Discours pour C. Rabirius (trad. Paret)

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Discours pour C. Rabirius (trad. Paret), Texte établi par NisardGarnier2 (p. 544-555).


DISCOURS POUR C. RABIRIUS,
ACCUSÉ DE HAUTE TRAHISON,
DEVANT LE PEUPLE ROMAIN.

DISCOURS DIX-HUITIÈME.


ARGUMENT.

L. Apuléius Saturninus, ancien questeur à Ostie, était devenu l’ennemi du sénat, depuis qu’on avait voulu l’exclure de ce corps, pour ses malversations et pour sa négligence dans l’exercice de ses fonctions. Il trouva, dans la protection de Marius, les moyens de satisfaire sa vengeance ; et devenu tribun, il servit efficacement la haine de ce dernier contre la noblesse, et particulièrement contre Métellus, le Numidique, qu’il fit exiler. Marius, abusant de l’autorité consulaire, fit obtenir à Saturninus un second tribunal, en faisant massacrer au milieu des comices, Nonius, un des candidats (652). Saturninus voulut par le même moyen assurer le consulat au préteur Servilius Glaucia, un de ses adhérents : il fit tuer Memmius, concurrent de ce dernier (653). Le sénat, indigné, rendit le décret réservé pour les temps de révolte, et ordonna aux consuls C. Marius et L. Valérius Flaccus de veiller au salut de la république. Marius était alors consul pour la sixième fois, et c’était avec l’aide de Saturninus qu’il était parvenu à cet honneur contre toutes les lois. Il se résigna sans peine à sévir contre un homme dont il ne pouvait plus espérer aucun service. Le sénat, les chevaliers et la plus notable partie des plébéiens prirent les armes et marchèrent à la suite des consuls contre les rebelles. Saturninus, repoussé du forum, s’empara du Capitole, et il essaya de s’y défendre avec Glaucia, Sauféius et Labiénus, les principaux de ses partisans. Marius les bloqua étroitement, et les réduisit par la soif, en faisant couper les conduits qui amenaient de l’eau dans cette forteresse. Saturninus envoya témoigner de son repentir au sénat. Les consuls l’engagèrent à quitter le Capitole, et à venir exposer ses prétentions suivant les formes prescrites par les lois ; il paraît même qu’une sauvegarde lui fut accordée. Saturninus y consentit ; mais à peine eut-il quitté le Capitole qu’il fut tué à coups de pierres, ainsi que Glaucia : Labiénus fut massacré.

Trente-six ans après, le tribun T. Attius Labiénus, neveu du précédent, accusa C. Rabirius de perduellion ou de crime de haute trahison, comme meurtrier de Saturninus. Il était excité par Jules César, que ses vues ambitieuses portaient à affaiblir l’autorité du sénat. Dans les causes de ce genre, on nommait ordinairement des duumvirs ou deux commissaires pour juger l’accusé. César était venu à bout, par ses intrigues, de se faire nommer conjointement avec L. César : il enfreignit même les lois ; car il fut choisi par le préteur, et non par le peuple, suivant l’ancien usage. Hortensius défendit Rabirius ; il prouva qu’il n’avait pas tué Saturninus ; que le meurtrier était un esclave qui, pour sa récompense, avait été affranchi. Il essaya ensuite de démontrer que jamais Rabirius n’avait promené dans les festins la tête de Saturninus, comme on le disait. Les duumvirs, malgré les preuves qu’alléguait son défenseur, condamnèrent Rabirius ; on suppose même que, d’après la loi de Tullus Hostilius, ils le condamnèrent au supplice des esclaves, au gibet et aux verges. La loi Porcia, il est vrai, défendait d’infliger la peine de mort, et surtout cette mort infamante, à un citoyen ; mais on trouvait toujours des prétextes pour l’éluder : on déclarait qu’un Romain rebelle perdait ses privilèges de citoyen, en se soulevant contre l’État. Rabirius, comme autrefois Horace, condamné par les duumvirs, en appela au peuple assemblé par centuries, et Cicéron, alors consul, entreprit de le défendre. César et Labiénus intriguèrent contre l’accusé. Il fut ordonné à son défenseur de ne pas employer plus d’une demi-heure à son plaidoyer ; et Labiénus s’efforça d’enflammer contre lui l’indignation du peuple, en exposant sur la tribune un portrait de Saturninus, qu’il représenta comme un martyr de la liberté publique.

Cicéron prononça ce discours l’année même de son consulat, à l’âge de quarante ans, l’an de Rome 690. On peut voir ce qu’il en dit lui-même, in Pison., c. 2 ; orat., c. 29. Dion Cassius nous apprend (XXXVII, 27) que toute l’éloquence du défenseur n’aurait pas empêché le peuple de confirmer le jugement des dumnvirs, si Metellus Celer, préteur et augure, qui s’aperçut de cette fâcheuse disposition, n’eût rompu l’assemblée des comices, sous prétexte que les auspices n’étaient pas favorables. On ne put recueillir les voix. Labiénus fut très-mécontent, mais il ne renouvela point l’accusation, et Rabirius ne fut plus inquiété. Il paraît qu’il dut cette sécurité à la conjuration de Catilina, qui occupa bientôt tous les esprits.

On regretta pendant longtemps la perte de la péroraison de ce discours : cette péroraison, retrouvée en 1820, à Rome, dans un manuscrit du Vatican, est un des meilleurs morceaux du discours.


I. Romains, je n’ai point coutume, dans les causes que je plaide, de commencer par rendre compte des motifs pour lesquels je m’en suis chargé. Car j’ai toujours pensé que les périls des citoyens leur donnent assez de droits à mon attachement ; toutefois dans cette affaire où j’ai à défendre la vie, l’honneur et la fortune entière de C. Rabirius, je crois devoir exposer d’abord pourquoi je viens lui rendre un tel service : c’est qu’en effet les motifs si justes qui m’ont engagé à prendre sa défense, doivent aussi vous déterminer à l’absoudre.

Sans doute les liens d’une ancienne amitié, la qualité de l’accusé, les sentiments de l’humanité et les habitudes constantes de ma vie, m’ont porté à défendre C. Rabirius ; mais, de plus, le salut de la république, les devoirs de consul, le consulat même, dont la garde m’a été confiée, comme à vous, avec celle de la république, me faisaient une loi d’y apporter tous mes soins. En effet, si C. Rabirius est sous le coup d’une accusation capitale, ce n’est pas qu’il soit personnellement coupable d’un délit, qu’il ait mérité la haine, qu’il ait tenu une conduite infâme ou provoqué d’anciennes, de justes, de graves inimitiés ; c’est qu’on veut anéantir cette loi souveraine protectrice de votre majesté et de votre empire, et que nous avons reçue de nos ancêtres. On veut que désormais les décrets du sénat, l’autorité du consul, l’accord des gens de bien, soient sans force contre des scélérats armés pour la ruine de la république. Oui, c’est dans l’espoir de renverser ces sages barrières qu’on est venu attaquer un vieillard faible et isolé. Si donc un consul digne de ce titre, lorsqu’il voit saper et arracher les fondements sur lesquels l’État repose, doit protéger la patrie, combattre pour la sûreté et la fortune de tous, faire un appel à la fidélité des citoyens, oublier son salut pour le salut commun ; il est aussi du devoir des bons et courageux citoyens, tels que vous vous êtes montrés toutes les fois que la république s’est trouvée en péril, de fermer toute voie à la sédition, de fortifier les remparts de la république, de croire que toute la puissance exécutrice appartient aux consuls, et que toute la sagesse délibératrice réside dans le sénat ; enfin de regarder les hommes qui obéissent à de telles maximes, comme dignes d’estime et d’honneur plutôt que de châtiment et de supplices.

Ainsi, dans cette cause, le soin de défendre l’accusé me regarde particulièrement ; quant au désir de le sauver, vous devez le partager avec moi.

II. Oui, Romains, n’en doutez pas. De mémoire d’homme, aucun débat plus important, plus dangereux, plus digne d’éveiller votre prudence à tous, n’a été provoqué par un tribun, soutenu par un consul, et porté devant le peuple. En effet, Romains, il ne s’agit, dans cette cause, de rien moins que d’anéantir à jamais dans Rome toute volonté publique, tout accord des gens de bien contre la fureur et l’audace des méchants, tout refuge, toute garantie de salut, dans les situations les plus critiques de l’État.

Tel est l’état des choses. Je commencerai donc, comme on doit le faire dans un débat ou il s’agit de la vie, de l’honneur et de la fortune entière, par implorer l’indulgence et la faveur de Jupiter très bon et très puissant, ainsi que de tous les dieux et les déesses, dont l’assistance tutélaire, bien plus que les lumières et les conseils des hommes, gouverne cette république ; je les supplie de permettre que ce jour voie Rabirius sauvé et la république affermie. Et vous, Romains, dont la puissance n’est inférieure qu’à celle des dieux, je vous prie et vous conjure, puisque la vie de l'innocent et infortuné Rabirius, et en même temps le salut de la république sont remis en vos mains et dépendent de vos suffrages, de montrer pour le sort de l'accusé la pitié qui vous est naturelle, et pour le salut de la république, votre sagesse ordinaire.

Maintenant, T. Labiénus, puisque vous me refusez le temps nécessaire à l'intérêt de ma cause, et qu'au lieu de l'espace présumé et déjà réglé pour ma défense, vous me resserrez dans les bornes étroites d'une demi-heure, nous subirons, ce qui est contre toute justice, et le dernier degré de l'infortune, les conditions imposées par l'accusateur et la loi dictée par un ennemi. Toutefois, en m'imposant ce terme d'une demi-heure, vous m'avez permis de remplir la tâche d'avocat, mais non les devoirs de consul; j'aurai presque assez de temps pour défendre Rabirius, mais trop peu pour vous faire entendre mes plaintes au nom de l'État. Peut-être croyez-vous que je dois répondre longuement au sujet de la profanation des lieux saints et des bois sacrés, dont vous accusez Rabirius, quand vous-même n'avez rien dit de cette accusation, sinon qu'elle avait été intentée par C. Macer à C. Rabirius? Et à cette occasion, je m'étonne que vous vous souveniez si bien des imputations de L. Macer, ennemi de C. Rabirius, tandis que vous oubliez un jugement garanti par l'équité des juges et la religion du serment.

III. Dois-je parler longuement de votre accusation de péculat et de l'incendie des archives, lorsque, dans une accusation du même genre, un parent de C. Rabirius a été absous dans un jugement solennel, aussi honorablement que le méritait sa vertu, et que Rabirius lui-même, non seulement n'a jamais été cité en justice pour de pareils motifs, mais n'a pas même été exposé par un seul mot, au moindre soupçon de cette nature? Répondrai-je davantage à l'inculpation relative à son neveu, que vous l'accusez d'avoir assassiné, pour que ses funérailles servissent de prétexte à différer un jugement? N'est-il pas en effet bien vraisemblable qu'il ait mieux aimé son beau-frère que son neveu, et qu'il l'ait aimé au point d'avoir la cruauté d'arracher la vie à ce dernier, pour procurer à l'autre un sursis de deux jours? Quant aux esclaves qui ne lui appartenaient pas, et qu'il a retenus, malgré la loi Fabia; quant aux citoyens battus de verges ou mis à mort, au mépris de la loi Porcia, est-il besoin d'ajouter quelque chose à ces témoignages d'intérêt si vifs qu'a manifestés pour lui l'Apulie entière, à cette bienveillance si honorable de tout son voisinage dans la Campanie, lorsque, pour écarter le danger qui le menace, nous avons vu accourir non seulement les particuliers, mais les contrées entières, pour ainsi dire, et que cet empressement s'est étendu plus loin que ne semblaient le demander les limites et les relations du voisinage? Dois-je aussi préparer un long discours pour le justifier d'un autre fait contenu dans le même acte d'accusation, qui provoque sa condamnation à l'amende, savoir, que Rabirius n'a respecté les lois de la chasteté, ni pour les autres, ni pour lui-même. Il y a plus. Je soupçonne que Labiénus n'a fixé cette demi-heure qu'afin de m'empêcher d'en dire davantage sur la chasteté. Vous voyez donc, Labiénus, que pour les charges qui demandent les soins d'un avocat, votre demi-heure est plus que suffisante; mais comme il s’agit aussi du meurtre de Saturninus, vous avez voulu rétrécir et resserrer cette seconde partie, qui ne veut point le talent d’un orateur, mais pour laquelle on réclame et on invoque le secours du consul.

Vous répétez sans cesse que j’ai aboli les jugements de haute trahison : c’est moi que l’affaire regarde, et non Rabirius. Et plût aux dieux, Romains, que je fusse le premier ou le seul qui eusse fait disparaître de nos institutions une telle barbarie ! Plût aux dieux que ce dont il me fait un crime me fût un titre de gloire personnel ! Que pourrais-je désirer plus vivement que d’avoir chassé le bourreau du forum, arraché la croix du Champ de Mars ? Mais cet honneur, Romains, appartient d’abord à nos ancêtres, qui, après l’expulsion des rois, ne voulurent laisser, chez un peuple libre, aucune trace de la cruauté des rois ; ensuite à plusieurs citoyens courageux, qui ont voulu que notre liberté, au lieu d’épouvanter par la rigueur des supplices, fût garantie par la douceur des lois.

IV. Eh bien ! lequel de nous, Labiénus, est l’ami du peuple ? Est-ce vous qui voulez que, dans l’assemblée même, on livre les citoyens romains au bourreau, et qu’on les charge de fers ; vous, qui demandez qu’au Champ de Mars, dans les comices par centuries, dans un lieu consacré par les auspices, on plante et on élève une croix pour le supplice des citoyens ? ou moi, qui défends de profaner l’assemblée publique par la présence funeste d’un bourreau ; moi qui veux qu’on efface les vestiges d’un crime odieux de la place où se réunit le peuple romain ; moi qui soutiens qu’il ne faut point laisser porter atteinte au caractère sacré de vos assemblées, à la sainteté du Champde Mars, à l’inviolabilité de la personne de tous les citoyens romains, à l’intégrité de leurs droits et de leur liberté ? Le voilà ce digne tribun, l’ami du peuple, le défenseur et le soutien des lois et de la liberté publique ! La loi Porcia a délivré les citoyens romains de la honte d’être frappés de verges ; l’humanité de Labiénus nous ramène le régime du fouet. La loi Porcia garantit la liberté des personnes contre la barbarie du licteur ; ce tribun, le père du peuple, la livre au bourreau. C. Gracchus a promulgué une loi qui ne permet pas de prononcer sans votre consentement sur la vie d’un citoyen : le défenseur du peuple veut, non pas faire juger sans votre ordre un citoyen par les duumvirs, mais le faire condamner à mort sans les formes légales. Et vous osez parler ici de la loi Porcia, de C. Gracchus, de notre liberté, d’un citoyen populaire, vous, Labiénus, vous qui, par des supplices inconnus jusqu’alors, et par la cruauté même d’un langage inouï parmi nous, avez essayé de violer la liberté du peuple romain, de corrompre son humanité et de changer ses institutions ! Voici en effet les paroles que vous prononcez avec plaisir, vous débonnaire et ami du peuple : Va, licteur, attache les mains du condamné ; paroles qui répugnent à un gouvernement libre et doux comme le nôtre ; paroles indignes même des rois tels que Romulus et Numa Pompilius, mais qu’il faut faire remonter à un Tarquin, le plus superbe et le plus cruel des tyrans. Telles sont les formules de torture et de mort que se plaît à rappeler votre douceur et votre indulgence : Enveloppez la tête, attachez au poteau fatal ; paroles barbares que la république laisse depuis longtemps dans les ténèbres des temps passés, et que le grand jour de la liberté a fait disparaître.

V. Si la poursuite que vous intentez touchait aux intérêts du peuple, si elle était juste, si elle était légale, C. Gracchus l’aurait-il négligée ? Peut-être la mort d’un oncle vous a-t-elle causé une douleur plus cruelle que la mort d’un frère à C. Gracchus ; peut-être la perte d’un oncle, que vous n’avez jamais vu, est pour vous plus amère que ne l’a été pour lui celle d’un frère avec lequel il avait vécu dans la plus tendre union : sans doute l’oncle dont vous vengez la mort était semblable au frère dont Caïus aurait poursuivi les meurtriers, s’il avait voulu employer cette voie ; et ce Labiénus, votre oncle, quel qu’il fût, a laissé sans doute dans le cœur du peuple autant de regrets qu’en avait laissé Tib. Gracchus ? Peut-être aimez-vous plus tendrement que Caïus ? Vous avez plus de courage ? plus de sagesse ? plus de crédit ? plus d’autorité ? plus d’éloquence ? vous qui, à supposer que ces qualités eussent été médiocres en lui, les feriez paraître éminentes, par comparaison avec ce qu’elles sont en vous. Mais vous le savez, C. Gracchus était à cet égard supérieur à tout le monde : jugez donc quelle distance il y a entre vous et lui ! Mais Gracchus aurait souffert mille fois la mort la plus cruelle plutôt que de voir le bourreau mettre le pied dans l’assemblée du peuple ; le bourreau, à qui les lois portées par Caton le Censeur ont interdit non seulement l’entrée du forum, mais ce jour qui nous éclaire, et l’air que nous respirons, et le séjour de Rome. Labiénus ose se dire l’ami du peuple, et m’accuser d’être opposé à vos intérêts, lui qui va rechercher les formes les plus odieuses de supplices et de sentences, non pas dans vos traditions et dans celles de vos ancêtres, mais dans les monuments des annales et dans les archives des rois ; tandis que moi, par tous mes moyens, tous mes conseils, tous mes discours et toutes mes actions, j’ai combattu et réprimé sa cruauté : à moins toutefois que vous ne consentiez à subir une condition que les esclaves ne pourraient supporter sans l’espérance de la liberté. C’est une calamité que d’être flétri par un jugement public ; c’est une calamité que d’être condamné à perdre ses biens ; c’est une calamité que d’être exilé ; mais dans tous ces malheurs on conserve toujours quelque trace de liberté. Et si enfin nous sommes dévoués à la mort, mourons en hommes libres. Mais un bourreau, mais ce voile qui enveloppe la tête, mais le nom même de la croix ! Qu’un tel opprobre non seulement ne menace plus les citoyens romains, mais ne souille plus même leur pensée, leurs oreilles, leurs yeux. Car pour des choses si horribles, ce n’est pas seulement l’effet et l’exécution, c’est la possibilité, c’est l’attente, c’est l’idée seule enfin qui est indigne d’un citoyen de Rome et d’un homme libre. Ainsi nos esclaves se verront affranchis de la crainte de tels supplices par la générosité de leurs maîtres et par une formalité ; et nous nos services, notre vie entière, nos dignités, rien ne saurait nous garantir du fouet, du gibet et de la croix !

Je l’avoue, T. Labiénus, oui, je le déclare hautement et m’en fais gloire, c’est moi, c’est ma prudence, mon courage, mon autorité qui vous ont fait abandonner cette poursuite cruelle, odieuse, plus digne d’un tyran que d’un tribun. Et bien que dans cette affaire vous n’ayez tenu aucun compte des exemples de nos ancêtres, de toutes les lois, de toute l’autorité du sénat, de tous les droits de la religion et du respect dû aux auspices, borné, comme je le suis, par le temps, je ne vous ferai aujourd’hui aucun reproche à cet égard : on nous donnera le temps nécessaire pour ce débat. Maintenant nous allons parler de l’accusation relative à Saturninus et à la mort de l’illustre Labiénus, votre oncle.

VI. Vous accusez C. Rabirius d’avoir tué L. Saturninus, et déjà C. Rabirius, appuyé d’un grand nombre de témoignages, et victorieusement défendu par Q. Hortensius, a prouvé la fausseté de cette accusation. Pour moi, si la question n’avait déjà été vidée, j’accepterais l’accusation, je prendrais tout sur moi, j’avouerais tout. Oui, plût aux dieux que l’état de la cause me permît de déclarer hautement que L. Saturninus, ennemi de la république, est mort de la main de C. Rabirius ! J’entends des cris qui, loin de m’effrayer m’encouragent ; ils prouvent que, s’il est parmi vous des citoyens peu éclairés, ils ne sont pas nombreux. Jamais, croyez-moi, le peuple romain, qui garde en ce moment le silence, ne m’eût appelé au consulat, s’il avait pensé que je pusse être troublé par vos clameurs. Mais déjà combien vos cris sont plus faibles ! Que ne retenez-vous ces murmures, qui trahissent votre folie et témoignent de votre petit nombre ! Je voudrais, je le répète, pouvoir en faire l’aveu, si la chose était vraie, et si je parlais le premier dans la cause ; oui, j’avouerais que Saturninus a péri sous les coups de C. Rabirius, et je verrais dans cette action le plus beau titre de gloire. Mais puisque cela ne m’est pas permis, j’avouerai un fait qui, sans être aussi honorable pour mon client, ne sera pas moins favorable à l’accusation. J’avoue donc que Rabirius a pris les armes dans l’intention de tuer Saturninus. Qu’en dites-vous, Labiénus ? Attendez-vous de moi un aveu plus important ? y a-t-il contre lui une plus grave accusation ? A moins que vous ne mettiez une différence entre le meurtrier et celui qui est armé pour le meurtre. Si le meurtre de Saturninus est un crime, on n’a pu sans crime prendre les armes contre lui : mais si vous m’accordez qu’on a eu le droit de prendre les armes, il faudra m’accorder aussi qu’on avait le droit de lui donner la mort.

(Quelques éditeurs supposent ici une légère lacune)

VII. Un sénatus-consulte ordonne que les consuls C. Marius et L. Valérius, assistés des tribuns et des préteurs, qu’il leur plaira de choisir, veillent au maintien de la puissance et de la majesté du peuple romain. Ils convoquent tous les tribuns du peuple, excepté Saturninus ; tous les préteurs, excepté Glaucia : ils commandent aux citoyens qui veulent le salut de la république de prendre les armes et de les suivre. Tout le monde obéit : on tire des édifices et des arsenaux publics des armes que le consul C. Marius distribue au peuple romain. Dès à présent, et sans entrer dans d’autres détails, je vous le demande, Labiénus, lorsque Saturninus en armes occupait le Capitole, et qu’il avait avec lui C. Glaucia, C. Sauféius, et même ce prétendu Gracchus, échappé de la prison et des fers de l’esclavage ; j’ajouterai, puisque vous le voulez, Q. Labiénus, votre oncle : d’un autre côté, lorsque, dans le forum, les consuls C. Marius et L. Valérius Flaccus, et à leur suite tout le sénat, ce sénat, dont vous-même, détracteur des patriciens de votre temps, ne cessez de faire l’éloge pour rabaisser plus facilement le sénat d’aujourd’hui ; lorsque tout l’ordre des chevaliers romains, et quels chevaliers ! dieux immortels ! c’était cette génération qui tenait une si grande place dans l’État et occupait toute la hiérarchie des tribunaux ; lorsque enfin les citoyens de tous les ordres, qui croyaient leur salut attaché à celui de la république, avaient pris les armes : que devait donc faire C. Rabirius ? Je vous le demande à vous-même, Labiénus : lorsque les consuls, en vertu d’un sénatus-consulte, avaient appelé les citoyens aux armes ; lorsque M. Emilius, prince du sénat, s’était armé et avait pris son poste dans le comice, lui qui, pouvant à peine marcher, pensait que la faiblesse de ses jambes, en l’empêchant de fuir, ne l’empêcherait pas de poursuivre l’ennemi ; lorsque Q. Scévola lui-même, épuisé de vieillesse, accablé par la maladie, privé d’un bras, impotent et perclus de tous ses membres, appuyé sur un javelot, montrait à la fois l’énergie de son âme et l’infirmité de son corps ; lorsque L. Métellus, Serv. Galba, C. Serranus, P. Rutilius, C. Fimbria, Q. Catulus, et tout ce qu’il y avait alors de consulaires, s’étaient armés pour le salut commun ; lorsque de toutes parts on voyait accourir et les préteurs, et la noblesse, et tous les hommes en âge de combattre ; lorsque Cn. et L. Domitius, L. Crassus, Q. Mucius, C. Claudius, M. Drusus ; lorsque tous les Octaves, les Métellus, les Jules, les Cassius, les Catons, les Pompées ; lorsque L. Philippe, L. Scipion ; lorsque M. Lépidus, lorsque D. Brutus, lorsque P. Servilius lui-même, sous le commandement duquel vous avez servi, Labiénus ; lorsque Q. Catulus, ici présent, et sijeune alors ; lorsque C. Curion, lorsque enfin les hommes les plus illustres s’étaient rangés autour des consuls, que devait donc faire C. Rabirius ? Devait-il rester caché dans un réduit obscur, et chercher dans le fond de sa demeure et au milieu des ténèbres un rempart pour couvrir sa lâcheté ? Devait-il marcher au Capitole, et se joindre avec votre oncle à ce ramas de misérables, qui tous perdus d’opprobre, n’avaient d’autre refuge que la mort ? Ou bien devait-il se réunir à Marius, à Scaurus, à Catulus, à Métellus, à Scévola, en un mot, à tous les bons citoyens, pour être sauvé ou périr avec eux ?

VIII. Vous-même enfin, Labiénus, que feriez-vous dans de telles circonstances et au milieu d’un tel péril ? Lorsque la peur vous conseillerait de fuir et de vous cacher ; lorsque la scélératesse et les fureurs de Saturninus vous réclameraient au Capitole, et que les consuls vous appelleraient à la défense de la patrie et de la liberté, de qui reconnaîtriez-vous l’autorité ou la voix ? Quel parti voudriez-vous embrasser, à qui voudriez-vous obéir ? Mon oncle, dites-vous, était avec Saturninus. Et votre père, avec qui était-il ? Et les chevaliers romains, vos parents ? Et toute votre préfecture, tout votre canton, tout votre voisinage, et le Picénum tout entier, est-ce aux fureurs du tribun qu’ils ont obéi ou à l’autorité des consuls ? Non, je le soutiens, ce que vous vantez ici dans votre oncle, personne n’a encore osé l’avouer pour soi-même ; non, il ne s’est rencontré personne d’assez pervers, d’assez corrompu, d’assez dépourvu de tout sentiment honnête et de tout respect humain, pour avouer qu’il était au Capitole avec Saturninus. Mais enfin votre oncle y était : soit ; je veux même qu’il n’y ait été contraint ni par l’état désespéré de ses affaires, ni par quelques malheurs domestiques ; je veux que l’affection qui l’unissait à L. Saturninus l’ait déterminé à sacrifier la patrie à l’amitié : mais était-ce une raison pour C. Rabirius de trahir la république, de ne point se ranger parmi tant de bons citoyens qui avaient pris les armes, de ne pas obéir à la voix, à l’ordre des consuls ? Or, nous le voyons : il y avait à opter entre trois partis, ou suivre Saturninus, ou s’unir aux gens de bien, ou se cacher. Se cacher, c’était se condamner à la mort la plus honteuse ; se joindre à Saturninus, c’était crime et folie : le courage, la vertu, l’honneur ordonnaient de se joindre aux consuls. Faites-vous donc un crime à Rabirius d’avoir été avec ceux qu’il ne pouvait combattre sans la plus coupable folie, ni abandonner sans le plus grand déshonneur ?

IX. C. Décianus, que vous citez souvent, osa, dans une accusation intentée par lui, aux applaudissements de tous les gens de bien, contre P. Furius, homme souillé de toute sorte d’infamies, se plaindre devant le peuple de la mort de Saturninus ; il fut condamné. Sext. Titius fut aussi condamné pour avoir eu chez lui un portrait de Saturninus. Les chevaliers romains déclarèrent, par leur sentence, qu’on était un mauvais citoyen, indigne de rester dans Rome, lorsqu’en gardant le portrait d’un factieux qui avait osé se déclarer l’ennemi de la république, on voulait ou honorer sa mémoire, ou exciter la pitié et les regrets d’une multitude aveugle, ou manifester le désir d’imiter ses crimes. Aussi, Labiénus, je ne puis concevoir où vous avez trouvé ce portrait que vous possédez. Car, après la condamnation de Sext. Titius, il n’y eut personne qui osât le garder. Si vous aviez entendu parler de cette affaire, ou si vous n’étiez pas trop jeune pour en avoir été témoin, jamais sans doute ce portrait, qui, pour avoir été placé dans la maison de Sext. Titius, causa sa ruine et son exil, n’aurait paru entre vos mains, à la tribune et au milieu de l’assemblée du peuple : vous ne seriez point venu vous heurter contre ces écueils où vous verriez le naufrage de Sext. Titius et le débris de la fortune de C. Décianus. Mais sur tous ces points vous avez failli par ignorance : vous avez voulu faire revivre un débat plus ancien que vous, un débat déjà mort et oublié avant votre naissance. Cette cause que vous auriez sans doute embrassée vous-même, si votre âge vous l’eût permis, vous voulez aujourd’hui la faire condamner. Mais ne voyez-vous pas quels hommes, quels illustres morts vous venez accuser du plus grand des crimes ? ne voyez-vous pas de combien d’autres, parmi ceux qui vivent encore, vous compromettez la vie par ce même procès ? Car si C. Rabirius s’est rendu coupable d’un crime capital, en prenant les armes contre Saturninus, l’âge qu’il avait alors pourra peut-être lui servir d’excuse ; mais Q. Catulus, le père de celui que nous voyons, Catulus, en qui brillait une si haute sagesse, une vertu si parfaite, une si rare bonté ; mais M. Scaurus, si grave, si éclairé, si prudent ; mais les deux Mucius, L. Crassus, M. Antoine, qui fut alors placé en dehors des murs avec des troupes ; mais ces citoyens dont Rome a tant admiré la sagesse et le talent ; tant d’autres non moins considérables, tous ceux qui veillaient à la garde et au gouvernement de l’État, comment défendrons-nous leur mémoire ? Que dirons-nous en faveur de ces hommes si recommandables, de ces excellents citoyens, de ces chevaliers romains qui se joignirent alors au sénat pour sauver la république ? Que dirons-nous pour les tribuns du trésor, pour tous les hommes de tous les rangs, qui prirent alors les armes pour défendre la liberté commune ?

X. Mais pourquoi parler de tous ceux qui ont obéi aux ordres consulaires ? Que devient l’honneur des consuls eux-mêmes ? L. Flaccus, qui montra toujours tant de zèle, dans sa vie politique, dans l’exercice des magistratures, dans le sacerdoce, dans les cérémonies auxquelles il présidait, sera-t-il flétri, après sa mort, comme atteint d’un crime affreux, de parricide ? Envelopperons-nous dans cette ignominie et dans cette proscription des morts, le nom de C. Marius ? C. Marius, que nous pouvons à juste titre appeler le père de la patrie, le père de votre liberté et de la république, sera condamné comme coupable d’un crime odieux, de parricide, et sa mémoire sera flétrie ? En effet, si T. Labiénus veut faire périr C. Rabirius sur la croix, dans le Champ de Mars, pour avoir couru aux armes, quel supplice imaginera-t-on pour celui qui avait appelé aux armes les citoyens ? Si l’on donna une sauvegarde à Saturninus, ce que vous répétez à chaque instant, ce n’est point C. Rabirius, mais bien C. Marius, qui l’a donnée ; lui seul fut coupable, s’il n’a pas tenu parole. Mais dites-moi, Labiénus, quelle sauvegarde a-t-on pu donner, sans un décret du sénat ? Êtes-vous assez étranger dans Rome, assez peu instruit de nos institutions et de nos coutumes pour ignorer de pareilles choses ? On vous prendrait pour un voyageur passant dans une ville étrangère, et non pour un magistrat en fonctions dans sa patrie.

Mais quel mal, dit Labiénus, tout cela peut-il faire à Marius, puisqu’il est privé du sentiment et de la vie ? Eh quoi ! Marius aurait-il passé ses jours dans les travaux et les périls, si ses désirs et ses espérances n’avaient rien envisagé pour lui et pour sa gloire, au delà du terme de la vie ? Mais sans doute, après avoir défait en Italie cette multitude innombrable d’ennemis, après avoir délivré la patrie assiégée, il croyait que toute la gloire de ses actions périrait avec lui ! Non, Romains, non ; il n’est aucun de nous qui s’expose avec un noble dévouement aux dangers de la vie publique sans l’espoir de vivre glorieusement dans la postérité. Aussi parmi tant de motifs qui me portent à croire que l’âme des hommes de bien est divine et immortelle, je n’en trouve point de plus forts que ce pressentiment de l’avenir qui remplit le cœur des hommes les plus vertueux et les plus éclairés, et ne leur laisse envisager que l’immortalité. Ô Marius ! ô vous tous qui vous êtes illustrés par votre courage et votre sagesse, et dont les âmes ont passé d’une vie mortelle aux honneurs et au sanctuaire des dieux, c’est vous que j’atteste ! Oui, combattre pour votre renommée, votre gloire et votre nom, est à mes yeux un devoir aussi sacré que la défense des autels et des temples de la patrie. Si pour soutenir votre honneur, il fallait prendre les armes, je les prendrais avec autant d’empressement que vous l’avez fait vous-mêmes pour le salut de la république. En effet, Romains, si la nature a renfermé notre vie dans des bornes étroites, elle n’en a pas mis à notre gloire.

XI. Aussi, en honorant ceux qui ne sont plus, nous nous préparerons à nous-mêmes un sort meilleur après la mort. Mais, si vous avez peu de souci de ceux que nous ne pouvons plus voir, Labiénus, croyez-vous qu’on ne doive aucun égard aux vivants ? Je soutiens que, de tous ceux qui avaient atteint la jeunesse, et qui se trouvaient à Rome dans la journée contre laquelle vous demandez vengeance aux juges, il n’y eut personne qui ne prit les armes et ne suivît les consuls. Ainsi tous ces hommes dont l’âge peut vous faire conjecturer la conduite en cette circonstance sont accusés par vous de crime capital dans la personne de C. Rabirius.

Mais c’est Rabirius qui a tué Saturninus. Plût aux dieux qu’il en fût ainsi ! Je ne demanderais point sa grâce, je réclamerais pour lui une récompense. En effet, si l’esclave de Q. Croton, Scéva, qui tua L. Saturninus, a reçu la liberté, de quel prix aurait-on dû récompenser un chevalier romain ? Et si C. Marius, pour avoir coupé les canaux qui portaient l’eau dans le temple, dans la demeure de Jupiter très bon et très grand ; pour avoir, sur la montagne du Capitole……….. des citoyens impies………..

Lacune.

……….. XII………… Le sénat, lorsque j’ai plaidé cette cause, ne s’est pas montré plus difficile ni plus rigoureux que vous ne l’avez été dans cette assemblée, où vous avez témoigné par vos gestes et par vos acclamations que vous rejetiez ce don de la terre entière et de ce même pays de Capoue, qu’on voulait vous partager. Je dirai, comme celui qui a provoqué ce jugement, et je le déclare, je le proteste, il ne reste pas un seul roi, une seule nation, un seul peuple que vous deviez craindre. Il n’y a point de péril extérieur, point de puissance étrangère, dont nous ayons à redouter quelque surprise. Si vous voulez que notre cité soit immortelle, que notre empire n’ait point de fin, que notre gloire vive à jamais, il faut nous tenir en garde contre nos passions, contre les hommes turbulents et avides de révolutions ; contre les maux intérieurs et les perfides complots, qui se trament dans nos propres foyers. Pour vous préserver de ces maux, vos ancêtres vous ont laissé un grand secours, la voix du consul qui appelle les citoyens au salut de la république. Secondez donc aujourd’hui cette autorité vigilante, Romains, et n’allez pas par votre jugement ravir à ma garde la république, et à la république le triple espoir de la liberté, de son salut et de sa grandeur.

Que ferais-je, si T. Labiénus avait immolé des citoyens, comme L. Saturninus ; s’il avait brisé la prison, s’il avait envahi le Capitole à la tête d’une troupe de satellites ? Je ferais ce que fit C. Marius, j’en instruirais le sénat, je vous appellerais à la défense de la république, je prendrais les armes avec vous pour résister à l’ennemi. Aujourd’hui, il n’y a pas le moindre soupçon de complot ; je ne vois point de glaive, point de violence, point de carnage : on n’assiége point le Capitole et la citadelle ; mais on intente une accusation funeste, on prépare un jugement cruel ; toute l’entreprise, conduite par un tribun du peuple, tend à la ruine de la république. J’ai cru devoir, non pas vous appeler aux armes, mais vous exhorter à repousser par vos suffrages les attaques dirigées contre la majesté du peuple romain. Citoyens, entendez mes prières, mes instances, mes exhortations. Il n’est pas ordinaire que le consul, lorsque………..

……….. XIII………… Celui qui, en combattant pour la république, a reçu des blessures honorables, et qui peut montrer ces nobles marques de son courage, tremble du coup qu’on veut porter à sa réputation. Celui que le choc des ennemis n’a jamais fait reculer, se voyant poursuivi par des citoyens auxquels il faut nécessairement qu’il cède, frémit d’effroi. Il ne vous demande pas qu’on lui permette de vivre avec dignité, il veut seulement pouvoir mourir sans honte. Ce qu’il désire, c’est moins de jouir du séjour de sa maison que de n’être pas privé de la sépulture paternelle. Il vous prie et vous conjure uniquement de ne pas lui envier les funérailles communes et la vue de ses foyers à son dernier soupir ; de souffrir qu’après avoir été toujours prêt à servir sa patrie au péril de ses jours, il meure dans sa patrie.

Je cesse de parler, au terme que m’a prescrit le tribun du peuple. Vous, Romains, je vous en conjure, voyez dans cette défense le devoir d’un ami envers un ami malheureux, le zèle d’un consul pour le salut de la république.


NOTES
SUR LE DISCOURS POUR G. RABIRIUS.

I. Ce discours fut prononcé au Champ de Mars, devant le peuple, dans les comices par centuries, ou dans l’assemblée qui précéda les comices.

Summum auxilum majestatis. Cicéron désigne par ces mots la fameuse ordonnance, Videant consulet ne quid respublica detrimenti capiat. C’est pour obéir à un décret de cette espèce que Rabirius avait pris les armes contre Saturninus, sous les ordres de Marius, consul, revêtu d’un pouvoir dictatorial.

II. T. Labienus, neveu du complice de Saturninus, et célèbre par son attachement au parti républicain, fut tribun du peuple l’année du consulat de Cicéron. Il se rendit fameux par l’accusation contre Rabirius à laquelle Cicéron répond dans ce discours, par la loi Attia, relative an sacerdoce, et enfin par les honneurs extraordinaires qu’il fit rendre à Pompée, vainqueur de Mithridate. Il servit en Gaule dans l’armée de César, dont il abandonna le parti, dès qu’il le crut contraire à la république. Il fut tué en Espagne, à la bataille de Munda.

Obstitisti, semi-horæ curriculum. La loi des Douze Tables voulait que la plaidoirie commençât à neuf heures et fût terminée à midi. La sentence devait être prononcée avant le coucher du soleil. La loi Pompéia ordonna que les orateurs régleraient la durée de leurs discours sur une clepsydre ou horloge d’eau, laquelle était trois heures à s’écouler. Dans les causes civiles, le juge était maître d’accorder plus ou moins de temps, selon l’importance de l’affaire.

A. C. Macro. Il paraît que Macer avait auparavant accusé Rabirius d’avoir violé les bois sacrés. Il y eut deux Macer. Cicéron, dans son Brutus, parle de l’un d’eux en termes honorables ; l’autre, d’abord préteur, puis gouverneur de l’Asie, fut, à son retour, accusé de péculat par Cicéron lui-même, alors préteur de Rome, et se donna la mort pour échapper à la condamnation.

III. Tabulario incenso. À l’époque où l’on faisait peser cette accusation sur Rabirius, on ne savait pas quel était l’auteur de l’incendie des archives : plus tard, Q. Sosius, chevalier romain, s’en reconnut coupable.

De sororis filio. Le mari de la sœur de C. Rabirius avait été appelé en jugement. Son fils mourut pendant l’instruction du procès. Chez les Romains, le respect pour le deuil de la famille et la religion des morts faisait interrompre toute affaire pour laisser aux parents la liberté de rendre les derniers devoirs à ceux qu’ils avaient perdus. Labiénus prétendait que cet accident était l’effet d’un crime de Rabirius, qui voulait fournir à son beau-frère un prétexte de retarder le jugement.

Legem Fabiam. Qui servos alienos sollicitat, vendit, retinet, Plagiarius dicitur : crimen ipsum Plagium. Martial est le premier qui ait appliqué le mot plagiarius, plagiaire, à un voleur d’écrits.

Multæ irrogatione. L’acte d’accusation concluait vraisemblablement à une peine pécuniaire contre C. Rabirius, pour avoir retenu chez lui des esclaves qui ne lui appartenaient pas, et qu’il voulait faire servir à des plaisirs infâmes. L’acte d’accusation concluait aussi à une amende pour la violation des bois sacrés, le péculat, etc. etc.

Perduellionis judicio. Perduellis voulait dire menne public, ennemi déclaré, de l’ancien mot duellum (bellum). On regardait comme tel, suivant Plutarque (Vie de Numa), l’auteur du meurtre volontaire d’une personne libre. C’est à ce titre qu’Horace, meurtrier de sa sœur, est appelé, dans Tite-Live, coupable de perduellion. L’ancienne formule de ce jugement (carmen) avait un caractère de cruauté bien propre à inspirer la terreur aux sujets de Tullus Hostilius, lequel établit ou du moins appliqua le premier ce jugement : « Duumviri perduellionem judicent. Si a duumviris provocarit, provocatione certato. Si vincent, caput obnubilo ; infelici arbori reste suspendito. Verberato vel intra pomœrium vel extra pomœrium. »

Aut primus. En effet, les jugements de haute trahison avaient été abolis avant Cicéron, par M. Porcius Caton et par C. Gracchus.

Carnificem. Il faut distinguer le bourreau des licteurs. Il n’y avait, chez les Romains, qu’un bourreau, qui ne pouvait habiter dans la ville. Il infligeait le supplice de la croix et de la potence (crux, furca), ordinairement réservé aux esclaves, et qui entraînait la dégradation du citoyen à qui on l’infligeait. Les licteurs tranchaient la tête et battaient de verges les citoyens condamnés. Leur ministère ne paraît pas avoir été regardé comme infâme. L’infamie était pour le bourreau.

IV. Comitiis centuriatis. Une action entraînant pour un citoyen la perte de la vie ou de la liberté, ne pouvait être portée devant le peuple que dans les comices assemblés par centuries.

Virgas, flagella. Les verges étaient aux mains des licteurs ; le bourreau seul se servait du fouet pour punir les esclaves.

Duumviri. Magistrats institués par Tullus Hoslilius pour juger les crimes de perduellion.

Arbori infelici. Poteau, croix fatale. — Les Romains appliquaient à ce mot infelici, à la fois un sens matériel et un sens moral ; car il paraît que dans l’origine ils pendaient les criminels à des arbres, et choisissaient de préférence ceux qui ne produisaient aucun fruit. Or on voit dans Pline que les arbres sans fruits s’appelaient malheureux : Infelices aatem existimantur damnatæque religione, quæ neque seruntur unquam nec fructum ferunt. (Liv. XVI, ch. 26.)

Censoriæ leges. Lois portées par Caton le Censeur.

Annalium. Ce sont ces tables blanchies sur lesquelles le grand pontife consignait tous les événements remarquables de chaque année. Voir, à ce sujet, l’excellent travail de M. Victor Leclerc sur les Journaux chez les Romains.

Regum commentariis. Registres sur lesquels on inscrivait les actes des rois, et que l’on conservait dans les archives publiques.

Unco. Bâton armé d’un fer recourbé ; sorte de croc avec lequel on traînait les criminels aux gémonies.

VI. Q. Hortensio. Q. Hortensius avait plaidé la cause de Rabirius devant les duumvirs. Il ne reste de son discours que les seuls mots cicatricum mearum cités par Charisius, édit. Putsch, page 100. On voit qu’Hortensius faisait parler Rabirius, et qu’il s’est servi d’un mouvement oratoire qui se retrouve dans la péroraison de Cicéron.

La loi Comélia de sicariis n’admettait aucune différence entre tuer ou prendre les armes pour tuer quelqu’un : Qui hominis occidendi causa cum telo ambulaverit, lege de sicariis teneatur.

VII. Glauciam. C. Servilius Glaucia, préteur et partisan de Saturninus. Voir l’argument.

L. Saufeius. Appien l’appelle Saféius. Il était questeur et proposa, dit cet historien, « de mettre le feu au Capitole, plutôt que de se rendre à Marius ; mais Glaucia et Saturninus espérèrent que Marius ferait quelque chose pour eux. Ils se livrèrent donc les premiers, et Saféius suivit leur exemple. » (Guerres Civiles, liv. I, ch. 4.)

Etiam ille… Gracchus. C’était un nommé L. Équilius, affranchi, qui se disait fils de Tib. Gracchus, afin de se concilier la bienveillance du peuple, auquel la mémoire des Gracques était chère. Il fut tué avec Saturninus.

M. Æmilius Scaurus. Consul romain aussi célèbre par son éloquence que par ses exploits. Cicéron fait souvent l’éloge de son caractère, et même de son désintéressement. Il fut cependant accusé, ainsi que son collègue Calpuniius Bestia, de s’être laissé corrompre par Jugurtha, à leur retour de l’ambassade que le sénat avait envoyée à ce prince, qui faisait la guerre à son frère Adherbal, malgré les ordres de Rome. (113 ans av. J. C.) V. Sall. Guerre de Jugurtha. Pline, XXXVI, 6, en fait, comme Salluste, un ambitieux avare et hypocrite. Il paraît, au reste, par un trait que rapporte Val. Max. III, 7, que de son temps l’opinion publique lui était favorable. Peut-être Cicéron et Salluste exagèrent-ils, l’un l’éloge, et l’autre le blâme, pour une seule et même raison : Scaurus était un des principaux appuis de la noblesse.

Ager Picenus. Les habitants étaient venus à Rome pour l’assemblée des comices, à l’époque où Saturninus fut tué.

IX. C. Décianus était vraisemblablement le père du Décianus dont Cicéron parle souvent dans le plaidoyer pro Flaco ; — P. Furius, tribun du peuple, issu, dit Appien, non d’un homme libre, mais d’un affranchi, contribua, comme Saturninus, à l’exil de Métellus le Numidique (654). L’année suivante, le tribun C. Canuléius cita Furius en jugement à ce sujet devant l’assemblée du peuple, qui, sans attendre la défense de l’accusé, se jeta sur lui et le mit en pièces. — Sext. Titius. Voir le portrait qu’en fait Cicéron. Brutus. — Q. Catulum. Victime des fureurs de Marius, il laissa un fils, Q. Catulus, qui donna à Cicéron le nom de Père de la patrie, après la découverte de la conjuration de Catilina. — Duos Mucios. Q. Mucius Scévola, augure et consul (l’an 637), gendre de Lélius et beau-père de Marius. Q. Mucius Scévola, pontife, fils de Publius. — L. Crassum. Le célèbre orateur. — M. Antonium. L’un des plus illustres orateurs romains, grand-père du triumvir. Il fut consul l’an de Rome 655, et censeur deux ans après. Proscrit par Marius, il fut tué par Annius, chef des satellites qui avaient découvert sa retraite. Marius se fit apporter sa tête au milieu d’un festin, et la fit ensuite exposer au forum, sur la tribune aux harangues. — L. Flaccum. L. Valérius Flaccus, collègue de Marius dans le consulat, était flamine, et faisait partie du collège des pontifes : mais il n’était pas grand pontife, comme l’ont cru quelques éditeurs. Cette dignité appartenait alors à Q. Mucius Scévola.

Data est. Les consuls s’étaient solennellement engagés, envers Saturninus, à ne pas employer la force contre lui. Plut, in Mar., cap. 30 ; Flor. III, 16 ; et Auct. de Vir. ill, cap. 73.

XII….. aretM. Niebuhr, dans une conjecture ingénieuse, rétablit ainsi la phrase entière : Senatum hoc egisse ne cornifex corpus civis romani dilaniaret.

In ea causa. S’agit-il, selon M. Niebuhr, de l’abolition de l’ancien supplice (ch. 3) demandée au sénat et obtenue par Cicéron consul, ou de la loi agraire que Cicéron combattit dans le sénat avant de la faire rejeter par le peuple ?