Discours touchant la méthode de la certitude et l’art d’inventer

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Discours touchant la methode de la certitude et l’art d’inventer pour finir les disputes et pour faire en peu de temps des grands progrés
Die philosophischen Schriften, Texte établi par Karl Immanuel Gerhardt, Band 7 (p. 174-183).

X.

Discours touchant la methode de la certitude et l’art d’inventer pour finir les disputes et pour faire en peu de temps des grands progrés.

Ce petit discours traite une des plus grandes matieres, où la felicité des hommes est extremement interessée, car on peut dire hardiment que[1] les connoissances solides et utiles sont le plus grand tresor du genre humain et le veritable heritage que nos ancetres nous ont laissé, que nous devons faire profiter et augmenter, non seulement pour le transmettre à nos successeurs en meilleur estat que nous ne l’avons receu, mais bien plus pour en jouir nous mêmes autant qu’il est possible pour la perfection de l’esprit, pour la santé du corps et pour les commodités de la vie.

Il faut avouer, en reconnoissant la bonté divine à nostre egard, qu’autant que l’on peut juger par l’histoire, jamais siecle a esté plus propre à ce grand ouvrage que le nostre, qui semble faire la recolte pour tous les autres. L’imprimerie nous a donné moyen d’avoir aisement les meditations et les observations les plus choisies des plus grands hommes tant de l’antiquité que de nos temps. La boussole nous a ouvert tous les recoins de la surface de la terre. Les lunettes à longue vue nous apprennent jusqu’aux secrets des cieux et donnent à connoistre le systeme merveilleux de l’univers visible. Les microscopes nous font voir dans le moindre atome un monde nouveau de creatures innumerables, qui servent sur tout à connoistre la structure des corps dont nous avons besoin. La Chymie, armée de tous les elemens, travaille avec un succès surprenant à tourner les corps naturels en mille formes, que la nature ne leur auroit jamais données ou bien tard. De sorte qu’il semble maintenant qu’il ne tient qu’à nous de finir avec assurance et par demonstration quantité de disputes, qui embarrassoient nos devanciers, de prevenir et de surmonter plusieurs maux qui nous menacent, et sur tout d’establir dans les ames la pieté et la charité, tant par l’education que par des raisons incontestables et de conserver et rétablir la santé des corps bien plus qu’on ne pouvoit faire autrefois, puisque nous avons asseurement des remedes, qui effacent tous ceux des anciens, et que la connoissance qu’ils avoient du corps humain, ne sçauroit entrer en comparaison avec la nostre.

Quant aux Mathematiques nous connoissons l’Analyse des Anciens, et nous en sçavons plus qu’eux et on va bien au delà. Les adresses secretes d’Archimede que les Geometres anciens mêmes ne connoissoient point (tant il les avoit cachées) sont toutes decouvertes.

Pour ce qui est des belles lettres, l’histoire sacrée et profane est si éclaircie, que nous sommes souvent capables de decouvrir les fautes des auteurs, qui écrivoient des choses de leur temps. On ne sçauroit considerer sans admiration cet amas prodigieux des restes de l’antiquité, ces suites des Medailles, cette quantité des Inscriptions, ce grand nombre de Manuscrits, tant Europeens qu’Orientaux, outre les lumieres qu’on a pû avoir des vieux papiers, chroniques, fondations et titres, qu’on a tirées de la poussiere, qui nous font connoistre mille particularités importantes sur les origines et changemens des familles illustres, peuples, estats, loix, langues et coustumes ; ce qui sert non seulement pour la satisfaction des curieux, mais bien plus pour la conservation et redressement de l’histoire, dont les exemples sont des leçons vives et des instructions agreables, mais surtout pour établir cette importante Critique, necessaire à discerner le supposé du veritable et la fable de l’histoire, et dont le secours est admirable pour les preuves de la religion.

Je ne diray rien de l’eloquence, de la poësie, de la peinture et des autres arts d’embellissement, ny de la science militaire et de toutes celles, qui apprennent aux hommes de faire du mal, qui avancent avec tant de succès, qu’il seroit à souhaiter que les sciences du reel et du salutaire pussent suivre celle du fard et du nuisible. J’adjouteray seulement que la decouverte de la poudre à canon me paroist estre plutost un present de la bonté du ciel, dont notre siecle même luy doit encor des remerciemens, qu’une marque de sa colere ; car c’est apparemment cette poudre à canon, qui a le plus contribué à arrester le torrent des Ottomans, qui alloient inonder notre Europe et encor présentement c’est par là qu’il y a de l’apparence qu’on se pourra quelque jour delivrer entierement de leur voisinage, ou peut estre qu’on pourra retirer une partie de leurs peuples des tenebres et de la barbarie, pour les faire jouir avec nous des douceurs d’une vie honneste et de la connoissance du souverain bien, en rendant à la Grèce, mere des sciences, et à l’Asie, mere de la religion, ces biens dont nous leur sommes redevables.

Enfin je compte pour l’un des plus grands avantages de nostre siecle, qu’il y a un Monarque, qui par un concert rare et surprenant de merite et de fortune, apres avoir triomphé de tous costés et retabli le repos et l’abondance dans son royaume, s’est mis dans un estat non seulement à ne rien craindre, mais encore à pouvoir executer chez luy tout ce qu’il voudra pour le bonheur des peuples, ce qui est un don du ciel bien rare et bien pretieux. Car on voit qu’ordinairement les grands Princes et surtout les conquerans ont esté dans des agitations continuelles et peu en estat de songer aux biens de la paix, et souvent quelqu’autre puissance les tenoit en echec. Pour ce qui est des Princes mediocres, ils ne sont presque jamais à eux mêmes et suivent malgré eux les mouvemens des plus grands. J’en ay connu moy même assez particulierement, dont le merite estoit asseurément fort extraordinaire, qui rouloient dans l’esprit des grands et beaux desseins pour le soulagement de leurs peuples, et même pour l’avancement des belles connoissances, mais ils ne pouvoient aller au delà des projets et des souhaits, quelque bonne volonté et quelque intelligence qu’ils eussent, parce que les troubles qu’ils voyoient naistre à l’entour d’eux les obligeoient de ramasser tout leur esprit et toutes leurs forces pour s’en garantir, et encor ne le pouvoient ils faire qu’avec peine. Mais ce grand Monarque qu’on reconnoist aisement à ce peu que je viens d’en dire, estant arbitre de son sort et de celuy de ses voisins, et ayant déjà executé des choses qu’on tenoit impossibles et qu’on a de la peine à croire apres le coup, que ne feroit il point faire dans un siecle si éclairé, dans un royaume si plein d’esprits excellens, avec toute cette grande disposition qu’il y a presentement dans le monde pour les decouvertes, que ne feroit il point, dis-je, si quelque jour il prenoit la resolution de faire quelque puissant effort pour les sciences, je suis asseuré que la seule volonté d’un tel Monarque feroit plus d’effect que toutes nos Méthodes et tout nostre sçavoir pour abreger le temps, et pour nous faire obtenir en peu d’années ce qui ne seroit autrement qu’un fruit de plusieurs siecles. Ce qu’Alexandre fit faire par Aristote, n’entreroit point en comparaison et déja les Memoires de l’Academie et les productions de l’observatoire le passent infiniment. Mais ce seroit bien autre chose, si ce grand Prince faisoit faire pour les decouvertes utiles tout ce qui se peut, et tout ce qui est dans le pouvoir des hommes, c’est à dire dans le sien, qui renferme comme en raccourci presque toute la puissance humaine à cet egard, d’autant qu’il n’y a gueres d’exemples d’une seule personne qui ait pû faire plus que luy. Sa bonne volonté ne cede point à son pouvoir, et le seul motif de la charité sans appeler la gloire à son secours luy suffisoit à s’abbaisser jusqu’au détail de quelques remedes particulier, mais éprouvés par le soulagement des hommes, ce que le monde n’a appris que bien tard, et cependant je le tiens aussi glorieux que des conquestes. J’oseray dire qu’il est en etat de faire plus de decouvertes que tous les Mathematiciens et plus de cures que tous les Medecins feroient sans luy, parce qu’il peut donner des ordres et faire des reglemens à mettre les sciences dans un train d’avancer en peu de temps d’une maniere surprenante, qui rendroit son regne et son siècle aussi remarquable de ce costé, que de tous les autres, dont il auroit aussi principalement toute la gloire et dont la postérité lui demeureroit redevable à jamais. Outre que les autres grandes choses qu’il fait, de quelque éclat et de quelque etendue qu’elles soyent, n’appartiennent point à tous les hommes, les seules decouvertes utiles qui servent à démonstrer des verités importantes pour la pieté et la tranquillité de l’esprit, à diminuer nos maux et à augmenter la puissance des hommes sur la nature, sont de toutes les nations et de tous les ages. Il ne reste donc que d’informer ce grand Prince de tout ce qu’il peut ; ce soin appartient aux illustres qui l’approchent de plus pres, mais comme ils sont tous chargés de grandes occupations, il est du devoir des autres de leur fournir des memoires, et si ce petit papier y pouvoit servir parmy d’autres, il auroit esté assez bien employé.

Cependant il me semble, que nous ne profitons pas encor assez des graces du ciel ny des lumières et dispositions avantageuses de nostre siecle, et du penchant que les plus grands Princes temoignent à proteger et faire fleurir les sciences. Je suis obligé quelques fois de comparer nos connoissances à une grande boutique ou magazin ou comptoir sans ordre et sans inventaire ; car nous ne sçavons pas nous mêmes ce que nous possedons déja et ne pouvons pas nous en servir au besoin. Il y a une infinité de belles pensées et observations utiles, qui se trouvent dans les auteurs, mais il y en a encor bien plus qui se trouvent dispersées parmi les hommes dans la pratique de chaque profession. Et si le plus exquis et le plus essentiel de tout cela se voyoit recueilli et rangé par ordre, avec plusieurs indices propres à trouver et à employer chaque chose là où elle peut servir, nous admirerions peut estre nous mêmes nos richesses, et plaindrions nostre aveuglement d’en avoir si peu profité. Et comme ceux qui ont déja sont bien plus capables de gagner que les autres, au lieu que ceux qui ont peu, bien loin de gagner à proportion, perdent plutost quelques fois ce peu qu’ils ont, qui ne leur suffit pas à faire aucune entreprise, et les oblige à se consumer à petit feu, de même tandis que nous sommes pauvres au milieu de l’abondance et ne jouissons pas de nos avantages, et même ne les connoissons point, bien loin d’avancer nous reculons et par un desespoir de faire quelque bon effect, nous negligeons tout et nous laissons deperir inutilement ce qui est déja entre nos mains. Aussi voit on que plus de personnes travaillent par coustume, par manière d’acquit, par un interest mercenaire, par divertissement et par vanité, que dans l’esperance et dans le dessein d’avancer les sciences.

Afin donc de parler distinctement de ce qu’il y a à faire, on peut partager les verités utiles en deux sortes, sçavoir en celles qui sont déja connues des hommes de nostre temps, et au moins de nostre Europe, et à celles qui restent encore à connoistre. Les premieres sont écrites ou non écrites. Celles qui sont écrites dans les livres imprimés ou Manuscrits anciens ou modernes, occidentaux ou orientaux, se trouvent dans leur place ou hors de leur place. Ceux qui se trouvent dans leur place ou à peu près sont ceux que les auteurs des systemes ou traités particuliers ont marqués là où la matiere le demandoit. Mais ce qui se dit en passant, ou bien tout ce qui est mis dans un lieu où on auroit de la peine à le trouver, est hors de sa place. Pour obvier à ce désordre, il faudroit des Renvois et des Arrangements. Quant aux renvois, il faudroit faire faire des catalogues accomplis de ce qui se trouve de livres dignes de remarque, en ajoutant quelques fois le lieu où ils se trouvent, particulierement s’ils sont Manuscrits ou fort rares, item leur grandeur et rareté, mais bien plus leur qualité, leur contenu et leur usage, au moins à l’égard des meilleurs, en suivant le beau dessein que Photius qui tenoit le Patriarchat de Constantinople entreprit le premier, et que les Journaux des Modernes imitent en quelque façon. Mais il faudroit s’attacher bien plus aux choses, que Photius qui s’amuse trop de raisonner de leur stile. Il faudroit aussi des Repertoires universels tant Alphabetiques que Systematiques, pour y indiquer sur chaque matiere les endroits des auteurs dont on peut profiter le plus. Cela se practique déja assez en matiere de droit, mais c’est justement là où il est moins necessaire, puisque la raison et les lois suffiroient quand il n’y auroit point d’autre auteur, et quand nous serions les premiers à y écrire ; mais dans la Medecine on ne sçauroit avoir trop de livres de pratique ny en trop profiter, tout y roule sur les observations, et comme un seul ne peut observer que peu, c’est là où l’on a le plus besoin de l’experience et des lumieres d’autruy, et même de plusieurs temoins d’une observation importante, puisqu’une grande partie de cette doctrine est encor empirique. Cependant c’est là où on manque le plus de repertoires, au lieu que les Jurisconsultes en fourmillent. C’est aussi dans la Medecine, qu’il seroit fort necessaire de faire et tirer des auteurs des Regles ou Aphorismes en aussi grand nombre qu’il seroit possible, quand mêmes ces Regles ne seroient encor certaines ny assez universelles et quand elles ne seroient formées que sur des conjectures pourveu qu’on avoue de bonne foy quel degré de certitude ou d’apparence on leur doit attribuer et sur quoy on les a appuyées ; puis avec le temps on y joindroit les exceptions et on verroit bientost si la regle n’a peutestre plus d’exceptions que d’exemples, ou bien si elle peut estre de quelque usage. Cependant les Medecins ne le font pas assez, et quelques Ictes de la premiere race (depuis Irnerius jusqu’à Jason) le font trop, car ils nous accablent par le grand nombre de regles ou brocardiques qu’ils ramassent outre toute mesure, avec leurs exceptions ou fallences, jointes aux ampliations, limitations, restrictions, distinctions, pour ne rien dire des replications repliquées. Ces sortes de renversements et periergies sont fort ordinaires aux hommes, ils ont la coustume de faire trop ou trop peu, et de ne pas employer les bonnes methodes là où elles pourroientle plus servir.

Or les repertoires sont de deux sortes, les uns ne marquent que les termes simples en disant qu’un tel a traité une telle matiere, les autres descendant dans le detail, marquent ceux qui ont traité quelque question ou avancé, remarqué et soutenu ou bien refuté quelque opinion, these ou observation considerable, et ce sont là les meilleurs. Je croy que le premier genre de Rrpertoires pourroit estre Alphabetique, mais le second sera plutost systematique, en fournissant la matiere prochaine de l’arrangement d’un Systeme accompli, qui outre les assertions, en contiendra encor les raisons ou preuves. On sera le plus embarassé sur l’ordre des systemes, où il y a ordinairement autant de sentimens que de testes, mais il y en aura un provisionnel, qui suffira quand il ne seroit pas dans la derniere perfection, et le systeme luy même aura beaucoup de renvois d’un endroit à l’autre, la pluspart des choses pouvant estre regardées de plusieurs faces et de plus l’index servira de supplement. L’ordre scientifique parfait est celuy, où les propositions sont rangées suivant les demonstrations les plus simples, et de la manière qu’elles naissent les unes des autres, mais cet ordre n’est pas connu d’abord, et il se decouvre de plus en plus à mesure que la science se perfectionne. On peut même dire que les sciences s’abregent en s’augmentant, qui est un paradoxe tres veritable, car plus on decouvre des verités et plus on est en estat d’y remarquer une suite reglée et de se faire des propositions tousjours plus universelles dont les autres ne sont que des exemples ou corollaires, de sorte qu’il se pourra faire qu’un grand volume de ceux qui nous ont precedé se reduira avec le temps à deux ou trois theses generales. Aussi plus une science est perfectionnée, et moins at-elle besoin de gros volumes, car selon que ses Elemens sont suffisamment establis, on y peut tout trouver par le secours de la science generale ou de l’art d’inventer. Cependant lors même qu’on peut arriver à ces Elements accomplis, les systemes plus etendus ne sont pas à negliger, car en nous donnant un catalogue des meilleurs theoremes déja trouvés, non seulement ils nous epargnent la peine de les chercher au besoin et nous fournissent le même usage que les Tables de nombres déjà calculés, mais ils donnent encor occasion des nouvelles pensées et applications. Outre que la belle harmonie des verités qu’on envisage tout d’un coup, dans un systeme reglé, satisfait l’esprit bien plus que la plus agreable Musique et sert sur tout à admirer l’auteur de tous les Estres, qui est la fontaine de la verité, en quoi consiste le principal usage des sciences.

Pour ce qui est des connoissances non-ecrites qui se trouvent dispersées parmy les hommes de differents professions, je suis persuadé qu’ils passent de beaucoup tant à l’egard de la multitude que de l’importance, tout ce qui se trouve marqué dans les livres, et que la meilleure partie de nostre tresor n’est pas encor enregistrée. Il y en a même tousjours qui sont particulieres à certaines personnes et se perdent avec elles. Il n’y a point d’art mecanique si petit et si meprisable, qui ne puisse fournir quelques observations ou considerations remarquables, et toutes les professions ou vocations ont certaines adresses ingenieuses dont il n’est pas aisé de s’aviser et qui neantmoins peuvent servir à des consequences bien plus relevées. On peut ajouter que la matiere importante des manufactures et du commerce ne sçauroit estre bien reglée que par une exacte description de ce qui appartient à toute sorte d’arts, et que les affaires de milice et finances et de marine dépendent beaucoup des mathematiques et de la physique particuliere. Et c’est là le principal defaut de beaucoup de sçavants qu’ils ne s’amusent qu’à des discours vagues et rebattus, pendant qu’il y a un si beau champ à exercer leur esprit dans des objets solides et réels à l’avantage du public. Les chasseurs, les pecheurs, les mariniers, les marchands, les voyageurs et même les jeux tant d’adresse que de hazard fournissent de quoy augmenter considerablement les sciences utiles. Il y a jusque dans les exercices des enfans ce qui pourroit arrester le plus grand Mathematicien ; apparemment nous devons l’aiguille aimantée à leurs amusemens, car qui se seroit avisé d’aller regarder, comment elle se tourne, et il est constant que nous leur devons l’arquebuse à vent, qu’ils practiquoient avec un simple tuyau de plume qu’ils bouchoient par les deux bouts en perçant tantost avec l’un bout et tantost avec l’autre la tranche d’une pomme, forçant par apres un bouchon d’approcher de l’autre et de la chasser à force de l’air pressé entre deux, long temps avant qu’un habile ouvrier Normand s’avisa de les imiter en grand. Enfin sans negliger aucune observation extraordinaire, il nous faut un veritable Theatre de la vie humaine tiré de la practique des hommes bien different de celuy que quelques sçavans hommes nous ont laissé, dans lequel tout grand qu’il est, il n’y a gueres que ce qui peut servir à des harangues et à des sermons. Pour concevoir ce qu’il nous faudroit choisir pour ces descriptions reelles et propres à la practique, on n’a qu’à se figurer de combien de lumieres on auroit besoin pour se pouvoir faire à soy même dans une isle deserte, ou faire faire par des peuples barbares, si on s’y trouvoit transporté par un coup de vent, tout ce qui nous peut fournir d’utile et de commode l’abondance d’une grande ville toute pleine des meilleurs ouvriers et des plus habiles gens de toutes sortes de conditions ; ou bien il faut s’imaginer qu’un art fut perdu et qu’il le faudroit retrouver, à quoy souvent toutes nos Bibliotheques ne pourroient suppléer, car bien que je ne disconvienne pas qu’il y a en revanche beaucoup de belles choses dans les livres, que les gens de profession ignorent encor eux mêmes, et dont ils pourroient profiter, il est constant neantmoins que les plus considerables observations et tours d’adresse en toute sorte de mestiers et de professions sont encore non-ecrits. Ce qu’on trouve par experience lorsqu’en passant de la theorie à la pratcique, on veut executer quelque chose. Ce n’est pas que cette practique ne se puisse écrire aussi, puisqu’elle n’est dans le fonds qu’une autre theorie, plus composée et plus particuliere que la commune ; mais les ouvriers pour la pluspart outre qu’ils ne sont pas d’humeur à enseigner autres que leur apprentifs, ne sont pas des gens à s’expliquer intelligiblement par écrit, et nos auteurs sautent par dessus ces particularités lesquelles bien qu’essentielles ne passent chez eux que pour des minuties, dont ils ne daignent pas de s’informer, outre la peine qu’il y a de les bien décrire.

Mais mon dessein n’est pas à present d’expliquer en detail tout ce qu’il faudroit pour faire l’Inventaire General de toutes les connoissances qui se trouvent déja parmy les hommes. Ce projet, quelque important qu’il soit pour nostre bonheur, demande trop de concourans, pour qu’on le puisse esperer bien tost sans quelque ordre superieur : outre qu’il va principalement aux observations et verités historiques ou faits de l’histoire sacrée, civile ou naturelle, car ce sont les faits qui ont le plus de besoins des collections, autorités et inventaires, et la meilleure Methode qu’il y a, c’est d’y faire le plus de comparaisons qu’on peut et des indices les plus exacts, les plus particularisés et le plus diversifiés qu’il est possible. Ce n’est pas cette Methode de bien enregistrer les faits dont je me sois proposé de parler icy principalement, mais plutost la Methode de diriger la raison pour profiter tant des faits donnés par les sens ou rapport d’autruy que de la lumiere naturelle, à fin de trouver ou establir des Verités importantes qui ne sont pas encor asseés connues ou asseurées, ou au moins qui ne sont pas mises en oeuvre comme il faut pour éclairer la raison. Car les verités qui ont encor besoin d’estre bien establies, sont de deux sortes, les unes ne sont connues que confusement et imparfaitement, et les autres ne sont point connues du tout. Pour les premieres, il faut employer la Methode de la certitude ou de l’art de demonstrer, les autres ont besoin de l’art d’inventer. Quoyque ces deux arts ne different pas tant qu’on croit, comme il paroistra dans la suite. Or il est manifeste que les hommes se servent en raisonnant de plusieurs maximes qui ne sont pas encor assés seures, on voit aussi tous les jours qu’ils agitent avec ardeur plusieurs questions philosophiques, qui sont de consequence dans la religion, dans la morale et dans la science naturelle, sans chercher les vrais moyens de finir la dispute. Mais on voit sur tout, que l’art d’inventer est peu connu hors des Mathematiques, car les Topiques ne servent ordinairement que de lieux memoriaux pour ranger passablement nos pensées, ne contenant qu’un catalogue des Termes vagues et des Maximes apparentes communement reçues. J’avoue que leur usage est très grand dans la rhetorique et dans les questions qu’on traite populairement, mais lorsqu’il s’agit de venir à la certitude, et de trouver des vérités cachées dans la theorie et par consequent des avantages nouveaux pour la practique, il faut bien d’autres artifices. Et une longue experience de reflexions sur toutes sortes de matieres accompagnée d’un succes considerable dans les inventions et dans les decouvertes m’a fait connoistre qu’il y a des secrets dans l’Art de penser, comme dans les autres Arts. Et c’est là l’objet de la Science Generale que j’entreprends de traiter.


  1. Leibniz hat die Worte : Ce petit discours… que eingeklammert, vielleicht damit sie in der Abschrift wegbleiben.