Du Cran !/Le Chemin qu’il prit

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Traduction par Louis Fabulet.
Mercure de France (p. 11-53).


LE CHEMIN QU’IL PRIT


Il n’est pour ainsi dire pas un mot de cette histoire qui n’ait pour base le fait. La Guerre Boër de 1899-1902 en fut une toute petite, suivant l’idée que l’on se faisait des guerres, et nulle mauvaise intention n’en fut la cause, mais elle apprit à nos hommes la valeur pratique du « scouting » ou des reconnaissances en campagne. Ils furent lents à comprendre au début, et il leur en coûta maintes pertes inutiles ; c’est toujours le cas lorsque les hommes croient qu’ils peuvent faire leur ouvrage sans prendre de peine au préalable.

Les canons de la Batterie de Campagne étaient embusqués derrière les mimosas à épines blanches, guère plus hauts que leurs roues, qui indiquaient le cours d’un nullah[1] desséché ; et le camp prétendait trouver de l’ombre sous un bouquet de gommiers plantés à titre d’expérience par quelque Ministre de l’Agriculture. Une petite butte, de pierre rougeâtre, à toit de fer-blanc, se dressait où la voie unique du chemin de fer se divisait pour s’en aller former une voie de déchargement. Une plaine onduleuse de terre rouge, mouchetée de pierres vagabondes et de broussaille clairsemée, s’étendait au nord jusqu’aux escarpes et éperons d’une rangée de petites collines — le tout aride et exagéré dans la brume de chaleur. Au sud le niveau se perdait dans un enchevêtrement de monticules fourrés de buissons, et qui émergeaient là sans but ni ordre, brûlés et noircis par les coups de l’éclair insoucieux, couturés du haut en bas de leurs flancs de cours d’eau taris, et de la base au sommet criblés de pierres — pierres éclatées, amoncelées, éparpillées. Tout là-bas, vers l’est, une ligne de montagnes bleu-gris, hérissée de pics et de cornes, se haussait au-dessus du pêle-mêle de la terre torturée. Seule chose qui eût une contenance ferme à travers le mirage liquide. Les collines plus proches se détachaient de la plaine et flottaient de l’avant telles des îles dans un océan laiteux. Tandis que le Major cherchait à voir entre ses paupières plissées, Léviathan[2] lui-même pataugeait à travers ses lointains écueils — bête noire et informe.

« Ce doivent être », dit le Major, « les canons qui rentrent. » Il avait envoyé deux canons, soi-disant pour faire l’exercice — à vrai dire pour montrer au loyal Hollandais qu’il y avait de l’artillerie près du chemin de ter au cas où quelque patriote jugerait bon d’en tâter. Des barbouillages chocolat, l’air d’avoir été poussés avec un balai à travers le décombre de pierres, erraient sur la terre — sans ponts, sans rampes, sans empierrements. C’étaient les routes conduisant aux huttes de torchis brunes, une par vallée, qu’on décorait officiellement du nom de maisons-de-ferme. À de très longs intervalles une charrette du Cap poussiéreuse ou un chariot couvert avançaient le long d’elles, et des hommes, plus sales que la saleté, venaient vendre des fruits ou des moutons décharnés. Le soir les maisons-de-ferme étaient éclairées d’une façon qui ne répondait nullement à l’économie hollandaise ; la broussaille s’allumait d’elle-même sur quelque distant promontoire, et les lumières des maisons scintillaient en réponse. Trois ou quatre jours plus tard le Major lisait de mauvaises nouvelles dans les journaux du Cap, qu’on lui jetait des trains militaires au passage.

Les canons et leur escorte passèrent du Léviathan à l’apparence de bateaux naufragés, leurs équipages se débattant près d’eux. Mais les voilà, reprenant leur vraie forme, qui pénétrèrent d’une embardée dans le camp parmi des nuages de poussière.

L’escorte d’Infanterie Montée s’installa à son repas du soir ; l’air chaud s’emplit de la senteur du bois en train de brûler ; des hommes suants bouchonnèrent des chevaux suants à poignées de précieux fourrage ; le soleil sombra derrière les collines, et l’on entendit le sifflet d’un train venant du sud.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda le Major, en s’insinuant dans sa tunique. (Les convenances ne l’avaient pas encore abandonné.)

— Le train d’ambulance, répondit le Capitaine d’Infanterie Montée, en relevant ses lunettes. Je voudrais bien parler encore une fois à une femme, mais il ne va pas s’arrêter ici… Il s’arrête, ma foi, et fait un vilain bruit. Voyons. »

La machine faisait eau par un de ses tubes, et s’en allait en boitant dans la voie de garage. Cela demanderait deux ou trois heures au moins pour la rafistoler.

Deux docteurs et une couple de Sœurs Infirmières se tenaient sur la plate-forme arrière d’une voiture. Le Major expliqua la situation, et les pria à prendre le thé.

« Nous allions justement vous demander… dit le Major médical du train d’ambulance.

— Non, venez à notre camp. Que les hommes revoient une femme ! » plaida-t-il.

Sœur Dorothée, pour qui, malgré ses vingt-quatre ans, les nécessités de la guerre n’étaient pas du nouveau, rassembla une boîte en fer-blanc de biscuits et des tartines de beurre fraîchement coupées par les ordonnances. Sœur Marguerite ramassa la théière, la lampe à alcool, et une bouteille d’eau.

« De l’eau du Cap, dit-elle en affirmant de la tête. Filtrée, encore. Je connais l’eau du Karroo. Elle sauta légèrement sur le ballast.

— Que savez-vous du Karroo, ma Sœur ? » demanda le Capitaine d’Infanterie Montée, indulgemment, en qualité de vétéran d’un mois de date. Il comprenait que tout ce désert, comme cela lui semblait, s’appelait de ce nom.

Elle rit. « C’est mon pays. Je suis née là-bas — juste derrière cette grande chaîne de montagnes — du côté d’Oudtshorn. Ce n’est qu’à soixante milles d’ici. Oh, que c’est bon ! »

Elle fit glisser de sa tête le bonnet d’infirmière, le lança par la fenêtre ouverte du wagon, et poussa un soupir de profonde satisfaction. Avec le soleil sombrant les monts desséchés avaient pris vie et s’embrasaient sur le vert de l’horizon. Ils se levèrent comme des joyaux dans l’air d’une limpidité parfaite, tandis que les vallées entre eux débordaient d’ombre pourpre. À un mille de là, clairs et nets, des rocs brûlés se montraient comme à portée de la main, et la voix d’un jeune pâtre indigène en garde d’un troupeau de moutons s’en venait pure et perçante de deux fois cette distance. Sœur Marguerite dévora les immenses espaces avec des yeux inaccoutumés à des étendues moindres, huma de nouveau l’air qui n’a pas d’égal sous les cieux de Dieu, et, se tournant vers son compagnon, dit :

« Qu’est-ce que, vous, vous en pensez ?

— Je crains de paraître bizarre, répondit-il. La plupart d’entre nous détestent le Karroo. C’était mon cas, mais, je ne sais comment cela se fait, il finit par vous prendre. Je suppose que c’est le manque de barrières et de routes qui fascine à ce point. Et lorsqu’on s’en revient du chemin de fer…

— Vous êtes dans le vrai, dit-elle, avec un coup de pied emphatique. Les gens s’amènent à Matjesfontein — pouah ! — eux et leurs poumons, habitent en face de la gare et de cet hôtel neuf, et croient que c’est cela le Karroo. Ils disent qu’il n’y a pas la moindre chose dedans. C’est plein de vie quand vous y entrez pour de bon. Vous comprenez cela ? Je suis si contente. Savez-vous, vous êtes le premier officier anglais, à ma connaissance, qui ait dit une bonne parole en faveur de mon pays ?

— Enchanté de vous avoir fait plaisir », dit le Capitaine en regardant Sœur Marguerite au fond de ses yeux gris cillés de noir sous les lourds cheveux bruns où le front bronzé en arrière duquel ils se roulaient décochait des flèches d’argent. Ce genre d’infirmière était nouveau pour lui. La Sœur ordinaire n’enjambait pas légèrement les pierres roulantes, et — était-il Dieu possible que l’aisance de ce pas à la montée commençât à lui faire tirer à lui la langue ? Tout en marchant elle fredonnait joyeusement pour elle-même un air étrange et prenant d’une seule ligne plusieurs fois répétée.

Vat jou goet en trek, Ferriera,
Vat jou goet en trek.

Cela s’éloignait avec un petit trille qui semblait dire :

Zwaar draa, alle en de ein kant ;
Jannie met de hoepel bein ![3]

« Écoutez ! dit-elle soudain. Qu’est-ce que c’était ?

— Ce doit être un char sur la route. J’ai entendu le fouet, je crois.

— Oui, mais vous n’avez pas entendu les roues, n’est-ce pas ? C’est un petit oiseau qui fait juste ce bruit-là, « Whe-ew » ! (elle en fit une répétition parfaite). Nous l’appelons — (elle donna le nom hollandais, qui ne resta pas, cela va sans dire, dans la mémoire du Capitaine). Nous devons lui avoir donné la frousse. On l’entend dès le matin quand on dort dans les wagons. C’est absolument le bruit d’un coup de fouet, n’est-ce pas ? »

Ils entrèrent dans la tente du Major un peu derrière les autres, qui étaient en train de discuter les maigres nouvelles de la Campagne.

« Oh non, dit Sœur Marguerite froidement, en se penchant sur la lampe à alcool, les Transvaaliens resteront autour de Kimberley pour essayer de mettre Rhodes en cage. Mais, naturellement, si un commando[4] se fait jour jusqu’à De Aar, ils se lèveront tous.

— Vous croyez, ma Sœur ? dit le Major, sur un ton de déférence.

— Je le sais, ils se lèveront n’importe où dans la Colonie si un commando leur arrive pour de bon. Ils ne vont pas tarder à se lever à Prieska — quand ce ne serait que pour voler le fourrage au Vlei[5] de Van Wyk. Pourquoi pas ?

— C’est de Sœur Marguerite que nous tirons la plupart de nos idées sur la guerre, dit le médecin civil du train. Tout cela est du nouveau pour moi, mais, jusqu’ici, toutes ses prophéties se sont réalisées. »

Quelques mois plus tôt ce médecin, cessant de pratiquer, s’était retiré dans une maison de campagne de la pluvieuse Angleterre, sa fortune faite, et, comme il essayait de le croire, le travail de sa vie accompli. Alors les trompettes sonnèrent, et, réjoui du changement, il se trouva, lui, son expérience et ses belles manières de chevet, boutonné jusqu’au menton dans un vêtement kaki à rabat noir, sur un train hôpital qui couvrait onze cents milles par semaine, portait cent blessés à chaque voyage, et lui donna plus d’expérience en un mois qu’il n’en avait jamais acquis dans une année de pratique au pays.

Sœur Marguerite et le Capitaine d’Infanterie Montée emportèrent leur tasse à l’extérieur de la tente. Le Capitaine souhaitait de savoir quelque chose de plus sur elle. Jusqu’à ce jour-là il avait cru le Sud Afrique peuplé de Hollandais grognons et de femmes à poitrine pendante ; et de façon un tant soit peu maladroite décela sa croyance.

« Naturellement, vous n’en voyez pas d’autres là où vous êtes, dit de sa chaise de camp, indulgemment, Sœur Marguerite. Ils sont tous à la guerre. J’ai deux frères et un neveu, le fils de ma sœur, et — oh, je ne peux compter mes cousins. (Elle projeta ses mains au dehors, d’un geste étrangement peu anglais.) Et puis, aussi, vous n’êtes jamais sorti du chemin de fer. Vous n’avez vu que le Cap. Toute la schel[6] — tous les inutiles du pays sont là. Il faudrait que vous voyiez notre pays au delà des chaînes — du côté de la route d’Oudtshorn. Nous y cultivons des fruits et de la vigne. C’est beaucoup plus joli je crois, moi, que Paarl.

— J’aimerais beaucoup le voir. Il se peut qu’on me donne un poste en Afrique une fois la guerre finie.

— Ah, mais nous connaissons les officiers anglais. Ils disent que c’est un « sale pays », et ils ne savent pas comment — comment se rendre agréables aux gens. Faut-il vous raconter ? Il y avait un aide de camp au Palais du Gouvernement il y a trois ans. Il envoya des invitations à dîner à la femme de Piet — de Mr. Van der Hooven. Et elle était morte depuis huit ans, et Van der Hooven — c’est à lui les grandes fermes autour de Craddock — était justement alors en train de songer à changer de politique, vous comprenez, — il était contre le Gouvernement, — et de prendre une maison au Cap, à cause des marchés de viande pour l’armée. Ce fut pourquoi, vous comprenez ?

— Je comprends, dit le Capitaine, pour qui tout cela était de l’hébreu.

— Piet fut un peu fâché — pas beaucoup — mais, voilà qu’il va au Cap, où cet aide de camp avait fait de la chose — de cette invitation à une femme morte — à venir au Club du Service Civil — un sujet de plaisanterie. Vous comprenez ? De sorte que naturellement l’opposition, là, raconta à Van der Mooven que l’aide de camp avait dit qu’il ne pouvait se rappeler toutes les vieilles vrows[7] hollandaises qui étaient mortes, aussi Piet Van der Hooven s’en alla-t-il fâché, et maintenant le voilà plus chaud que jamais contre le Gouvernement. Si vous restez avec nous il ne faut pas être comme cela. Vous comprenez ?

— Je ne le serai pas, déclara le Capitaine sérieusement. Quelle nuit, ma Sœur ! »

Il appuya tendrement sur le dernier mot, comme faisaient les hommes dans le Sud Afrique.

La molle obscurité s’était refermée sur eux sans qu’ils s’en rendissent compte et le monde s’était évanoui. Il n’y avait guère de brise qu’un lent mouvement de toute l’atmosphère sèche sous la voûte des cieux démesurément profonds.

« Levez les yeux, dit le Capitaine ; cela ne vous fait-il pas comme si nous dégringolions dans les étoiles — tout sens dessus dessous.

— Oui, dit Sœur Marguerite, en renversant la tête. C’est toujours comme cela. Je sais. Et ce sont nos étoiles. »

Elles flambaient avec une grande splendeur, larges comme les yeux du bétail à la lumière de lampe ; astre derrière astre du doux ciel austral. Comme disait le Capitaine, on semblait tomber de la terre cachée droit à travers l’espace, entre elles.

« Or, quand j’étais petite, commença tout doucement Sœur Marguerite, il y avait à la maison un jour par semaine qui était tout entier à nous. Nous pouvions nous lever aussi tôt que nous le voulions après minuit, et il y avait le panier dans la cuisine — notre manger. Il nous arrivait de sortir quelquefois à trois heures du matin, mes deux frères, mes sœurs, et les deux petits — de nous en aller dans le Karroo pour toute la journée. Toute — la — longue — journée. Nous commencions par dresser un feu ; après quoi nous faisions un kraal pour les deux petits — un kraal de buissons d’épines pour que rien ne vînt les mordre. Vous comprenez ? Souvent nous faisions le kraal avant le matin — lorsqu’elles (Sœur Marguerite releva d’un mouvement vif son menton volontaire vers les étoiles) étaient sur le point de disparaître. Alors nous les grands nous nous en allions à la chasse aux lézards — et aux serpents, aux oiseaux et aux mille-pattes et toutes sortes de choses amusantes. Notre père les collectionnait. Il nous donnait une demi-couronne pour un spuugh-slange — une espèce de serpent. Vous comprenez ?

— Quel âge aviez-vous ? »

La chasse aux serpents ne se présentait pas à l’esprit du Capitaine comme un amusement sans danger pour la jeunesse.

« J’avais alors onze ans — ou dix, peut-être, et les petits en avaient deux ou trois. Pourquoi ? Puis nous revenions manger, et nous restions assis sous un rocher tout l’après-midi. Il faisait chaud, vous comprenez, et nous jouions — nous jouions avec les pierres et les fleurs. Il faudrait que vous voyiez notre Karroo au printemps ! Rien que fleurs ! Nos fleurs ! Puis nous rentrions à la maison portant les petits sur notre dos, endormis — nous rentrions dans l’obscurité — juste comme ce soir. C’était cela notre jour à nous ! Oh, les bons jours ! Nous regardions jouer les meer-cats[8], oui, et le petit daim. Lorsque j’étais à Guy’s à apprendre l’état d’infirmière, comme tout cela me donnait le mal du pays !

— Mais quelle splendide vie de plein air ! dit le Capitaine.

— Où peut-on vivre ailleurs qu’en plein air ? dit Sœur Marguerite, en en contemplant vingt milles carrés d’un regard enflammé.

— Vous avez bien raison.

— Je suis fâchée de vous interrompre tous deux, dit Sœur Dorothée, qui venait de faire la conversation avec le Major canonnier. Mais le chef de train dit que nous serons prêts à partir dans quelques minutes. Le Major Devine et le Docteur Johnson sont déjà descendus.

— Très bien, ma Sœur, nous vous suivons. »

Le Capitaine se leva à contre-cœur et se dirigea vers le sentier frayé du camp au chemin de fer.

« N’y a-t-il pas d’autre chemin ? » demanda Sœur Marguerite.

Sa robe grise d’infirmière luisait telle l’aile de quelque grosse phalène.

« Non. Je vais apporter une lanterne. Il est on ne peut plus sûr.

— Ce n’est pas à cela que je pensais, dit-elle en riant ; seulement nous autres nous ne rentrons jamais par le chemin que nous avons pris pour partir, quand nous habitons le Karroo. Si quelqu’un — supposez que vous ayez renvoyé un Kaffir, ou l’ayez fait sjamboker[9] ? et qu’il vous ait vu sortir ? Il attendrait que vous reveniez sur un cheval fatigué, et alors — vous comprenez ? Mais, naturellement, en Angleterre, où la route est toute bordée de murs, c’est différent. Comme c’est drôle ! Même quand nous étions petits nous apprenions à ne jamais rentrer par le chemin que nous avions pris pour nous en aller.

— Très bien », dit le Capitaine, avec obéissance.

Cela allongeait la route, et il en était content.

« C’est une étrange sorte de femme, dit le Capitaine au Major, comme ils fumaient ensemble une pipe solitaire une fois le train parti.

Vous paraissiez le penser.

— Ma foi — je ne pouvais monopoliser Sœur Dorothée en présence de mon supérieur. De quoi avait-elle l’air ?

— Oh, nous avons découvert qu’elle connaissait des tas de gens de ma famille à Londres. C’est la fille d’un type du comté voisin de chez nous, en outre. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le drapeau du Général flottait encore devant sa tente non pliée pour amuser les jumelles boërs, et les correspondants loyaux mentant télégraphiaient encore des comptes rendus de son travail quotidien. Mais le Général lui-même était allé rejoindre une armée à cent milles de là ; retirant, de temps en temps, l’escadron, le canon et la compagnie qu’il osait. Ses derniers mots aux quelques troupes qu’il laissait derrière cachaient toute la situation.

« Si vous pouvez les bluffer jusqu’à ce que nous les tournions par le nord pour leur marcher sur la queue, tout va bien. Si vous ne pouvez pas, probable qu’ils vous boufferont jusqu’au dernier. Tenez-les aussi longtemps que vous pourrez. »

C’est ainsi que le reste squelettique de la brigade resta bien clos parmi les kopjes jusqu’à ce que les Boërs, ne les voyant pas en force sur la ligne du ciel, se demandassent avec crainte s’ils n’avaient pas appris les rudiments de la guerre. Ils découvraient rarement un canon, pour la raison qu’ils en avaient si peu ; ils éclairaient par quatre et cinq en guise de troupes retentissantes et de compagnies jacassantes, et où ils voyaient un chemin trop évident ouvert à l’attaque, manquant de force pour la pousser jusqu’au bout ils regardaient ailleurs. Grande fut la colère dans le commando boër de l’autre côté de la rivière — la colère et le malaise.

« La raison est qu’ils ont si peu d’hommes, rapportaient les fermiers loyaux, tout frais rentrés de la vente de leurs melons au camp, et d’avoir porté la santé de la reine Victoria avec du bon whisky. Ils n’ont pas de chevaux — rien que ce qu’ils appellent de l’Infanterie Montée. Ils ont peur de nous. Ils essaient de nous rendre amis en nous donnant de l’eau-de-vie. Venez tirer dessus. Alors vous nous verrez nous lever et couper la ligne.

— Oui, nous savons comment vous vous levez, vous autres Coloniaux, dit le commandant boër par-dessus sa pipe. Nous savons ce qu’il est advenu de toutes vos promesses de Beaufort West et même de De Aar. Nous faisons l’ouvrage, — tout l’ouvrage, — et vous vous agenouillez avec vos curés pour prier pour notre succès. Quel bien cela fait-il ? Le Président vous a dit cent fois pour une que Dieu est de notre côté. Pourquoi aller L’embêter ? Ce n’est pas pour cela que nous vous avons envoyé des mausers et des munitions.

— Nous avons tenu prêts nos chevaux de commando pendant six mois — et le fourrage est très cher. Nous avons envoyé tous nos jeunes gens, dit un honorable membre de société locale.

— Quelques-uns ici, et quelques serviteurs là. Qu’est-ce que cela ? Vous auriez dû vous lever d’ici à la mer comme un seul homme.

— Mais vous avez été si prompts. Pourquoi n’avez-vous pas attendu jusqu’à la fin de l’année ? Nous n’étions pas prêts, Jan.

— C’est un mensonge. Tous vos gens du Cap mentent. Ce que vous voulez, c’est sauver votre bétail et vos fermes. Attendez que notre drapeau, à nous, flotte d’ici à Port Elisabeth, et vous verrez ce que vous sauverez quand le Président apprendra comment vous vous êtes levés — vous habiles gens du Cap. »

Les Bis basanés du sol regardèrent leur nez.

« Oui, c’est vrai. Quelques-unes de nos fermes sont près de la ligne. Ils disent à Worcester et dans le Paarl qu’il ne cesse d’arriver des soldats de la mer. Il faut penser à cela — au moins jusqu’à ce qu’on les ait tués. Mais nous savons qu’ils sont fort peu en face de vous ici. Traitez-les comme vous avez traité les imbéciles de Stormberg, et vous verrez comment nous pouvons tuer des rooineks[10].

— Oui. Je la connais, cette vache. Elle est toujours prête à vêler. Allez-vous-en. Je suis responsable vis-à-vis du Président — non vis-à-vis du Cap. »

Mais l’avertissement lui resta dans l’esprit, et, sans être un savant en matière stratégique, il fit un plan approprié. Le grand kopje sur lequel les Anglais avaient planté leur poste d’hélio commandait la plaine plus ou moins découverte vers le nord, mais ne commandait pas la ceinture de cinq milles de pays accidenté entre cela et les piquets anglais les plus avancés, à quelque trois milles du camp. Les Boërs s’étaient établis très confortablement parmi ces lignes de rochers et ces parcelles de brousse, et la « grande guerre » bruinait à longue portée et à plus longs affûts. Il fallait aux jeunes sangs des rooineks à tuer, et ils ne le cachaient pas.

« Écoutez, dit Jan van Staden, l’homme d’expérience, ce soir-là, à ceux de son commando qui voulaient bien lui prêter l’oreille. Vous autres jeunes gens de la Colonie, vous dégoisez fort. Allez donc déloger les rooineks de leurs kopjes ce soir. Hein ? Allez leur prendre leurs baïonnettes pour les leur planter dans le corps. Hein ? Vous n’y allez pas ! »

Il rit de leur silence autour du feu.

« Jan, Jan, dit un jeune homme d’un ton implorant, ne vous moquez pas de nous.

— Je croyais que c’était ce que vous souhaitiez si salement. Non ? Alors, écoutez-moi. Derrière nous le pâturage est mauvais. Nous avons trop de bétail ici. (Il avait été volé aux fermiers qu’on avait entendus exprimer des craintes de défaite.) Demain, suivant l’apparence du ciel, il soufflera un bon vent. Aussi, demain, de bonne heure, j’enverrai tout notre bétail nord au nouveau pâturage. Cela fera une grande poussière pour les Anglais à voir de leur hélio là-bas. (Il montra du doigt une veilleuse clignotante qui poignardait les ténèbres d’ordres à un piquet limite éloigné.) Avec le bétail nous enverrons toutes nos femmes. Oui, toutes les femmes et les chariots dont nous pouvons disposer, et les poneys boiteux et les charrettes cassées que nous avons pris à la ferme d’Andersen. Cela fera une grande poussière. La poussière de notre retraite. Comprenez-vous ?

Ils comprirent et approuvèrent, et le dirent.

« Bravo. Il y a beaucoup d’hommes ici qui veulent aller chez eux retrouver leurs femmes. J’en laisserai aller trente pour une semaine. Les hommes qui désirent le faire me parleront ce soir. (Cela voulait dire que Jan avait besoin d’argent et que le congé serait accordé sur de strictes bases d’affaires.) Ces hommes auront la garde du bétail et veilleront à ce qu’il fasse une grande poussière pendant une longue partie du chemin. Ils courront, en outre, de côté et d’autre derrière le bétail en montrant leurs fusils. De telle façon que si le vent souffle bien, ce sera notre retraite. Le bétail pâturera au delà de Koopman’s Kop[11].

— Pas de bonne eau là, grogna un fermier qui connaissait cette région. Mieux vaut continuer jusqu’à Zwartpan. Elle est toujours délicieuse, à Zwartpan. »

Le commando passa vingt minutes à discuter le point. C’était beaucoup plus sérieux que de tuer des rooineks. Puis Jan continua :

« Quand les rooineks verront notre retraite, il se peut qu’ils s’en viennent tous ensemble dans nos kopjes. Si oui, tant mieux. Mais c’est tenter Dieu que de compter sur une telle faveur. Je crois, moi, qu’ils commenceront par envoyer quelques hommes faire du scouting. (Il eut un large rictus en défigurant le mot anglais.) Dieu Tout Puissant ! Du scooting[12] ! Ils n’ont personne de ce nouveau genre de rooinek qu’ils employaient à Sunnyside. (Jan voulait parler d’un animal incompréhensible venu d’un endroit appelé Australie, de l’autre côté des mers du Sud, qui jouait aussi bien qu’eux le jeu de la guerre pour tuer.) Ils n’ont qu’un peu d’Infanterie Montée (de nouveau il employait les mots anglais). C’était jadis un régiment de Redjackets[13], aussi leurs scoots supporteront bravement qu’on leur tire dessus.

— Bravo — bravo, nous tirerons dessus, dit un blanc-bec de Stellenbosch, qui était venu sur laissez-passer comme excursionniste du Cap juste au moment de la guerre dans une ferme de la frontière, où sa tante prenait soin de son cheval et de son fusil.

— Mais si vous tirez sur leurs scoots, je vous sjambokerai moi-même, dit Jan au milieu des éclats de rire. Il faut les laisser venir tous dans les kopjes nous chercher, et je prie Dieu de ne permettre qu’aucun de vous ne soit tenté de tirer sur eux. Ils traverseront le gué en face de leur camp. Ils viendront par la route, comme cela ! (Il imita à bras pesants la façon de monter à cheval de l’Armée.) Ils suivront la route au trot comme ceci et comme cela (ici il fit serpenter son doigt rude dans la poussière) entre les kopjes, jusqu’à ce qu’ils arrivent ici, d’où ils peuvent voir la plaine, et tout notre bétail s’en aller. Puis ils s’amèneront tous bien serrés. Peut-être même fixeront-ils leurs baïonnettes. Nous serons, nous autres, ici en haut derrière le rocher — là et là. (Il désigna deux kopjes à cime plate, un de chaque côté de la route, à quelque huit cents mètres de distance.) C’est là notre place. Nous irons là avant le lever du soleil. Rappelez-vous qu’il faut avoir soin de laisser passer jusqu’au dernier des rooineks avant de commencer à tirer. Ils s’en viendront un peu sur leurs gardes d’abord. Mais nous ne tirons pas. Puis ils verront nos feux et le crottin frais des chevaux, de sorte qu’ils s’imagineront que nous avons poursuivi notre route. Ils se rejoindront, bavarderont, brandiront le doigt, et s’interpelleront dans ce charmant endroit découvert. Alors nous commençons à tirer d’au-dessus.

— Oui, mon oncle, mais si les scoots ne voient rien et qu’il n’y ait pas de coups tirés et que nous les laissions s’en retourner tout tranquillement, ils croiront que c’était une ruse. Il se peut que le gros de l’armée ne vienne pas du tout ici. Les rooineks eux-mêmes finissent par apprendre — et nous pouvons ainsi perdre jusqu’aux scoots.

— J’ai pensé à cela aussi, dit Jan avec un lourd mépris, comme le garçon de Stellenbosch lançait son trait. Si vous aviez été mon fils je vous aurais sjamboké davantage quand vous étiez un blanc-bec. Je vous mettrai, vous et quatre ou cinq autres, sur le Nek (la passe), où la route amène de leur camp dans ces kopjes-ci. Vous irez là avant qu’il fasse jour. Laissez les scoots passer, ou je vous sjambokerai moi-même. Quand les scoots reviendront après n’avoir rien vu ici, alors vous pouvez tirer dessus, mais pas avant qu’ils aient passé le Nek et soient bien sur la route pour rentrer à leur camp. Comprenez-vous ? Répétez ce que j’ai dit, pour voir. »

Le jeune homme obéissant répéta ses ordres.

« Tuez leurs officiers si vous pouvez. Sinon, cela ne fait rien, parce que les scoots courront au camp avec la nouvelle que nos kopjes sont vides. Leur poste d’hélio verra votre troupe essayer de tenir le Nek si vigoureusement — et tout ce temps-là ils verront notre poussière là-bas au loin, et ils croiront que vous êtes l’arrière-garde, et ils croiront que nous nous sauvons. Ils seront furieux.

— Oui — oui, mon oncle, nous comprenons, dirent une douzaine de voix âgées.

— Mais ce nigaud ne comprend pas. Faites silence ! Ils tireront sur vous, Niclaus, sur le Nek, parce qu’ils croiront que vous êtes là pour couvrir notre départ. Ils bombarderont le Nek. Ils se tromperont. Vous partirez alors au galop. Tous les rooineks vous courront après, ardents et pressés — peut-être, même, avec leurs canons. Ils passeront devant nos feux et le crottin frais. Ils viendront ici comme seront venus les scoots. Ils verront la plaine si remplie de notre poussière. Ils diront : « Les scoots ont dit vrai. C’est une pleine retraite. » Alors nous autres là-haut sur les rochers nous tirerons, et ce sera une sorte de nouveau Slormberg en plein jour ? Comprenez-vous maintenant ? »

Ceux du commando directement intéressés allumèrent de nouvelles pipes et discutèrent l’affaire en détail jusqu’à minuit.

Le lendemain matin les opérations commencèrent avec, si l’on peut emprunter le langage de quelques dépêches officielles, « la précision d’une machine bien graissée ».

Le poste d’hélio rendit compte de la poussière de chariots et de mouvements d’hommes armés en pleine fuite à travers la plaine au delà des kopjes. Un Colonel, nouvellement envoyé d’Angleterre, en raison de son ancienneté, lança une douzaine d’hommes d’Infanterie Montée sous le commandement d’un Capitaine. Jusqu’à il y avait un mois ils s’étaient vus dressés par un instructeur de cavalerie, qui leur avait appris les évolutions « d’attaque » au son des trompettes. Ils savaient la façon d’avancer en toutes sortes de formations connues et consacrées depuis le duc de Marlborough, à trotter, galoper, surtout à charger. Ils savaient rester à cheval interminablement, au point qu’à la fin de la journée ils pouvaient se vanter du nombre d’heures qu’ils avaient été en selle sans répit, et ils apprenaient à se réjouir dans le fracas et le pilonnement d’une troupe bien d’ensemble, et par conséquent audible à cinq milles de là.

Ils s’en allèrent au trot deux par deux le long de la route de la ferme, laquelle se traînait languissamment à travers la poussière chassée par le vent ; passèrent le gué à demi desséché pour atteindre un nek entre des collines basses et pierreuses menant dans le pays controverse. (Vrooman d’Emmaus du fond de son trou adroitement embroussaillé prit note qu’un homme portait un fusil de chasse Lee-Enfield à canon court. Vrooman d’Emmaus décida que celui qui en était le possesseur était l’officier à tuer au retour, et s’en alla dormir.) Ils ne virent rien qu’un petit troupeau de moutons et un berger kaffir qui parlait un mauvais anglais avec une curieuse facilité. Il avait entendu dire que les Boërs avaient décidé de se retirer à cause de leurs malades et de leurs blessés. Le Capitaine chargé du détachement se retourna pour regarder le poste d’hélio à quatre milles de la.

« Courez bien vite, dit l’éclair éblouissant. Retraite apparemment continue, mais engage vous assurer. Vite. »

« Ou-ui ? dit le Capitaine avec une nuance d’amertume, en s’essuyant la sueur d’un nez écorché par le soleil. Vous voulez que je revienne vous rendre compte que tout est débarrassé. S’il arrive quoi que ce soit, ce sera ma faute. S’ils s’échappent, ce sera ma faute pour avoir méprisé le signal. J’adore les officiers qui suggèrent et conseillent, et veulent se faire une réputation en vingt minutes. »

« N’en vois guère ici, sir, dit le sergent, en scrutant la cuvette nue du vallon où dansait seul un svelte tourbillon de poussière.

— Non ? nous allons continuer.

— Si nous nous mettons parmi ces montagnes à pic nous perdons contact avec l’hélio.

— Fort probablement. Trottez. »

Les monticules arrondis se changèrent en kopjes pointus, exténuants à grimper sous un soleil brûlant à quatre mille pieds au-dessus du niveau de la mer. C’est là que les éclaireurs trouvèrent leurs éperons particulièrement utiles.

Jan van Staden, après réflexion, avait accordé à la force ennemie un front de deux portées de fusil ou quatre mille mètres, et ils se tenaient à mille mètres en deçà de son estimation. Dix hommes déployés sur deux milles éprouvent le sentiment d’avoir exploré tout le globe de la terre.

Ils virent des pentes pierreuses aux crêtes peignées de broussaille, d’étroites vallées revêtues de pierre, des arêtes basses de pierre éclatée, et des touffes de brousse à tige cassante. Un vent irritant, divisé par de nombreux barrages de rochers, leur bourrait les oreilles de coups de poing et leur souffletait la joue à chaque tournant. Ils tombèrent sur un feu de camp abandonné, un peu de crottin frais, et une boîte à munitions vide brisée en éclats pour faire du feu, une vieille chaussure et un bandage usagé.

Quelques centaines de mètres plus loin sur la route un mauser en mauvais état avait été jeté dans un buisson. La lueur de son canon arracha les éclaireurs au versant de la montagne, et voici que la route, après avoir passé entre deux kopjes à cime plate, entrait dans une vallée de presque un demi-mille de large, s’élevait légèrement, et passé le nek d’une arête promettait au regard de s’étendre sur la plaine du nord, que balayait le vent.

« C’est le sauve-qui-peut, pour sûr, dit un cavalier. Voici leurs feux et leur litière et leurs fusils, et c’est là qu’ils filent. »

Il désigna par-dessus l’arête le nuage de poussière qui s’enflait sur un mille de longueur. Un vautour descendit de tout là-haut en battant des ailes, se stabilisa, et resta là suspendu sans mouvement.

« Voyez ! dit Jan van Staden du haut des rochers qui commandaient la route, à son commando dans l’expectative. Il tourne comme une roue bien graissée. Eux regardent où ils n’ont que faire de regarder, sauf ici où ils devraient regarder des deux côtés, ils regardent notre retraite — droit devant eux. C’est trop tenter les nôtres. Pourvu que personne ne tire sur eux. »

« Voilà bien ce qui en est, dit le Capitaine, en essuyant les verres de ses jumelles. Les Boërs en fuite. Je m’attends à ce qu’ils trouvent leur principale ligue de retraite vers le nord menacée. Nous allons retourner raconter cela au camp. »

Il fit faire demi-tour à son poney, et son œil fouilla le kopje à cime plaie qui commandait la route. Les pierres de son arête semblaient empilées avec moins d’insouciance que n’y met la Nature.

« Ce serait un sacré vilain endroit s’il était occupé — et cet autre aussi. Ces rochers-là ne sont pas à cinq cents mètres de la route, ni l’un ni l’autre. Continuez, sergent, je vais allumer une pipe. »

Il se pencha sur le fourneau, et par-dessus son allumette flambante loucha sur le kopje. Une pierre, un petit galet brun arrondi sur la lèvre d’un autre, semblait imperceptiblement bouger. Les cheveux courts de son cou grattèrent son col.

« Je vais prendre un autre coup d’œil de leur retraite », cria-t-il au sergent, étonné de l’assurance de sa propre voix.

Il balaya la plaine, et, tout en tournant, arrêta les verres un instant sur le sommet du kopje. Une fissure entre les rochers était rosâtre, là ou le bleu du ciel eût dû se montrer. Ses hommes, disséminés le long de la vallée, pesaient lourdement sur leurs montures — il ne leur venait pas à l’idée de mettre pied à terre. Il entendait le craquement des cuirs comme un homme changeait de position. Une rafale impatiente souffla à travers la vallée et fit jacasser les fourrés. De tous côtés les montagnes dans l’expectative se dressaient muettes sous le bleu pâle.

« Et nous avons passé à un quart de mille de ces gens-là. Nous sommes baisés ! » Le cœur ballant à grands coups ralentit de vitesse, et le Capitaine se mit à penser clairement — si clairement que les pensées semblaient des choses solides. « C’est la prison de Pretoria pour nous tous. Peut-être cet homme n’est-il qu’un guetteur, après tout. Il faudra détaler ! Et c’est moi qui les ai menés là-dedans !… Imbécile ! dit son autre lui-même, au-dessus du battement du sang dans ses tympans. S’ils pouvaient vous canarder tous de là-haut ? pourquoi n’ont-ils pas déjà commencé ? Parce que vous êtes l’appât pour le reste de l’attaque. Ils n’ont pas besoin de vous pour le moment. Il faut vous en retourner pour amener les autres se faire tuer. S’en retourner ! Ne détache pas d’homme, ou cela leur sera suspect. S’en retourner tous ensemble. Dis au sergent que vous vous en allez. Il y en a là-haut qui comprendront l’anglais. Dis-le tout haut ! Puis retourne-t’en avec les nouvelles — les vraies nouvelles. »

« Le pays est tout entier libre, sergent, cria-t-il. Nous allons retourner le dire au Colonel. »

Il ajouta avec un rictus idiot :

« C’est une bonne route pour les canons, ne croyez-vous pas ? »

« Entendez-vous ? dit Jan van Staden en empoignant le bras d’un burgher. Dieu est avec nous aujourd’hui. Ils vont amener leurs petits canons derrière tout. »

« À volonté. Inutile de rendre les chevaux fourbus. Nous en aurons besoin pour la poursuite plus tard, dit le Capitaine. Hé là, regardez-moi ce vautour ! À quelle distance le croyez-vous ?

— Pourrais pas dire, sir, dans cet air sec. »

L’oiseau fondit dans la direction du second kopje à cime plate, mais soudain frissonna de l’aile de côté et s’éloigna d’un glissement, suivi par le regard intense du Capitaine.

« Et ce kopje, en outre, en est tout bonnement farci, dit-il, le sang aux joues. On ne peut plus sûrs sont-ils que nous prendrions cette route — et qu’alors ils nous auraient jusqu’au dernier ! Ils vont nous laisser passer pour aller chercher les autres. Mais il ne faut pas qu’ils sachent que nous savons. Ma parole, ils ne font pas grand cas de nous ! Je ne leur en veux pas. »

La finesse du piège ne le frappa que plus tard.

Le long de la piste cahotaient une douzaine d’hommes bien équipés, qui riaient et bavardaient — cible à faire venir l’eau à la bouche d’un pieux burgher. Par trois fois leur Capitaine leur avait formellement dit qu’ils devaient marcher à volonté, ce qui fit qu’un troupier se mit à fredonner un air ramassé dans les rues du Cap.

Vat jou goet en trek, Ferriera,
Vat jou goet en trek ;
Jannie met de hoepel bein, Ferriera,
Jannie met de hoepel bein !

Puis avec un sifflement :

Zwaar draa — allé en de ein kant —

Le Capitaine, dont la pensée marchait furieusement, s’aperçut que ses idées retournaient à un camp, dans le Karroo, des mois auparavant ; à une locomotive qui avait fait halte dans ce désert, et à une femme brune, prématurément grisonnante — une femme extraordinaire… Oui, mais dès qu’ils auraient laissé le kopje à cime plate derrière son voisin, il faudrait se hâter de revenir faire son rapport… Une femme aux yeux gris et aux cils noirs… Les Boërs seraient probablement massés sur ces deux kopjes. Quand donc oser prendre le petit galop… Une femme au parler étrangement cadencé… Il n’y avait pas plus de cinq milles pour rentrer par la route directe —

« Même quand nous étions enfants nous apprenions à ne pas retourner par le chemin que nous avions pris pour venir. »

La phrase lui revint, criée d’elle-même, si clairement qu’il se retourna pour voir si les éclaireurs avaient entendu. Les deux kopjes à cime plate derrière lui étaient cachés par une longue arête. Le camp était situé en plein sud. Il n’avait qu’à suivre la route du Nek — une brèche, non explorée, se rappelait-il maintenant, entre les deux montagnes.

Il fit tourner ses hommes pour remonter une longue vallée.

« Faites excuse, sir, ce n’est pas notre route ! dit le sergent. Une fois qu’on a passé cette montée, tout droit, on arrive en contact direct avec l’hélio, sur ce bout de route plat où ils nous ont héliographié en sortant.

— Mais nous n’allons pas entrer en contact avec eux pour le moment. Venez, et venez vite.

— Qu’est-ce que cela signifie ? dit un soldat à l’arrière. Pourquoi est-ce qu’il fait ce détour ? Nous ne serons pas rentrés avant des heures et des heures.

— Venez, les hommes. De l’éperon, et en avant d’un petit galop, quand le diable y serait », cria le Capitaine derrière lui.

Deux heures durant de gorge parcheminée il tint l’ouest-quart-sud-ouest, de plus en plus loin du Nek, en se cassant la tête sur une boussole déjà affolée par le minerai de fer des montagnes, puis tourna sud-est à travers une éruption de montagnes basses loin étendues dans le coude rentrant de la rivière qui enveloppait le talus gauche du camp.

À huit milles à l’est l’étudiant de Stellenbosch s’était faufilé sur les rochers au-dessus du Nek pour dire un mot à Vrooman d’Emmaus. La base du plan semblait s’être écroulée avec au moins une partie de leur programme ; car le détachement en découverte n’était plus en vue.

« Jan est un habile homme, dit-il à son compagnon, mais il ne songe pas que les rooineks eux-mêmes peuvent apprendre. Peut-être ces éclaireurs auront-ils vu le commando de Jan, et peut-être retourneront-ils avertir les rooineks. C’est pourquoi je pense qu’il aurait dû tirer sur eux avant de les laisser arriver au Nek, et bien s’assurer qu’il n’en était parti qu’un ou deux. Cela aurait rendu les Anglais furieux, et ils s’en seraient venus par le découvert se faire tuer par centaines. Puis quand nous nous serions sauvés, ils seraient venus derrière nous sans réfléchir. Si l’on peut faire se presser les Anglais, jamais ils ne réfléchissent. Jan pour une fois s’est trompé.

— Couchez-vous, et priez pour qu’on ne vous ait pas vu du poste d’hélio, grogna Vrooman d’Emmaus. Vous jouez des bras et ruez des jambes comme un rooinek. Quand nous rentrerons je le dirai à Jan, et il vous sjambokera. Tout va bien se passer cependant. Ils vont aller avertir les autres, qui vont se précipiter par ce Nek même. Alors nous pouvons tirer. Maintenant couchez-vous tranquille et attendez. »

« V’la qui n’est pas dans une musette. Nous avons quitté le camp comme qui dirait par la grand’porte. Et i’ nous a fait prendre qué qu’chose comme détour, j’vous en fous mon billet, dit un soldat ruisselant de sueur, en descendant de cheval derrière les lignes de l’infanterie. »

« Avez-vous vu notre hélio ? (C’était le Colonel, échauffé d’être descendu au pas de course du poste d’hélio.) Il y avait un tas de Boërs à vous attendre sur le Nek ? Nous les avons vus. Nous avons essayé de vous atteindre avec l’hélio, pour vous dire que nous arrivions à votre secours. Puis nous avons vu que vous ne reveniez pas par ce bout de route plat par où nous avions signalé que vous étiez partis, et nous nous sommes demandé pourquoi. Nous n’avons pas entendu le moindre coup de fusil.

— J’ai fait un détour, sir, et suis rentré par une autre route, dit le Capitaine.

— Par une autre route ! (Le Colonel haussa les sourcils.) Peut-être ne savez-vous pas, sir, que les Boërs ont été en pleine retraite ces dernières trois heures, et que ces gens sur le Nek étaient simplement une arrière-garde mise là pour nous retarder un bout de temps. On voyait cela comme on voulait d’ici. Votre devoir, sir, était de les prendre sur l’arrière, et alors nous aurions pu les balayer de côté. La retraite boër a duré toute la matinée, sir, — toute la matinée. Vous avez été envoyé pour voir si le front était libre et rentrer sur-le-champ. Tout le camp a été sous les armes pendant trois heures, et au lieu de faire votre ouvrage vous vous en allez vagabonder tout par l’Afrique avec vos éclaireurs pour éviter une poignée de Boërs embusqués ! Vous auriez dû renvoyer un homme sur-le-champ, — vous auriez dû. — »

Le Capitaine descendit de son cheval avec roideur.

« Dans le fait, dit-il, je ne tenais pas pour sûr qu’il n’y avait plus de Boërs sur le Nek, et j’en ai fait le tour en cas que cela fût. Mais je sais, oui, que les kopjes de l’autre côté du Nek sont simplement grouillants de Boërs.

— Absurde. Nous pouvons voir tout ce qu’il y en a battre en retraite là-bas.

— Il va sans dire que oui. Cela fait partie de leur tactique, sir. Je les ai vus couchés au sommet de deux kopjes qui commandent la route, là où elle entre dans la plaine de l’autre côté. Ils nous ont laissés venir voir, et ils nous ont laissés partir pour raconter que le pays était libre et vous ramener. À présent ils vous attendent. Toute la chose n’est qu’un piège.

— Et vous vous attendez à ce qu’un officier de mon expérience croie cela ?

— Comme il vous plaira, sir, dit le Capitaine d’un air las. Ma responsabilité prend fin avec mon rapport. »



  1. Cours d’eau.
  2. Les canons, qui, à travers le mirage, lui ressemblent.

  3. Fais ton sac et file, Ferriera,
    Fais ton sac et file ;
    Un bon coup tout d’côté,
    Jeannie à jambe torse.
  4. Sorte de division boër.
  5. Étang.
  6. Première syllabe de schellum, mot hollandais pour dire les inutiles.
  7. Pour frau = dame.
  8. Sans doute les Vansirs, sorte de mangoustes du Sud-Afrique.
  9. Fouetter.
  10. Rednecks : Cols Rouges, ou Soldats Anglais.
  11. Kop : colline.
  12. On sait que la prononciation du mot anglais scout est scaout. Ici le Boër prononce scout tel qu’on le prononcerait en français.
  13. Jaquettes rouges.