Donatello/VIII

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Henri Laurens, éditeur (p. 107-124).

VIII


Nous désespérons d’avoir donné en ces pages l’idée de l’énormité, simplement au point de vue matériel, d’une pareille œuvre, à plus forte raison de sa portée intellectuelle et de sa force émotive. Pourtant nous ne sommes encore qu’en 1444, et il va se passer encore vingt-deux années pendant lesquelles Donato accomplira des choses si grandes et si fortes encore, que sans elles son œuvre serait tronquée. En effet, les admirables bas-reliefs de San Lorenzo, que nous venons d’analyser aussitôt qu’ils se présentaient à notre esprit, datent de la dernière période de sa vie, et bien que l’on aime à dire, quand on veut faire preuve d’érudition, qu’elles sont achevées par Bertoldo, elles sont bien son œuvre, et une des plus éloquentes, où il s’est raconté avec le plus de fièvre. Et avant de revenir à Florence faire cette œuvre et bien d’autres encore, il a une période de plus de dix ans (1444 à 1453 environ) où il ira travailler au dehors, exécuter à Padoue le grandiose Gattamelata, les multiples bas-reliefs du Santo, faire d’autres belles œuvres à Venise, à Modène, à Sienne, à Montepulciano, à Faënza.

Pour ne les point omettre dans cette production si touffue, disons tout de suite que le Saint Jean-Baptiste des Frari à Venise, le Saint Jean et le Saint Jérôme de Faënza sont de dignes compagnons de tous les autres.

Mais le Gattamelata est un des grands jalons de la carrière. Il a, dans le calme autoritaire et dans la robuste apologie de la force, la même importance que les apôtres du Campanile dans l’affirmation des droits et des tourments de la pensée. Il est bien entendu que le prétexte lui-même n’est plus rien de nos jours, et que ce condottiere est profondément indifférent à l’histoire. L’artiste a dépassé d’un bond gigantesque la portée supposée de ce qu’on lui demandait, et son génie l’a induit à créer un emblème alors qu’on lui payait un portrait.

Venise avait, comme dit spirituellement M. Muntz, « décrété généreusement l’érection d’un monument à son ancien général, laissant à la veuve et au fils de celui-ci le soin d’en acquitter les frais ». Cette statue a nécessité, de la part de Donatello, des études très approfondies, nécessaires en cette occasion pour seconder la promptitude et la sûreté de son talent dans une tâche où il avait tout à créer, tout à retrouver tout au moins. C’était en effet la première grande statue équestre que l’Italie voyait ériger depuis l’antiquité. Les chevaux de saint Marc, les statues équestres qu’il avait naguère vues à Rome purent l’inspirer. Mais la statue de Gattamelata était en elle-même, pour le temps, une véritable invention. Sa nouveauté demeure et sa puissance n’a été égalée, dépassée peut-être, nous devons le reconnaître, que par le Colleone de Verrocchio. Cette dernière statue, il est vrai, conçue dans un esprit tout différent, personnifie une autre idée. Gattamelata est le chef prudent, maître de lui-même, qui commande avec tranquillité ; le Colleone est le chef emporté qui paie de sa personne et jette, avec une effrayante décision, son cheval en pleine mêlée, confiant dans la soudaineté de son assaut et dans la furie froide de son regard pour faire tout reculer devant lui. De longues et utiles analyses, de fécondes comparaisons pourraient être poursuivies entre les deux œuvres, se fondant non plus sur des raisons d’expression, mais de technique pure. On en conclurait peut-être à la fin que, pour paraître d’abord plus sage et plus contenue, l’œuvre de Donatello a plus de vraie grandeur, emprunte moins à la surprise et à l’énergie pittoresque. Que l’on songe seulement à ceci, c’est qu’elle possède toute la force habituelle à notre maître, tout en atteignant au calme des plus beaux antiques connus. Des critiques adressées à cette œuvre surprenante, il nous tient à cœur d’en relever une, parce que de la réfutation se dégage un enseignement d’art. Un écrivain qui connaît parfaitement et même trop bien le cheval, son anatomie et son action, M. le colonel Duhousset, que l’on prit l’habitude bien intentionnée de consulter pour l’appréciation de toutes les œuvres d’art antiques et modernes où quelque équitation s’inscrivait, a porté ce jugement sur le Gattamelata : « L’œuvre est conçue dans le sentiment de l’art antique, avec un modelé indiquant déjà ( !) le désir de la recherche anatomique, et un mouvement qui, pour être forcé, n’en est pas moins conforme aux lois de la locomotion animale (?)… Gattamelata a l’attitude à la fois aisée et imposante : il est solidement campé sur son cheval, mais sans raideur aucune… Le cavalier est de beaucoup supérieur à la monture, dont la tête, le cou et le poitrail sont hors de toute proportion avec la croupe et les membres de derrière. »

On nous permettra de n’accepter de cette critique que la partie élogieuse. Les beautés, ou simplement les vérités qui ont été admises par le savant colonel sont acquises. Mais les proportions incriminées sont trop évidemment voulues et contribuent avec une trop visible puissance à l’impression de force, pour que là où un spécialiste voit une tare, nous ne concluions pas à une beauté de plus. Donatello était-il capable d’une étourderie, d’une erreur de jugement, dans une œuvre qui accapara toute son attention pendant des années entières ? Il suffit de poser la question. Qui ne voit, de plus, que ce n’est pas un cheval déterminé dont Donatello a fait le portrait (il y eût excellé), mais le cheval, dont il a voulu et réussi la massive et durable synthèse ? Où un spécialiste s’extasierait devant l’exactitude (à l’occasion d’un dessin de Meissonier, par exemple), nous commencerions à nous défier au point de vue de l’art.

Les Padouans furent si ravis de cette grande œuvre, dont était glorifiée leur patrie, qu’ils employèrent tous les moyens, les meilleurs s’entend, pour retenir Donatello parmi eux, à le fixer chez eux, à faire de lui un citoyen de leur ville. De là viennent les importants travaux dont ils le chargèrent, notamment au Santo, dans l’église de Saint-Antoine-de-Padoue, où il dut figurer l’histoire du saint en d’importants bas-reliefs, tous remplis de personnages, tous mouvementés, et de plus beau théâtre. Les miracles du saint, les sentiments qui animent la foule, les touchantes expressions des principaux personnages qui reçoivent les bienfaits ou éprouvent la colère de saint Antoine, sont suggestifs au possible. Ils comporteraient de longues descriptions si nous n’étions pas opposés à la critique descriptive, toujours inférieure à la simple impression du plus rapide coup d’œil. La description n’est bonne que pour fixer un détail d’histoire, signaler une différence ou une analogie. Ici ce n’est pas le lieu.

En revanche, l’esprit général qui anime ces compositions est des plus intéressant à étudier. Donatello est frappé tout d’abord par le sujet dans son ensemble ; son imagination le lui représente comme dans un éclair, avec sa mise en scène, son tumulte, ses accessoires, ses protagonistes et aussi ses moins importants figurants, car ceux-ci parfois sont les plus pittoresques, et ils attirent l’attention plus que les héros mêmes de l’aventure. Rien n’est mieux observé ni mieux senti, et ce point de vue, qui semble tout d’abord en opposition avec les règles pédantesques de la composition, est en supérieure conformité avec la vie. Ce spectacle apparu soudain à l’artiste, il le conserve tel quel, pendant le mystère de l’exécution, et cependant tout s’ordonne, tout apparaît clair et mouvementé, l’émotion qu’il a éprouvée et voulu rendre se dégage de tout l’ensemble, au lieu d’être suscitée par les personnages principaux, si pathétiques qu’ils soient. C’est là qu’est le prodige de cet art. Et c’est là aussi que réside une des grandes distinctions de l’art en général. Il importe de la comprendre pour la juste appréciation des œuvres.

Deux tendances dominantes existent qui se partagent l’esprit humain en tant que créateur d’images, quelles qu’elles soient, littéraires, plastiques ou musicales. L’une est la tendance mélodique, l’autre la tendance polyphonique. Dans la première tout est subordonné à une seule voix, à une seule ligne. Dans la seconde, tout parle, et c’est le spectateur ou l’auditeur qui dégage lui-même d’une apparente confusion ce que l’artiste, par ses profonds calculs, a voulu précisément lui faire dégager. L’un sera Racine, l’autre sera Shakespeare ; l’un sera Gluck, l’autre sera Wagner ; l’un construira le temple grec, l’autre les prodigieuses pagodes de l’Inde. Je n’ai pas à chercher ici quelle est l’inspiration la plus haute. Il est vraisemblable que toutes deux s’équivalent, puisque toutes deux sont dans la nature de l’esprit humain et que toutes deux ont enfanté des chefs-d’œuvre. Elles ne s’entendront jamais ensemble ; c’est à nous de les entendre. Les bas-reliefs de Padoue, avec leur prolongement encore plus pathétique de San Lorenzo, appartiennent au genre polyphonique. C’est surtout ce que nous voulions faire remarquer. Jamais une œuvre de Donatello, la plus simple qu’elle soit, n’est dépourvue d’une merveilleuse complexité. Ici, c’est le triomphe de cette aptitude singulière à éprouver et à exprimer plusieurs sentiments à la fois. Le plus âpre humour vient mêler sa note aux tendresses, comme aux déchirements.

Telle est, sans doute, la secrète raison pour laquelle les statuaires modernes, et, en général, tous les artistes de notre temps révèrent en Donatello leur patron et celui qui, tout en leur ayant ouvert les voies, s’est avancé plus loin qu’eux tous. C’est à lui, en grande partie, que l’art rajeuni dut ses plus belles arrière-pensées. En Phidias, il fallait voir le plus puissant et le plus pur créateur de formes sereines ; en Donatello surgit un créateur inattendu de formes agitées. Ce fut lui qui introduisit, le plus éloquemment de tous, le tourment dans l’œuvre d’art, et, désormais, il fut impossible de le bannir de toute conception qui n’était pas de pure grâce ou de simple agrément.

Aussi, voyez quelle riche et superbe lignée ! On peut dire que tous les grands sculpteurs italiens qui viennent immédiatement après lui sont hantés de lui, et que ceux même qui ont la personnalité la plus tranchée lui rendent plus ou moins volontairement hommage.

Chez les uns, cette influence se tempère d’une naturelle douceur, comme chez Desiderio da Settignano ou comme chez Mino da Fiesole ; chez les autres, elle s’enrichit d’une capricieuse et nerveuse originalité, comme chez Agostino di Duccio ; chez d’autres enfin, comme Verrocchio, un des plus grands de tous et vraiment le digne rival de Donato, elle se traduit par la même âpreté dramatique, les mêmes fiers et concentrés accents.

Et que d’autres se groupent autour de notre maître, qui, sans lui, eussent sans doute suivi des chemins tout différents ! Il suffit de nommer Nanni di Banco, Rossellino, Benedetto da Majano, Civitale, Sansovino, etc. Tous ont leurs beautés, tous ont édifié leur monument superbe, pas un ne s’est dérobé au devoir que Donatello leur avait tracé : d’ajouter à une forme châtiée, la préméditation d’un sentiment. Et lorsque vint Michel-Ange, il ne resta comme ressource nouvelle que le gigantesque ; mais l’intense avait pris les devants.


Donatello fit d’autres œuvres en nombre à Padoue, une délicieuse série d’anges musiciens, figures cette fois isolées, un crucifix, des statues de saints, un devant d’autel, etc. Toutes ces choses superbes y sont conservées pour la plus grande joie de la pensée.

Il n’aurait tenu, comme nous l’avons dit, qu’à l’artiste de se fixer dans cette ville, d’y chercher et d’y obtenir les honneurs et les profits. Mais quoi que l’on en pense, le haut bon sens, le bon sens supérieur, celui qui épouse étroitement les lois de la vie et de la pensée, ne se caractérise pas par la satisfaction placide et les tendances sédentaires. Bien au contraire, la vie étant une puissante évolution, il évolue sans cesse avec elle, et c’est l’étroite et basse caricature du bon sens qui demeure en place, alors que tout s’agite et se transforme autour de lui. Donatello, au plus fort de ses succès, quitta Padoue et en donna cette raison profonde :

« S’il y restait plus longtemps, il oublierait tout ce qu’il savait, recevant tant d’éloges de chacun, et il aimait mieux retourner dans sa patrie, où, étant sans cesse critiqué, ces critiques le forceraient à travailler davantage, et, par conséquent, augmenteraient sa gloire. »

Cette belle préoccupation de « faire des progrès » se retrouve chez tous les vraiment grands artistes lorsqu’ils arrivent à l’âge le plus avancé. Cet âge n’est pas pour eux celui de la sagesse au sens où la comprennent les timides et les terre-à-terre. Au contraire, les plus grands lyrismes, les plus lumineuses exaltations datent de ces années suprêmes. C’est ce qui arriva pour Donatello. Il revint à Florence après les longs circuits que nous avons dits.

Des œuvres lui furent demandées qu’il ne fit pas toujours, dans son besoin éperdu de choisir entre tant de choses offertes et tant d’autres choses qui venaient de lui-même. Mais cette dernière période d’une si magnifique vie fut bien remplie aussi, et lorsque la paralysie et les maux qui signalent le départ s’acharnèrent sur un corps de plus de quatre-vingts ans (Donatello mourut en 1466), tout était dit et fait.

L’homme avait créé un peuple immense et fier d’images de toute sorte, statues, portraits, tableaux en relief, austérités et sourires, éternels effrois et éternels espoirs.

Nous avons été amené à décrire plus haut, pour mieux faire comprendre d’une pièce ce sublime caractère, les dernières années de ce passionné et de ce sage. Nous avons également, au fur et à mesure que l’enchaînement des idées nous les présentait, sinon suivant leur ordre précis de production, essayé de dégager les impressions et les pensées générales qui se rattachent aux plus grandes œuvres.

Notre tâche est bien petitement accomplie ; ce qui nous consolerait de son infériorité évidente et fatale, ce serait d’avoir pu inspirer aux esprits de bonne volonté, envers Donatello, non du respect mais de l’admiration éperdue, non de l’intérêt mais de l’effarement.

C’est avec ces sentiments heureusement anormaux qu’il faut aborder l’œuvre d’un homme qui a été un des plus grands créateurs de formes en même temps qu’un des plus grands poètes de l’art.


FIN