en lisais parmi les histoires ; mais qu’en ayant senti une telle preuve, je louais Dieu de quoi ce avait été en une personne de qui je fusse tant aimé, et que j’aimasse si chèrement, et que cela me servirait d’exemple pour jouer ce même rôle à mon tour.

Il m’interrompit pour me prier d’en user ainsi, et de montrer par effet que les discours que nous avions tenus ensemble pendant notre santé, nous ne les portions pas seulement en la bouche, mais engravés bien avant au cœur et en l’âme, pour les mettre en exécution aux premières occasions qui s’offriraient, ajoutant que c’était la vraie pratique de nos études et de la philosophie. Et me prenant par la main : « Mon frère, mon ami, me dit-il, je t’assure que j’ai fait assez de choses, ce me semble, en ma vie, avec autant de peine et difficulté que je fais celle-ci. Et quand tout est dit, il y a fort longtemps que j’y étais préparé et que j’en savais ma leçon par cœur. Mais n’est-ce pas assez vécu jusques à l’âge auquel je suis ? J’étais prêt à entrer à mon trente-troisième an. Dieu m’a fait cette grâce, que tout ce que j’ai passé, jusques à cette heure de ma vie, a été plein de santé et de bonheur ; par l’inconstance des choses humaines, cela ne pouvait guère plus durer. Il était meshui temps de se mettre aux affaires et de voir mille choses mal plaisantes, comme l’incommodité de la vieillesse, de laquelle je suis quitte par ce moyen. Et puis, il est vraisemblable que j’ai vécu jusqu’à cette heure avec plus de simplicité et moins de malice que je n’eusse par aventure fait, si Dieu m’eut laissé vivre jusqu’à ce que le soin de m’enrichir et accommoder mes affaires me fut entré dans la tête. Quant à moi, je suis certain, que je m’en vais trouver Dieu et le séjour des bienheureux. » Or, parce que je montrais même au visage l’impatience que j’avais à l’ouïr : « Comment, mon frère, me dit-il, me voulez-vous faire peur ? Si je l’avais, à qui serait-ce à me l’ôter qu’à vous ? » Sur le soir, parce que le notaire survint, qu’on avait mandé pour recevoir son testament(¹), je le lui fis mettre par écrit, et puis je lui fus dire s’il ne le voulait pas signer : « Non pas signer, dit-il, je le veux faire moi-même. Mais je voudrais, mon frère, qu’on me donnât un peu de loisir ; car je me trouve extrêmement travaillé et si affaibli, que je n’en puis quasi plus. » Je me mis à changer de propos ; mais il se reprit soudain et me dit qu’il ne fallait pas grand loisir à mourir, et me pria de savoir si le notaire avait la main bien légère, car il n’arrêterait guères à dicter. J’appelai le notaire, et sur le champ il dicta si vite son testament qu’on était bien empêché à le suivre. Et ayant achevé, il me pria de lui lire, et parlant à moi : « Voilà, dit-il, le soin d’une belle chose que nos richesses. Sunt hæc quæ hominibus vocantur bona. » Après que le testament eût été signé, comme sa chambre était pleine de gens, il me demanda s’il ferait mal de parler. Je lui dis que non, mais que ce fût fort doucement.

Lors il fit appeler Madamoiselle de Saint-Quentin(¹), sa nièce, et parla ainsi à elle : « Ma nièce, m’amie, il m’a semblé depuis que je t’ai connue, avoir vu reluire en toi des traits de très bonne nature ; mais ces derniers offices que tu fis avec si bonne affection, et telle diligence, à ma présente nécessité, me promettent beaucoup de toi, et vraiment je t’en suis obligé et t’en remercie très affectueusement. Au reste, pour ma décharge, je t’avertis d’être premièrement dévote envers Dieu : car c’est sans doute la principale partie de notre devoir, et sans laquelle nulle autre action ne peut être ni bonne ni belle : et celle-là y étant bien à bon escient, elle traîne après soi par nécessité toutes autres actions de vertu. Après Dieu, il te faut aimer et honorer ton père et ta mère, même ta mère, ma sœur, que j’estime des meilleures et des plus sages femmes du monde, et te prie de prendre d’elle l’exemple de ta vie. Ne te laisse point emporter aux plaisirs ; fuis comme peste ces folles privautés que tu vois les femmes avoir quelquefois avec les hommes, car encore que sur le commencement elles n’aient rien de mauvais ; toutefois petit à petit elles corrompent l’esprit, elles conduisent à l’oisiveté, et de là, dans le vilain bourbier du vice. Crois-moi : la plus sûre garde de la chasteté à une fille, c’est la sévérité. Je te prie, et veux qu’il te souvienne de moi, pour avoir souvent devant les yeux l’amitié que je t’ai portée, non pas pour te plaindre et pour te douloir de ma perte, et cela défends-je à tous mes amis, tant que je puis, attendu qu’il semblerait qu’ils fussent envieux du bien, duquel, merci à ma mort, je me verrai bientôt jouissant : et t’assure, ma fille, que si Dieu me donnait à cette heure à choisir, ou de retourner à vivre encore, et d’achever le voyage que j’ai commencé, je serais bien empêché au choix. Adieu, ma nièce, m’amie. »

Il fit après appeler Madamoiselle d’Arsac(¹), sa belle-fille, et lui dit : « Ma fille vous n’avez pas grand besoin de mes avertissements, ayant une telle mère, que j’ai trouvée si sage, si bien conforme à mes conditions et volontés, ne m’ayant jamais fait nulle faute. Vous serez très bien instruite d’une telle maîtresse d’école. Et ne trouvez point étrange si moi, qui ne vous attouche d’aucune parenté, me soucie et me mêle de vous. Car étant fille d’une personne qui m’est si proche, il est impossible que tout ce qui vous concerne ne me touche aussi. Et pourtant ai-je toujours eu tout le soin des affaires de Monsieur d’Arsac, votre frère, comme des miennes propres. Vous avez de la richesse et de la beauté assez : vous êtes damoiselle de bon lieu. Il ne vous reste que d’y ajouter les biens de l’esprit, ce que je vous prie vouloir faire. Je ne vous défends pas le vice qui est tant détestable aux femmes, car je ne veux pas penser seulement qu’il vous puisse tomber en l’entendement : voire je crois que le nom même vous en est horrible. Adieu, ma belle-fille. »

Toute la chambre était pleine de cris et de larmes, qui n’interrompaient toutefois nullement le train de ses discours, qui furent longuets. Mais après tout cela il commanda qu’on fit sortir tout le monde, sauf sa garnison, ainsi nomma-t-il les filles qui le servaient. Et puis, appelant mon frère de Beauregard(¹) : « Monsieur de Beauregard, lui dit-il, je vous mercie bien fort de la peine que vous prenez pour moi : vous voulez bien que je vous découvre quelque chose que j’ai sur le cœur à vous dire. » De quoi quand mon frère lui eut donné l’assurance, il suivit ainsi : « Je vous jure que de tous ceux qui se sont mis à la réformation de l’Église, je n’ai jamais pensé qu’il y en ait eu un seul qui s’y soit mis avec meilleur zèle, plus entière, sincère et simple affection que vous. Et crois certainement que les seuls vices de nos prélats, qui ont sans doute besoin d’une grande correction, et quelques imperfections que le cours du temps a apporté en notre Église, vous ont incité à cela : je ne vous en veux pour cette heure démouvoir : car aussi ne prie-je pas volontiers personne de faire quoi que ce soit contre sa conscience. Mais je vous veux bien avertir, qu’ayant respect de la bonne réputation qu’a acquis la maison de laquelle vous êtes, par une continuelle concorde : maison que j’ai autant chère que maison du monde : mon Dieu, quelle case, de laquelle il n’est jamais sorti acte que d’homme de bien ! ayannt respect à la volonté de votre père, ce bon père à qui vous devez tant, de votre oncle, à vos frères, vous fuirez ces extrémités : ne soyez point si âpre et si violent : accommodez-vous à eux. Ne faites point de bande et de corps à part : joignez-vous ensemble. Vous voyez combien de ruines, ces dissentions ont apporté en ce royaume ; et vous réponds qu’elles en apporteront de bien plus grandes. Et comme vous êtes sage et bon, gardez de mettre ces inconvénients parmi votre famille, de peur de lui faire perdre la gloire et le bonheur duquel elle a joui jusques à cette heure. Prenez en bonne part, Monsieur de Beauregard, ce que je vous en dis, et pour un certain témoignage de l’amitié que je vous porte. Car pour cet effet me suis-je réservé jusques à cette heure à vous le dire ; et à l’aventure vous le disant en l’état auquel vous me voyez vous donnerez plus de poids et d’autorité à mes paroles. » Mon frère le remercia bien fort.

Le lundi matin, il était si mal qu’il avait quitté toute espérance de vie. De sorte que dès lors qu’il me vit, il m’appela tout piteusement, et me dit : « Mon frère, n’avez-vous pas de compassion de tant de tourments que je souffre ? Ne voyez-vous pas meshui, que tout le secours que vous me faites, ne sert que d’allongement à ma peine ? » Bientôt après, il s’évanouit de sorte qu’on le cuida abandonner pour trépassé : en fin, on le réveilla à force de vinaigre et de vin. Mais il ne vit de fort longtemps après, et nous oyant crier autour de lui, il nous dit : « Mon Dieu, qui me tourmente tant ? Pourquoi m’ôte-t-on de ce grand et plaisant repos auquel je suis ? Laissez-moi, je vous prie. » Et puis m’oyant, il me dit : « Et vous aussi, mon frère, vous ne voulez donc pas que je guérisse ? Ô quel aise vous me faites perdre ! » Enfin, s’étant encore plus remis, il demanda un peu de vin. Et puis s’en étant bien trouvé, me dit que c’était la meilleure liqueur du monde. « Non est dea, fis-je pour le mettre en propos, c’est l’eau. — C’est mon, répliqua-t-il, ὕδωρ ἄριστον(¹). » Il avait déjà toutes les extrémités jusques au visage, glacées de froid, avec une sueur mortelle qui lui coulait le long du corps : et n’y pouvait-on quasi plus trouver nulle connaissance de pouls. Ce matin, il se confessa à son prêtre : mais parce que le prêtre n’avait pas apporté tout ce qu’il lui fallait, il ne lui put dire la messe. Mais le mardi matin, M. de La Boétie le demanda, pour l’aider, dit-il, à faire son dernier office chrétien. Ainsi, il ouït la messe et fit ses Pâques. Et comme le prêtre prenait congé de lui, il lui dit : « Mon père spirituel, je vous supplie humblement, et vous et ceux qui sont tous de votre charge, priez Dieu pour moi soit qu’il soit ordonné par les très sacrés trésors des desseins de Dieu que je finisse à cette heure mes jours, qu’il ait pitié de mon âme, et me pardonne mes péchés, qui sont infinis, comme il n’est pas possible que si vile et si basse créature que moi aie pu exécuter les commandements d’un si haut et si puissant maître : ou s’il lui semble que je fasse encore besoin par deçà, et qu’il veuille me réserver à quelque autre heure, suppliez-le qu’il finisse bien tôt en moi les angoisses que je souffre, et qu’il me fasse la grâce de guider dorénavant mes pas à la suite de sa volonté, et de me rendre meilleur que je n’ai été. » Sur ce point il s’arrêta un peu pour prendre haleine : et voyant que le prêtre s’en allait, il le rappela, et lui dit : « Encore veux-je dire ceci en votre présence : Je proteste, que comme j’ai été baptisé, ai vécu, ainsi veux-je mourir sous la loi et religion que Moïse planta premièrement en Égypte, que les Pères reçurent depuis en Judée, et qui de main en main par succession de temps a été apportée en France. » Il sembla, à le voir, qu’il eut parlé encore plus longtemps, qu’il eut pu : mais il finit, priant son oncle et moi de prier Dieu pour lui. « Car ce sont, dit-il, les meilleurs offices que les chrétiens puissent faire les uns pour les autres. » Il s’était en parlant, découvert une épaule, et pria son oncle la recouvrir, encore qu’il eut un valet près de lui. Et puis, me regardant : « Ingenui est, dit-il, cui multum debeas, ei plurinum velle debere. » M. de Belot le vint voir après-midi, et il lui dit, lui présentant sa main : « Monsieur mon bon ami, j’étais ici à même pour payer ma dette, mais j’ai trouvé un bon créditeur qui me l’a remise. » Un peu après, comme il se réveillait en sursaut : « Bien, bien, qu’elle vienne quand elle voudra, je l’attends gaillard et de pied coi » ; mots qu’il redit deux ou trois fois en sa maladie. Et puis, comme on lui entr’ouvrait la bouche par force pour le faire avaler : « An vivere tanti est ? » dit-il, tournant son propos à M. de Belot(¹). Sur le soir, il commença bien à bon escient à tirer aux traits de la mort ; et comme je soupais, il me fit appeler, n’ayant plus que l’image et que l’ombre d’un homme, et comme il disait de soi-même : « Non homo, sed species hominis. » Il me dit, à toutes peines : « Mon frère, mon ami, plut à Dieu que je visse les effets des imaginations que je viens d’avoir. » Après avoir attendu quelque temps, qu’il ne parlait plus, et qu’il tirait des soupirs tranchants pour s’en efforcer, car dès lors la langue commençait fort à lui dénier son office : « Quelles sont-elles, mon frère ? lui dis-je. — Grandes, grandes, me répondit-il. — Il ne fut jamais, suivis-je, que je n’eusse cet honneur que de communiquer à toutes celles qui vous venaient à l’entendement, voulez-vous pas que j’en jouisse encore ? — C’est non dea, répondit-il ; mais, mon frère, je ne puis : elles sont admirables, infinies, et indicibles. » Nous en demeurâmes là, car il n’en pouvait plus. De sorte qu’un peu auparavant il avait voulu parler à sa femme, et lui avait dit d’un visage plus gai qu’il le pouvait contrefaire, qu’il avait à lui dire un conte. Et sembla qu’il s’efforçât pour parler : mais la force lui défaillant, il demanda un peu de vin pour la lui rendre. Ce fut pour néant ; car il s’évanouit soudain, et fut longtemps sans voir. Étant déjà bien voisin de sa mort et oyant les pleurs de Madamoiselle de La Boétie, il l’appela, et lui dit ainsi : « Ma semblance, vous vous tourmentez avant le temps : voulez-vous pas avoir pitié de moi ? Prenez courage. Certes je porte plus la moitié de peine, pour le mal que je vous vois souffrir, que pour le mien, et avec raison, parce que les maux que nous sentons en nous, ce n’est pas nous proprement qui les sentons, mais certains sens que Dieu a mis en nous : mais ce que nous sentons pour les autres, c’est par certain jugement et par discours de raison que nous le sentons. Mais je m’en vais. » Ce disait-il, parce que le cœur lui faillait. Or, ayant eu peur d’avoir étonné sa femme, il se reprit et dit : « Je m’en vais dormir, bonsoir, ma femme, allez-vous-en. » Voilà le dernier congé qu’il prit d’elle. Après qu’elle fut partie : « Mon frère, me dit-il, tenez-vous auprès de moi, s’il vous plaît. » Et puis, ou sentant les pointes de la mort plus pressantes et poignantes, ou bien la force de quelque médicament chaud qu’on lui avait fait avaler, il prit une voix plus éclatante et plus forte, et donnait des tours dans son lit avec tout plein de violence de sorte que toute la compagnie commença à avoir quelque espérance, par ce que jusques lors la seule faiblesse nous l’avait fait perdre. Lors, entre autres choses, il se prit à me prier et reprier avec une extrême affection, de lui donner une place : de sorte que j’eus peur que son jugement fut ébranlé. Même que lui ayant bien doucement remontré qu’il se laissait emporter au mal, et que ces mots n’étaient pas d’homme bien rassis, il ne se rendit point au premier coup, et redoubla encore plus fort : « Mon frère, mon frère me refusez-vous une place ? » Jusques à ce qu’il me contraignit de le convaincre par raison, et de lui dire, que puisqu’il respirait et parlait, et qu’il avait corps, il avait par conséquent son lieu. « Voire, voire, me répondit-il lors, j’en ai, mais ce n’est pas celui qu’il me faut : et puis, quand tout est dit, je n’ai plus d’être. — Dieu vous en donnera un bientôt, lui fis-je. — Y fussé-je déjà, mon frère, me répondit-il ; il y a trois jours que j’ahanne pour partir. » Étant sur ces détresses, il m’appela souvent pour s’informer seulement si j’étais près de lui. En fin il se mit un peu à reposer, qui nous confirma encore plus en notre bonne espérance. De manière que sortant de sa chambre, je m’en réjouis avecque Madamoiselle de La Boétie. Mais une heure après, ou environ, me nommant une fois ou deux, et puis tirant à soi un grand soupir, il rendit l’âme, sur les trois heures du mercredi matin dix-huitième d’août, l’an mil cinq cent soixante-trois après avoir vécu 32 ans, sept mois et dix-sept jours(¹).


NOTES



Page 183. — (¹) François de Peyrusse, comte d’Escars, était lieutenant du Roi en Guyenne depuis les premiers mois de 1559.

Page 183. — (²) Gernignan, village de la commune de Taillan, à peu de distance au nord-ouest de Bordeaux. La Boétie s’y arrêta à la maison de campagne de Richard de Lestonnac, beau-frère de Montaigne.

Page 183. — (³) Avant d’être curé de Bouilhonnas, Étienne de La Boétie avait été prieur des Vayssières, près Sarlat, et il avait étudié à Toulouse, au collège Saint-Martial, de 1517 à 1523. Il prit son grade de bachelier en droit le 3 mars 1523.

Page 193. — (¹) Montaigne se trompe légèrement en donnant à ce testament la date du dimanche 15 août. C’est le samedi 14 qu’il fut confectionné.

Page 194. — (¹) C’était la fille de sa sœur Anne, épouse de Jean Le Bigot, seigneur de Saint-Quentin, près Castillonnès.

Page 195. — (¹) Marguerite de Carle avait eu de son premier mari, Jean d’Arsac, deux enfants : un fils, Gaston d’Arsac, et une fille, Jaquette d’Arsac.

Page 197. — (¹) Né le 17 mai 1534, Thomas de Montaigne, sieur de Beauregard, était le frère cadet de Michel. Il épousa plus tard Jaquette d’Arsac, belle-fille de La Boétie.

Page 199. — (¹) C’est le commencement de la première Olympique de Pindare.

Page 201. — (¹) Le conseiller Jean de Belot, seigneur et vicomte de Pommiers, appartint d’abord au parlement de Bordeaux, puis fut maître des requêtes de l’hôtel du Roi. Ronsard et Baïf le louèrent.

Page 204. — (¹) Cette lettre s’achève, dans l’édition originale, par la mention suivante qui clôt le volume : « Achevé d’imprimer le 24 de novembre 1570 ».