Du rôle de la richesse dans l’ancienne Rome sous la République

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Du rôle de la richesse dans l’ancienne Rome sous la République
Revue des Deux Mondes3e période, tome 87 (p. 528-550).
DU RÔLE
DE
LA RICHESSE DANS L’ANCIENNE ROME
SOUS LA RÉPUBLIQUE

Émile Belot, Histoire des chevaliers romains, 2 vol. in-8o, 1866-1872 ; — De la révolution économique et monétaire qui eut lieu à Rome au milieu du IIIe siècle avant l’ère chrétienne, 1 vol. in-8o, 1885.

Les études sur l’histoire romaine occupent dans le progrès de notre enseignement supérieur, depuis vingt-cinq années, une large place. Il y a lieu de s’en féliciter pour plusieurs raisons. La principale est certainement que ces études offrent aux esprits une forte et sévère discipline. Il faut, pour les aborder avec succès, non pas seulement l’instruction solide, mais encore le sens ferme, la méthode rigoureuse, la saine critique. Et la matière en est si féconde qu’à son contact ces qualités viriles se fortifient. D’ailleurs, l’ancienne Rome ne nous est jamais tout à fait étrangère ; elle réserve toujours à qui l’étudié habilement quelque lumière sur nos lointaines origines. Ajoutez que ce vaste champ est loin d’être épuisé pour qui recherche ce qu’il y a eu d’original et d’intime dans le génie antique, pour qui voudrait comprendre la naissance et le jeu des institutions, la formation et les relations des classes, l’influence multiple du droit. Nous avons certes dès maintenant sur Rome d’excellens livres. L’Histoire des Romains de M. Duruy, d’une érudition à la fois abondante et contenue, claire et précise, est un de ces ouvrages de bonne foi qui portent l’empreinte de toute une vie et de tout un caractère. On y trouve le dernier progrès accompli chez nous au point de vue de l’histoire générale. Mais l’auteur lui-même, par certains appendices où il traite savamment des questions spéciales, a donné le conseil et l’exemple des recherches ultérieures aux jeunes maîtres sortis, soit de cette école des hautes études, qu’il a fondée précisément pour ce genre de travaux, soit des écoles d’Athènes et de Rome. Cette dernière, l’école française de Rome, n’a pas encore quinze ans ; mais on peut voir, rien qu’à parcourir la liste de ses publications, qu’elle a contribué pour sa bonne part à élever le niveau des études sur l’antiquité romaine. Au reste, les heureux et louables efforts n’ont pas été dus seulement à nos écoles savantes. En tête de la jeune génération se sont placés, en dehors de ces groupes, des maîtres éminens, parmi lesquels un véritable historien, à l’esprit original et inventif, Émile Belot, se trouvait fort en vue.

Enlevé prématurément, il y a dix-huit mois à peine, à l’Académie des Sciences morales et politiques, qui venait de l’accueillir, à l’Université, qu’il servait si bien par ses leçons et ses livres, Émile Belot a été, quoique humble et modeste, un actif initiateur. Membre de cette vaillante faculté des lettres de Lyon qui, d’accord avec son doyen, M. Heinrich, n’avait pas attendu les réformes officielles — ce n’est que justice de le rappeler — pour organiser un enseignement pratique, Émile Belot s’est donné à cette tâche avec une vivacité d’esprit, une chaleur de cœur, un sentiment de patriotisme, qui ont été pour beaucoup dans le succès obtenu en commun. Il prenait en sérieuse affection les jeunes maîtres, candidats à nos concours d’agrégation, groupés autour de sa chaire. On l’a vu accueillir sous son toit et à sa table, pendant leurs congés, ceux d’entre eux qu’il savait pauvres, ceux qui, chargés eux-mêmes de quelque humble enseignement dans les lycées ou collèges de la circonscription, venaient à grand’peine, voyageant la nuit, profiter une fois la semaine des leçons et des conférences de la faculté. Cet honnête homme croyait, en agissant de la sorte, travailler au relèvement de la patrie, et il ne se trompait pas.

Émile Belot a laissé, entre autres ouvrages, une Histoire des chevaliers romains, en deux volumes, qui suffit à sa renommée. C’est un de ces livres qui, par une science sévère et des vues personnelles d’une réelle valeur, ajoutent au domaine des connaissances acquises ou tout au moins provoquent l’étude avec la réflexion. L’auteur avait placé très haut le but qu’il se proposait : « l’Histoire des chevaliers romains, dit-il dans sa préface, ne s’adresse pas seulement à la curiosité des érudits ; c’est l’histoire religieuse, militaire, politique, économique et judiciaire de l’ancienne Rome envisagée d’un point de vue particulier qui permet d’en saisir les grandes lignes et d’en tracer le plan. » Bien plus, il a prétendu faire, comme il le dit encore, une sorte d’étude physiologique. Il a voulu, au lieu de présenter le squelette de l’histoire, pénétrer jusqu’à l’organisme intime, jusqu’aux secrets ressorts, jusqu’au cœur de cette Rome dont le sang s’est perpétué jusqu’à nous. A mesure qu’il avançait dans son examen, il a été frappé du relief que prenait, sous son regard attentif, un des traits caractéristiques de la physionomie romaine, je veux dire le sens pratique, l’esprit positif, calculateur, exact. « Pour le peuple romain, dit-il justement, le chiffre est sacré. Ses institutions ont la solidité des Pyramides ; elles en ont aussi les arêtes nettes et anguleuses. La Rome primitive était carrée : le camp romain aussi était un carré, aux dimensions définies. Le moindre détail dans les rituels religieux, politiques et judiciaires, était fixé avec l’exactitude réglementaire qu’on impose aux mouvemens d’un soldat qui marche en ligne. Il n’était pas plus permis à un plaideur de se tromper d’une virgule qu’au fils d’un général de combattre hors des rangs… Le Romain n’a peut-être pas eu l’esprit de finesse, mais on ne peut lui refuser l’esprit de géométrie. » Un tel peuple pouvait bien être disposé à reconnaître avant tout le lien religieux et le culte des ancêtres : une discipline imposée, sanctionnée par les dieux, n’était pas pour lui déplaire ; mais il devait avoir aussi la prompte et profonde intelligence des conditions pratiques imposées à tout peuple qui veut vivre, grandir et dominer. Rome a eu certainement, en particulier, un instinct naturel de la richesse, avec le clair sentiment de la puissance qu’elle procure et de la force dont elle témoigne. Or c’est ce qui se montre si bien dans l’exposition d’Emile Belot, — dont tel n’est pourtant pas le principal ou du moins d’unique sujet, — qu’il y a là, pour qui ne peut le suivre à travers toute l’histoire politique des chevaliers romains, une occasion tentante de considérer de près avec lui ce qui fut un vrai ressort caché de la vie constitutionnelle et sociale à Rome, c’est-à-dire cette activité financière dont les chevaliers surtout furent les intelligens promoteurs. La fortune privée a été, presque depuis l’origine, une base principale de l’état romain, puisque, dès la constipation qui nous a été transmise sous le nom du roi Servius Tullius, nous voyons le cens déterminer d’après les patrimoines la répartition et la hiérarchie des classes. A peine le marché du monde est-il ouvert par leurs armes, les Romains savent se créer une richesse mobilière considérable, étayée sur une richesse foncière solidement assise. L’ascendant de la fortune, comme il arrive partout ailleurs, dans les autres temps, et chez les autres peuples, entraîne chez eux aussi l’influence politique et une certaine égalité des citoyens, chacun d’eux pouvant s’élever en quelque mesure aux premières classes censitaires et y trouver, en même temps qu’un progrès de bien-être, la conscience de son énergie avec un rôle actif dans la cité.

A observer particulièrement ce côté économique de la question, il semble que l’on comprend mieux certains élémens de la puissance romaine, et mieux aussi ce double aspect d’un génie à la fois calculateur et ardent, héroïque et avide. Dans un curieux écrit, qui sort du cadre de ses études ordinaires[1], Emile Belot a esquissé du caractère américain un mâle portrait, a Dans ce caractère si bien trempé, dit-il, comme dans la foudre forgée par les cyclopes, il y a trois rayons de nuée sombre, — c’est l’héritage de la mère-patrie, de la vieille Angleterre, — et trois rayons de souffle orageux et de feu rutilant, — c’est le don de la jeune et ardente Amérique. » On reconnaît la vive paraphrase des beaux vers de Virgile : Tres imbris torti radios, tres nubis aquosœ… rutili tres ignis et alitis Austri[2]. Belot n’a pas prétendu instituer, entre le Romain et l’Anglo-Saxon, une comparaison qu’il n’aurait pas été d’ailleurs le premier à imaginer. Quelques lignes plus bas cependant, à propos de l’essor prodigieusement rapide de l’une des régions de cette Amérique du Nord, il fait une remarque qui paraît, en vérité, convenir aussi à Rome républicaine : « Les très grandes fortunes naissent, dit-il, non du sol et de la culture du sol, mais des profits de la guerre, des entreprises commerciales ou industrielles, des prêts d’argent et d’autres valeurs mobilières. Employés à l’acquisition des maisons, des champs, des prés, des forêts, ces profits ont finalement constitué partout les grandes richesses territoriales. » N’en a-t-il pas été de la sorte, peu s’en faut, dans le monde romain ? N’y retrouve-t-on pas cette même fougue et cette même obstination qui forment la marque du caractère anglo-saxon, cette énergie d’initiative et d’action soutenue que réclament les grandes entreprises, comme la guerre et la conquête, cette science de la richesse, ce besoin de la fortune, instrument nécessaire et prix de l’activité intelligente ? a Dans chaque citoyen de Rome, dit fort bien encore Emile Belot, il y a eu non-seulement un soldat et un jurisconsulte, mais un arpenteur aussi et surtout un banquier. Le légionnaire qui partait pour la Grèce ou l’Orient mettait de l’argent dans sa ceinture, pour faire l’usure là-bas entre deux batailles, » et celui qui restait trouvait moyen de profiter, lui aussi, de la conquête lointaine. Comme nos Normands du moyen âge, ce peuple a voulu et a su gaigner.


I

Le point de départ de notre étude ne saurait être que le moment où, par un effet des premières conquêtes, les métaux précieux ont commencé d’affluer dans Rome. Ç’a été le signal d’une révolution multiple qui mérite l’attention de l’historien.

Qu’arrive-t-il si, chez un peuple laborieux et actif, la masse monétaire demeure la même ou n’augmente qu’insensiblement ? Comme la population et la production y tendent à s’accroître, la valeur du numéraire tend à y augmenter aussi, par suite de la concurrence que les producteurs se font entre eux pour en obtenir chacun une part. Mais les rôles se renversent instantanément dans le cas d’un afflux subit du métal précieux. La quantité des choses nécessaires ou utiles à la vie n’y pouvant augmenter d’une façon notable tout à coup, le pouvoir d’échange de la monnaie décroît, puisqu’il en faut donner plus pour obtenir la même quantité de produits. Si les choses en restaient là, entre la diminution de valeur de la monnaie et renchérissement général, la compensation et l’équilibre s’établiraient, et l’apparence du gain serait vaine ; mais le producteur, qui a reçu un prix inusité, est stimulé à produire davantage ; on met en valeur une plus grande superficie du sol. Le pays qui a reçu l’affluence du métal peut acquérir avantageusement des pays moins favorisés, soit les produits naturels, soit les matières premières, qu’il mettra en œuvre, et qui lui seront un objet de nouveaux échangés. Il y a bientôt un plus grand nombre de particuliers employés à une activité rémunératrice ; les fortunes privées se multiplient. D’autre part, les métaux précieux sont par eux-mêmes une richesse ; s’ils sont plus abondans, c’est une source de prospérité et une force pour l’état ; le revenu public s’accroît et met au service de la communauté de plus puissans moyens d’action. Il faut seulement, il faut de toute nécessité que la production et le travail répondent à l’excitation offerte ; sinon, l’or et l’argent ne font que passer, il n’y a pas eu enrichissement réel, — ce qui revient à dire que la vraie richesse est dans le travail de l’homme.

Ces lois économiques se sont clairement imposées à l’Europe occidentale pendant le XVIe siècle, après que les mines du Pérou et du Mexique eurent versé des milliards sur l’ancien continent. La puissance de la monnaie s’abaissa et le prix des denrées s’accrut en une proportion considérable : il fut quintuplé en France de 1500 à 1600. Le prix de l’hectolitre de blé, qui était, en 1500, un poids d’argent égal à 2 fr. 83, tendit, vers la fin du siècle, à se fixer autour de 14 ou 15 francs. Mais la multiplication des métaux qui représentaient la richesse encouragea les échanges, à la même date où de grands changemens de toute sorte favorisaient, chez les peuples actifs de l’Occident, la mise en valeur des ressources nouvelles. En France, la chute de la féodalité permettait à un gouvernement régulier d’assurer, même à travers les guerres religieuses, la sécurité du travail dans les campagnes ; et les guerres d’Italie ouvraient des relations commerciales dont l’activité intelligente de la renaissance allait tirer profit.

Les mêmes lois économiques trouvent leur application dans l’histoire de la république romaine au milieu du me siècle avant l’ère chrétienne, au temps de la lutte contre Carthage. Rome, quand elle reçoit, à la suite des premières victoires, les instrumens de la richesse, est une cité laborieuse, dont la population n’a pas commencé de prendre goût aux largesses des ambitieux politiques ni aux dépouilles des vaincus. Les élémens que la victoire apporte s’y répandent sur un fonds capable de les féconder : ce fonds, c’est le génie d’un peuple jeune encore, et qui, longtemps contenu, veut se déployer et vivre.

Rome a été le théâtre, vers l’an 240 avant l’ère chrétienne, d’une révolution considérable, aux aspects divers, mais surtout économique, et cette révolution doit occuper, dans l’explication de ses destinées, une large place. L’auteur de l’Histoire des chevaliers a eu le mérite d’en rassembler, d’en interpréter les témoignages, et de la retracer en vive lumière.

L’occasion en a été, disions-nous, la conquête, qui a mis en un contact subit avec l’extrême civilisation du monde grec et oriental cette cité romaine, non point barbare et inculte, comme quelques-uns l’imaginent, mais forte dès ses commencemens, soit d’une originalité propre, soit du secours des civilisations qui enveloppaient son berceau. — La formule d’Emile Belot sur Rome primitive peut étonner tout d’abord : il y voit, non pas un ramas d’aventuriers et de malviventi, ni un mélange accidentel d’élémens hétérogènes, mais « une race noble et pure, vouée au culte saint de Vesta, un peuple unique et déjà civilisé. » N’est-ce pas, bien peu s’en faut, le langage de Cicéron quand, au second livre de son traité de la République, il place sur les lèvres de Scipion une rapide esquisse des premiers siècles ? Romulus vivait, lui fait-il dire, à une époque où, depuis longtemps, la Grèce retentissait de chants et de poésie, dans un âge et dans une cité qui avaient tout un héritage de culture, jam inveteratis litteris atque docirinis… œtas Jam exculta. Et Cicéron parle bien de la ville de Rome, non pas des populations qui l’entourent, puisqu’il loue Romulus, le roi fondateur, d’avoir conduit presque jusqu’à la virilité ce même peuple créé par lui. C’est qu’en effet la ville nouvelle avait reçu tous les élémens des cultures italique, grecque, étrusque, sans avoir abdiqué pour cela son caractère inné. Quel moment historique que cette période de deux siècles et demi que représente l’époque royale ! L’Orient est puissant encore, au moins par la civilisation et les arts. Ninive va disparaître, au milieu de quel éclat, les sculptures de Khorsabad, au Musée du Louvre, en témoignent. Le monde grec s’organise. Les temps d’Homère et d’Hésiode sont déjà loin, mais dominent encore la pensée hellénique. Lycurgue a réformé Sparte depuis un siècle ; Athènes ordonne sa constitution, que Solon va achever ; l’ère des Olympiades vient de commencer, et la chronologie se fixe. L’Egypte s’ouvre aux Grecs. Par eux et par les Phéniciens, auxquels Carthage succède, les civilisations se mêlent jusque dans le centre de la Méditerranée. L’art, qui touche à la maturité, presque à la vieillesse, dans l’antique Orient, commence à se développer dans la Grèce continentale : les plus anciennes statues dignes de ce nom retrouvées par M. HomoIle dans les fouilles de Délos peuvent être contemporaines de la fondation de Rome. Du même temps est l’essor de la colonisation grecque en Sicile et en grande Grèce : l’art grec, la civilisation grecque, les légendes homériques, ont pénétré à travers l’Italie centrale et toute l’Étrurie, qui en sont comme imprégnées. — Rome n’est restée fermée à aucun de ces élémens. Aux peuples italique et étrusque elle a emprunté la distinction entre patrons et cliens, celle entre le patriciat et la plèbe, la langue, la religion, les magistratures. Elle a puisé à pleines mains dans le fonds grec : légendes, traditions, lois, tout lui a été bon. Rien n’empêche de croire à la mission de trois députés chargés par elle d’aller étudier la législation athénienne, ou bien à celle d’Hermodore, cet Éphésien exilé, qui aurait assisté les décemvirs dans la rédaction des Douze tables. Il n’en est pas moins assuré que le code décemviral enregistre le droit coutumier spécial aux Romains, et non pas celui des Grecs. Parle droit en particulier, malgré des emprunts, Rome a fait triompher son originalité puissante.

Elle n’avait encore qu’un bien faible domaine, elle continuait de lutter péniblement contre les peuples montagnards qui occupaient le centre de la péninsule et empêchaient son essor, quand tout à coup d’heureux combats ouvrirent pour elle l’ère de la conquête et lui valurent ses premières richesses. De la guerre du Samnium un consul vainqueur rapporta, en 293, pour orner son triomphe et être versées après cela dans le trésor public, 2,033,000 livres d’argent. Les armes enlevées aux vaincus étaient magnifiques, et Tite-Live raconte que leurs boucliers dorés furent suspendus aux boutiques des changeurs et banquiers du forum en guise d’ornemens triomphaux. Vers la même date, un autre consul, vainqueur des Étrusques, rapportait aussi 380,000 livres de bronze. Mais ce furent bien d’autres sommes, celles que valurent aux Romains la conquête de la grande Grèce, la lutte contre Carthage, les tributs qu’on lui imposa, et ceux que subirent bientôt après la Corse, la Sardaigne, la Cisalpine et l’Illyrie. Tarente avait grandi par l’industrie et par le commerce. Elle achetait aux peuples italiques, aux Sabins et aux Samnites, la laine de leurs troupeaux ; elle se chargeait de la fabrication et de la teinture des draps, qu’elle exportait ensuite avec le sel, le poisson et les objets manufacturés. La prospérité l’avait conduite à l’extrême richesse, et l’invasion du luxe grec ou oriental la livrait d’avance à un vainqueur. Quand Pyrrhus vint pour la défendre, il fit en vain fermer les bains et les théâtres : Tarente était devenue un lieu de plaisir. On sait quelle existence douce et molle, grâce aux restes survivans d’une antique splendeur, la Syracuse du temps de Hiéron II et de Théocrite offrait encore. Cette colonie grecque, avec sa population de 600,000 âmes, était presque aussi riche que Carthage. Quant à Carthage elle-même, la corruption y était née de l’antique civilisation phénicienne et d’une richesse héréditaire. Rome tira d’elle un énorme butin, environ 25 millions de nos francs, qui, rien qu’en dix années, vers la fin de la première guerre punique, vinrent grossir son trésor.

Rome, jusqu’à la conquête de la grande Grèce, n’eut pour monnaie que l’as de cuivre avec alliage. En 269, quelques années seulement avant l’ouverture de la lutte contre Carthage, elle fabriqua le premier denier d’argent. Mais tout aussitôt ce métal abonda, et, par conséquent, s’avilit. La monnaie de bronze, au même temps, s’abaissait par des tailles successives, que les historiens de la numismatique savent dater une à une. D’autre part, si l’on recueille avec soin les indications éparses chez les auteurs anciens sur la valeur vénale des denrées, sur les taux des amendes, sur les, ventes d’animaux ou d’esclaves, etc., on arrive à conclure avec l’historien des chevaliers qu’une augmentation générale des prix s’est produite dans la période qui comprend la première lutte contre Carthage, c’est-à-dire la première moitié du IIIe siècle. Il semble de plus que cette augmentation peut être évaluée suivant une proportion facile à calculer. Par exemple, le cheval payé par l’état au cavalier ou chevalier vaut 1,000 as anciens (de douze onces) avant les guerres puniques, mais 10,000 as nouveaux (de deux onces) au temps d’Annibal. La solde s’élève, dans le même espace de temps, de 120 as anciens à 1,200 as nouveaux pour le fantassin, de 360 à 3,600 pour le cavalier, et ainsi de suite. Si l’abaissement du pouvoir de la monnaie avait seul agi, l’as nouveau valant six fois moins, les sommes de la dernière période, pour les exemples cités, eussent été les suivantes : 6,100, 720 et 2,160 as ; l’écart entre ces derniers chiffres et ceux que nous venons de marquer (10,000, 1,200, 3,600) montre l’augmentation réelle des prix. Il fallut, vers la fin du IIIe siècle ou le commencement du second avant l’ère chrétienne, des fortunes presque doubles de celles de la période précédente pour suffire aux mêmes achats, aux mêmes charges, aux mêmes nécessités de toute sorte. — L’afflux des métaux précieux avait entraîné une révolution monétaire et économique.

Cette transformation des prix est une résultante si générale et si inévitable qu’on voit le même changement se produire, aux mêmes dates, dans les chiffres du cens. Le recensement pratiqué à la fin de chaque lustre, tous les cinq ans, inscrivait sur les registres des censeurs, outre les noms, prénoms, âge, parenté, le chiure de fortune de chaque citoyen, non pas le chiffre réel qu’il aurait pu déclarer, mais le nombre rond correspondant à l’un de ceux qui marquaient pour chaque classe un minimum légal. Par exemple, tout citoyen possédant une fortune qui dépassait 100,000 as faisait partie, pendant les cinq premiers siècles, de la première classe, et les trois classes suivantes étaient déterminées par des taux réciproquement inférieurs entre eux de 25,000 as. C’est ce que Tite-Live expose clairement quand il rend compte de la constitution attribuée à Servius Tullius. Il ajoute quelle partie du service militaire et quel armement sont assignés à chaque catégorie. Mais le même historien, racontant l’épisode d’un tribut extraordinaire levé en l’an 214 pour l’équipement et l’entretien de la flotte romaine[3], nous informe que le minimum de fortune de la première classe est maintenant fixé à 1 million d’as. Les bases du cens ont donc été remaniées, et suivant la même proportion qu’a observée l’augmentation générale. Émile Belot, par des calculs dans le détail desquels il serait impossible d’entrer ici, démontre que le changement s’est produit selon les mêmes conditions pour les autres classes. La révolution monétaire a modifié l’ordonnance de la société romaine, probablement en ce sens que tous les citoyens n’auront pas vu l’équilibre s’établir pour eux entre le gain et les dépenses, et que les plus énergiques auront tiré profit des changemens financiers. Et déjà la carrière est ouverte pour la spéculation et le commerce. Ce n’est pas tout. Il faut que la révolution accomplie dans Rome vers le milieu du IIIe siècle se produise aussi dans l’ordre civil et politique.

Il convient d’introduire ici cette théorie de Niebuhr sur Rome-ville opposée à Rome-campagne, qu’Emile Belot s’empresse d’adopter, parce que, suivant lui, elle apporte une explication nouvelle et précise du développement de l’état romain. Belot a pour Niebuhr une admiration extrême. « Un seul homme dans ce siècle, dit-il, a eu le privilège, réservé au génie, de comprendre Rome mieux que les Romains, et de deviner par une sorte d’intuition ce qu’elle était à son origine. » Michelet, à vrai dire, ne parlait pas autrement. Niebuhr, à l’entendre, « est devenu Romain. Il a su l’antiquité comme elle ne s’est pas toujours sue elle-même. Que sont, auprès de lui, Plutarque et tant d’autres Grecs pour l’intelligence du rude génie des premiers âges ? » Et M. Taine dit à son tour, joignant sa critique pénétrante à l’éloge : « Il a été à la fois jurisconsulte, politique, financier, géographe, antiquaire, homme d’imagination et de science, esprit aussi pratique que spéculatif, intempérant par excès de force, capable de tout, sauf de se restreindre, avide de science jusqu’à prendre ses conceptions pour les objets mêmes, et imaginer Rome quand il ne peut plus la restaurer. »

Ce que Michelet et M. Taine estiment en particulier chez l’historien allemand, c’est, je suppose, d’avoir si bien compris ce que sont, dans le domaine mystérieux de l’histoire primitive, la légende et le mythe, et que, par derrière, il y a de précieuses réalités à dégager et à saisir. Niebuhr a certainement reçu en partage quelques parcelles de ce don de divination savante sans lequel il n’est pas de grand historien. Quant à celle de ses théories dont il est ici question, Emile Belot a ses raisons pour lui en être reconnaissant : c’est qu’il l’a lui-même étendue et développée avec un certain éclat.

A vrai dire, notre ingénieux Beaufort avait, dès 1766, dans son ouvrage De la république romaine, distingué avec soin les tribus urbaines des tribus rustiques. Avec beaucoup de raison, il ne voulait pas que l’on confondît, comme l’ont fait quelquefois les historiens anciens eux-mêmes, les deux sortes de plèbe. Mais Beaufort s’était borné à une double définition. Niebuhr a fait un pas de plus ; il a soutenu qu’il fallait faire remonter cette distinction jusqu’aux premiers temps, et que l’opposition entre Rome-ville et Rome-campagne était un trait fondamental, un grave élément historique. Belot, à son tour, a mis en lumière l’étroite relation entre la lutte intérieure des classes et le progrès extérieur de la conquête, et l’influence réciproque exercée par l’un de ces deux mouvemens sur l’autre. C’est comme la double action de deux peuples réunis dans la même société politique : un rôle différent les anime sans qu’ils cessent de tendre vers un même but. D’un côté, la ville aristocratique groupée autour du foyer de Vesta : l’autorité politique, civile et religieuse y est entre les mains des chefs de famille entourés de leurs cliens et diversement groupés au sénat ou dans les curies. Patriciens et cliens composent, dans l’enceinte du pomerium, ce que les historiens anciens désignent par le mot populus. Mais au-delà des murs, dans la campagne, c’est la plebs qui habite. Elle s’est formée tout d’abord de la population venue à la suite des grandes familles patriciennes sans un lien de cliens à patrons ; elle s’est grossie des adjonctions amenées par la guerre. L’accès de la cité aristocratique lui était fermé d’abord ; elle s’est cependant fortifiée de jour en jour ; elle s’est fait respecter par la sévérité de ses mœurs ; elle s’est enrichie par la vente de ses produits, les jours de marché, au forum ; elle a pu bientôt entreprendre la lutte contre les patriciens pour le partage des droits religieux, civils et politiques. Après avoir pris sa virile part dans les travaux militaires pour agrandir l’état et fonder la puissance publique, elle s’est fondue finalement dans la cité unifiée. Cette plèbe rustique ne doit pas être confondue avec l’autre, avec celle qui primitivement existe à peine, qui insensiblement se forme au cœur même de la cité patricienne, avec ceux des cliens que laisse indépendans ou sans appui la déchéance ou la mort de leurs patrons. De ces hommes-là seront composées par la suite les quatre tribus de la ville, et ce sera là cette plèbe urbaine qui, misérable, sans énergie, sans dignité, sans vertu, deviendra dès le temps des Gracches la vile multitude de Rome. La dualité persistante pendant les cinq premiers siècles, entre le populus et la plèbe rustique, a été reconnaissable dès l’origine à bien des signes, tels que le partage entre les pagi de la campagne et les vici de la ville, la différence entre l’assemblée centuriate, réunie au Champ de Mars, hors de Rome, et l’assemblée curiate, réunie dans Rome même, au comitium ; la prééminence toute patricienne des premières centuries sur les votes des comices centuriates ; la nécessité pour les votes des centuries d’être confirmés à l’aide des votes des curies. Cette dualité perce encore dans la distinction entre les comices par tribus, que les patriciens dédaignent, et les comices par curies, qui n’admettent pas les plébéiens, enfin dans cette opposition étrange entre la dictature, tout aristocratique, et le tribunat, exclusivement populaire. Le patriciat n’a traité d’abord avec les gens de la plèbe rustique que comme avec des étrangers et sur le pied du droit des gens, de sorte que le tribunat, par exemple, a été institué avec le concours du fécial, comme on eût fait pour toute convention, pour tout traité entre deux peuples indépendans l’un de l’autre. Mais les progrès de la conquête, en faisant créer de nouvelles tribus rustiques, rendent la plèbe de la campagne toujours plus nombreuse et plus forte. A peine un petit peuple, aux environs de Rome, a-t-il été soumis, les familles dont il se compose sont annexées ou transportées ; ses chefs, quelquefois des descendans de races royales ou même divines, aspirent à entrer dans l’aristocratie romaine ; ses citoyens veulent participer à la cité et à ses droits. On comprend que, de la sorte, le progrès de la plèbe ait été incessant, et incessante la pression exercée sur l’aristocratie urbaine. A chaque adjonction a correspondu non pas seulement l’inscription d’un plus grand nombre de citoyens par les censeurs, mais encore un progrès politique et civil.

La théorie de Niebuhr, développée par Emile Belot, est acceptée dans son ensemble par de bons esprits, par le savant M. Willems, par exemple. Certains traits n’en sont-ils pas cependant excessifs ? Belot se représente la Rome primitive sous l’aspect d’une ville italienne du moyen âge, ville fermée, aux palais fortifiés et munis de tours. N’y avait-il pas plus de rapports familiers ou intimes entre le patriciat urbain et les propriétaires de la campagne, entre la clientèle de la ville et la plèbe rustique ? Quant aux tribuns du peuple, comment auraient-ils été des défenseurs si puissans de toute la population de la campagne, quand leur autorité ne s’étendait pas au-delà d’un rayon de mille pas autour de la ville ?

On n’en voit pas moins, il est vrai, en beaucoup de cas, par exemple dans le procès de Coriolan, comme deux peuples en présence, et cette dualité prend fin précisément à la suite d’une grande réforme qui, vers le milieu du IIIe siècle, modifie en un sens favorable aux tribus rustiques la constitution des comices centuriates[4]. La création des deux dernières tribus de la campagne, en 240, en fut le signal en faisant éclater les vieux cadres. Selon l’ancienne constitution, la première classe disposait à elle seule, lors du vote dans les comices pour les lois ou pour les élections, d’un nombre de voix qui représentait la majorité, pour peu que cette classe fût unanime. La seconde classe, composée des citoyens ayant une fortune entre 100,000 et 75,000 as, était rarement appelée au vote, qui s’interrompait une fois la majorité atteinte ; les troisième et quatrième classes, de cens encore inférieur, n’étaient jamais consultées. C’était le régime d’une aristocratie d’argent, qui confisquait le droit électoral.

La réforme de 241 mit en quelque mesure un terme à cette inégalité. La première classe ne disposa plus d’une si grande autorité dans les comices. Il fallut désormais, pour atteindre la majorité, continuer le vote jusqu’à la troisième classe inclusivement ou même jusqu’à la quatrième. Bien plus, tandis qu’autrefois le droit de premier vote, — droit décerné par le sort, et de nature à exercer une profonde influence par suite de certaines idées superstitieuses, — appartenait à l’une des centuries nobles placées à part et en tête de la première classe, désormais, au contraire, la centurie dite prérogative (à cause de ce privilège de premier vote) fut désignée par la voie du sort entre toutes les centuries de la première classe, et l’on voit dans Tite-Live les tribus rustiques appelées fréquemment à l’avantage et à l’honneur de fournir cette centurie.

La constitution ainsi transformée vers l’année 240 consacra donc un réel progrès de l’ancienne plèbe, un ascendant marqué de l’aristocratie municipale sur l’aristocratie urbaine. Les diverses parties de la cité furent mieux réunies, dans un système civil et politique plus conforme à la réalité des faits et à la prépondérance acquise. Une sorte de classe moyenne parvenait à se faire jour entre le sénat et le peuple, et l’instrument de cette élévation était la richesse rapidement accrue, nous dirons par quels moyens. Un grand changement s’était accompli aux dépens de l’aristocratie, dans un sens que nous pouvons bien appeler plébéien et démocratique.

La multiple révolution, contemporaine des guerres puniques, que nous essayons de décrire dans son ensemble, ne s’est pas produite seulement par une décroissance du pouvoir de la monnaie, par un enchérissement des produits, par une augmentation des chiffres du cens, par une réforme de la constitution ; elle a entraîné, outre tout cela, une réforme juridique, tant il est vrai que l’apparition de la richesse a été pour cette primitive société romaine un ferment de transformation profonde. C’est en l’année 242 qu’au préteur de la ville fut adjoint un préteur dit pérégrin, chargé de la juridiction entre Romains et étrangers, entre les membres de l’ancienne cité et les citoyens privés du droit de propriété quiritaire. La conséquence de l’institution nouvelle fut, à la suite de la loi Æbutia, qu’il faut dater probablement de l’année 234, la substitution de la procédure formulaire aux actions de la loi ; c’est-à-dire que l’autorité toute religieuse du vieux droit pontifical fut remplacée par les édits sans cesse perfectibles d’une magistrature qui se régla sur les progrès du droit civil. Les édits prétoriens allaient créer un droit commun aux membres de l’ancienne cité et aux étrangers, et cette jurisprudence, modelée sur le progrès des temps, devait bientôt s’étendre aux anciens citoyens eux-mêmes. C’était l’affranchissement de l’esprit juridique, après une période de discipline sacerdotale dont le rigorisme a pu n’être pas funeste si, en imposant le respect de la lettre, il a inspiré et peut-être affermi à toujours le sens de la légalité chez les Romains.

En résumé, l’afflux des métaux précieux a causé dans Rome un ébranlement fécond. Il a suscité toute une série de modifications profondes et heureuses dans la société romaine, précisément parce que cette société, jeune encore, intelligente et énergique, a su se servir des élémens de la richesse. Une de ses classes en particulier agrandi sous l’influence, sous l’excitation des circonstances nouvelles. Non asservie par ses origines aux règles étroites de l’ancienne cité, conviée à l’action par le progrès et l’essor contemporains, elle s’est s’emparée des sources de la richesse, et par là s’est dirigée vers l’autorité politique. C’est la classe des chevaliers, dont le développement rapide est un des principaux élémens de l’histoire de la république romaine.


II

Chez tous les peuples, au commencement de leur histoire, la cavalerie est l’arme aristocratique, celle qui appartient aux plus riches, parce qu’elle exige un équipement et des soins dispendieux. De quelle manière et à quel moment la cavalerie devient chevalerie, c’est une transformation difficile à saisir, mais un progrès naturel et logique, puisque les riches obtiennent bientôt l’éclat et le renom. Les premiers escadrons qu’ait eus la Rome primitive ont fait partie du patriciat. Chevaliers et sénateurs sont rangés ensemble dans la première classe, qui est inscrite au cens avec le chiffre de fortune le plus élevé. A mesure que la cité s’est agrandie par les succès militaires, le patriciat n’a ouvert ses rangs qu’à peine, tandis que les principaux d’entre les vaincus, recevant le droit de cité, ont fait partie de cette première classe s’ils possédaient plus de 100,000 as, et sont devenus par là aussi chevaliers. Il s’est formé de la sorte avec le temps, et le nombre des recrues devenant toujours plus considérable, une sorte d’aristocratie nouvelle, ou plutôt de classe intermédiaire, issue des municipes italiens et de la plèbe rustique, et capable de contre-balancer la vieille aristocratie patricienne en lui faisant ouvertement échec.

C’est précisément cette classe moyenne qui, voulant se faire sa place au soleil, met la main sur le commerce et la finance, et attire à soi, avec l’opulence, une part importante de l’autorité réelle. N’est-il pas arrivé plus d’une fois ainsi dans l’histoire que le développement de la fortune privée entraînât de profondes transformations politiques ? Les destinées de la chambre des communes d’Angleterre et du tiers-état français en ont offert, dans les temps modernes, d’assez clairs témoignages. Par le progrès de ces deux corps tout comme par celui des chevaliers romains enrichis, l’influence et le vrai pouvoir sont devenus le partage de la classe la plus intelligente, la plus économe et la plus active.

Les patriciens — possesseurs, il est vrai, de biens fonciers héréditaires — n’étaient pas appelés naturellement à tirer avantage des circonstances nouvelles qui auraient pu servir à augmenter leur fortune acquise. Le commerce était, en effet, jugé indigne d’eux, et le plébiscite Claudien, probablement de l’année 219, prononça à ce sujet des interdictions sévères, confirmées encore par Jules César et jusque par l’empereur Adrien. Il était prescrit aux nobles de s’abstenir des spéculations financières, des armemens maritimes, des adjudications publiques. Ils ne devaient pas faire partie de ces sociétés de capitalistes qui soumissionnaient les fermes des impôts. Les chevaliers, au contraire, c’est-à-dire ces mêmes citoyens issus de la plèbe rustique ou des cités municipales que leur fortune élevait à la première classe, n’avaient aucun scrupule de ce genre. Ils allaient s’enrichir, gagner de nouveaux droits, et contribuer aussi bien par le bon que par le mauvais usage de leur nouvelle puissance à un changement profond des mœurs, des idées et des conditions sociales.

Ils se firent publicains, c’est-à-dire qu’ils se présentèrent et se firent accepter aux diverses adjudications auxquelles donnaient lieu les diverses branches du revenu public, qu’il était d’usage d’affermer.

Les fournitures et approvisionnemens militaires, par exemple, étaient évidemment, pour les gens habiles, d’infaillibles moyens de s’enrichir. On voit les publicains à l’œuvre, dans les récits de Tite-Live, dès le temps de la seconde guerre punique. On reçut des deux Scipion, raconte l’historien, des rapports détaillés. Ils annonçaient leurs brillans succès en Espagne. Mais en même temps ils déclaraient qu’ils n’avaient plus d’argent pour la solde des troupes, que les armées manquaient de vêtemens et de blés, et les équipages maritimes de tout ce qui était nécessaire. Si le trésor public était épuisé, ils aviseraient, quant à la solde, aux moyens de faire contribuer les Espagnols ; mais il fallait qu’on envoyât de Rome tout le reste, et au plus tôt, si l’on voulait conserver l’armée et la province. Après qu’on eût lu ces dépêches, il fallut bien reconnaître l’urgente nécessité. Cependant on était au fort de la lutte contre Annibal. On entretenait au loin d’immenses armées de terre et de mer ; il faudrait incessamment équiper une flotte considérable si la guerre devait s’engager aussi contre la Macédoine. La Sicile et la Sardaigne, sur lesquelles on comptait d’ordinaire pour les approvisionnemens de blé, nourrissaient à grand’peine leurs troupes d’occupation. Les ressources de l’impôt se trouvaient compromises, parce que beaucoup de ceux qui le supportaient avaient disparu au Trasimène et à Cannes. On ne pouvait donc compter que sur le crédit pour sauver l’état. Il fut décidé que le magistrat investi de la préture se rendrait à l’assemblée : il engagerait ceux qui précédemment avaient déjà tant gagné par les marchés publics, dit Tite-Live, à consentir un emprunt, et à fournir aux armées d’Espagne tout le nécessaire, sous la condition d’être payés les premiers dès qu’il y aurait des fonds dans le trésor. Le préteur parla dans ce sens, et désigna le jour où il ferait les adjudications des fournitures de vêtemens et de vivres, et de tout ce qu’exigeraient les équipages de la flotte. Ce jour venu, trois sociétés de publicains se présentèrent. Elles offraient de se charger des fournitures, sous deux conditions : tout ce qu’elles embarqueraient leur serait garanti par l’état contre l’ennemi ou la tempête ; et les citoyens qui contribueraient de quelque manière que ce fût à l’expédition seraient exemptés du service militaire tant, que durerait l’office public auquel on les conviait. Il fut ainsi fait ; les adjudications eurent lieu, et le contrat fut fidèlement exécuté de part et d’autre.

Cette page de l’historien latin nous est précieuse, parce qu’elle montre dans son action, à une date fort ancienne, l’administration financière de Rome entre les mains des publicains. Ce n’était pas une invention romaine. De même que Carthage soumise avait légué les lois rhodiennes sur le commerce maritime, de même la Grèce, et aussi l’Egypte, à laquelle semblent avoir été faits tant d’emprunts, offraient un exemple du constant usage d’affermer les impôts, tantôt à des compagnies, tantôt à de riches citoyens, qui, s’engageant à remettre à l’état une somme fixe et déterminée, percevaient les taxes à leurs risques et périls. L’extension de la puissance romaine rendit cette pratique tout à fait générale. On comprend quelles abondantes occasions de profits devaient s’offrir à de prudens fournisseurs, même sans supposer la prévarication ni la fraude, par les approvisionnemens maritimes et militaires : voiles et cordages, ferrures, armes, chevaux, vêtemens, poix et goudron. Il en était de même des grands travaux publics, pour la construction, pour l’entretien et la réparation des édifices, des chaussées, des routes… Les censeurs étaient chargés d’arrêter le bilan des fournitures ou des travaux devenus indispensables. Le sénat leur allouait un certain crédit sur le trésor ; ils préparaient les devis et rédigeaient pour chaque cas le cahier des charges, lex censoria. L’adjudication devait se faire publiquement, en plein forum, au jour fixé d’avance et aux enchères les plus basses. On procédait de la même façon pour la perception des revenus publics, impôts, douanes, péages, pour l’exploitation des mines et carrières de l’état, pour la location des terres et pâturages publics. Ces perceptions étaient publiquement affermées par les censeurs, aux plus offrans. Les adjudicataires savaient fort bien, s’ils craignaient, une fois le marché conclu, d’être en perte, présenter leurs doléances, les faire écouter et obtenir résiliation ou indemnité. Tite-Live en cite plusieurs exemples. Il est clair que des fortunes isolées devaient rarement suffire à ces sortes d’engagemens, toujours considérables, et l’état exigeant d’ailleurs des garanties. Les capitalistes formaient donc entre eux des sociétés par actions, avec des directeurs, des bureaux, des employés, quelquefois avec des sous-adjudicataires, qu’il fallait surveiller et contrôler de près. Ajoutez un monde d’affranchis et d’esclaves pour les exploitations industrielles ou agricoles, et cette multitude dispersée dans toutes les provinces, à mesure que la conquête se propageait au loin. Naturellement la banque, le calcul des intérêts de l’argent, et aussi l’usure, tout cela fort connu à Rome dès les temps primitifs, venaient se mêler, pour l’animer et le féconder, pour le conduire aussi vers l’abus et l’excès, au mouvement d’affaires né de l’essor général.

Quand les armes romaines eurent pénétré dans l’opulente Asie, de nouvelles et abondantes sources de revenus s’offrirent. L’ardeur des traitans redoubla, les compagnies financières s’accrurent singulièrement en puissance et en nombre, et le vaste marché, comprenant une partie de l’Europe avec une partie de l’Orient, devint, par les vicissitudes du crédit, une arène ouverte, soit à la formation d’énormes fortunes privées, soit à la solidarité d’innombrables intérêts financiers. Il faut, pour juger de cette entière diffusion, se transporter par la pensée au temps de Cicéron, par exemple. Si l’on veut comprendre ce que devait être alors la bourse de Rome, inquiète des nouvelles d’Orient, anxieuse des événemens politiques, fiévreuse à la pensée d’une hausse subite des actions, ou bien à celle d’imminens désastres pouvant atteindre beaucoup de fortunes médiocres, on n’a qu’à relire le pro lege Manilia. Cicéron y demande instamment qu’on nomme Pompée au commandement suprême, parce que c’est le seul moyen, déclare-t-il, d’éviter un Krach semblable à celui qui a éclaté au début de cette guerre. Deux rois puissans, Mithridate et Tigrane, menacent d’accabler les tributaires et alliés de Rome. Ce même Mithridate, qui vient, par ses ordres secrets aux villes grecques d’Asie, de faire égorger en un même jour 100,000 Romains et Italiens établis dans ces villes, fait envoyer d’Ecbatane des émissaires pour s’entendre avec les chefs des ennemis que Rome combat au même temps en Espagne. L’étendue et la gravité de ses menaces ont déjà suspendu en Orient toute activité féconde, tout mouvement d’affaires, tout travail. À l’approche de cet ennemi, les troupeaux sont délaissés, l’agriculture est abandonnée, le commerce maritime suspendu. Donc plus de droits à percevoir sur les ports, sur les blés, sur les pâturages. Qu’on imagine dans quelles inquiétudes se trouvent ceux qui doivent supporter l’impôt dû aux Romains, et ceux aussi qui auront à en effectuer le recouvrement, c’est-à-dire ces fermiers de l’état qui emploient de si nombreuses troupes d’esclaves, préposés aux péages dans les marchés et aux portes des villes, dans les pâturages, dans les mines et carrières, dans les salines, dans les docks ! .. Ces hommes honorables, s’écrie l’orateur, qui est leur associé et leur ami, ont transporté en Asie leurs capitaux et leurs espérances. Les uns y perçoivent les revenus publics, les autres y font le commerce directement ; ils y ont placé de grandes sommes d’argent, tant pour eux-mêmes qu’au nom de leurs familles. Il s’agit de la province riche et fertile entre toutes, qui l’emporte sur tous les pays du monde par la fécondité de son sol, la variété de ses produits, l’étendue de ses pâturages, le chiffre immense de ses exportations. Mais surtout, — voilà sur quoi l’orateur insiste, et ses paroles font mesurer quel vaste développement a pris la richesse générale, publique ou privée, — qu’on réfléchisse à l’atteinte qu’un désastre en Orient fera subir à la place de Rome, comme nous dirions aujourd’hui ! Le crédit du marché central est en étroite solidarité avec le crédit des bourses de l’Asie, avec celui des groupes de capitalistes qui opèrent en Orient ; hæc fîdes atque hæc ratio pecuniarum quæ Romæ, quæ in foro versatur, implicita est cum illis pecuniis asiaticis et cohæret. Le crédit ne peut être ruiné en Asie sans que, du même coup, le crédit à Rome ne succombe, ruere illa non possunt ut hæc non eodem motu concidant. Il y a donc à défendre non pas seulement l’honneur de l’état et le salut des peuples alliés, mais les plus abondantes sources du revenu public et un très grand nombre, une multitude de fortunes privées : fortunæ plurimorum civium defendantur. Peut-être faudrait-il traduire : le plus grand nombre, la plupart de nos fortunes privées. Les cent mille Romains ou italiens que Mithridate avait fait tuer étaient cent mille intéressés ou employés aux perceptions financières ; ajoutez à ce chiffre celui des bourgeois de Rome qui avaient des actions dans ces puissantes compagnies !

Bien des fois Cicéron a signalé cette diffusion et cette puissance du crédit. Il le fait toujours avec une franchise, avec une verdeur d’expression qui rapproche les temps et prête à son langage un accent tout moderne, comme, par exemple, quand il pose en axiome, dans son traité Des devoirs (II, 24), que la société n’a pas de lien plus énergique que le crédit, et qu’il ne saurait y en avoir un solide sans la sécurité des créances. Les termes qu’il emploie sont absolument les nôtres : il dit fides publica, et les assignats de la république romaine, en 1798, portaient de même ces mots : fede pubblica, pour signifier le crédit public. Ses plaidoyers et ses lettres nous montrent à la fois les liens innombrables créés par une vaste administration financière et le détail des procédés d’exactitude qu’imposent à la banque et au commerce les garanties réclamées par l’intérêt public ou privé, celles que la loi même ordonne. Il emprunte le langage précis du négociant lorsque, dans son discours pour le comédien Roscius, il réclame une scrupuleuse tenue des livres. Je ne sais pas si les anciens Romains ont fait cet effort d’imagination représentative qu’un spirituel économiste a récemment si bien décrit[5], et qui a conduit les Italiens du moyen âge à inventer, peut-être les premiers, la tenue en partie double : « Caisse doit à Magasin ; Soie de Chine doit à Tabarca ; Famagouste doit à Canelle de Malabar ; » mais Cicéron connaît et veut du moins une comptabilité sérieuse. Il récuse en justice des brouillons chargés de ratures, liturarum adversaria ; il exige de vrais registres, et le premier de tous, celui des recettes et dépenses, codex accepti et expensi. On reconnaît l’homme de son temps, mêlé aux grandes affaires de finance, fort occupé de faire valoir et d’augmenter sa propre fortune, dans l’auteur des Lettres familières, dont le treizième livre, en particulier, montre les liens étroits de Cicéron avec les manieurs d’argent en Asie, en Cilicie, en Bithynie. Plusieurs des plus habiles combinaisons de la science financière, banques de change, de circulation, de prêt à intérêt, de dépôt, crédit foncier, placemens hypothécaires, se retrouveraient aisément dans les récits du grand orateur ou dans Tite-Live. L’épanouissement général du crédit avait créé sans aucun doute, Cicéron vient de nous le dire, un nombre énorme de petits patrimoines, et les exemples abondent de fortunes énormes, soit en biens fonciers engageant d’immenses capitaux, — c’est l’époque des latifundia, — soit en richesse mobilière. Il suffit de nommer Gras-sus, Cluvius de Pouzzol, ce prête-nom de Pompée, Pinnius, l’ami de Cicéron, et auquel la seule ville de Nicée devait 6 millions de sesterces, etc.

Comment faut-il donc entendre ce mot, souvent répété, du tribun Marcius Philippus, lequel, proposant vers ce temps-là une loi agraire, s’écriait qu’il n’y avait pas alors dans Rome deux mille citoyens propriétaires, non esse in civitate duo milita hominum qui rem haberent ? Est-ce la pure contradiction de ce que nous venons d’essayer d’établir ? Cicéron, qui rapporte ce mot au second livre du De offîciis, le blâme comme s’adressant aux mauvaises passions, et ne tendant à rien moins, dit-il, qu’à la communauté des biens. Était-ce, en effet, une parole démagogique née des besoins du moment et de la cause ? Ou bien cette parole faisait-elle allusion à la transformation qui s’opérait alors dans les fortunes privées, la richesse mobilière prenant son essor, mais les petits domaines disparaissant, absorbés par la grande propriété ? Ce qu’on sait du tribun de l’année 104, fort riche lui-même, gourmand et voluptueux, et redouté pour son esprit malveillant, peut mettre en défiance contre un mot auquel économistes et historiens, dans la pénurie des informations, ont attribué une valeur probablement imméritée.

La société romaine des deux derniers siècles de la république, on n’en saurait douter, est une société où la richesse domine, jusqu’à déterminer plus que jamais l’influence de certaines classes. Les chevaliers ont, les premiers, profité de la conquête pour réaliser des gains considérables, et leur importance politique s’en est accrue d’autant. Lorsque les Gracches, animés d’un très sage dessein, ont entrepris de remédier par les lois agraires à l’oppression des petits propriétaires et à l’épuisement de l’ancienne plèbe rustique, les chevaliers leur sont apparus comme les adversaires naturels à opposer au patriciat. Caius Gracchus a donc fait accepter une loi qui leur concédait le privilège, jusqu’alors réservé aux sénateurs, d’être appelés à faire partie des tribunaux ; on sait que, pour les Romains, la justice se ne séparait pas de l’administration. A partir de cette date, les chevaliers ont formé vraiment un ordre dans l’état, ordre intermédiaire, — non étranger à l’ordre sénatorial, puisque les chevaliers les plus éminens, après avoir rempli certaines charges, y pouvaient être admis, — non étranger à l’ancienne plèbe rustique, puisqu’il la représentait, au contraire, ainsi que les villes municipales, dont il formait comme la noblesse locale. Chefs des petits peuples qu’alla chercher le droit de cité, les chevaliers ont grandi sans cesse en nombre et en puissance effective. Administrateurs de leurs municipes en même temps que fermiers de l’état, ils ont placé dans les fermes par eux souscrites, puis sous-louées à des colons, les fonds de ces communes, qui devenaient ainsi comme autant de compagnies financières, intéressées sans doute à la politique générale et à une bonne administration publique, mais tentées peut-être aussi de calculs particuliers et de spéculations dangereuses.

L’abus est voisin du triomphe. Livrer aux chevaliers devenus fermiers-généraux et traitans la domination dans les tribunaux, c’était assurer l’impunité à leurs agens et à eux-mêmes. Ils abusèrent des jugemens comme les sénateurs abusaient du gouvernement des provinces. Les deux ordres, naturellement et plus que jamais ennemis, s’entendirent pourtant, mais en vue d’une sorte de pillage, et pour faire échec aux propositions de lois agraires, protectrices de la petite propriété. Ils ne s’unirent pas, comme Cicéron le demandait finalement, pour le seul intérêt de combattre les ambitions et de sauver la république.


Nous n’avons pas à suivre en détail l’histoire des chevaliers romains, qu’Emile Mot poursuit jusque sous l’empire ; mais nous ajouterons un trait à ce tableau de la puissance financière transformant la société romaine, si nous découvrons d’autres classes encore que les sénateurs et les chevaliers parvenant à la vie politique, dans les cadres mêmes que l’organisation du cens leur avait préparés. Or, après diverses vicissitudes du droit de judicature, accordé, puis enlevé à l’ordre équestre, une loi proposée par le tribun Aurélius Cotta, en 70, partagea ce même droit entre le sénat, les chevaliers et les tribuns du trésor. Qu’étaient-ce que ces nouveau-venus, ignorés jusque-là dans l’histoire de Rome, dont on ne saura plus rien après César, et qui, subitement, arrivaient au partage d’une des plus hautes prérogatives ? La réponse est difficile, faute de textes. Ces tribuns du trésor, — désignés peut-être ainsi d’une ancienne fonction financière dont ils étaient revêtus, — paraissent avoir représenté une des classes censitaires, immédiatement inférieure à celle des chevaliers, et au-dessous de laquelle on aperçoit encore une autre classe, celle des « ducénaires, » c’est-à-dire des citoyens n’ayant pas moins de 200,000 sesterces. Les tribuns du trésor seraient, à ce compte, des « trécénaires, » comme les chevaliers étaient des « quadringénaires, » à cause de leurs 400,000 sesterces, équivalons à 1 million d’as (86,000 francs).

On reconnaît les anciennes catégories, avec le même cens qui a été fixé depuis les grandes réformes du IIIe siècle. Il semble seulement que quelques-unes des classes, non signalées par les historiens jusqu’alors, aient obtenu seulement dans le dernier siècle avant l’empire leur importance politique et civile. Peut-être l’accroissement de la richesse a fait arriver, même dans les classes inférieures, des citoyens capables d’un rôle plus actif et plus en vue qu’il ne pouvait l’être autrefois. Un autre témoignage de ce progrès serait l’intervention des affranchis, qu’on voit partout comptés aux derniers temps de la république, et investis de commandemens dans l’armée ou dans la flotte. Si les. anciennes charges républicaines leur sont interdites, ils ont accès à une foule de fonctions administratives. Ils pratiquent l’agriculture, ils exercent le commerce et l’industrie, ils savent emprunter et prêter, et faire la banque. Ils ont mérité comme les autres citoyens leur part dans la richesse commune, et ils en ont le profit social et politique. Les catégories du recensement continuent à s’imposer à cette société, et le principe en est toujours un certain degré de fortune. Sénèque ne fera que résumer par quelques mots caractéristiques les conditions déjà anciennes lorsqu’il dira : « Le cens élève un citoyen à la dignité de sénateur. Le cens distingue le chevalier romain de la plèbe. Le cens règle dans le camp les promotions. » Mais la vie a pénétré plus avant qu’autrefois, elle anime des cadres jadis inertes. Un plus grand nombre de citoyens participent aux droits politiques et civils en même temps qu’à la fortune.

En résumé, la richesse est pour tout grand peuple l’instrument et le prix à la fois de la civilisation, puisqu’elle ne saurait être acquise ni conservée sans une activité permanente et réglée. Elle a fait son œuvre entre les mains avides, mais énergiques, de la société romaine. Ses meilleurs résultats ont été, à la suite d’un puissant essor du commerce, les mille relations entre les peuples, les immenses travaux publics, le bien-être répandu, le progrès permis dans toutes les voies ouvertes à l’intelligence des hommes, toute une grande partie de ce qu’on appelle du beau nom de paix romaine. Pourtant les classes supérieures qui ont détenu et administré cette richesse en ont fait en partie mauvais usage. L’histoire de la propriété foncière romaine trahit d’énormes fautes, accomplies par l’effet d’un amour malentendu et inintelligent du gain. C’est presque dès les premiers temps de la république que les lois agraires dénoncent l’abandon de cette petite ou moyenne culture, qui avait assuré la prospérité primitive de l’Italie. La grande culture, partout instituée au temps de la conquête comme offrant un meilleur placement d’argent aux propriétaires, ruine les grands drainages antiques que Rome avait trouvés établis autour d’elle. Les hommes libres, qui coûtent, sont dédaignés comme laboureurs : un petit nombre d’esclaves devra suffire à de vastes domaines. Pour l’amour d’un gain plus considérable encore, la grande culture est ensuite remplacée par l’unique pâturage, et ce qu’on peut appeler l’industrie pastorale, la pastorizia, propage, avec la misère des hommes, la détérioration du sol même. Quant à la richesse mobilière, sans doute il a été de son essence, alors comme aujourd’hui, de créer, par la puissance du crédit, des sources innombrables de bien-être ou de fortune ; mais elle a enfanté aussi la spéculation, dans le sens tout moderne du mot, la corruption politique, la perte des vertus civiles, la démoralisation. Cette société des derniers temps de la république, qui disposait de la richesse, n’était plus capable de la liberté. L’ordre équestre fut l’organe principal et de ce progrès et de cette dégénérescence. Il ne faut pas oublier ses mérites et ses services. Grâce aux publicains, le trésor public fut d’ordinaire assuré à l’avance de revenus fixes ; ils ont pendant longtemps administré les finances romaines avec intelligence et loyauté. C’est dans cet ordre que se sont formés ces hommes laborieux, intelligens et honnêtes, qui sont devenus pour l’empire de très précieux fonctionnaires. On sait qu’un des aïeux de Vespasien avait mérité en Asie qu’on lui élevât des statues, avec cette inscription : Au receveur intègre, et Vespasien, devenu empereur, témoigna d’une pareille modestie et de semblables vertus. Ce furent pourtant aussi ces chevaliers qui, fermiers des revenus publics, adjudicataires de toutes les grandes entreprises, maîtres du crédit, après avoir réalisé d’immenses fortunes et disputé au sénat la puissance politique, pressurèrent les provinces, soudoyèrent les factions au forum, et contribuèrent au ferment de guerre civile qui devait préparer leur ruine avec celle de la république. Une peinture complète, d’après la correspondance de Cicéron, par exemple, du rôle de la corruption financière dans les dernières agitations qui amenèrent l’empire, dans la conspiration de Catilina, dans la lutte suprême entre César et Pompée, montrerait à la fois de quelle ardeur le crédit financier animait alors toutes les parties du monde romain, et quelle révolution générale cette fièvre, devenue malsaine, allait naturellement enfanter.


A. GEFFROY.

  1. Nantucket, Étude sur les diverses sortes de propriétés primitives, 1884.
  2. Enéide, VIII, 429.
  3. Livre XXIV, ch. 11.
  4. La réforme des comices centuriates au IIIe siècle avant Jésus-Christ est un très difficile problème, que MM. Paul Guiraud et G. Bloch ont étudié à nouveau depuis 1881 dans la Revue historique. Leurs conclusions ne sont pas les mêmes.
  5. Considérations sur la comptabilité en partie double, par M. Léon Say, t. XVIe des Mémoires de l’Académie des Sciences morales. Journal des Débats du 7 janvier 1886.