Dix ans après en littérature

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DIX ANS APRÈS
EN LITTÉRATURE.

Et comme notre poil, blanchissent nos désirs.
Régnier.

Il y a des temps décisifs dans la vie des individus, où leur constitution physique ou morale subit de graves changemens et se fonde comme derechef, où l’on refait bail, pour ainsi dire, sur un certain pied et à de certaines conditions avec ses idées, avec ses moyens ; il y a, enfin, des années critiques, climatériques, comme disaient les anciens médecins, palingénésiques, comme disent de modernes philosophes. Cela semble aussi se reproduire assez fidèlement dans la vie d’une époque. Il y a des momens où le cours général des choses amène de certains aspects naturels, et où il se dispose de certains retours, de certaines inclinaisons, vagues sans doute, mais que l’activité humaine bien dirigée et agissant avec quelque concert peut saisir, déterminer et achever. Ne sommes-nous pas, sous l’aspect littéraire et moral, à l’un de ces momens dont il y aurait à tirer parti ? On dirait que le tempérament littéraire de l’époque sommeille, attend, se refait sourdement, qu’il passe par l’un de ces lents efforts de recomposition intérieure dans lequel il y a lieu d’agir, et plus lieu assurément qu’à aucun des instans qui ont couru durant ces dix dernières années.

Il semble qu’après dix ans les dispositions littéraires se rejoignent plus qu’elles n’avaient fait dans l’intervalle, qu’elles se rapprochent du moins ; on ne revient pas au point de départ sans doute, et le cercle ne se ferme pas ; mais il y a une sorte de correspondance, comme d’un cercle à l’autre dans la spirale. On revient, après dix ans, en vue des mêmes idées, non plus pour y aborder, mais pour les juger ; si on y revient ensemble, il y a de quoi se consoler peut-être. On a l’ardeur et la rapidité de moins, on a l’expérience de plus.

Le mouvement littéraire de la restauration était au plus plein de son développement, et au plus brillant de son zèle, quand il fut brisé et comme licencié par le coup d’état de juillet, et par les journées qui s’ensuivirent. Un grand nombre des plus éminens et des plus actifs champions de cette croisade si animée passèrent immédiatement à la politique pratique, et parurent cesser d’être gens de lettres. Ceux qui n’étaient ni aussi à portée des choses ni aussi mûrs, qui n’avaient pas épuisé leurs vingt-cinq ans ni leur chimère, ne s’abattirent pas et essayèrent de continuer. De cette persévérance sortit plus d’une œuvre imprévue. Il se manifesta chez la plupart de ceux qui tinrent la campagne une seconde phase (et pas toujours progressive) de leur talent : il y eut bien des coups de vent dans les bannières. Cependant un petit nombre de nouveaux-venus prirent rang avec éclat ; mais, depuis dix ans, ces nouveaux-venus eux-mêmes ont eu le temps d’en venir à leurs phases secondes. La politique, à son tour, ayant graduellement épuisé ses ardeurs, a rendu quelque loisir, au moins de coup-d’œil, à ceux qui s’y étaient d’abord absorbés. Plusieurs même, et des plus éminens, se remettent à écrire, avec lenteur et discrétion sans doute, mais enfin ils s’y remettent. On se rencontre, on se retrouve sur un terrain un peu neutre ; mais c’est quelque chose de se retrouver. Et ceux qui étaient encore en feu il y a dix ans, et ceux qui se sont produits et déjà fatigués depuis, et ceux qui ressaisissent aujourd’hui de bons éclairs d’une ferveur littéraire long-temps ailleurs détournée, tous ne sont pas si loin de s’entendre pour de certaines vues justes, de certains résultats de goût, de sens rassis et de tolérance. Si l’on excepte quelques illustres incurables, auxquels les années n’ont guère appris, la plupart, d’un côté ou d’un autre, sont arrivés à un fonds commun ; ce que j’appelle les secondes phases du talent a tourné chez presque tous à l’expérience. Bref (puisqu’il faut articuler le mot fatal), le jeune Siècle, ou du moins ce qui se nommait le jeune Siècle encore il y a dix ans, a aujourd’hui, l’un portant l’autre, quarante ans à peu près : grand âge climatérique pour les tempéramens littéraires comme pour les autres. Cela rend possible bien des accords.

Cela les rend urgens aussi. C’est l’âge ou jamais, on en conviendra, pour l’ensemble des générations suffisamment contemporaines qui se sont long-temps laissé intituler le jeune Siècle, de prendre un dernier parti. La figure qu’on fera devant ces autres générations survenantes, et toujours assez peu bien disposées, l’idée générale qu’on laissera de soi, et la considération définitive qu’on ménagera à ses vieux jours littéraires, dépendent beaucoup de la façon dont on va se comporter et se poser en ces années où tant de féconds emplois sont possibles encore. Les laissera-t-on échapper et se dissiper, ce qui est en train de se faire ? N’aura-t-on eu décidément que de beaux commencemens, un entrain rapide et bientôt à jamais intercepté, cette verve courageuse d’esprit que donne la jeunesse ? N’aura-t-on à livrer à l’œil du jaloux avenir que des phénomènes individuels, plus ou moins brillans, mais sans force d’union, sans but, même secondaire, sans accord, même spécieux et décent ? Ne sera-t-on en masse, et à le prendre au mieux, qu’une belle déroute, un sauve qui peut de talens enfin ? Ou bien, méritera-t-on de compter parmi les siècles qui ont eu quelque consistance, qui ne se sont pas hâtés eux-mêmes de se dissoudre, qui ont lutté avec honneur sur les pentes dernières de la littérature, de la langue et du goût ? Aura-t-on à présenter, sous les phénomènes excentriques éclatans qui illustrent et compromettent aussi une époque, et dans l’entre-deux de ces hasards de génie aussi souvent insensés que glorieux, un fonds plus sage, un corps de réserve et d’élite encore, rebelle à entamer, sensé, judicieux, fin, mesurant applaudissement ou sentence sur ce qui joue et brille ou s’égare devant lui ? La question est posée ; chacun peut la retourner à son gré, en étendre ou en resserrer les termes. Le moment me semble extrêmement favorable pour la laisser envisager dans toute sa clarté : si bien qu’il dépend peut-être de dix ou douze hommes dont les noms se pourraient dire, et qui au talent qu’ils ont joindraient un peu du zèle qu’ils ont eu, de la résoudre favorablement aujourd’hui.

Nous qui avons prêché autrefois plus d’une croisade, et pas toujours des plus orthodoxes assurément, qui avons poussé, je le crains, à de trop vives aventures, au rapt d’Hélène et à l’imprudent assaut, nous venons donc (dût-on nous accuser de prêcher à tout propos et un peu par manie), nous venons conseiller comme urgent, opportun et pas trop difficile, cet acte de seconde union, cette espèce de mariage de raison pour tout dire, entre les talens mûris. Chacun aurait ses réserves pour de certains apanages propres et auxquels on tient chèrement tout bas ; mais on entrerait en communauté et en concert sur bien des points de critique positive et de travaux qui s’appuieraient.

Cet accord s’essaie et subsiste plus ou moins déjà ; c’est la pensée et le vœu de cette Revue même et c’est parce que la chose est en train de se faire, qu’elle devient possible, et qu’il y a lieu d’insister, d’achever et de s’exhorter. — Un coup d’œil sur l’ensemble de la littérature et sur les phases de ses principaux personnages depuis dix ans éclairera encore mieux notre idée et la modération de notre désir.

M. de Châteaubriand, qu’il faut toujours nommer d’abord (ab Jove principium), non-seulement comme le premier en date et en rang, mais aussi comme le plus durable, comme l’aïeul debout qui a vu naître, passer et cheoir bien des fils et petits-fils devant lui ; M. de Châteaubriand, après s’être dégagé avec honneur de la politique et s’être voué uniquement à sa grande composition finale, aux vastes bas-reliefs de son monument, a eu cela de remarquable et de progressif de s’établir dans une existence plus calme, plus sereine et véritablement bienséante à tant de gloire. Son rare bon sens, qui, dans ses éloquens écrits, se revêt si souvent et s’arme ou se voile d’éblouissans éclairs, n’a jamais paru plus élevé, plus net, mieux discernant, aux yeux de tous ceux qui ont l’honneur de l’approcher. Si une conciliation entre toutes les parties généreuses et saines peut sembler possible au sein de la littérature moderne, c’est surtout en contemplant celle qui s’est faite avec les années dans ce haut esprit de plus en plus étendu, attentif et accueillant.

Les organes les plus en vue, les chefs de file tout-à-fait considérables du mouvement historique, philosophique et littéraire, aux dernières années de la restauration, MM. Guizot, Cousin et Villemain, ont dû cesser un peu brusquement cette activité de rôle. Ils n’ont pourtant pas renoncé à assister aux suites, à y présider même par leur esprit ; ils ont donné de leur présence constante des témoignages trop rares sans doute pour ceux qui les admirent et auraient voulu les suivre encore, mais des témoignages suffisans pour maintenir leur influence supérieure et leur nom. M. Guizot a donné Washington, M. Cousin Abélard, et M. Villemain deux volumes d’une littérature exquise et consommée. De leur côté enfin, il y a plutôt quelque chose qui favorise et rien qui gêne ; ils ont gardé chacun leur rang, et la place est laissée à d’autres qui tous ne sont pas venus.

C’est ce qu’on peut dire aussi de plusieurs éminens historiens ou philosophes, M. Augustin Thierry, M. Thiers, M. Jouffroy. La fatigue d’une organisation délicate chez l’un, le torrent des affaires chez l’autre, et pour le premier des infirmités, hélas ! qui n’ont pas du moins entamé l’ardeur, ont paru ralentir les productions ; mais rien n’est tari, mais la ligne n’est pas brisée, mais les suites se retrouvent encore. M. Thiers a repris la plume : ne va-t-il pas la quitter de nouveau ? M. Thierry ne l’a jamais laissée oisive à la main fidèle qui retrace sa pensée. Il doit nous en donner sous peu de jours des preuves rassurantes. Là donc encore il y a lieu de s’appuyer à des frontières connues et d’espérer même des alliés dans les maîtres.

L’imprévu, l’extraordinaire, depuis dix ans, a surgi à d’autres endroits et a jailli par d’autres noms. C’est à M. de La Mennais, à M. de Lamartine, à ces talens tout ouverts, l’un si impétueux et l’autre si fécond, qu’il faut demander surtout cette surprise de déploiement et cet éclat d’aventure. Ils ont, en un sens, passé toutes les espérances et aussi laissé derrière eux toutes les craintes ; tous les hasards d’idées déchaînées dans les hautes régions ont soufflé en eux à pleines voiles, et les ont fait vibrer sur toutes les cordes selon leur mode particulier de véhémence ou d’harmonie. Certes, s’il ne s’agit que d’apprécier les ressources et la portée du génie individuel, l’étendue de ressort qu’on lui pouvait supposer, les applications plus ou moins larges qui s’en pouvaient faire, nous dirons que M. de La Mennais dans son ordre, et M. de Lamartine dans le sien, ont témoigné une flexibilité, une vigueur ou une grâce, une amplitude en divers sens, que leurs premières œuvres ne démontraient pas. Jocelyn d’une part, de l’autre les Paroles d’un Croyant et les Affaires de Rome sont, à ne voir que l’écrivain même, d’admirables et riches preuves de puissance et de fertilité. Mais, contradiction singulière, et qui est un des caractères de ce temps ! avec plus de produit dans le talent et avec un dégagement à tout prix, le résultat de l’œuvre a été moins beau que d’abord : la loi de l’ensemble, l’unité, a été violée ; le fonds entier s’est vu compromis. Il y a eu étonnement, bouleversement en définitive et ravage dans les impressions résultantes. Ces grands exemples n’ont pu être utiles qu’en tant qu’ils ont quelque peu effrayé et ont fait rentrer en soi par leur excès. On y chercherait en vain à quoi se rallier directement, mais ils ont prêté beaucoup à qui sait considérer et s’instruire.

Si la noble, accueillante et expansive nature de M. de Lamartine, et qui semblait tellement faite pour être de celles qui concilient, a manqué jusqu’ici à ce rôle par une trop grande facilité d’ouverture et d’abandon, une autre nature bien haute de talent s’y est refusée par une raideur singulière que rien n’a fléchie. En ces dix ans qui s’achèvent, M. Hugo a donné à la fois les plus belles marques de son génie lyrique dans les Feuilles d’Automne, et de son talent de prosateur dans sa Notre-Dame de Paris ; Marion Delorme aussi (une œuvre dramatique véritable) n’a paru à la scène que depuis 1830. Mais on est tenté d’oublier ces portions magnifiques quand on songe à tant d’autres récidives simplement opiniâtres, à cette absence totale de modification et de nuance dans des théories individuelles que l’épreuve publique a déjà coup sur coup jugées, à ce refus d’admettre, non point en les louant au besoin (ce qui est trop facile), mais en daignant les connaître, et en y prenant un intérêt sérieux, les travaux qui s’accomplissent, les idées qui s’élaborent, les jugemens qui se rasseoient, et auxquels un art qui s’humanise devrait se proportionner. On peut dire que le genre de déviation propre à M. Hugo depuis dix ans, c’est sa persistance. Est-il disposé à le sentir aujourd’hui ? Ces sortes de natures si entières se corrigent-elles jamais, et ne mettent-elles pas leur point d’honneur à être ou à paraître jusqu’au bout invincibles ? Quoi qu’il en soit, ce n’est pas la faute de cette Revue en particulier, si M. Hugo est resté isolé d’elle, et si cet isolement s’est traduit bientôt en lignes si tranchées, et a entraîné des conséquences sévères. Mais la première condition de toute communauté littéraire, c’est l’égalité morale, toute part faite à la supériorité des talens. Dans ce mouvement de retour, dans cette combinaison modérée, que nous invoquons, M. Hugo, jusqu’à présent inaccessible, demeure naturellement en dehors ; il reste un des grands exemples qu’on admire en partie, qui éclairent par réflexion, à distance, et qui hâtent la maturité de ceux qui en sont capables.

Ceux-ci, par bonheur, sont assez nombreux ; ils subissent humblement la loi intime de changement : qu’ils y joignent le travail, l’effort régulier, et cela pourra s’appeler progrès. Mais avant de compter avec eux, avant d’essayer de leur persuader ce que nous concevrions de leur concours, il est bon de voir ce qui ne saurait s’en séparer, ce qui s’est produit de tout-à-fait nouveau en littérature depuis juillet 1830, et, de postérieur aux talens éclos déjà sous la restauration.

Il s’en est produit très peu de nouveaux et d’entièrement nets au soleil : dans l’ordre de l’imagination, M. de Balzac, George Sand ; dans l’ordre politique, M. de Tocqueville. En fait de grosse idée, il y a eu le saint-simonisme et ce genre de doctrines plus ou moins avoisinantes, desquelles est sortie l’Encyclopédie de MM. Leroux et Reynaud. On aurait à citer encore quelques noms de poètes, de romanciers, de critiques ; mais ce serait entrer dans le détail, et un coup d’œil d’ensemble (ce qui est singulier à dire) ne fournit guère rien que cela. Je ne parle toujours que de ce qui n’était pas déjà en train de luire sous la restauration.

M. de Balzac est né depuis, en effet, malgré les cinquante romans qu’il avait publiés d’abord ; nous voudrions ne pas ajouter qu’il a déjà eu le temps de mourir, malgré les cinquante autres qu’il s’apprête à publier encore. Il a tout l’air d’être occupé à finir comme il a commencé, par cent volumes que personne ne lira. On n’aura vu de sa renommée que son milieu, comme le dos de certains gros poissons en mer. Il a eu pourtant son éclair bien flatteur, bien chatoyant, son moment de sirène :

Subdola quum ridet placidi pellacia ponti.

Ce moment-là ne pouvait venir qu’entre deux vagues, dans un intervalle de mélange et de confusion. Il a saisi à nu la société dans un quart d’heure de déshabillé galant et de surprise ; les troubles de la rue avaient fait entr’ouvrir l’alcôve, il s’y est glissé ; mais, si de pareils hasards sont précieux, il ne faut pas en abuser, on le sent, ni les prolonger outre mesure, sous peine de faire céder le charme au dégoût. Or, depuis ce temps-là, cette malheureuse alcôve est restée entr’ouverte, que dis-je ? ouverte à deux battans ; on y entre, on en sort, on y décrit tout ; ce n’est plus le poète dérobant les fins mystères, c’est le docteur indiscret des secrètes maladies. — À défaut de M. de Balzac, qui ne semble pas en mesure de modifier la verve croissante de ses entraînemens, et en se garant surtout du ruisseau impur des imitateurs, c’est à tels ou tels de ses disciples rivaux et de ses héritiers vraiment distingués qu’on voudrait demander parfois l’œuvre agréable dans laquelle le choix de l’expression, le soin du détail, quelque art littéraire enfin, se joindraient à toutes les veines délicates qu’ils ont.

La plus manifeste, la plus originale, et la plus glorieuse apparition individuelle qui se soit dessinée depuis dix ans, est assurément George Sand, et tout ce qui se rattache à ce nom. Ici l’on n’a qu’à se féliciter. Avec bon nombre de ces qualités qui peuvent à bon droit sembler souveraines, il ne s’est rien rencontré (exception bien rare !) d’exclusif contre ce qui entoure, rien de littérairement chatouilleux sur soi-même ni sur les autres ; mais, au contraire, une sorte d’insouciance généreuse et de courage d’esprit qui ne demande qu’à toujours aller. Des phases nombreuses se sont déjà succédées ou plutôt croisées dans ce talent d’écrivain de plus en plus élargi. Aux purs chefs-d’œuvre du roman, auxquels, lorsqu’on y réussit à ce point, nul genre (il est bon de le maintenir) ne saurait être dit supérieur, il s’est mêlé des essais plus ambitieux dans des sphères moins définies, de ces recherches qu’une pensée ardente et immortelle n’a pas le droit non plus ni le pouvoir de s’interdire. Qu’il aille donc ce talent à la plume si sûre, qu’il épuise çà et là ses fougues d’essor, mais que surtout il revienne encore souvent au naturel et charmant récit. Dans ces hautes influences philosophiques qu’il ne se refuse pas, il est, par rapport à tous, une simple précaution à garder : c’est de songer parfois à ceux qui sondent à d’autres points la sphère infinie, ou qui même, lassés, ne la sondent plus, et de se rappeler aussi que l’actuel espoir, l’impétueux désir des fortes ames n’est pas le but trouvé.

Si quelque regret tempère la satisfaction et le respect qu’inspirent les doctes et courageux travaux de l’école encyclopédique de MM. Leroux et Reynaud, c’est à cause de l’aspect parfois exclusif et répulsif que se donne dans l’expression une doctrine si vaste, si patiente au fond, si faite en définitive pour comprendre et tolérer. Qu’elle consente à se relâcher un peu de l’absolu de la forme et de la rigueur affirmative, à s’interdire envers les adversaires une chaleur de réfutation trop facile et qui déplace toujours les questions, qu’elle permette autour d’elle à bien des faits de détail de courir plus librement sous le contrôle naturel d’un empirisme éclairé, et elle aura permis qu’on s’appuie souvent avec avantage sur elle sans s’y ranger nécessairement ; elle aura fourni un contingent utile à une œuvre pratique d’intelligence et d’indépendance qu’elle est digne d’apprécier, car, chez elle aussi, si je ne me trompe, et derrière ces grands développemens de croyances, la maturité personnelle et l’expérience secrète sont dès long-temps venues.

Un des plus clairs résultats des doctrines vagues qui se rattachent au mot de saint-simonisme a été négatif, comme cela arrive souvent : elles ont eu pour effet de neutraliser, de couper chez beaucoup de jeunes esprits la fièvre flagrante du libéralisme, et de les placer dans une habitude plus calme, plus pacifique, plus ouverte aux idées et aux combinaisons véritablement sociales. Si le sentiment moral s’est parfois trouvé affaibli sous le coup de cette transformation profonde, c’est là un mal à combattre, à réparer ; mais il y a eu, à d’autres égards, de l’avantage : il s’est répandu dans toute l’atmosphère des esprits un certain mélange dont l’intelligence et la tolérance ont profité. Il s’agirait d’y rendre aujourd’hui, sous l’empire d’un sentiment moral tout pratique, le mouvement, le concert et l’action.

Une quantité de talens déjà nés sous la restauration, mais qui ont développé depuis lors des secondes phases complètes, semblent merveilleusement s’y prêter pour le fond ; il leur manque seulement que l’impulsion leur en vienne de quelque part ; ils sont exactement disponibles : quel souffle donc les pourrait remuer, et, si peu que ce fût, rassembler ?

Qui n’a vu dans une de ces soirées encombrées, dans un de ces raouts où se figure si bien notre époque, tous les talens, tous les noms divers dont une littérature de loin s’honore, et qui, si on les lorgne de Vienne ou de Saint-Pétersbourg, ont l’air d’être groupés, grace à la distance, et qui ne le sont pas ? Qui ne les a vus se presser, se heurter, se croiser ? On se rencontre, on se salue de l’œil ou du geste ; au mieux on se serre la main, et l’on passe, et tout est dit. La vie d’une littérature est-elle là ?

Un symptôme pourtant se prononce, et il appartient à chacun de l’aider. Nul groupe sans doute n’existe, nulle école imposante, nul centre doctrinal comme on dit, et à quelques égards je ne m’en plains pas : variété et liberté, c’est quelque chose. Mais, ainsi que je l’ai posé en commençant, depuis trois ou quatre années, les choses politiques s’étant graduellement apaisées ou affaissées dans ce qu’elles avaient d’habituellement imminent et absorbant, on a le loisir, on se regarde ; rien ne s’est recomposé littérairement et avec le feu des premières œuvres ; du moins les individus se retrouvent, s’essaient ; il y a une sorte de retour des uns à leurs anciens travaux, il y a persistance et perfectionnement chez d’autres, un peu de désabusement chez tous, mais en somme une disposition assez favorable et qui s’intéresse avec assez de sincérité. Le ralentissement de ceux-ci, l’échouement de ceux-là, la difficulté des vents pour les heureux même, les ont à peu près tous jetés en vue des mêmes rivages : ce n’est plus certes le navire Argo qui peut voguer d’une proue magique à la conquête de la toison d’or ; mais de toutes ces nefs restantes, de tous ces débris d’espérances littéraires et de naufrages, n’y aurait-il donc pas à refaire encore une noble escadre, un grand radeau ?

La critique surtout (hélas ! c’est le radeau après le navire), la critique, par épuration graduelle et contradiction commune des erreurs, tend à se reformer et à fournir un lieu naturel de rendez-vous. La critique est la seconde face et le second temps nécessaire de la plupart des esprits. Dans la jeunesse, elle se recèle sous l’art, sous la poésie ; ou, si elle veut aller seule, la poésie, l’exaltation s’y mêle trop souvent et la trouble. Ce n’est que lorsque la poésie s’est un peu dissipée et éclaircie, que le second plan se démasque véritablement, et que la critique se glisse, s’infiltre de toutes parts et sous toutes les formes dans le talent. Elle se borne à le tremper quelquefois ; plus souvent elle le transforme et le fait autre. N’en médisons pas trop, même quand elle brise l’art : on peut dire de ce dernier, même lorsqu’il est brisé en critique, que les morceaux en sont bons. Fontenelle nous est un grand exemple : il n’avait été qu’un bel-esprit contestable en poésie, un fade novateur évincé ; il devint, sous sa seconde forme, le plus consommé des critiques et un patriarche de son siècle. Il y a ainsi, au fond de la plupart des talens, un pis-aller honorable, s’ils savent n’en pas faire fi et comprendre que c’est un progrès. Il faut tôt ou tard, bon gré mal gré, y consentir : la critique hérite finalement en nous de nos autres qualités plus superbes ou plus naïves, de nos erreurs, de nos succès caressés, de nos échecs mieux compris. Tout y pousse et contribue à la hâter de nos jours. L’instituer largement et avec ensemble en littérature, l’appuyer à des exemples historiques positifs qui la fassent vivre et la fertilisent ; la mêler, sans dogmatisme, à une morale saine, immédiate, décente, ce serait, dans ce débordement trop général d’impureté et d’improbité, rendre un service public et, j’ose dire, social.

Je croirais presque qu’il en est ici de la littérature comme de la politique. Si j’avais l’honneur d’être conservateur à quelque degré et de tenir à la société par quelque coin essentiel (et qui donc n’y tient pas un peu en avançant ?), je penserais que c’est le moment ou jamais, pour tous les hommes qui ont cette conservation à cœur et qui ne sont pas disposés à se confier immédiatement aux ressources de l’inconnu, que c’est le moment pour eux de s’unir, de comprendre que la chose publique s’en va dans un morcellement misérable d’intrigues, dans une diminution sans terme de tous les pouvoirs et de toutes les fonctions. Il me semblerait, en leur place, que la distance de quelques points de départ divers devrait s’évanouir et se confondre dans un but désormais commun de recomposition et de salut. Parmi les écoles conservatrices et non pourtant ennemies du progrès, celle qui a le plus de confiance en elle-même, et qui n’est pas encore guérie de croire à l’efficacité absolue de certaines formes et de certaines distinctions plus théoriques que vraies, a dû, ce me semble, se guérir au moins de tout dédain envers ceux qui n’ont à apporter au concours des choses publiques qu’un empirisme équitable, modéré, et qui a sa philosophie aussi dans l’histoire. Et qui donc, dans de certains rangs où l’expérience a soufflé, en pourrait être aux exclusions et aux dédains aujourd’hui ? Il les faut laisser à l’orgueil des générations survenantes, qui ont encore à parcourir en leur propre nom tout le cercle des erreurs. Voilà ce que je me hasarderais à penser de la politique de conservation, en idée du salut du pays, si toutefois je m’étais accoutumé d’assez longue main à concevoir le salut et l’honneur du pays sous ces sortes d’aspects.

Eh bien ! cette tolérance, cette union conservatrice, cette ligue de bon vouloir et de bon sens, si regrettable et si loin de nous en politique, il est plus facile de provisoirement l’établir en littérature ; et si les symptômes ne nous trompent, et pour peu que quelque activité y aide, on serait à même, à l’heure qu’il est, de l’accomplir. Il ne faut qu’un léger effort et comme un clin d’œil de correspondance pour cela. Le départ du mauvais s’est fait de lui-même ; les excès se sont tirés sur chaque ligne et jusqu’à leurs dernières et révoltantes conséquences ; l’industrialisme, la cupidité, l’orgueil, ont atteint d’extravagantes limites qui font un camp à part et bien large à tous les esprits modérés, revenus des aventures, amis des justes et bienfaisantes lumières. On est plus qu’un groupe, on est près de devenir une cité par le fait même de ces débordemens et brigandages qui ont rendu le reste du pays littéraire inhabitable, qui ont refoulé et rapproché les honnêtes esprits.

Une critique nouvelle, et sans prétention de l’être, faisant digue au mal, refaisant appui aux monumens, peut naître de là ; elle est toute née par la force des choses ; elle existe déjà de formation naturelle plutôt que de propos délibéré ; c’est la meilleure : on en voit déjà les caractères.

J’en signale seulement l’esprit général et la tendance ; je ne m’aviserai pas d’en aller préciser d’avance les points, d’en dresser les formules et le programme. Le premier caractère de cette critique serait précisément d’être revenue des programmes. Ce n’est que dans une collaboration un peu étroite et continue qu’un beau jour ce programme, s’il prenait envie de le déduire, se pourrait à toute force préciser : et qu’aurait-il besoin de se tant préciser jamais, puisqu’il se pratiquerait avant tout et qu’il vivrait ?

Décidément, la littérature qui a suivi l’ordre de choses du 8 août ne paraît pas, non plus que la politique, devoir se marquer par quelques grandes influences centrales, glorieuses, qui dominent le reste, et autour desquelles tout se subordonne avec plus ou moins d’harmonie en monument. Il est des noms éclatans qui font pointe à part et qui s’échappent le plus qu’ils peuvent hors de l’orbite ; mais ils n’entraînent et ne rangent rien autour d’eux. S’il est vrai que les rois s’en vont, il ne l’est pas moins que le règne des demi-dieux littéraires, du moins pour le quart d’heure, est passé. Que reste-t-il donc ? une multiplicité de chefs de partis, mais surtout des individus notables, distingués, des talens réels et variés, qui, à divers titres, peuvent se croire égaux. Qu’ils suivent chacun leur ligne pour les œuvres individuelles et consentent à coexister dans de certains rapports de communauté et de confins dans les jugemens ; qu’on pratique ainsi la vraie égalité et indépendance, l’estime mutuelle du fond avec les réserves permises : voilà des mœurs littéraires de juste et saine démocratie, ce semble, et qui seraient d’un utile exemple à offrir aux jeunes hommes survenans, lesquels ne trouvent rien où se rattacher, que l’ambition illimitée égare ou déprave, dont quelques uns tombent du second jour aux vices littéraires, les plus bas de tous, et dont on voit quelques autres plus généreux rôder dans la société comme de jeunes Sicambres, des Sicambres plume en main et sans emploi.

Les générations prennent, à mesure qu’elles avancent, des teintes plus uniformes, de certaines couches générales de lumière qui les différencient en masse d’avec celles qui suivent, et en font ressembler davantage entre eux les individus. C’est là une indication extérieure, et comme un avertissement de s’unir effectivement au-dedans. Je ne craindrai pas d’éclaircir ma pensée avec trois noms : vers 1829, M. de Carné était au Correspondant, journal catholique, M. Saint-Marc Girardin aux Débats, M. de Rémusat au Globe. Des différences tranchées séparaient les points de départ, les origines de ces esprits distingués ; l’un n’aurait pu écrire indifféremment là où écrivait l’autre ; il y avait barrière. Dix ans se sont écoulés, et ces mêmes esprits développés, rapprochés, peuvent, quand on les lit, sembler unis en une large nuance commune, qui ne laisse guère subsister d’essentiellement différent que ce qui tient au talent propre, à la manière, à la finesse.

Dans l’art, c’est moins apparent, c’est pourtant un peu ainsi. Les talens qui en sont à leurs secondes phases, et qui les ont eues meilleures que les premières, se trouvent rapprochés par une certaine harmonie plus proportionnée des œuvres. En somme, chacun, sur ce terrain commun que nous tâchons bien plutôt d’indiquer et de fixer que de définir, y gagnerait précisément de ne pas négliger, de reconnaître au contraire et de suivre les parties de son emploi les moins contestables et les mieux agréées. Qu’Alfred de Musset laisse courir ces charmantes comédies qui ont déridé même les classiques sévères, que Quinet écrive sur Strauss avec une imagination tempérée par les faits, tout le monde applaudit.

Mais une grande part du présent appel (pourquoi ne pas le déclarer ?) s’adresse encore plus particulièrement dans notre pensée à ces anciens amis qui, long-temps groupés au Globe, ne se sont plus retrouvés depuis en littérature, ou ne s’y sont rencontrés qu’un peu au hasard et pour se montrer la brèche déserte, pour regretter les lacunes des absens. Ils sont là tous encore, pourtant, debout, dans la maturité vigoureuse de l’esprit. Qu’attendent-ils ? la politique, dont c’est plus que jamais le cas de déplorer les soubresauts déconcertans et les perpétuelles coupures, ne les absorbe pas tellement aujourd’hui, qu’il n’y ait de leur part bien des idées qui se perdent en chemin vers les nôtres. Pourquoi ne les pas rejoindre ? Que M. Dubois, qui fut l’éloquent journaliste par excellence, ressaisisse donc encore, comme par secousses, sa vive plume acérée ; qu’au sortir de ces contentions dont la vivacité surpasse trop le résultat, M. Duvergier de Hauranne, si net et si fin en littérature, nous parle, comme autrefois, de l’Irlande ; que M. Vitet nous parle encore des beaux-arts avec cet enthousiasme que son érudition nourrit et justifie. Mêlés aux nouveaux, ils rejoindraient et exciteraient ceux d’autrefois qui n’ont pas quitté. Un retour, ne fût-il qu’assez rare de la part d’un chacun, s’il est réel et suivi, peut suffire à renouer le lien et à maintenir les lignes.

Sans doute il y aura des différences, des dissidences qui subsisteront ; mais, en avançant, et par un triste bienfait des années, tant de portions âpres sont dépouillées déjà : ne serait-il pas temps de se rabattre vers les vues semblables, d’insister sur les endroits de la trame qui se fortifient en se croisant ? C’est par là surtout qu’on peut valoir encore. Des séries de travaux littéraires sur des sujets positifs, ces travaux animés d’un reflet d’expérience morale, et plus ou moins attristés de regrets chez les uns ou colorés d’espérances chez les autres, offriraient, rouvriraient à tous un champ sûr, agréable, fructueux.

Des existences ainsi ne se dissiperont pas, d’autres se régleront ; de nobles esprits retrouveront de ces emplois dont l’effet durable, après des années, se revoit aux momens de réflexion avec le plaisir du sage. Tout serait gagné s’il venait à y renaître un certain souffle de désintéressement qui ne se peut espérer que dans les travaux en commun. Et certes, un sentiment moral et patriotique, ami des lettres, ami du pays qui a été si offensé dans cette chère portion de lui-même, est bien fait aussi pour devenir une inspiration à l’égal de quelque conviction plus jeune et plus absolue. Est-ce donc se montrer naïf que de s’y adresser tout haut et d’y croire ?

Le fait est que c’est l’heure pour les générations qui ont commencé à briller ou qui étaient déjà en pleine fleur il y a dix ans, de se bien pénétrer, comme en un rappel solennel, qu’il y a à s’entendre, à se resserrer une dernière fois, à se remettre en marche, sinon par quelque coup de collier trop vaillant, du moins avec quelque harmonie, et, avant de se trouver hors de cause, à fournir quelque étape encore dans ces champs d’études qui ont toujours eu jusqu’ici gloire et douceurs.


Sainte-Beuve.